Month March 2017

La logique des maladies : on se comprend pas, mais cela s’explique

La logique des maladies : on se comprend pas, mais cela s’explique

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 11)

Omne simile claudicat[1]

Certains cliniciens refusent de formater la rencontre avec les patients. Cela ne les intéresse pas de cataloguer des symptômes, d’autant moins que ceux-ci sont au fond ambigus et indéterminés. Ils n’ont pas pour but d’établir un diagnostic au moyen de questionnaires basés sur des manuels statistiques. Ils essaient de ne pas orienter d’emblée l’entretien en introduisant des critères d’évaluation qui sont extérieurs à la situation clinique elle-même.

L’attitude que ces cliniciens adoptent envers leurs patients peut être comparée à celle que Marcel Mauss demande de la part de l’ethnographe.

Le psychanalyste en l’occurrence part du principe qu’il ne comprend rien immédiatement, parce qu’il est confronté à un étranger. Il s’intéresse au « fait social total » en la personne de l’analysant, il accueille tout ce qui vient sans exclure quoi que ce soit a priori. Il cherche, sans savoir ni décider ce qu’il y a lieu de trouver. Il engage un dialogue pour réduire l’écart initial. Il prend son temps parce qu’il sait que le temps de son interlocuteur n’est pas forcément le sien. Il ratisse large mais il sait qu’il doit apprendre à circuler et s’orienter dans un espace peu homogène qui n’est pas le sien, dans des contrées où certains lieux sont abandonnés, d’autres recherchés, d’autres transitoires, d’autres prometteurs peut-être. Il fréquente les personnes que fréquente l’analysant, par parole interposée, il est vrai, mais en laissant l’initiative à l’analysant, il attend de voir lesquels comptent et lesquels sombrent dans l’oubli.

La comparaison s’arrête sans doute là, pour plusieurs raisons.

 

La logique des maladies : hommage à Marcel Mauss

La logique des maladies : hommage à Marcel Mauss

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes)

Le « fait social total »

Le praticien, en tant que clinicien qui rencontre des gens qu’il n’a jamais vus auparavant et qu’il ne connaît pas, est inéluctablement confronté à quelqu’un d’autre. Je ne vois pas du tout comment il pourrait lui être utile de forclore la rencontre et chercher à établir un diagnostic d’ordre statistique en utilisant des questionnaires standardisés.

Mais quelle attitude peut-il adopter ? Vaste question.

Mais on pourrait argumenter que l’attitude du clinicien n’est pas étrangère à celle que prône Marcel Mauss en tant qu’ethnographe. Celui-ci part du principe qu’il y a de l’altérité, donc une distance au fond énorme à franchir, petit à petit, par immersion dans un monde étranger qu’il faut tenter de s’approprier sans aucune forme de projection, sans anachonisme, anatopisme ni anastratisme, par exemple à la manière de Maurice Leenhardt qui a longtemps séjourné et travaillé chez les Canaques en Nouvelle-Calédonie[1].

Mauss propose et demande de s’intéresser au « fait social total » [2]. En tant qu’ethnographe il n’isole pas le droit de l’économie, ni l’économie du fait religieux, des règles d’alliance, du système des obligations, des techniques du corps, des croyances et cetera. Il essaie d’embrasser tous les champs de l’interaction humaine sans en privilégier un seul, dans le but de comprendre la manière d’être d’une communauté, manière d’être propre à un temps, un espace, un milieu.

La logique des maladies : des sciences sociales

La logique des maladies : des sciences sociales

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 9)

 

Les statistiques qu’on retrouve sous forme de nomenclatures dans les manuels diagnostiques des troubles mentaux, le DSM et la CIM, qui ne définissent ni ne départagent les symptômes répertoriés sur la base d’hypothèses explicatives de la logique des maladies, et qui présupposent dès lors une norme de santé historiquement située, relèvent de ce qu’on appelle les « sciences sociales ».

La recherche des configurations historiques

Celles-ci ne s’intéressent pas au fonctionnement social de l’humain mais bien plus aux configurations historiques concrètes de l’existence dans telle ou telle société ‒ configurations qui présupposent justement ce fonctionnement seul capable d’expliquer ces divergences elles-mêmes.

La logique des maladies : le principe du cristal

La logique des maladies : le principe du cristal

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 8)

 

En utilisant les statistiques du DSM ou de la CIM, on décide qu’il y a trouble, voire qu’il y a quelqu’un qui trouble l’ordre sociétal, non pas en référence à des dysfonctionnements explicatifs, à des causalités en panne qu’on mettrait en évidence à travers des procédures permettant de cerner le phénomène apparent à travers la construction de faits contraints, mais en fonction de comportements que l’on observe et recueille. Et en choisissant ces comportements-là sans expliquer les processus-sous-jacents qui les déterminent, on risque de les choisir uniquement parce qu’on estime qu’ils sont incongrus, parce qu’on juge qu’ils sont déviants par rapport à la « normalité », parce qu’on les évalue.

Mais on a tendance à oublier que cette normalité n’est jamais autre chose qu’un code de conduite social plus ou moins singulier, tout sauf universel, peut-être éthique, mais parfois simplement économique. On est alors dans les préjugés irréfléchis, égocentriques ou ethnocentriques, impossibles à négocier tant avec les patients eux-mêmes qu’avec des cliniciens qui n’utilisent pas ces statistiques.

Je suis malade … Aïe! Ouf!

Je suis malade … Aïe ! Ouf !

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 7)

 

Le « psy » peut apprécier une situation clinique, avec ou sans le patient, mais s’en tenir là et voir comment les choses évoluent au cours du travail. Il n’établira pas nécessairement un diagnostic. Beaucoup de psychanalystes refusent ainsi d’en établir.

Si le « psy » en établit un qui doit être officialisé, il y a de fortes chances qu’il l’établisse en utilisant les nomenclatures des manuels statistiques tels le DSM et la CIM ‒ des nomenclatures malheureusement parfaitement superficielles, qui tiennent davantage d’une définition conventionnelle qu’elles ne résultent d’une exploration d’hypothèses explicatives. Il le fait à des fins administratives, pour que les divers acteurs concernés puissent s’entendre sur le problème à traiter et les procédures de traitement supposées efficientes face à ce problème. Toute la question est de savoir si le clinicien y croit, à son diagnostic, ou s’il joue le jeu parce qu’il n’a pas le choix, parce qu’il n’a pas d’autres idées en la matière ou parce qu’il est simplement cynique.