Marie Bonaparte
La mort de Freud (1939)
Article paru dans Marianne du mercredi 4 octobre 1939.
Parmi les nouvelles des fronts de combat, à l'heure où s'ouvrent
si larges à tant de jeunes gens les portes de la Mort, l'annonce de la
disparition d'un vieillard est venue émouvoir la conscience universelle.
C'est que celui qui vient de fermer à la lumière ses yeux profonds était
l'un des plus grands parmi les hommes. Il fut de ceux dont chaque siècle
ne voit naître que quelques-uns et l'univers, bien qu'absorbé actuellement
par la violence et la destruction, ou tendant ses efforts afin d'y parer, a senti
passer, avec le souffle de la mort qui faucha Freud, celui de la haute et calme
grandeur.
Descendante moi-même d'une lignée qui donna au monde l'un de ses
plus grands conquérants, mais fille d'un petit-neveu de l'Empereur qui
se voua aux œuvres de la pensée, j'ai, depuis l'enfance, appris a
estimer plus haut que les actions de force et de puissance les conquêtes
spirituelles, et c'est sans doute ce qui me porta, sur le déclin de ma
vie, vers Freud, dont je m'enorgueillis d'être la disciple. Certes la force
est nécessaire aux peuples Pour se défendre contre les entreprises
de la violence, mais la fleur de l'esprit humain ne s'épanouit que dans
l'atelier de l'artiste ou le laboratoire du savant.
Or, le laboratoire ou Freud accomplit ses découvertes, en est-il de plus
magnifique : l'âme humaine, l'âme de nous tous, aux secrets jusqu'à lui
inexplorés ? Les mystères du rêve, les mystères des
maladies de l'âme, les mystères du sexe et les miracles par lesquels
se muent nos instincts les plus animaux en nos plus hautes valeurs morales, culturelles,
religieuses, sous l'influence de cet alambic qui a nom “ civilisation ”,
voilà ce que nous révéla Freud.
Œuvre le plus souvent incomprise! La matière étudiée
par Freud les instincts, les forces animales, barbares, sexe et agression, hantant
le tréfonds de nous tous, ainsi que leurs transformations. L'instrument
d'investigation : la raison, notre raison spécifiquement humaine aboutissant,
par cette investigation et par la connaissance, à la maîtrise justement
de ces forces archaïques. Or le public confond souvent la matière
avec l'instrument et il s'est même trouvé hier un journaliste français
pour accuser Freud d'avoir “ glorifié ” l'instinct et par-là préparé l'avènement
du nazisme !
Hélas ! parmi les persécutés par le barbare credo pangermaniste
actuel, Freud fut l'un des plus visés parce que l'un des plus grands.
La culture allemande est aujourd'hui exilée d'Allemagne, d'une Allemagne
où ne retentit plus, depuis mois après mois déjà,
que le bruit des bottes, le roulement des tanks ou des canons, le vrombissement
des avions. Avec un Einstein, un Thomas Mann et d'autres, Freud, pourchassé dans
sa pensée, ayant vu détruire ses livres par milliers, avait dû,
l'an passé, prendre le chemin de l'exil. A quatre-vingt-deux ans il quittait
sa patrie, Vienne, où s'était écoulée toute sa longue
vie de famille et de labeur et, avec les siens, il s'établissait en cette
libérale Angleterre qui gardera l'honneur d'héberger, après
son dernier exil, ses cendres.
Les cendres de ce corps menu qu'anima une si haute flamme reposeront non loin
des restes d'un Newton ou d'un Darwin. Et à juste titre : la hardiesse
de ces trois grands génies fut égale, que l'esprit du premier se
soit élancé vers les astres, du second vers l'évolution
millénaire de la vie, du dernier enfin vers les abîmes insondés
de l'âme humaine.