Pierre-Henri Castel
L’amendement Accoyer, la psychanalyse et
les psychothérapies : une crise complexe[*]
« Art. L3231 : Les
psychothérapies constituent des outils thérapeutiques
utilisés dans le traitement des troubles mentaux.
Les différentes catégories de psychothérapies
sont fixées par décret du ministre chargé de
la santé. Leur mise en œuvre ne peut relever que de
médecins psychiatres ou de médecins et psychologues
ayant les qualifications professionnelles requises fixées
par ce même décret. L'agence nationale
d'accréditation et d'évaluation en santé
[apporte son concours à l'élaboration de ces
conditions.
Les professionnels actuellement en activité et non
titulaires de ces qualifications, qui mettent en œuvre des
psychothérapies depuis plus de cinq ans à la date de
promulgation de la présente loi, pourront poursuivre cette
activité thérapeutique sous réserve de
satisfaire dans les trois années suivant la promulgation de
la présente loi à une évaluation de leurs
connaissances et pratiques par un jury. La composition, les
attributions et les modalités de fonctionnement de ce jury
sont fixées par arrêté conjoint du ministre
chargé de la santé et du ministre chargé de
l'enseignement supérieur. »
Cet amendement au Code de la santé publique,
proposé par Bernard Accoyer, député UMP de
Haute-Savoie, lui-même médecin, a plongé dans
l’ébullition un milieu qui ignorait jusqu’alors
qu’il formait aux yeux des pouvoirs publics une cible
administrative comme une autre[1]. Une définition légale de la
psychothérapie coupe désormais court à la
discussion scientifique au nom de la protection d’un public
dit « fragile », les psychanalystes
détenteurs d’un savoir sophistiqué,
culturellement et socialement classant, se retrouvent
amalgamés à des « psys »
dépourvus de toute caution intellectuelle et historique. Des
praticiens chevronnés devraient justifier leur
compétence devant des jurys dont personne ne sait de quoi
ils seront faits. Pour leur part, les psychothérapeutes
informels s’épouvantent de la médicalisation
forcée de leur pratique. Ils sont rejoints en cela, quoique
pour des motifs incompatibles, par la plupart des psychanalystes ni
médecins ni psychologues, mais aussi bien psychiatres, et
même universitaires, investis de longue date dans les soins
mentaux, et qui tiennent à disjoindre la dynamique de la
cure de tout bénéfice thérapeutique (soutenant
en bonne orthodoxie que cette disjonction est au principe de
l’efficacité durable de leur action). En tiers, enfin,
les tenants des thérapies cognitivo-comportementales (TCC),
déjà médicalisées, et calculées
précisément pour répondre aux critères
psychométriques qui satisfont aux impératifs de
gestion de la santé (mentale ou pas), se
réjouissaient, pour citer un forum sur Internet, qu’on
« fasse enfin sortir le loup du bois ».
A l’arrière-plan, enfin, se profilent aussi
d’autres enjeux. Les psychothérapies seront-elles
remboursées ? Sur quelles bases ? Y aura-t-il
protection du titre ? Ou un délit d’exercice
illégal de la psychothérapie ? Pourra-t-on
poursuivre un thérapeute pour faute ? Quelle part sera
dévolue à l’université dans leur
formation ? Quelle autre (si on leur en concède
une !) aux instituts privés ? Sur quels
critères les homologuer ? Question enfin
extrêmement grave et qui ne paraît pas avoir
reçu l’attention méritée, comment leur
fonctionnement sera-t-il altéré, avec quels effets,
non seulement sur la liberté de pensée de leurs
membres, désormais dépendants comme jamais de leurs
instances, mais même sur l’authenticité de leur
démarche ?
Les adversaires de l’amendement, emmenés de moins en
moins par les représentants d’associations de
psychothérapeutes informels et de plus en plus par
Jacques-Alain Miller, ont donc éprouvé un vif
soulagement devant le recul de Bernard Accoyer, lequel affirme
aujourd’hui, face au tollé, ne plus vouloir encadrer
que ce qu’il appelle « psychothérapies
lourdes », laisser ceux qu’elles ne concernent pas
(censés non-malades ?) « voir qui leur
chante » et surtout, exclure la psychanalyse du champ de
cette réglementation[2].
Soulagement à mon avis trompeur, et je dirai pourquoi.
Mais il reste à mieux saisir la nature de la réponse
apportée par le milieu « psy »
à ces défis, qui a été, et qui reste
à ce jour, je le dis sans intention péjorative,
corporatiste (car il y va de la survie de milliers
d’acteurs), puis à proposer une lecture
distanciée de ce phénomène, disons, à
partir des années 80 — lecture qui, je
l’espère, permettrait de suggérer quelques
coups justes à jouer dans une partie compliquée, et
qui n’est nullement achevée. Or ces coups
justes, vais-je soutenir, sont plus des questions empiriques
à poser (auxquelles il faudrait se donner les moyens de
répondre) et bien moins des solutions à des
difficultés dont on fait état comme
d’évidences (la protection du public fragile en est
une), mais dont une bonne partie sont parfaitement imaginaires, ou
bien entièrement conjecturales.
*
« Les » psychothérapies, de la
façon la plus englobante possible, englobent
l’ensemble des réponses données par des
professionnels ou des semi-professionnels à des demandes de
soins psychologiques (ou du moins, vécus ou
auto-catégorisés comme
« psychologiques »). Elles vont du
« travail sur soi » utilitaire (à la
limite de la simple prise de conscience dans la recherche de
performances au travail, dans le couple) à la gestion de
malaises infra-cliniques que les clients ne tiennent pas à
médicaliser, les psychothérapies ayant alors des
accointances avec les « médecines
douces
[3]. Puis, et
l’on franchi là un seuil crucial, elles
s’adressent aux états
« névrotiques », qui sont
spécifiquement pris en charge par les
« psychothérapies psychanalytiques »,
ou bien alors aux symptômes pris un à un comme cibles,
sans exploration personnelle fouillée (objets
privilégiés des thérapies
cognitivo-comportementales : TCC). On passe de là aux
prises en charge au long cours de pathologies chroniques, exigeant
un soutien constant et une surveillance avertie (de
l’alcoolisme à la schizophrénie), que de moins
en moins de psychiatres ont les moyens matériels
d’assumer en libéral ou dans le public, mais qui
relèvent de leurs attributions Et l’on arrive enfin
à la psychanalyse
stricto sensu, occupant le
pôle opposé mais symétrique du plus bas
degré de la psychothérapie, puisqu’elle propose
moins un travail sur
soi, qu’une élucidation
(partielle) du labeur que
l’autre (mon semblable, mon
déplaisant « prochain », mon
partenaire sexuel, voire mon monde social et sa langue) impose
à chacun. Mais cette élucidation est
indirectement thérapeutique (guérir est
l’effet, non le but). Offrant à l’individu
moderne une de ses dernières grandes aventures
intérieures, elle est enfin valorisée par la haute
culture comme un lieu d’exception.
Si l’on ne veut pas sombrer dans le débat
préalable de savoir si la psychanalyse est ou pas une
psychothérapie, ou si les psychothérapies doivent ou
non être médicalisées, il suffit,
j’insiste, de partir du fait de la
demande de soins
psychologiques : de quelque façon subtile ou prudente
que le destinataire de cette demande se représente ce
qu’il fait, c’est à ce titre, et à ce
titre seul, qu’il sera traité en
psychothérapeute — et, ajouterai-je, que cela lui
plaise ou non. En un mot, peu importe désormais que le mot
« soin » figure dans une demande comme :
« Soignez la maladie dont je
souffre ! », ou dans cette autre, désormais
essentiellement analogue dans nos sociétés :
« Prenez soin de moi ! ». Le temps
n’est plus ou le caractère très articulé
et hiérarchisé conceptuellement de l’offre de
soin permettait encore de dire, pour citer Lacan, qu’une
psychanalyse, c’est ce qu’on demande à un
psychanalyste : on travaille (surtout quand on est
débutant) à la rigueur
en psychanalyste avec
la souffrance psychique, mais les patients découvrent
souvent au fur et à mesure la technique propre à ceux
qu’ils consultent, et de toutes façons, la prodigieuse
extension de la culture psychologique à tellement
abrasé les différences entre les méthodes, aux
yeux du public comme des acteurs de la santé mentale, que
fort nombreux sont les éclectiques, qui conjuguent
psychothérapie psychanalytique, TCC, hypnose, et parfois
avec le même patient.
Conformément aux prédictions de Robert
Castel
[4], la
norme ultime de tout traitement psychothérapeutique, qui a
été dans les faits la psychanalyse jusqu’aux
années 80, est donc devenue la triste victime de son
succès. A mesure que s’incorporaient aux discours
quotidiens les idéaux
« relationnels », une certaine attention
à l’enfance comme l’âge à scruter
où toute la vie future se déciderait, dans la mesure
aussi où la sexualité épanouie est
revendiquée comme un lointain héritage freudien, ou
que la lecture « oedipienne » des liens
familiaux envahit les médias, tandis enfin que des mots
comme « refoulement » n’ont plus besoin
de légitimation théorique, plus rien ne permet de
parer à la vulgarisation-dépréciation de la
psychanalyse. Sa capacité à en imposer, point
décisif que masque en ce moment un pur succès de
lobbying, par l’autorité liée à
sa difficulté intrinsèque, s’est
définitivement émoussée. Les
thérapeutes non-psychanalystes savent en effet que ce
qu’ils offrent n’arrive pas à la cheville des
productions freudiennes ; cela ne les intimide plus, et ils en
font même un argument pour s’approprier des formes de
malaises psychologiques plus diffus qui ne justifieraient pas
d’une démarche aussi longue et coûteuse
qu’une cure
[5].
C’est ce double effet (1. caractérisation de la
psychothérapie par le fait social massif d’une
demande indistincte de soins psychologiques, et 2.
ruine
du paradigme de la psychanalyse comme norme des autres
thérapies de type relationnel) qui a abouti à la
situation présente.
Tout cela rend presque illisible le chiffre considérable
des personnes ayant suivi en France une psychothérapie,
comme le jugement globalement favorable qu’elles expriment.
Il y aurait eu ainsi environ 800000 personnes de plus de 15 ans en
psychothérapie en 2001, soit 1,7% de la population, sans
compter les enfants qui sont de gros consommateurs (on ajoute
alors, Dieu sait pourquoi, 200000 au premier chiffre), et, en
incluant cette fois ceux qui ont dans le passé eu recours
à ce type de soins, 5,2% de la population
générale, soit 3 millions d’individus
concernés (avec les enfants, qu’on ajoute selon les
mêmes obscurs critères). Ces chiffres ont
été obtenus par sondage sur 8069 adultes
ventilés selon la méthode des quotas par
l’institut BVA, d’une part, et, d’autre part,
réexaminés à la lumière d’une
enquête en ligne du magazine
Psychologie[6], dont la méthodologie
ressemblait fort à la méthode controversée de
l’enquête américaine du
Consumer Report
de 1995, laquelle avait donné lieu à des
études statistiques fouillées, mais peu
concluante
[7].
Curieusement, le taux de satisfaction dans les deux enquêtes
françaises est identique (84%)...
Mais que valent ces impressionnantes données
numériques ?
Pas grand-chose. Car, comme ce sondage a été
suffisamment bien conçu pour estimer le niveau
d’information des répondeurs, on y découvre que
plus de 40% ignore la méthode qui leur a été
appliquée — quand ils n’appellent pas
psychothérapie les 15 minutes bimensuelles chez le
médecin qui renouvelle leur ordonnance de psychotropes. De
plus, la confusion entre psychothérapeute, psychiatre,
psychologue ou psychanalyste y est courante. A supposer, ensuite,
qu’il y ait entre 12 et 30% de personnes « en
analyse » (selon l’inclusion ou pas des
« psychothérapies d’inspiration
psychanalytique » dans l’échantillon),
presque 60% des « analysés » (car la
plupart semblent considérer avoir fait une psychanalyse,
aurait-elle duré six mois) sont incapables
d’identifier l’école dont relève leur
psychanalyste. Plus cocasse, est fréquemment
considérée « thérapie de
couple » une thérapie où l’on parle
de son conjoint, pas celle où l’on se rend en sa
compagnie. On pourrait se consoler avec le public mieux
informé de
Psychologie, notre seconde source. Mais si
les titres des psychothérapies y sont mieux
repérés, surtout s’il s’agit des
psychothérapies humanistes (rogériennes,
psycho-corporelles, etc.), les bizarreries n’y sont pas
moindres. Ainsi, dans ce second échantillon (nullement
représentatif, lui, comme l’échantillon
sondé par BVA), 40 % des patients seraient censément
« en analyse », ce qui se ventilerait :
20% d’analyse freudienne, 7% de lacanienne, 4% de jungienne
et 0,5 % de kleinienne, le reste, soit 9,5%, étant
défini par les intéressés comme de la
« psychothérapie analytique ». Je
passe sur la qualité des antennes nécessaires
à la détection des qualités lacaniennes ou
freudiennes du silence (au moelleux du divan ?), pour
m’étonner de la place minime des
psychothérapies psychanalytiques. Comment peuvent-elles ne
compter que pour 25% des analyses ? Leur rythme plus lent (en
France 2 à 3 séances par semaine), et la disposition
en face-à-face les rendent, de l’avis
général, plus courantes que la cure standard
[8]. Si la psychanalyse, dans ce
public présumé mieux informé, est soumise
à de pareilles distorsions d’image, aussi improbables
au vu des inquiétudes actuelles des praticiens, on se
demande par contrecoup ce qui a été saisi dans les
autres cas. Quand à ce que déclarent les psychiatres
libéraux, sur lesquels on dispose d’une enquête
de 1994 du Syndicat des Psychiatres Français, et qui tous ou
presque se déclarent psychothérapeutes, si 60% se
réfèrent à la psychanalyse et le reste
à « rien de spécifique », la
moitié déclarait pratiquer la psychanalyse (à
raison de séances d’une demi-heure au moins), un
sixième les TCC, ou l’hypnose, ou les thérapies
familiales (exemple du syncrétisme actuel) et un
sixième encore la relaxation
[9].
Tout n’est pas ici nécessairement erroné. Si
chaque psychothérapeute reçoit environ 60 patients
par an, toutes techniques confondues, ce qui paraît
raisonnable, on retrouve par une règle de trois à peu
près les 10 à 15000 praticiens censés exercer
en France
[10]. Mais en
divisant quelque chose par quelque chose, on finit toujours par
retrouver quelque chose. Autant dire que le besoin d’accorder
entre eux ces chiffres est criant, et qu’un sondage ou une
enquête en ligne sont loin du degré de
précision requis pour éclairer des décisions
de l’importance de l’amendement Accoyer.
En fait, la mise en scène de ces chiffres donne leur
véritable sens. Dans un exposé aux
Etats-Généraux de la Psychothérapie en mai
2001, Serge Ginger,
Gestalt-thérapeute militant pour
un statut des psychothérapeutes (aujourd’hui
catastrophé du tour restrictif que lui donnait
l’amendement Accoyer), les ponctue de détails
plutôt malaisés à relever dans la pluie des
statistiques, mais qui touchent juste : après une
psychothérapie, dit-il, la consommation de psychotropes
baisserait considérablement (d’un tiers pendant la
thérapie, pour chuter à 5% après, selon les
répondeurs en ligne de
Psychologie). Il est certain
qu’il s’agit d’un poste de dépense
élevé pour la sécurité sociale ;
l’intention est donc transparente. Mais il n’est pas
sûr que les consommateurs de psychotropes distinguent
clairement anti-dépresseurs, hypnotiques,
benzodiazépines, neuroleptiques et régulateurs de
l’humeur, et peut-être même toutes ces substances
d’autres, qui ne sont pas des psychotropes du tout.
D’autre part, comme il est crucial de monter en
épingle la relation des Français aux
psychothérapeutes (qui est quatre fois moindre qu’aux
États-Unis, où, il est vrai, le conseil spirituel
occupe une grande place), il ajoute :
« Lorsqu’on admet que l’impact d’une
psychothérapie touche directement les proches (conjoint,
parents, enfants), on voit de suite qu’en
réalité, la psychothérapie concerne, plus ou
moins directement, près de huit millions de
Français »
[11]. Ce style de commentaire pseudo-sociologique
n’est nullement exceptionnel, et s’il n’est
peut-être pas faux, il est aussi important de souligner
qu’il n’existe aucun moyen, aujourd’hui, de
savoir en quoi.
On ne peut en tout cas tirer de ces indications, et je veux
commencer par insister sur ce point,
rien qui alimente
aucune position, quelle qu’elle soit, tellement elles sont
ployables à toutes les rhétoriques, et peuvent
alimenter toutes les peurs absurdes comme toutes les
méconnaissances dangereuses. C’est là un vaste
chantier qui s’ouvre, dont on ne peut prédire quels
résultats il va produire, mais dont l’urgence est
patente.
*
La vraie difficulté est donc qualitative. On ne peut lancer
une étude sans savoir quelles questions poser à quel
objet, dans quel but, dans quel contexte, avec quels moyens
statistiques, et pour vérifier quelles hypothèses. Or
sur la voie des bonnes définitions comme des bonnes
questions, on rencontre toute une série
d’obstacles.
Certains sont connus.
On dénombrerait, dit-on, au moins 400 formes de
psychothérapies. De fait, détecter l’intrus
dans la liste suivante deviendra peut-être un jour un grand
jeu de société : bio-énergie,
psychosynthèse,
Gestalt-thérapie, sophrologie,
programmation neuro-linguistique (confondue par erreur avec le
conditionnement neuro-associatif), analyse transactionnelle,
bio-analyse, somatothérapie, psychothérapie
corporelle intégrée, étiopsychologie,
relaxologie, co-conseil, cri primal,
rebirth,
thérapie
client-centered,
rolfing, andragogie,
kinésiologie, sophia-analyse, stratégie de vie, sans
oublier
healers, praticiens de la relation d’aide,
graphométriciens, agents d’intervention de crise et
médiateurs ethnocliniciens
[12]. Non seulement plusieurs d’entre elles
sont interchangeables, mais leur efficacité
spécifique dépend explicitement de facteurs comme la
personnalité du praticien et du groupe qu’il structure
autour de lui. Ces groupes, pour ce qu’on a pu
apprécier aux Etats-Unis (les études plus
récentes et plus françaises manquent cruellement), se
font et se défont avec rapidité. Tous prônent
un éclectisme consolidé par la récusation des
sociabilités conventionnelles et de tout
intellectualisme
[13].
Mais les versions les plus récentes ne manquent pas de
cautions de respectabilité : une société
savante internationale, un journal (avec comité de lecture,
peer-reviewing, etc.), des programmes de formation longs et
standardisés. De telles
« références » servent, je
suppose, à intimider les bureaucrates, mais leur contenu
scientifique n’engage, pour le moment, que leus lecteurs. (Je
mets à part, pour y revenir, les pratiques dont
l’effet psychothérapeutique est officiellement
marginal, comme les spiritualités inspirées de
l’Orient, ou la dégénérescence de la
vieille psychologie industrielle autoritaire, au service des
patrons rationnels des années 50, en
« développement personnel »
autogéré.)
Mais d’autres obstacles à une réflexion
sérieuse sont moins apparents. J’en vois en fait
quatre : 1. l’« imaginaire
professionnel », pour citer Robert Castel, des
psychanalystes ; 2. les fantasmes des
« usagers » (et
sur les usagers), avec
tout ce qu’un principe de précaution
généralisé entraînerait de
contre-productif ; 3. Les réticences de
l’
establishment médico-psychologique, qui
pourrait être entraîné plus loin qu’il ne
souhaite si l’on posait à fond la question des
psychothérapies ; 4. Les carences de l’expertise
sociologique depuis les années 80 — que je traiterai
à part.
Les interventions de Jacques-Alain Miller dans la presse illustrent
le premier point
[14]; elles témoignent avant tout de la
certitude des psychanalystes d’avoir raison sur des questions
où, jugent-ils, leur discipline, son histoire, voire son
épistémologie, leur garantit la position de surplomb
qui
devrait en faire les interlocuteurs
privilégiés des pouvoirs publics. Il n’y a
qu’un inconvénient. C’est qu’on peut avoir
raison et se faire politiquement balayer. Comprendre ce fait tout
simple suscite dans les discussions qui bruissent dans le milieu
une réaction bien révélatrice : chacun
rappelle avec force son attachement à ses principes de
non-ingérence de l’Etat, ou son refus de la
médecine mentale « objectiviste »,
comme si ce rappel, transcendant la crispation personnelle
qu’il reflète (et il y a de quoi, assurément,
se faire du souci, pour soi et pour ses patients !) allait
miraculeusement réveiller une conscience collective
endormie. Bien des psychanalystes comprennent aujourd’hui que
si la psychanalyse a bénéficié d’une
pareille immunité en France, ce n’était pas du
fait de sa structure interne, ni de sa logique du sujet, ni du
rapport quasiment hors-social qu’elle instituait par son
abstention de principe à l’égard de ce qui est
dit (sur le divan), ni par son prestige culturel repoussant avec
tranquillité toute mise en cause, mais aussi,
peut-être surtout, parce qu’elle profitait de niches
juridiques, économiques, sociologiques, politiques,
culturelles, dont la relative inertie a été confondue
avec une promesse d’éternité. Seuls,
semble-t-il, ceux qui ont été mêlés
à l’évolution des hôpitaux
psychiatriques, et qui ont mesuré la vanité des
arguments cliniques quand il s’agit de
« rationaliser les soins », ont senti le vent
venir. La plénitude d’existence que procurait le
statut de psychanalyste, livrant à la fois des clés
fascinantes pour déchiffrer les agressions d’un monde
extérieur qui nie souvent l’inconscient, avec les
moyens financiers d’une passion unique, en résonance
avec la haute culture, mais offrant aussi la sécurité
non-négligeable de postures où des notables
installés, aux commandes d’appareils
considérables, peuvent se vivre eux-mêmes en
même temps, fort sincèrement, comme des personnages
subversifs, savants maudits par leurs pair, ou défenseurs
héroïques de valeurs universelles mais
« universellement refoulées » —
voilà ce qui a obscurci la teneur des essais
méritoires de sauver ce qui devait l’être
[15]. Car ces postures
n’exercent plus l’effet puissant qui a
été le leur jusqu’à la mort de
Lacan ; elles continuent à captiver le petit peuple de
la psychanalyse, et, par nostalgie, une frange vieillissante de
l’intelligentsia. Mais ces propos acerbes, seraient-ils
drôles et pertinents en leur fond, sont désormais
prisonniers de la bulle « psy », et ne
mordent plus sur le monde
[16]. En somme, l’imaginaire professionnel
des psychanalystes les menace de voir leurs efforts (efforts
légitimes, qu’on m’entende bien), faute
d’écho efficace, se réduire à des
gesticulations corporatistes, souillées d’alliances
circonstancielles et contre-nature, avec le risque accru de se
révéler aux yeux de leurs vieux rivaux positivistes
comme la caste faillie qu’on va enfin déboulonner de
son socle. La psychanalyse a commencé ; elle pourrait
aussi finir.
Les fantasmes des usagers, ou plus exactement les fantasmes
qu’on construit
à l’usage des usagers,
dans une opération de captation intéressée de
la fonction du porte-parole, sont un second obstacle à
déblayer. On peut être franchement consterné du
procédé. Que dire, par exemple, des glissements
successifs par lesquels Françoise Sironi, dans un article
récent
[17], en
vient à supposer qu’il faut un statut des
psychothérapeutes pour prévenir les abus sexuels sur
les patients ? En quoi, grands dieux, un tel statut
changerait-il quoi que ce soit ? Comme si leur niveau
universitaire avait jamais empêché des sexologues,
médecins éminents, couverts de titres, de se faire
poursuivre devant les tribunaux pour viol, comme si le crime
n’exploitait pas tous les moyens honorables, justice, secours
aux enfants, que sais-je encore, précisément pour se
perpétrer. Va-t-on pour autant interdire la médecine,
les magistrats, les associations d’accueil aux enfants ?
Malheureusement, il n’existe pas de lois contre les gens qui
ne respectent pas les lois. Il y a des lois, c’est tout. La
seule chose qui pourrait empêcher le non-respect de la loi,
ce serait de la remplacer par des prescriptions obligatoires,
contrôlées à tout instant ; c’est le
totalitarisme, et il est évidemment incompatible avec les
prémisses de Sironi. Celle-ci prétend alors que ces
abus sont suffisamment fréquents pour justifier
l’intervention urgente des pouvoirs publics. Sur quelles
bases ? On ne sait même pas, je l’ai dit, combien
il y a de psychothérapeutes en France, ni en quoi
l’échantillon de « victimes de
sectes » auquel elle joint celui des
« victimes de psychothérapies »
auto-proclamées (et l’on a vu quoi penser des
capacités des gens à discriminer ce qui est une
psychothérapie et ce qui ne l’est pas) serait
représentatif de quoi que ce soit. Pour relire ensuite le
cas qu’elle offre, celui de la religieuse violée, il
est lui-même obscur (le « développement
personnel » est-il une psychothérapie ? En
quoi s’agissait-il d’ailleurs de
« développement personnel »
plutôt que de n’importe quel
happening ?
Est-ce donc la psychothérapie supposée
elle-même qui est en cause, et non la fraude, ou
l’usurpation de titre ? En quoi enfin ce viol
n’est-il pas un viol par séduction ordinaire, qui
aurait pu se passer avec ce thérapeute comme avec un
prêtre ?). J’insiste sur le caractère
naïf de ces questions. Le point frappant, c’est que
Sironi en tient les réponses pour si évidentes,
qu’elle ne songe pas un instant qu’un contre-exemple
à l’irénisme de Jacques-Alain Miller, son
adversaire, ne prouve pas qu’il se trompe. Mais on a
deviné ce qui se passe : c’est que le lieu
d’où elle parle, d’où elle vise la
psychanalyse comme un obstacle à la salutaire
régulation des psychothérapies, est un lieu
d’élaboration théorique antagoniste, qui veut
faire reconnaître sa supériorité : on y
promeut une technique psychodynamique
anti-freudienne,
imprégnée d’ethnopsychiatrie, et qui prend au
sérieux la problématique de la
Trauma Theory.
Je vais y revenir, mais on peut déjà la
réduire en gros à cette idée qu’il y a
des traumatismes réels (et non fantasmés, comme le
soutenait Freud). La cure par la parole est alors incriminée
comme une pratique de quasi « tortionnaire »,
dans la mesure où elle donne au traumatisme un doublon
psychique, à verbaliser impérativement. Le tour
particulier que lui donne Sironi, c’est qu’en
enracinant ces traumatismes réels dans un contexte
politique, elle entend créditer par ricochet les
usagers qui se plaignent (ou se plaindraient) d’une vertu
civique. Ce ne sont pas des « naïfs »,
encore moins des névrosés qui fantasment, mais
l’extension contemporaine de cette vaste masse de femmes
effectivement martyrisées qui ont renversé
politiquement les diagnostics d’hystérie et
d’autosuggestion où la psychanalyse les
enfermait.
Laissons de côté le débat doctrinal. Car,
paradoxalement, de telles conjectures révèlent
surtout l’extraordinaire mépris qu’on voue au
dit sujet « politique », comme au sujet du
droit. Déjà, l’exposé sommaire qui
précède l’amendement Accoyer contenait les
propos suivants : « [les psychothérapies
prétendues] peuvent faire courir de graves dangers à
des patients qui, par définition, sont vulnérables et
risquent de voir leur détresse ou leur pathologie
aggravée. Elles connaissent parfois des dérives
graves. Depuis février 2000, la mission
interministérielle de lutte contre les sectes signale que
certaines techniques psychothérapiques sont un outil au
service de l’infiltration sectaire et elle recommande
régulièrement aux autorités sanitaires de
cadrer ces pratiques. » Or, comment ne pas voir que si
on ne commence pas par supposer assez de bon sens à une
personne qui souffre psychiquement pour distinguer le violeur du
thérapeute, il n’y aura pas de limites au
réseau de protections dont il faudra l’entourer ?
Non seulement il n’existe pas de loi contre ceux qui
enfreignent la loi, uniquement des peines, mais les lois ne peuvent
pas être rédigées
pour ceux qui ne sont pas
raisonnables. Et on peut souffrir psychiquement
et
être raisonnable. Ou alors, disons les patients mineurs
jusqu’au bout, et prenons sur nous de porter plainte contre
leurs thérapeutes, même s’ils s’en
estimaient contents — pauvres victimes inconscientes à
protéger de leur inconscience ! Du cas particulier (tel
abus), on ne peut justement pas aller au cas général
sans détruire ici ce qui fait du cadre un cadre
légal. Mais l’arsenal juridique pour punir
existe : il suffit de juger pour escroquerie, viol, etc. Dans
ce système ambigu, où l’on mobilise de la main
droite l’usager-citoyen en lui imputant de la main gauche une
faiblesse psychique disqualifiante, nul doute que les experts vont
proliférer, capable de discriminer les seuils inscrutables,
voire, comme Sironi, d’écarter à coup sûr
les effets (si évidents) d’un « transfert
négatif »
[18]. Or c’est en toute franchise que
Sironi se place sous le patronage du Centre Georges Devereux, et
qu’elle tient pour naturel de glisser des sectes aux
psychothérapies. Il n’en est pas moins
entièrement conjectural qu’on puisse
empiriquement lier psychothérapies et sectes, ou
parler d’abus majeurs liés aux psychothérapies
en tant que telles. Il n’est pas exclu qu’un tel
lien soit établi un jour ; mais pour le moment, qui
s’en est donné les moyens ?
[19]. Ce qui donc émerge du
débat, c’est plutôt la mise en forme militante
de ce que je ne crains pas, jusqu’à preuve du
contraire, d’appeler des « fantasmes
d’usagers » : où se dessine en creux
une figure normative nouvelle de ce que les gens devraient attendre
de leurs psychothérapies (pour ne pas être
dupés), où s’esquisse aussi la mise sous
tutelle
soft d’aspirations intimes. Bien sûr,
tout cela ne fait pas partie du programme politique de
Sironi ; elle l’a prouvé par d’autres
travaux
[20]. Mais
c’est en quoi son article est exemplaire : il fraye la
voie au strict contraire de ce à quoi elle aspire.
Malheureusement, le contexte sécuritaire du débat sur
la santé mentale laisse présager le pire, tant
l’image des abus dans les médias tend à
recouvrir leur proportion dans des ensembles sociaux
déjà lourdement régulés.
Les réticences de l’
establishment
médico-psychologique à un traitement radical de la
question des psychothérapies sont, je suppose, encore un
autre obstacle méconnu à la simple formulation des
bonnes questions. Une mauvaise conscience certaine envahit depuis
peu les hôpitaux universitaires. Sans doute,
l’idéologie majoritaire soutient encore que le
psychiatre est ès-qualité psychothérapeute
(puisque la psychothérapie qualifie un acte médical,
et qu’un interne est censé l’avoir appris durant
les stages pratiques). Mais on voit s’ouvrir depuis 2000,
à gauche et à droite, dans les facultés de
médecine, sur le modèle du Diplôme
Universitaire de Lyon, des DU de psychothérapie, pour
lesquels se trouvent assez miraculeusement des fonds et des
enseignants. On est loin encore de se demander si le modèle
suisse ne serait pas le bon, où le psychiatre doit par
principe se former dans un organisme extérieur,
conventionné par les cantons, à une technique qui
implique un « travail personnel » (la
psychanalyse, mais pas seulement). Toutefois, en France, coexiste
avec la confiance dans le titre de psychiatre les restes de la
période ancienne, où il était clair,
précisément parce qu’on était
psychiatre, qu’il fallait faire en plus une démarche
personnelle (idéalement une analyse). Dans des
hôpitaux du cadre, à la différence des
hôpitaux universitaires, une petite pression continue,
semble-t-il, à s’exercer dans ce sens. Or un mouvement
de ce type serait peut-être en train de renaître,
à la faveur d’une modification insensible des attentes
de jeunes internes davantage demandeurs de recherches
psychologiques
[21].
Or, là encore, les enjeux sont complexes. Le rapport
Pichot-Allilaire de 2003, de façon transparente,
conçoit la psychothérapie comme un acte
complémentaire de la prescription de psychotropes. Il
en ressort que la psychothérapie en elle-même, si elle
est pratiquée à part par un psychologue, ne saurait
en son fond valoir que sous la tutelle du médecin
prescripteur, qui devrait rester aussi l’évaluateur.
Ce rapport reflète des soucis venus des Etats-Unis :
les enquêtes attribuent toujours la palme de
l’efficacité aux thérapies combinées
(psychotropes et TCC), mais les assurances remboursent les
médicaments, pas le suivi psychologique, alors qu’il
est raisonnable de penser que le jeu en vaudrait la chandelle.
D’où le souci des autorités médicales de
protéger le label
« psychothérapie » de l’invasion
par des pratiques informelles, non seulement parce que le statut du
psychiatre en tant que vrai thérapeute de l’esprit
serait dégradé, ou du moins banalisé, mais
aussi parce que les maladies psychiques ne peuvent pas devenir
aussi informes que ces malaises diffus à quoi
s’adressent les thérapies informelles : la
dépression dite « résistante »,
les troubles obsessionnels-compulsifs, les phobies, voilà du
dur. Le mou, ce sont les deuils transitoires, les
dépressions qui cèdent sous placebo, etc. La pente
sociale à instrumentaliser les psychiatres comme des
religieuses laïques au secours de troubles fluctuants
hérisse notoirement la profession, qui ne
s’intéresse au tabagisme que si c’est une
addiction, ou aux malheurs de la vie que dans le cadre du stress
post-traumatique constitué. Ces inquiétudes motivent
la pression médicale pour réglementer les
psychothérapies. C’est un renforcement indirect du
périmètre de l’exercice légitime de la
médecine mentale, qui soigne des maladies qui sont de vraies
maladies. Entre les compétences neurobiologiques qui font le
prestige des hiérarques, et le tout-venant de la
misère hospitalière et extra-hospitalière, la
zone intermédiaire indécise exige des défenses
solides. D’un autre côté, on aurait tort de
croire les professeurs acquis unilatéralement aux
neurosciences ; la nostalgie de la vieille clinique les hante
encore. Pourvu qu’elles offrent des garanties de
sélection, les écoles de psychanalyse huppées
et orthodoxes n’ont pas perdu la bataille. Mais ce tropisme
compréhensible des mandarins risque de se heurter à
une autre contrainte, qu’on a perdue de vue dans les
débats d’après l’amendement Accoyer alors
qu’elle était au cœur des soucis dans la
discussion qui l’a précédé. Car si
l’on déshospitalise en masse (fermeture de lits,
substitution de nouveaux neuroleptiques moins sédatifs aux
anciens, gros efforts de réinsertion sociale, collaboration
avec les familles, les associations, etc.), il n’en reste pas
moins que les files actives des CMP (Centres
Médico-Psychologiques), qui sont comme les bassins de
refoulement des pavillons fermés des asiles, tendent
désormais vers l’infini. Il faut donc assurer des
soins hors-hôpital à une cadence infernale. Des
psychothérapeutes
accrédités
désengorgeraient le système. Il est clair toutefois,
qu’il en faudra plus que l’élite choisie des
grandes sociétés de psychanalyse. Il faudra faire des
compromis. Mais il n’est pas sûr que les TCC puissent
entièrement prendre en charge ce champ, dans la mesure
où, dans la nature, et non plus en laboratoire, les
supériorités vantées de ce modèle sur
les psychothérapies dynamiques (psychanalytiques, surtout),
fondent comme neige au soleil, sous la pression de la demande des
patients, toujours plus complexe que prévue, et de
l’
ethos particulier qu’exige le suivi au long
cours de malades chroniques
[22].
Du côté des professeurs de psychologie, la même
supposition prévaut que le diplôme de
psychologue-clinicien devrait suffire (tellement les stages mettent
les étudiants au contact de patients et de superviseurs
expérimentés). De même, survit la pratique de
la démarche personnelle hors du cadre universitaire, du fait
même qu’on est psychologue, et sans qu’elle soit
imposée par autre chose que l’idéalisation du
rôle à jouer. Or le fait est qu’il n’y a
pas de formation à la psychothérapie à
l’université. Avouant à demi-mot la
difficulté à laquelle l’acculent certains
psychothérapeutes militants (qui invoquent des
« formations » aux délais
ahurissants : des années pour apprendre la
bio-énergie !), Roland Gori a fait circuler un projet
de refonte des cursus parant la critique
[23]. Il veut prendre à contre-pied ce que
Françoise Champion appelle les
« psychothérapeutes
non-académiques » (car ils peuvent être
diplômés, ce qu’ils font n’est pas
légitimé par l’université). Bien
documenté, ce rapport compare les programmes universitaires
européens, afin de ne pas compromettre le pilier de
l’institution psychologique en France, la loi de 1985, qui
protège le titre de ses diplômés
[24]. Il suggère de
spécialiser certains psychologues par un renforcement de
leur expérience clinique, avec deux idées en
tête : pallier « la pénurie de
psychiatre » (alors que la France a un taux de
psychiatres par habitants des plus hauts du monde), et
répondre aux demandes de soins plus informelles, en
protégeant le public des charlatans. Puis Gori
réclame, en échange des efforts, des postes pour les
psychologues ainsi formés. Qui peut croire que de tels
postes ne conduiraient pas à des statuts les
protégeant ?
La critique du modèle
subordonné de
psychothérapie (un supplément aux psychotropes) est
également très nette. Il est hors de question de
céder sur le privilège des psychologues, garanti en
1985, de faire des diagnostics et de participer aux soins de
façon autonome — ce qui est, notez bien, en
contradiction avec l’article L372 du
Code de la
santé publique, qui fait de tels actes un exercice
illégal de la médecine.
Or, tout cela rend pressant « le »
problème : comment ne pas diluer la psychologie comme
science ? Comment éviter l’inscription
fatale des psychologues dans le
Code de la santé
publique au titre IV des « professions de
santé », en compagnie des sages-femmes et des
dentistes, avec sa réduction à une simple
technique et la subordination aux médecins qui en
découle aussitôt ? En la divisant en
spécialités, comme la médecine — et
implicitement, à parité, propose Gori. Sans que les
choses soient si claires, son propos suggère
néanmoins que les psychothérapeutes dûment
formés seraient comme des
psychiatres-sans-médicaments, sans que ce soit une
déficience plus grave que d’être cardiologue
sans rien savoir du cancer du foie. La querelle des
psychothérapeutes, on le voit, est ici l’occasion
« d’aller plus loin », dit Gori :
en fait de relancer la guerre avec les psychiatres (encore que les
deux clans s’entendent pour dénier aux
généralistes la moindre compétence
psychothérapeutique !). Mais une part de son argument
consiste alors à retourner contre la psychiatrie sa crainte
d’être débordée par des demandes
impossibles à satisfaire, d’origine sociale, ou pire,
politique, qui prendrait la forme gênante de symptômes
mentaux sous-déterminés : aux
psychothérapeutes de prendre ces mal-être en charge,
pour
prévenir, contre les effets pervers du paradigme
objectiviste et donc impersonnel de la médecine
scientifique, toutes les frustrations dont font état les
malades, au point de porter leurs griefs en justice. On ne saurait
mieux offrir une solution clé en main au malaise social, au
moyen de ce qui est, quoi qu’on dise, une offre
« technoscientifique » des psychologues. La
prédiction de Robert Castel touchant les psychologues des
années 80 se réalise : « la
présence de cette masse de qualification sans emplois pousse
à la création d’emplois correspondant aux
qualifications, et contribue ainsi au développement du champ
médico-psychologique et
médico-social »
[25]. Or les psychologues ont-ils les moyens de
jouer ce rôle de charnière ? J’aimerais
savoir, pour mentionner le rôle envisagé de tampon
entre les sujets et la technostructure médicale, ce qui
protégerait les protecteurs, et qui bloquerait la
judiciarisation des actes psychothérapeutiques censés
anticiper la judiciarisation des actes médicaux... Sans
compter le décalage suspect entre le discours humaniste,
anti-scientiste, et l’offre plus tactique d’un
pansement psychosocial là où ça fait mal. En
somme, psychiatres et psychologues sont profondément
atteints par l’affaire du statut des
psychothérapeutes : c’est le
périmètre de leur pratiques légitimes qui
tremble sous le coup de la demande sociale. Et si les psychologues
en profitent pour s’aventurer, au moyen même de cette
pression sociale, sur la chasse gardée des psychiatres, ces
derniers se barricadent derrière un positivisme de bon aloi
— ce qui pourrait, si l’on n’y prend garde,
rallumer les feux de l’anti-psychiatrie la plus bête.
Or, le commun dénominateur de ces deux mouvements est
simple : c’est l’incapacité à mettre
en perspective critique le mythe de la « demande des
usagers », tenue pour un fait brut.
Ces trois obstacles à l’élaboration des bonnes
questions semblent donc déboucher sur des questions de
sociologie : que sait-on, au juste, du public qu’on
s’empresse de protéger, qu’on aplatit sur le
seul rôle des « usagers », et plus
généralement, de la fonction sociale des soins
psychiques (informels ou véritablement
thérapeutiques) dans le champ actuel de la santé
mentale ? Que sait-on, ensuite, des
« psys », tels qu’on les amalgame
(universitaires et non-universitaires, employant des techniques
reconnues ou pas, et
sans que ces deux dimensions
coïncident toujours) ? Va-t-on aujourd’hui
remplacer l’enquête empirique sur qui, quoi et comment,
par un « principe de précaution »
appliqué lui-même
sans précautions
?
*
Or que sait-on donc, sociologiquement, de ces
problèmes ? La réponse est claire :
rien.
Je n’ai aucune volonté provocatrice : que le
lecteur essaie d’évoquer
une
référence bibliographique majeure sur
l’évolution des traitements psychothérapiques
considérée comme problème social et politique,
depuis les années 80, une étude
épidémiologique de l’INSERM, le moindre rapport
du Ministère de la santé ; en sociologie,
quelques chapitres dispersés
[26] ; en économie de la
santé, le néant. Le sondage BVA dont j’ai
parlé plus haut n’est significatif de rien, ai-je
dit : je me reprends, il est significatif, accompagné
de ses commentaires biaisés, du vide qu’il sert
à couvrir. Il semble qu’après la magistrale
Gestion des risques de Robert Castel, en 1981, il y a
presque 25 ans, la recherche sur le domaine se soit
entièrement tarie
[27].
Voilà pourquoi ce livre offre une base commode : en
mesurant les décalages entre ce qu’il prédisait
et ce qu’on peut observer aujourd’hui, le
phénomène actuel pourra
peut-être donner
lieu à des hypothèses moins soumises aux passions que
celles qu’on nous assène en ce moment comme des
évidences — qui imposeraient, en plus, des plans
d’urgence.
Robert Castel énumérait trois axes qui paraissaient,
en 1981, commander l’évolution à venir de la
santé mentale, autour des psychothérapies
envisagées comme des faits sociaux, scientifiques et
politiques : « [1.] un retour en force de
l’objectivisme médical qui replace la psychiatrie dans
le sein de la médecine générale ; [2.]
une mutation des technologies préventives qui subordonne
l’activité soignante à une gestion
administrative des populations à risques ; [3.] la
promotion d’un travail psychologique sur soi-même qui
fait de la mobilisation du sujet la nouvelle panacée pour
affronter les problèmes de la vie en
société »
[28]. Je propose de reprendre ces entêtes
avec l’hypothèse que l’amendement Accoyer, dont
il est vain de croire qu’il tombe du ciel, marque dans un
processus ancien une césure définitive.
1. Le retour dans le giron de la médecine
générale est
aujourd’hui devenu un mot
d’ordre de la psychiatrie universitaire dont
l’intelligence exacte est cruciale. Il a de multiples
significations, mais on peut exploiter ses incidences sur les
psychothérapies pour apprécier la force des courants
qui portent l’appel à la réguler. Car ce mot
d’ordre consomme la captation du discours légitime en
psychiatrie par les enseignants des facultés, au
détriment des psychiatres du cadre, ce que parachève
depuis peu la confiscation totale des internes par les
hôpitaux universitaires. Or, l’élite
académique étant sélectionnée par le
biais tyrannique de la publication dans des revues à
impact-factor élevé, leur excellence se mesure
à la virtuosité dans le maniement de la
psychométrie, et moins au talent clinique qu’aux
compétences neurobiologiques
[29]. Ce qui a changé, toutefois,
c’est l’émergence de neurosciences
psychiatriques enfin intéressantes ; elle a
dédouané la psychiatrie universitaire de la tare de
conservatisme réactionnaire dont parlait encore Robert
Castel, et qui, dans les années 70, avait
déclenché l’insurrection des hospitaliers du
cadre, plus engagés socialement. Il y a de meilleures
raisons, en 2003, de faire confiance au progrès scientifique
en psychiatrie. Or la TCC, type de la thérapie objective,
quantifiable (donc publiable par les journaux médicaux
indexés), viendrait aussi, croit-on, à la rencontre
des besoins des hôpitaux qui gèrent le gros des
malades. Car si ces derniers déshospitalisent sous la
contrainte budgétaire, l’externalisation des patients
crée des besoins de suivi considérables, et implique
de faire d’emblée barrage à l’occupation
des lits qui subsistent par de petits névrosés de
ville. Entièrement conjugable avec les psychotropes, la TCC
apparaît dès lors comme la panacée
[30]. Le principe
d’évaluation permanente qui la régit comble les
technocrates, d’autant que sous sa forme standardisée,
la TCC accepte de réadapter un patient en fonction de son
idée de la normalité (on y liquide un symptôme
« local ») sans interroger la demande de soin
elle-même, ni la personnalité. Du coût, le
ratio coût/bénéfice se chiffre. Quant
aux soupçons éthiques qui grevaient les
thérapies
comportementales des années 70, ils
sont balayés : l’éthique est devenue un
paramètre, mis en balance avec l’utilité
sociale ou privée — voire quelque chose dont on pourra
poser la question, mais une fois le symptôme traité...
C’est l’abstention médicale traditionnelle
à l’égard des usages de la santé
recouvrée. Mieux, comme ces thérapies sont aussi
cognitives, elles échappent au reproche de
n’impliquer aucun « travail sur
soi » : le soi existe, dans la TCC — avec ce
paradoxe, dont la réalité est désormais
statistique, de passerelles multiples entre TCC et
psychothérapies dynamiques, des patients décidant de
poursuivre en psychanalyse l’exploration de ce soi, ou
à l’inverse, contents de leur psychanalyse, venant en
TCC pour liquider un résidu de symptômes
[31]. Cependant,
l’appropriation par les universitaires du discours
scientifique légitime coïncide, en face, chez les
psychiatres du cadre, avec une crise intellectuelle intense.
Littéralement esclaves de dispositifs sociaux qui faisait la
raison d’être du secteur à la française,
mais qui, avec la pénurie, dévorent désormais
leurs forces vives, les services ne transmettent plus de savoir
clinique autonome. Quant à la psychothérapie
« institutionnelle », ce pilier de
l’
ethos psychiatrique depuis Esquirol, le
désert croît. Car qu’est-ce qu’une
institution peu à peu dépouillée de son
personnel ? On assiste alors, par un renversement inouï,
au retour de certains psychanalystes à
l’hôpital, mais non plus, comme dans les années
70, pour contester le modèle asilaire de la maladie
mentale : pour y refaire des présentations de malades
(!) et maintenir la mémoire de la clinique des
« classiques » (c’est frappant chez les
lacaniens, qui ont republié quantité de travaux
historiques). Ailleurs, les thérapies familiales font
l’objet d’investissements passionnés. Mais
partout, sans doute pour préserver
a minima la
dignité intellectuelle de l’activité soignante,
les psychiatres s’agitent. On peut alors redouter deux
choses. La première, ce sont les effets ponctuels de la
disparition de la prise en charge totale, sinon totalitaire, qui
était autrefois la norme pour les malades mentaux. Au mieux
« vus », mais sûrement plus
« suivis », ces derniers recherchent
hors-hôpital qui les accompagnera. Il faudrait
d’ailleurs vérifier l’impression banale des
psychanalystes non-médecins qui voient sonner à leur
porte des psychotiques las des files d’attente du service
public et de la superficialité des entretiens qu’on
est malheureusement réduit à leur accorder
[32]. La seconde, plus
générale, est que la dialectique de l’individu
moderne ne se réduit pas au mythe des « usagers
de la santé mentale ». Rien ne prouve que
l’intention louable de satisfaire le client dans des
structures contrôlées n’engendre pas
mécaniquement, à la marge, un refus armé de
laisser médicaliser tous les troubles. Les passerelles entre
TCC et autres thérapies,
l’éclectisme,
en somme, des démarches, sont à ces égards
significatifs. L’usager-citoyen pourrait aussi
préférer la
non-intervention de l’Etat
pour des raisons de fond
[33]. De toutes façons, les droits
concédés à l’ usager-citoyen de la
santé mentale ne le sont que dans un cadre
médico-administratif qui vise surtout à se
protéger de ses plaintes. Les thérapies
alternatives non-conventionnelles ont alors de beaux jours devant
elles, surtout si la prescription de psychotropes par les
généralistes continue à servir de base et
l’indication de psychothérapie de supplément.
On pourrait même voir, je le redis, se rallumer
l’incendie de l’anti-rationalisme anti-psychiatrique le
plus néfaste.
2. Touchant la seconde thèse de Robert Castel, il est
clair en ce moment que tout le projet
« disciplinaire » de la santé mentale,
si redouté des intellectuels de gauche des années 80,
s’est entièrement effondré
[34]. La gestion des populations à
risques n’a plus besoin de caution psychiatrique forte. Le
traitement social de la misère suffit. Franchement, pour le
fonctionnaire de mairie distribuant de maigres secours, quelle
différence
pratique entre un psychotique, un peu
délirant et agressif, et un chômeur en colère,
analphabète et alcoolisé ? L’aiguillage
diagnostic et l’expertise psychotechnique, s’ils
n’ont pas disparu, semblent aujourd’hui les
dernières pudeurs d’un âge d’abondance
médico-sociale révolu. Robert Castel identifiait
à l’époque une double tendance :
d’une part, une volonté de psychiatriser-psychologiser
la condition de
populations à risques, et
d’autre part, la promotion
individuelle d’un
« potentiel psychologique » à
intensifier. Mais un second double mouvement, superposé
à et non complémentaire au premier, naît sous
nos yeux, qui importe suprêmement aux
psychothérapies : en somme, l’amendement Accoyer
formalise l’émergence d’une notion
élargie de santé mentale (plus seulement
psychiatrique ni psychologique, mais tendant à
légiférer sur le bien-être en
général) entendue comme un enjeu
collectif, et
il inscrit dans ce cadre le projet d’une prise en charge
d’
individus à risques que la loi doit
protéger en tant qu’individus. Ce sont là des
processus de fond, et on voit pourquoi l’amendement Accoyer
traduit une anxiété compréhensible devant la
zone floue qui voit les
mêmes anciens agents informels
du « potentiel psychologique » à
intensifier, lesquels ne dérangeaient pas grand-monde et
faisaient plutôt sourire, lentement s’approprier des
plaintes plus graves, plus médicalisables, sans qu’on
ait vu où la ligne jaune était franchie. Certes, cet
amendement pourrait évoluer dans sa forme ; mais les
problèmes auxquels il tentait de faire face, même sans
le savoir, restent. Qu’on médite ainsi sur
l’explosion de la victimologie, sur le recours confusionnel
à l’idée de traumatisme, sur l’exigence
de « cellules psychologiques
d’urgence », non seulement suite aux catastrophes,
mais, on l’a vu, à l’annonce d’un
licenciement collectif
[35]. Car, pour aller vite, dès le moment
où le fait que la plainte du traumatisé ne soit pas
« entendue » (
i.e. entendue comme il
faut qu’elle le soit de son point de vue
à lui)
est considéré comme un
redoublement de son
traumatisme, tout le surplomb objectivant du praticien traditionnel
de la santé mentale sur son « cas »
paraît barbare. Or la prolifération des
traumatisés est un fait social (que de nouveaux
harcèlements, sexuel, moral, etc., construits comme des
pathologies mentales !). A cet appel à être
entendu, fait pendant une offre
« d’écoute » tous azimuts. Or,
loin de préserver, comme le suppose Jacques-Alain
Miller
[36], un
îlot de subjectivité dans le monde cruel de la
technomédecine, elle risque de prendre à revers tous
ceux qui n’ont que leurs titres de science à opposer
à l’empathie un peu poisseuse des écoutants
humanistes ; voire de servir à désigner les
esprits critiques, et je pèse mes mots, à la vindicte
populaire. Il y a là, en tout cas, une
inépuisable
ressource pour des psychothérapies alternatives qui se
serviront, à n’en pas douter, de
l’anti-scientisme comme d’un étendard. Nulle
loi, sauf à être longuement pesée, ne fera
obstacle à cette radicalisation, si elle ne
l’accélère pas. Or c’est là, je
crois, un réseau de faits sociaux infiniment plus
prégnants que le mythe bureaucratique de l’usager de
la santé mentale. Il devrait susciter des pouvoirs publics
plus d’attention qu’aux rumeurs et aux scandales
ad
hoc. Car « l’individu à
risques » (la victimologie en offre un exemple parmi
d’autres) mérite un examen dont les modalités
sont presque toutes à inventer. Toute loi sur les
psychothérapies aurait besoin de s’en informer,
plutôt de ne voir
que ce que la bureaucratie sait
gérer par ailleurs : des
« usagers » gentiment organisés en
associations-partenaires, occasion, enfin, de
se
défausser de responsabilités publiques en les
privatisant par consensus
[37].
3. C’est alors l’évolution de la culture
psychologique
de masse qui doit nous intéresser.
Comment, tout d’abord, est-on passé de pratiques
plutôt libertaires, voire opposées à la
société de consommation, qui visait
l’épanouissement du soi (la
«
self-activation » d’Abraham
Maslow) et la réconciliation avec le corps, à ce
colossal marché de la performance individuelle qui
s’est approprié, à l’inverse,
l’idéal d’une surnormalité heureuse, et a
ainsi
psychologisé
« l’idéologie de la
réussite » ? (Claude Boiocchi)
[38] Comment, ensuite, le
« développement personnel » (DP), qui
se transforme depuis les années 80 sur cet axe, a-t-il pu se
présenter comme base pour des thérapies, au point
d’inquiéter les pouvoirs publics ? Voilà
qui force des aveux gênants. Car il faut savoir que 10% des
livres vendus dans le monde sont du DP. Un monument de la
littérature
New Age comme
La prophétie des
Andes, de James Redfield, a atteint 100 millions
d’exemplaires. La cassette-vidéo d’Anthony
Robbins,
Personal Power, a trouvé 25 millions
d’acheteurs à 69,95$ pièce.
La puissance de
la pensée positive de Norman Peale, traduit en des
dizaines de langues, s’est vendu à 15 millions
d’exemplaires. Des groupes de presse internationaux, comme
l’ancien
Vivendi Universal Publishing, ont
manœuvré pour s’assurer le contrôle de
collections si rentables (comme les Presses de la Renaissance). A
la différence de ce qu’observait Robert Castel, le
phénomène n’est plus marginal. Les classes
moyennes et supérieures dévorent du DP ; ses
stratégies ont été intégrées par
de grandes entreprises, pour sélectionner à
l’entrée puis pour ventiler leurs cadres et entretenir
la « capacité au changement ». Pour
marquer fortement les choses, l’irrationalisme dans la
« direction des ressources humaines »
présente peut-être un danger
beaucoup plus grand
pour la santé publique que les manipulations
imputées aux sectes ou aux psychothérapeutes
informels ; le mettre en évidence serait toutefois
moins consensuel. Or cela, tout le monde en parle dans les milieux
médico-psychologiques, mais personne ne sait
l’analyser. Il faudrait donc s’immerger dans cette
littérature, et chercher comment s’est
opérée la dérive qui, de l’apologie
d’une surnormalité épanouie, a conduit à
remédier aux déficits ponctuels de tel ou tel dans sa
vie professionnelle ou sentimentale, pour évoluer
peut-être vers des pratiques prenant l’ensemble
de la vie en charge, troubles psychiques compris, et qui
concurrenceraient
peut-être les psychothérapies
sérieuses sans avoir jamais l’air d’être
autre chose que des « thérapies pour
normaux ». Les modalités de cette
évolution, et surtout, si elle est si claire et si
dangereuse que cela, sont aujourd’hui inconnues. Et il est
quand même curieux de légiférer sur des
techniques dont on ignore
tant : nombre de clients,
distribution par catégories socio-professionnelles,
répartition géographique, sommes en cause, cadres
juridiques, nature des pratiques suspectes, effets
thérapeutiques, idées qu’elles se font de leur
identité et de leur légitimité, origine
historique, parcours-types, etc
[39]. Il a suffi qu’on découvre que
n’importe qui pouvait se dire
« psychothérapeute » pour qu’un
fait de société aussi dense devienne la cible de
velléités d’encadrement légal,
justifiées
a posteriori par des scandales dont nul ne
sait s’ils sont exemplaires ! On se gardera donc
d’accroître la confusion, en pointant cependant
plusieurs éléments aisés à
vérifier. Le premier, crucial pour comprendre le jeu des
« psychothérapeutes
non-académiques », c’est que ce jeu est un
double jeu. Carl Rogers, mort en 1987, inventeur de la
client-centered psychotherapy, l’a bien
formulé
[40]. Le
patient, dit-il, ne doit pas être un patient, mais un
client. Double jeu, double gain : cela fait du bien aux
gens de se voir autrement que comme des malades, même
s’ils sont venus exposer de graves difficultés
mentales, et protège aussi le thérapeute, qui
engrange le bénéfice d’une demande de soins
implicite et déculpabilisée, mais sans pratiquer
illégalement la médecine. Ainsi, il n’y a plus
que deux personnes face-à-face dont, à la limite, il
est presque « indifférent de dire que l’un
est le thérapeute et l’autre le patient »
(Claude Boiocchi). Une autre astuce est la promesse
implicite de guérison dans l’adoption
d’un style de vie psychologiquement régulé, en
groupe, ou seul. Son moyen typique est le commentaire extatique du
client dans les préfaces ou sur les quatrièmes de
couverture des livres de DP : là, le client assume seul
la réalité vécue de son mieux-être, sans
que son maître à penser ait fait autre chose que
donner l’exemple. Or il s’agit souvent de
dépressions, de phobies, d’épisodes
névrotiques sévères — au point
qu’on enrage qu’il n’existe aucun délit de
guérison illégale... Ce dispositif, il faut enfin
l’avouer, restera
insaisissable. Social (sinon
enraciné dans des structures psychiques profondes), il fuira
par les mailles du filet, si serrées soient-elles. Exquise
impudence, un site en ligne de psychothérapeutes informels
proposait d’ailleurs l’ultime parade à
l’amendement Accoyer : se dire non plus
bio-énergéticien, sophia-analyste, mais
« psychothérapeute
européen » — ou bien psychanalyste,
puisque leur statut serait mis à part...
[41]
*
C’est donc sur la psychanalyse que j’entends
conclure.
Il est vraisemblable que l’amendement Accoyer frappait
paradoxalement à peu près la seule
psychothérapie pratiquée par des non-médecins
et des non-psychologues sur laquelle on puisse avoir des garanties,
tout en n’empêchant pas que les pratiques douteuses se
perpétuent. (
Mutatis mutandis, on risque une
législation aussi fragile que les lois anti-sectes, qui
mordent sur les libertés publiques et s’exposent
à l’arbitraire des tribunaux.) La première
menace sur la psychanalyse est le tarissement de son recrutement
hors du milieu médico-psychologique. Mais c’est une
forte
caution, je pense, que des linguistes, des juristes,
des sociologues, des philosophes, des biologistes ou des
mathématiciens, se destinent à cette discipline, et
se plient aux formations dispensées dans des institutions
qui existent depuis des dizaines d’années, et dont les
travaux sont célèbres. C’est même le
champ entier de la santé mentale qui s’est ouvert en
grand aux sciences sociales ces dernières années,
précisément pour se mettre au diapason de son objet.
Il faudrait alors estimer combien, ni psychiatres ni psychologues,
ont un statut de psychanalyste reconnu dans leurs
sociétés, combien aussi y prétendent qui
n’ont pas l’ancienneté requise. Car comment les
sociétés de psychanalyse les
défendront-elles ? Et quelles sociétés
seront accréditées pour en garantir la formation (la
Société Psychanalytique de Paris rappelle à
qui veut l’entendre qu’elle est la seule
« déclarée d’utilité
publique », mais d’autres y songent) ? Le bon
sens recommanderait, je crois, d’être
généreux : quel responsable politique
risquerait de mettre en péril le suivi de nombreux malades,
qui ne sont pas tous de petits névrosés, en
déqualifiant soudain leurs soignants ? Or dans
l’ambiance sécuritaire du temps, avec
l’application auto-destructrice du principe de
précaution qu’on invoque sans cesse, le bon sens
prévaudra-t-il ? La seconde menace pour ces
psychanalystes (hors-cadre ou pas) est la constitution d’un
délit d’exercice illégal, non plus de la
médecine, mais de la psychothérapie. L’Ordre
n’attaque plus les psychanalystes depuis sa victoire en 1953
dans l’affaire Clarke-Williams
[42]. Or les psychanalystes qui sont
de
fait des psychothérapeutes (je l’ai dit,
c’est sans rapport avec la représentation qu’ils
se font
entre eux de leur rôle) seraient
exposés à des poursuites auxquelles
échapperaient ceux qui n’ont pas de
« patients », mais, plus finauds, des
« clients ». C’est absurde. Or
c’est une menace. On voit mal comment éviter, du coup,
de formaliser leur statut. Mais le troisième danger
concernerait alors la sociologie des psychanalystes : si les
praticiens deviennent dépendants d’instances
professionnelles, la menace d’en être exclu pour
déviance deviendra maximale : ce sera pour beaucoup, ou
en formation, ou bien ni psychiatres ni psychologues, une
épée de Damoclès. Après avoir voulu
rejeter toute contrainte « ordinale »
para-étatique, quantité d’associations devront
l’incorporer de force, en mettant en péril
l’indépendance tant chérie des opinions et des
parcours. Enfin, le risque, dit-on, serait extrême
d’une distorsion de l’offre au profit de
thérapies remboursées (la TCC, bien sûr, parce
qu’elle est plus mécaniquement évaluable), la
psychanalyse ne l’étant pas. C’est moins clair.
Rien ne permet de penser que les gens qui s’adressent aux
analystes exigeraient des feuilles de soin, et qu’ils
renonceraient en cas contraire. Mais rien n’empêche de
le craindre. D’après des membres des commissions
réunies avant l’amendement Accoyer, on aurait juste
voulu raccourcir les files d’attente du service public en
accréditant quelques psychothérapeutes
extra-hospitaliers ; aller au-delà serait une charge
écrasante (peut-être 3 milliards d’euros par
an) ; le danger lié aux remboursements paraît
donc un peu plus lointain.
Or s’il est lointain en France, ce n’est pas sans
raison. Il est très présent en Allemagne, par
exemple, où la psychanalyse et toutes les
psychothérapies, soigneusement encadrées par les
compagnies d’assurance, en ont été presque
détruites — sans doute à cause de ce
système, mais sûrement pas uniquement à cause
de lui. Car on ne peut détacher ces faits de la crise
particulière de la culture en Allemagne, comme du genre de
psychanalyse qui y fut réimportée des Etats-Unis
après 1945, et qui y a prospéré sans
enracinement intellectuel ni culturel. Or, à mon avis,
c’est exactement la raison pour laquelle l’amendement
Accoyer devrait être pour la communauté
psychanalytique française l’occasion d’une
remise en cause de son « imaginaire
professionnel ». Si la psychanalyse veut incarner la
psychothérapie non strictement médicale de
référence, le prix à payer est en effet, au
terme de cette étude, assez évident. Il est tout
simplement impossible aux psychanalystes de continuer à
entretenir le mythe de l’innocence politique de leur
pratique, comme de refuser, au nom de la pureté de la
doctrine, d’assumer les effets de sa distorsion dans la
culture. Or cela impliquerait peut-être une nouvelle forme de
division intérieure co-extensive à
l’identité de psychanalyste, du moins chez ceux qui
peuvent la soutenir : au lieu de surprofessionnaliser les
cures et de jauger le talent à l’étendue de la
clientèle, on devrait sans doute consacrer une part
essentielle de son temps à prouver hors-ghetto les effets
singuliers de la psychanalyse. Mais il ne s’agit pas de
surinvestir le champ médico-psychologique : il
s’agit de la faire exister dans le champ de la sociologie, du
droit, de la littérature, que sais-je encore. On ne peut
plus sous-traiter cela aux vulgarisateurs. Or il est moins
gratifiant de parler
en psychanalyste à des profanes
que
de psychanalyse aux collègues. La timidité
polémique des psychanalystes est étrange, par
exemple, vu le monceau d’idioties qui s’écrit
sur Freud ; mais il est plus aisé de s’estimer
incompris des imbéciles que de les honorer d’une
réponse. Or tout cela pourrait finalement
s’avérer dangereux. Et je demande sérieusement
si les excellents propos sur l’éthique analytique ne
renforcent pas un culte de la pureté qui verse dans une
méconnaissance noire des conditions d’existence de la
discipline. Mettre en avant ceux qui sont psychanalystes
« et... » (juristes, médecins
non-psychiatres, artistes, etc.) sans leur imputer
d’échec à assumer les conséquences de
leur engagement, voilà en tout cas qui nous extrairait de
l’ornière du débat sur la psychanalyse
« pure » opposée aux
« psychothérapies psychanalytiques »
(sur des critères futiles) ; voilà aussi qui
liquiderait ces attitudes défensives où l’on se
réjouit de voir que ses adversaires font du Freud
« sans le savoir ». Seules, bien sûr,
une créativité riche et une lucidité
supérieures à tout ce que peuvent promettre les
formes bâtardes de thérapies post-psychanalytiques
aidera l’héritage de Freud à subsister. Or une
telle présence exige
un travail renouvelé.
Sinon, on pourra à bon droit un jour rétorquer que
l’éthique analytique, comme l’éthique
kantienne, a les mains pures parce qu’elle n’a pas de
mains. Et je rejette vigoureusement l’idée qu’il
ne s’agirait là que d’états
d’âme franco-français : Christopher Bollas,
dans des pages vigoureuses, pointe dans la même direction
à partir de son expérience du destin de la
psychanalyse orthodoxe en Grande-Bretagne
[43]. De deux choses l’une en effet :
comment invoquer sans cesse la nécessité pour les
psychanalystes d’avoir une formation psychiatrique ou
psychologique, alors que ces deux disciplines ont
évolués dans le sens d’une
répudiation toujours plus radicale de ce
qu’elles ont dû, un temps, à la
psychanalyse ? Pourquoi ce mépris insondable pour ceux,
au contraire, qui l’ont à ce point incorporée
à leur compréhension du monde culturel et
psychologique, que l’essentiel, peut-être, du
désir d’analyse procède désormais
d’eux, et que Christian Vasseur, avec une hargne
sidérante, désigne comme ces
« philosophes, écrivains, journalistes,
acteurs » qu’il faut faire taire en matière
de santé mentale
[44] ?
De toutes parts, on aura pressé Bernard Accoyer de revoir
son amendement. Mais, j’espère l’avoir
montré, il est porté par un processus historique,
médical, culturel, impliquant des stratégies de
pouvoir universitaire, des lacunes du système de
santé (qui dépendent parfois plus de la
pénurie actuelle que de vices de structure), des
règlements de compte idéologiques, des
facilités bureaucratiques,
et surtout, une
liste immense de points d’interrogation, auxquels il est
facile de tenter d’échapper à coups de
scandales circonstanciels. Que cet amendement soit modifié
ne changera strictement rien aux défis qui sont devant nous.
Modifié comme il le serait aujourd’hui
[45], il créerait
d’autres désordres : il est vain, par exemple, de
croire délimiter exactement ce qu’est une
psychothérapie « lourde », une seconde
de réflexion le montre. Et la prétendue sortie de la
psychanalyse du champ de la réglementation n’est
possible que si l’on réglemente justement où
elle commence. Mais plus généralement, depuis 25 ans,
on ignore, sinon tout de l’évolution de la
santé mentale en France, presque tout de la place qu’y
ont les psychothérapies. L’élucider avec
rigueur exigerait du temps. Ce temps, seul le législateur
peut imposer qu’on le prenne, et obtenir des
intéressés, universitaires, responsables
d’associations, de l’ANAES comme de l’INSERM et
du CNRS que ce temps soit utilisé comme il convient
[46]. Disant cela, j’ai
d’ailleurs bien conscience de prendre ici le contre-pied
d’opinions vivement défendues ailleurs (notamment par
Elisabeth Roudinesco, ou encore Yves-Charles Zarka), qui voient
dans toute cette affaire un abus de pouvoir de l’expertise
sociale, ou médico-sociale, se substituant plus ou moins
à une conscience politique collective qui ne devrait pas se
laisser imposer les nouvelles normes technocratiques de la
« santé mentale ». Mais je le
maintiens : il n’y a
justement pas
d’expertise réelle dans ce champ, elle manque au
contraire cruellement, et depuis assez longtemps. Et ce qu’on
peut craindre, c’est une loi portée par des
revendications catégorielles se masquant à
elles-mêmes, en toute bonne foi, d’ailleurs, les effets
destructeurs et même auto-destructeurs de décisions
mal éclairées.
A moins qu’une loi, une fois mis en balance les
problèmes qu’elle résoudrait et ceux
qu’elle créerait (et qui n’apparaissent, eux,
que si l’on élargit suffisamment la perspective), ne
soit ici, tout simplement, un peu trop.
[*] Je remercie,
pour leurs conseils et leurs avertissements, Jean Allouch,
Françoise Champion, Alain Ehrenberg, Sophie Mendelsohn,
Geneviève Morel, Jean Naudin, Marcelo Otero, Bernard
Rechtman et Henry Rey-Flaud.
[1] Cet amendement a
été voté à l'unanimité le 8
octobre 2003, devant une poignée de députés.
Depuis l’abandon, en 2000, de la proposition de loi Marchand
par Bernard Kouchner, personne ne pensait que le coup viendrait si
soudainement.
[2] Voir
Libération du 5 décembre :
« La colère des psychanalystes fait reculer
Accoyer », par Eric Favereau.
[3] Malgré ce
rejet de la psychanalyse (ou son
« dépassement »), ces
psychothérapies lui ont emprunté presque toutes les
conceptions théoriques, en les inversant, parfois, mais en
restant soumis à leurs problématiques. Qui oublierait
tout ce qu’elles doivent à Wilhelm Reich, le disciple
gauchiste et rebelle de Freud ? Et il est facile de deviner
sous les « niveaux » d’Eric Berne, le
fondateur de l’analyse transactionnelle,
l’héritage simplifié jusqu’à la
caricature de la fameuse tripartition moi, surmoi, ça. Ces
thérapies mettent souvent l’accent sur le corps
vécu, dans un rejet de l’intellectualisme freudien,
où l’inconscient est inféré. Si elles
font enfin appel aux groupes, c’est dans le rejet des
conventions sociales dominantes et aliénantes. Voilà
pourquoi, vus de loin, ces groupes psychothérapeutiques
« humanistes » ressemblent à des
sectes, alors que leur fonctionnement est fort différent
(comme l’atteste le
turn-over des clients et leur
approche consumériste-éclectique).
[4] Robert Castel,
La
gestion des risques : De l’anti-psychiatrie à
l’après-psychanalyse, Minuit, 1981. Ce livre est
la suite de
L’ordre psychiatrique : L’âge
d’or de l’aliénisme, Minuit ,1976.
[5] Sur cet aveu
d’infériorité théorique et
intellectuelle, extrêmement banal, et son peu de
conséquences pratiques,
cf. le
Journal
Français de Psychiatrie (2000) 11 :
« Etudes et commentaires sur les
psychothérapies » et (2001) 12,
« Psychothérapies : enjeux, éthiques
et politiques. Etudes et commentaires II ».
[6] Voir le dossier de
Psychologies (2001) 197, avec les commentaires de Serge
Ginger et Isabelle Taubes.
[7] Voir le
Journal of
the American Psychological Association, vol. 51, n°10,
octobre 1996.
[8] Les écoles
non-lacaniennes jugent, souvent mais pas toujours, qu’il y a
analyse à partir de 3 séances (de 45mn) par semaine,
allongé.
[9] Données
rappelées dans le rapport « Sur la pratique de la
psychothérapie » à l’Académie
de médecine, par les Prs Pichot et Allilaire en juin
2003.
[10] En 2001, le
rapport des Drs Piel et Roelandt, « De la psychiatrie
vers la santé mentale »,
Rapport de mission au
Ministère de la Santé, comptait 12000
psychiatres, et 36000 psychologues. On estime aussi à 6500
le nombre de psychiatres exerçant en libéral, et
à 4000 celui des psychologues travaillant en institution
(hôpitaux, centre médico-psychologiques, etc.). Mais
sur les 10 à 15000 psychothérapeutes supposés
en activité, dont un nombre avéré sont
dûment diplômés de psychologie clinique,
pratiqueraient-ils les techniques les plus étranges, 6000 au
moins n’auraient aucun titre officiel (et parfois même
pas de qualification acquise auprès d’une école
privée).
Là encore les évaluations varient. D’autres
parlent de 30000 psychothérapeutes, et selon qu’on
veut ou pas reconnaître leur titre, de 5000 psychanalystes.
En fait, seuls ceux que
comptent le rapport Piel et Roelandt
entrent dans des catégories vérifiables ; tout
le reste n’est qu’
estimation.
[11] Voyez son texte
à
http://www.psycho-ressources.com/bibli/psychotherapie-visage.html.
[12] Il n’y a pas
d’intrus...
[13] Ce sont encore des
études anciennes qui nous renseignent, telles le rapport du
CORDES en 1980, « Résistance à la
médecine et démultiplication du concept de
santé », dû à Jean Carpentier,
Robert Castel, Jacques Donzelot, Jean-Marie Lacrosse (un des rares
à s’intéresser au domaine après 1980),
Anne Lovell, Giovanna Procacci.
[14] Le monde,
30 octobre 2003, « De l’utilité sociale de
l’écoute »,
L’humanité,
1
er décembre 2003, « Le manifeste du
Forum des psys »,
Le Figaro, 5 décembre
2003, « La réglementation
dangereuse ». D’autres articles reflètent
cet état d’esprit : Elisabeth Roudinesco,
« Les faux-semblants de l’amendement
Accoyer »,
Le Monde, 23-24 novembre 2003.
[15] Voyez par exemple
le type d’affrontement qui a entouré
l’édition non-autorisée d’un
séminaire de Lacan, d’un point de vue sociologique et
délibérément extérieur : Maïa
Fansten, « La transcription du séminaire de
Lacan : oralité et textualité »in
Figures du texte scientifique, dir. Jean-Michel Berthelot,
PUF, 2003.
[16] Témoin le
début de cet éditorial de Charles Melman pour le
Journal Français de Psychiatrie (2000) 11:
« Une large offensive vis-à-vis des pouvoirs
publics et de Bruxelles a été
déclenchée par un consortium de groupes de
psychologues et de psychoactivistes pour obtenir la mise en place
d’un diplôme d’Etat de psychothérapeute.
[...] Ils ont même commandé à Afnor,
société d’experts habituellement chargée
de labelliser les cuisinières à gaz et les
réfrigérateurs, une étude pour définir,
après enquête auprès des praticiens et des
usagers, les normes de qualité du psychothérapeute
NF. Le résultat pourrait paraître surréaliste
si n’y manquait une pointe d’humour. Retenons toutefois
que le futur psychothérapeute trois étoiles sera
autonettoyant puisqu’il devra obligatoirement passer par un
"travail personnel sur lui-même" sans qui quiconque puisse
deviner les moyens de ce décapage ». La remarque
est juste. Mais suffit-il de suppléer un tel brevetage
industriel par un trait d’humour, justement, qui ne consiste,
en bonne doctrine, qu’à ce que les idéaux du
moi fasse bonne figure au sein du désastre ?
C’est
l’identité imaginaire qu’on
conforte ainsi (« Psychanalyste, c’est bien autre
chose ! » dit le surmoi au moi, pour le consoler),
ce qui a son prix, mais ne fait pas le poids. Bien
supérieure est sa proposition récente d’un
simple « annuaire », confié à
l’ANAES, où les psychothérapeutes
déclareraient publiquement leurs titres à pratiquer
et leurs méthodes (à condition encore que le
contrôle de la vérité de cet annuaire ne
rétablisse pas l’inquisition).
La labellisation par l’Afnor, organisme saisi en 1994 par la
Fédération Française de Psychothérapie,
s’est heurtée à un écueil :
n’étant pas une instance de réglementation,
l’Afnor ne travaille que sur des consensus. Or il n’y
en a pas (ou alors négatif : le Conseil de
l’ordre considère qu’il existe des
« actes psychothérapeutiques », mais
nul besoin de spécialistes de cet acte, les
psychologues-cliniciens jugeant, eux, que leur diplôme est
une garantie), sauf celui, artificiel, qu’on crée en
ajustant des issues d’associations comme l’UNAFAM
(Union Nationale des Amis et Familles de Malades Psychiques) et les
revendications des groupes brocardés par Melman.
(Or le risque est justement de diluer la
représentativité d’associations majeures comme
l’UNAFAM, ou bien l’UNAPEI, si prudentes en
l’espèce, avec des groupes bruyants, comme
« Psychothérapie vigilance »).
[17] Le monde,
11 novembre 2003, « Les laissés-pour-compte de la
psychanalyse ».
[18] Il faudrait ici
aborder un autre aspect, juridique et non plus psychologique, de
l’expertise nouvelle appelée à se
développer dans ce
no man’s land du
déficit psychique de basse intensité et des droits du
citoyen : c’est la notion
d’« intégrité psychique »
qui émerge dans les procès pour harcèlement
sexuel ou moral. Voir Cyrille Duvert,
Sectes et droit,
Thèse de Doctorat en droit privé de
l’Université de Paris II, 1999.
[19] Françoise
Champion, dont c’est au CNRS le domaine de recherches,
témoignait il y a peu de la difficulté à se
procurer même les bulletins internes des mouvements
spirituels à vocation psychothérapeutique. Le milieu
est des plus complexes à pénétrer. Les
données sur les pratiques incriminées sont
d’interprétations contradictoires. Elles n’ont
justement rien du spectaculaire qu’on croit, et ne sont pas
forcément pathogènes sur tout le monde.
[20] Françoise
Sironi,
Psychologie de la torture. Penser le mal et les
bourreaux, Paris, Odile Jacob, 1999.
[21] Même dans
les instituts formant aux thérapies comportementales et
cognitives, l’idée que le thérapeute devrait
lui aussi se soumettre à la technique qu’il manipule
fait son chemin. Il faut dire qu’ils ont le vent en poupe.
Les demandes qu’elles reçoivent chaque semaine se
chiffrent par centaines. Les médias leur font une part
croissante, d’autant que des
best-sellers (Christophe
André, François Lelord) ont relooké leur image
de pratiques scientistes indifférentes au bonheur et
à l’épanouissement des individus.
[22] J’ai entendu
un professeur de psychiatrie, psychanalyste en formation, mais qui
publie en neurosciences, avouer, parlant de son intersecteur
infanto-juvénile, que si la psychanalyse ne faisant rien du
tout à ses autistes, elle soignait en revanche très
bien les soignants, les mobilisant sans cesse contre la
désespérance. Il ne lui en fallait pas plus. Ce
n’est pas du cynisme. Seule une véritable
passion
pour les fous mobilise années après années
les soignants. Or la psychanalyse, conçue comme une
expérience intime radicale, étendue à la vie
entière, est un des ressorts les plus puissants de cette
passion. J’ose dire qu’elle est aujourd’hui
irremplaçable dans ce rôle. Et voilà encore une
situation intraitable née de l’amendement Accoyer
retoqué : que faire quand la psychanalyse est la seule
« psychothérapie lourde » ?
[23] Roland Gori est
membre du Conseil National des Universités,
16
ème section (psychologie). Son rapport peut se
consulter sur :
http://www.oedipe.org/index.php/language=fr/actualites/rapportgori.
[24] Voire qui les
surprotège. Se croyant à l’abri de
l’amendement Accoyer grâce à leur DESS de
psychologie, bon nombre de praticiens découvrent que ce
diplôme ne suffit pas. Car, le titre de psychologue-clinicien
suppose en plus licence et maîtrise. En fait, les
facultés de psychologie ont attiré des
spécialistes d’autres sciences humaines, parfois
très qualifiés, pour relever leur niveau et augmenter
leur volume d’étudiants. Mais elles se sont
gardé de leur procurer un sésame professionnel, vue
la pénurie de débouchés : il y a en
France aujourd’hui plus de psychologues en formation que de
psychologues en exercice.
[25] R. Castel,
p.141.
[26] Par exemple chez
Alain Ehrenberg, Marcel Gauchet et Gladys Swain. Comme c’est
infiniment moins connu, je signalerai toutefois, en philosophe, les
remarques d’Alasdair MacIntyre dans
After Virtue
(Duckworth, 1985), qui spécule avec
ingéniosité sur le remplacement dans l’univers
moral actuel, des trois « personnages-types »
du 19
ème siècle impérial allemand,
par exemple, l’officier prussien, le professeur
d’université et le social-démocrate, par le
manager, l’esthète-hédoniste riche et le
psychothérapeute (p.27-30). Ses raisons sont complexes, je
ne les débats pas. Mais nous serons un jour à la
recherche de covariations fines, et celle-ci n’est pas la
plus inepte.
[27] C’est
presque un problème sociologique que l’éclipse
soudaine des grands sujets sociologiques. Je citerai quand
même un bon mais bref essai de Michel Lacroix,
Le
développement personnel, Flammarion, 2000 et du
même,
La spiritualité totalitaire : Le New Age
et les sectes, Plon, 1995. C’est en sociologie de la
religion qu’on trouve des recherches sur les
psychothérapeutes ! Voyez, outre Françoise
Champion, Martine Cohen.
[28] R. Castel,
p.15.
[29] Témoin ce
professeur, fin connaisseur de la psychiatrie
phénoménologique, clinicien attentif à ses
patients comme des sujets, mais qui doit sa chaire à des
publications d’immunologie sur la schizophrénie dont
il avoue sans mal le caractère circonstanciel.
[30] Cette
avancée discrète de la médicalisation des
psychothérapies par les TCC pèse lourd, et
séduit les médecins toutes disciplines confondues. Il
faudrait examiner avec soin pourquoi. Tout à l’inverse
des recherches patientes à entreprendre, le
« Manifeste du forum des psys »,
rédigé sur un ton de Cassandre, déclare :
« Le communiqué [de Jean-François
Mattéi sur le rapport Cléry-Melin] et l'amendement
[Accoyer] sont les deux faces d'un même projet dont la
réalisation mettrait en coupe réglée la
santé mentale en France au bénéfice des
cliniques privées, et mettrait au pas la psychanalyse et les
psychothérapies au bénéfice des laboratoires
pharmaceutiques : nos professions sont en effet les principaux
obstacles empêchant le triomphe total des psychotropes, dont
les Français sont d'ores et déjà les premiers
consommateurs dans le monde ». Là encore,
où sont les preuves ? Et si, au contraire, bien des
psychothérapies n’étaient possibles que parce
que les psychotropes sont efficaces ? Cette théorie du
complot aux multinationales mélangée de course au
moins-disant pour s’attirer les faveurs de Bercy ne fait
qu’offrir le flanc à des réfutations
empiriques. Quant au rapport Cléry-Melin, portant
très généralement sur la santé mentale,
il méritait plutôt une lecture fine que de ces
accusations ; et il reflète des aspirations qui ne
disparaîtront pas magiquement parce qu’elles
déplaisent.
[31] Voir
là-dessus les constatations de Christophe André, dans
le
Journal Français de psychiatrie (2001) 11. Le fait
est d’autant plus troublant que dans les travaux
scientifiques, les thérapies psychodynamiques
(confusément définies, dans la plupart des cas)
servent de faire-valoir aux TCC ; elles sont ce que les TCC
doivent
remplacer. On mesure, ici comme ailleurs, le
décalage incroyable entre les stratégies
scientifiques et les usages sociaux.
[32] C’est
pourquoi une proposition de bon sens est celle de Marc
Strauss : que les futurs psychothérapeutes aient une
connaissance des grandes pathologies, laquelle ne
s’acquière qu’à l’hôpital.
L’usage banalisé de nouveaux antipsychotiques
(rispéridone, olanzapine) permet en effet à plus de
gens d’échapper aux structures fermées, et pour
dire le mot, d’avoir l’air plus
« normal ».
[33] Je pense aux
problèmes liés aux abus sexuels. La
non-dénonciation de crime, en ces matières,
l’emporte sur le secret médical. Aux Etats-Unis, par
exemple, voilà qui oblige les psychothérapeutes qui
veulent faire leur métier à se mettre directement en
infraction avec la loi. Ira-t-on se confier à
quelqu’un qui est forcé de révéler
à la justice ce dont il a connaissance ? Soumettra-t-on
les soins mentaux, le respect dû à
l’élaboration de la douleur, au dernier
« mal absolu » à la mode ?
Voilà un point en tout cas où le juridisme et la
protection des « usagers » menace
d’anéantir tout bonnement la dimension psychique
elle-même.
[34] Du moins en
France. Si l’on veut voir à quoi ressemblerait une
« société psychothérapeutique
avancée », il convient de se tourner vers le
Canada, où pratiquement tout, des incivilités
mineures aux crimes, fait l’objet d’une prise en charge
psychologique : Marcelo Otero
Les règles de
l'individualité contemporaine. Santé mentale et
société, Les Presses de l'Université
Laval, 2003.
[35] Voir tout
récemment « la victimologie en
excès »,
Rhizome, Bulletin national
santé mentale et précarité, 12, juillet
2003. On y lit comment un PTSD (
Post-Traumatic Stress
Disorder) aux formes faibles, sinon exténuées,
capte à la fin l’ensemble des souffrances liées
à des circonstances pénibles et les
réintègrent sous les concepts de la psychiatrie
moderne : thérapie cognitivo-comportementale,
prédisposition génétique, psychotropes, etc.,
avec, cependant, un
reste intraitable, qui légitime
une assistance psychosociale interminable.
[36] Le monde,
30 octobre 2003, « De l’utilité sociale de
l’écoute ».
[37] Avec la
progression de la culture psychologique de masse le besoin
d’interventions psychologiques est devenu proliférant
à l’intérieur même du système
officiel de santé publique, qu’on aurait cru
mieux capable d’endiguer des dérives. Songe-t-on
assez, ainsi, à l’évolution de la psychologie
médicale d’autrefois, presque purement descriptive,
vers des actes multipliés de « soutien
thérapeutique » aux mourants, ou vers
l’accompagnement des malades somatiques graves ? Et on
n’imagine plus, désormais, la psychologie scolaire
comme une pure machine à aiguiller : les parents
réclament des soins pour l’agitation,
l’échec, voire les dyslexies mineures. Et comment
fonctionneront les structures d’accueil pour
toxicomanes ? Bref : dans ces mailles serrées de
l’assistance psychosociale, la dimension
« psycho » est de plus en plus, en fait,
psychothérapeutique. Or il est patent que les acteurs de ces
réseaux (ni psychiatres ni psychologues, mais infirmiers,
assistantes sociales, orthophonistes, bénévoles,
etc.) seraient plongés dans les pires difficultés si
l’on formalisait de trop leurs pratiques : ils seraient
juridiquement menacés d’outrepasser leur
rôle. Mais assistance sociale et aide psychologique sont si
mêlées que l’efficacité des dispositifs
en pâtirait.
Or, l’effort des pouvoirs publics en vue de faire
émerger devant elles des associations ou des structures
privées qu’ils réguleraient de loin, tout en
contrôlant en aval leurs résultats, est un mouvement
de fond de toute gestion étatique. D’où le
problème : faut-il accepter cette
délégation indirecte, et si non, comment s’y
opposer ?
[38] Renseignements
puisés in Claude Boiocchi,
« L’idéologie de la réussite :
Décryptage d’une littérature à
succès », Diplôme universitaire de
l’Institut Français de Presse (IFP), 1998-1999,
non-publié.
[39] Les mêmes
questions se posent pour les psychanalystes, milieu opaque à
toute enquête. Les rares données dont on dispose
remontent au projet de l’APUI (Association Pour Une
Instance), qui, partie d’un assez mesquin problème de
TVA, avait suggéré en 1989, avec Serge Leclaire,
d’auto-organiser la profession avant que l’Etat ne
s’en charge. Quel tollé ! Car le refus de tout
contact avec l’Etat est conçu comme une preuve
d’innocence sociale par la plupart des psychanalystes —
comme si, en réalité, les patients n’avaient
jamais affaire à l’hôpital public ni à la
sécurité sociale, ou les psychanalystes au fisc ou
à l’université.
[40] Sur Carl Rogers,
voir
L’approche centrée sur la personne,
Anthologie de textes présentée par Howard Kirchenbaum
et Valérie Henderson, Randin, 2001
.
[41] En effet, les
ostéopathes, très mal vus par le Conseil de
l’ordre, on réussi,
via Bruxelles, à
imposer à la Cour de cassation qu’ils ne pratiquaient
pas illégalement la médecine. Or c’est un lobby
de psychothérapeutes
européens qui
réclamaient un statut ; et si seul le titre de
« psychothérapeute » est
protégé, c’est imparable. Quant à la
psychanalyse, son statut équivoque servirait bien sûr
de position de repli, avec pour conséquence que certains
psychanalystes
réclameront
d’eux-mêmes leur encadrement par
l’Etat...
[42]
L’e
stablishment psychanalytique de
l’époque l’avait défendue en
prétextant qu’elle ne faisait
« que » de la psychothérapie, et
encore, avec des enfants. Quelle redistribution des
cartes !
[43] Christopher
Bollas, « Quitter le courant » in
Courants
de la psychanalyse contemporaine, dir. André Green,
numéro hors-série de la
Revue Française de
Psychanalyse (2001), notamment p.238-242.
[44] Voyez
«
L’amendement à
l’amendement » qu’il propose. Christian
Vasseur, collaborateur dès le départ de Bernard
Accoyer, est un dirigeant syndical des psychiatres. Il est aussi
psychanalyste de la SPP.
[45] Voir encore
« L’amendement à
l’amendement » de Christian Vasseur, mais aussi la
formule que Claude Landman a proposée au nom de plusieurs
groupes psychanalytiques, "
Conception possible d'un amendement reprenant et
poursuivant le projet du Docteur B.Accoyer", qui ne
répond à strictement aucune des difficultés
que je soulève: ni la mise hors-jeu des
psychothérapeutes ni psychologues ni psychiatres
exerçant depuis moins de cinq ans, ni la question de savoir
comment protéger les psychanalystes qui font des
psychothérapies, et qui continueront, quoi qu'il arrive,
à être vus par leurs patients comme des
psychothérapeutes, ni le formidable pouvoir de pression
désormais entre les mains des grands appareils associatifs
sur certains de leurs membres dont la liberté de parole,
comme de démission en cas de désaccord, est
définitivement compromise sous peine de mort
professionnelle. Or il est admis que la moitié des
psychanalystes en exercice en France n'appartiennent à
aucune association, à cause de la longue histoire
d'anathèmes, de querelles personnelles, de népotisme
et de concentration des pouvoirs, jointe à la
stérilité intellectuelle, qui a fait tout leur charme
(surtout autour des années 80). Ce passé destructeur
est encore vivace, même si beaucoup de "non-inscrits", comme
on les appelle, ne seraient plus si éloignés de
collectifs où ils travaillent. Enfin, on voit mal comment
mettre la psychanalyse hors du champ de l'amendement
sans dire
en quoi elle consiste, et sans le faire garantir par l'Etat ou
une instance administrative quelconque; car il serait trop commode
de créer des sociétés de
« psychanalyse » où abriter les
fameuses pratiques réputées problématiques
(sans que personne d'ailleurs ne soit en mesure de au fond dire en
quoi), et d'autant que, historiquement, c'est presque toujours
à partir d'elle que sont nées les nouvelles
psychothérapies, et qu'on voit mal un fonctionnaire ou un
juge trancher aisément.
[46] Il n’en
prend pas le chemin : une proposition due à Claude
Estier d’une mission sur les psychothérapies a
été rejetée par le Sénat le 3
décembre. Il est vrai que le ministre Mattéi a fait
justement remarquer que publier une liste d'experts en la
matière susciterait une levée de boucliers des
oubliés ou des menacés.
