Quitte à dissoner peut-être dans un concert
d’éloges, je me propose dans cet exposé de formuler sur le Malaise dans la civilisation les réserves les plus fortes. Mes
objections ne seront pas d’ordre directement politiques, elles ne seront
pas non plus psychanalytiques, mais d’abord conceptuelles et
philosophiques. En fait, je soutiens que le Malaise, dans ses lectures
usuelles, est aussi fourvoyant pour la compréhension des faits sociaux
(psychosociologiques) que Totem et Tabou pour l’ethnologie
scientifique. Simplement, si personne aujourd’hui ne tente de faire une
ethnologie compatible avec Totem et Tabou, énormément de
gens supposent que le Malaise continue à fournir une
interprétation d’ensemble correcte du fait social. Enfin, si le
biologisme des pulsions si caractéristique des textes des années
20 est considéré comme un égarement théorique
à rectifier, et qu’on le rattache au contexte scientifique de
l’époque, nul ne se soucie de la source
épistémologique ultime de ce biologisme, qui est aussi celle de la
construction étrange du Malaise : le parti pris individualiste (au sens de l’individualisme méthodologique)
que Freud adopte unilatéralement dans sa lecture des faits sociaux
— et qu’il adopte en outrepassant complètement les normes
fixées à l’individualisme en sociologie par son contemporain
Max Weber. Cet individualisme, je vais dire pourquoi, se complique en outre
d’un fort biais naturaliste.
Ainsi, je ne me propose pas de mettre
en cause directement la psychanalyse dont Freud exploite les ressources dans le Malaise, avec des développements aussi difficiles que
célèbres sur le surmoi et la pulsion de mort ; mais de
critiquer la philosophie de la psychanalyse que Freud se fabrique
là au fur et à mesure sans mesurer, à mon avis, la torsion
spéciale que cette philosophie, aussi invisible que non-critique, impose
à son propos — torsion dont l’effet se révèle
éclatant avec l’exploration décisive que Bion a entrepris
des « groupes », puis dans le jugement négatif
qu’il fut alors conduit à poser sur la théorisation
freudienne du psychosocial. J’avancerai dans cette direction car Bion, en
digne kleinien, conserve le concept de pulsion de mort : sa critique ne lui
sert pas, comme à la « gauche freudienne », à
la rejeter du même pas que le contenu politiquement réactionnaire
du Malaise. Bien plus, il juge que les rectifications qu’il apporte
enrichissent le projet originaire de la « « psychologie des
masses ».
Le format réduit de mon intervention
m’impose de resserrer beaucoup le propos. Aussi vais-je simplement
énumérer les cinq points essentiels qui m’ont retenus dans
le Malaise, et par lesquels, à mon sens, devrait cheminer toute
démonstration complète de la thèse critique que je viens de
suggérer.
Touchant le premier point, je me contenterai de
marquer le glissement sensible que Freud impose dès les premières
pages du
Malaise. Sceptique à l’égard du
« sentiment océanique », Freud l’est sans
pouvoir complètement nier le fait que les cultures orientales semblent
avoir fait un choix inverse du nôtre, mais pas moins justifiable dans la
logique même de Freud. En effet, pour qu’il y ait illusion de
recouvrer le rapport primaire au grand tout, il faut déjà
l’avoir réellement perdu (et croire ensuite le regagner,
hallucinatoirement). Cela survit donc en nous par
« clivage ». C’est cette partie clivée qui
alimente notre forme toute occidentale d’effusion religieuse,
médiée par l’appel au Père, née de la
détresse originelle d’en avoir chu. Mais rien ne permet
d’exclure, justement, que le choix oriental de traiter en cela le moi
comme illusion, voire comme hallucination, le moi, et non le
« tout » effusif d’où il procède, serait
en quoi que ce soit moins humain, ou psychiquement
déviant
[2]. C’est le
choix de privilégier les intuitions individuelles et individualisantes
qui permet, en un second temps, de considérer le « sentiment
océanique » comme un retour du refoulé enraciné
dans le clivage initial. A cet égard, le choix de Freud est
l’opposé exact du choix schopenhauerien : dans la
séparation individuante, Freud
privilégie le même moi
que Schopenhauer dissout comme un effet superficiel du tout. Il n’en reste
pas moins qu’il s’agit d’un choix conceptuel, pas du
repérage d’une illusion intrinsèque. Au contraire, il faut
garder en réserve l’option inverse : que l’effet de moi
individuel soit lui-même quelque chose d’essentiellement illusoire.
Il semble qu’on ait là une indication sur les différences
substantielles qu’on observe entre Freud et Lacan touchant
l’identité moïque des individus et aussi leur jugement
contraire sur les sagesses orientales (chinoises,
bouddhiques)
[3].
Une fois ce
choix individualiste mis au jour, il faut lui reconnaître son assise dans
les idées de Freud sur la rationalité. Matérialiste
conséquent, Freud considère que la psychanalyse est d’abord
une analyse, et il pense en termes d’éléments dont la
composition produit les touts.
C’est la démarche standard des
sciences naturelles. Il est un peu vain d’en faire le reproche à
Freud, sauf qu’elle l’incline irrésistiblement à juger
plus scientifiques et plus rationnelles que les autres toutes les
démarches qui se modèlent sur cet idéal compositionnel et
surtout causal des « effets » de tout, et notamment, en
sociologie, des effets collectifs. A son époque, de tels paradigmes
étaient carrément dominants. On sait combien le prestige des
explications par l’hypnose et la suggestion était immense, qui
permettaient de réduire des faits sociaux comme la religion, par exemple,
à des interactions interindividuelles de fascination, dans la veine de Le
Bon et de Tarde. C’est à mon sens encore l’individualisme
biologisant de Freud qui le conduit à embrasser le
« psycholamarckisme », selon le mot de F. Sulloway. Car
l’idée que la vie sociale en elle-même puisse transmettre
culturellement et de génération en génération des
traits psychologiques aussi spécifiques que ceux attachés à
la vie pulsionnelle, c’est là une impossibilité formelle
pour Freud. La récurrence de tels schémas impose qu’ils
procèdent de la constitution même de la vie et des organismes
individuels. On est frappé à cet égard que Freud soit
psycholamarckiste pour des raisons assez homologues à celles de W.
McDougall : autrement dit, contre la théorie du conditionnement
social (McDougall est le grand adversaire du behaviorisme watsonien, à
l’époque
[4]), contre
l’idée, surtout, que l’univers des règles fixe quoi
que ce soit dans nos conduites avec la même force que les contraintes
causales exprimées en termes biologisants. Que Freud sache consciemment
que le psycholamarckisme est faux ne souligne que davantage la
nécessité radicale qu’il attache au point de vue
méthodologique dont cette conception procède.
Mais
comment s’articulent cette méthodologie naturaliste et
individualiste et le cœur vivant de la théorie psychanalytique. Je
suggérerai la chose suivante : dans une conception de
l’Œdipe tout à fait précise et qu’en un sens, la
vision profondément différente qu’en a donnée Lacan
permet de comprendre sous un jour nouveau. On a parfois remarqué, en
effet, que l’enfant phallique lacanien était radicalement
séduit, et donc soumis au désir maternel, et que ce désir
maternel ne trouvait sa régulation, dans la métaphore paternelle,
qu’en référence au père symbolique. Au contraire,
chez Freud, l’enfant œdipien est un agent fort vigoureux, la pulsion
agressive qui le régit le tourne activement vers la mère à
posséder sexuellement, et le meurtre du père n’a de
symbolique que son ancrage archaïque : tout comme l’inceste, il
est et demeure une sorte bien réelle de possibilité, appelant une
contre-action inhibitrice puissante. Mais c’est précisément
là le motif bien connu du père de l’individualisme
sociologique dans la pensée occidentale : Hobbes. Il faut supposer,
dans l’état de nature, dont l’enfance est le prototype
éternellement recommencé, une vigueur agressive de
l’individu originaire, qui va rencontrer du coup la loi civile comme une
contrainte externe à laquelle il ne sera jamais que partiellement
prédisposé, sans qu’on puisse jamais éradiquer le
penchant à la violence lié au fait qu’un individu est
véritablement, en essence présocial, et donc asocial. Car comme
dit Freud, très purement individualiste à cet égard :
« la liberté individuelle n’est pas un bien de
culture »
[5]. Non, elle a
son fondement dans l’indépendance de l’organisme
pulsionnel.
Voyez ce passage fameux du
De cive :
« Si vous ne donnez aux enfants tout ce qu’ils
désirent, ils pleurent, ils se fâchent, ils frappent leurs
nourrices, et la nature les porte à en user de la sorte. Cependant, ils
ne sont pas à blâmer, et on ne dit pas qu’ils sont mauvais,
premièrement, parce qu’ils ne peuvent point faire de dommage, en
après, à cause qu’étant privé de l’usage
de la raison, ils sont exempts de tous les devoirs des autres hommes. Mais
s’ils continuent de faire la même chose lorsqu’ils sont plus
avancés en âge, et lorsque les forces leurs sont venues avec
lesquelles ils peuvent nuire, c’est alors que l’on commence de les
nommer, et qu’ils sont méchants en effet. De sorte que je dirais
volontiers, qu’un méchant homme est le même qu’un
enfant robuste (
malus est puer robustus), ou qu’un homme qui a
l’âme d’un enfant ; et que la méchanceté
n’est autre chose que le défaut de raison en un âge auquel
elle a accoutumé de venir aux hommes, par un instinct de la nature, qui
doit être alors cultivée par la discipline, et qui se trouve
déjà assez instruite par l’expérience des dangers et
des infortunes
passées »
[6].
La
traduction de
malus est puer robustus est un lieu de dispute
traditionnel. Faut-il lire «
le méchant est un enfant
robuste », «
un méchant est un enfant
robuste », « un
enfant méchant est un enfant
robuste » ? Bayle, Rousseau, Diderot, Helvétius se sont
partagés sur ce point. Freud, qui ignore sans doute ces
polémiques, n’en retrouve pas moins le point de départ.
Dès le moment où c’est un organisme individuel qui composera
la société avec d’autres et sous la contrainte, et que la
vie sociale est en soi une renonciation pulsionnelle (quand bien même la
venue de la raison aux hommes serait
aussi liée à
« un instinct de la nature »), on ne peut plus comprendre la
pulsionnalité de l’enfant que, circulairement, comme une preuve du
bien-fondé de la genèse hobbesienne du social. La loi socialisante
sera donc une contrainte de forme conventionnelle et révisable. On sait
d’ailleurs, dans la correspondance avec Marie Bonaparte, que Freud
n’a absolument jamais estimé que la loi de la prohibition de
l’inceste avec la mère fut autre chose qu’une convention
historique révisable
[7]. Il se
trouve que dans l’état psychique actuel des hommes,
perpétrer cet inceste conduirait à une décharge
intolérable de culpabilité, écrit-il. Mais il
s’aventure aussi à juger qu’une analyse poussée
à son terme, ou bien d’autres circonstances socio-historiques,
éviteraient cette culpabilité. On est aux antipodes, à cet
égard, de la contrainte structurante
a priori dont est investie,
chez Lacan, la loi symbolique (au sens structuraliste) de
l’échange.
De plus, Freud y insiste : avant la culture,
et permettant d’en profiter, comme d’en abuser et enfin d’en
ressentir les ravages mortifères, il faut supposer des facteurs
strictement intrapsychiques. Il faut notamment supposer une mobilité, et
sans doute aussi une possibilité d’écartèlement,
touchant spécifiquement les objets et les buts de la pulsion. Qu’on
mesure bien cette difficulté : si l’on faisait de la vie
sociale en elle-même la cause explicative de la variabilité des
objets et des buts de la pulsion, c’est l’individuation corporelle,
ou mieux, organismique, des patients, dont on ne pourrait plus rendre compte.
Fantasmes et sublimations ne seraient plus que des effets induits par la demande
d’autrui et les représentations culturelles actuelles sur un
substrat vivant forcé et aliéné jusqu’au
tréfonds de ses besoins.
Seulement voilà : à
donner trop à l’individu organique et pulsionnel, Freud se trouve
dans la position gênante de savoir pourquoi même en
général la culture serait nécessaire, et pourquoi la
culture même existe en plus de la vie pulsionnelle, et la contraint du
dehors.
C’est en ce point que les paradoxes et les
explications
ad hoc semblent se multiplier dans le
Malaise.
J’en mentionnerai seulement quelques unes, suffisamment parlantes par
elles-mêmes. Tout d’abord, comment Freud peut-il croire que la
religion compense la douleur individuelle en la transfigurant en délire
collectif ? On ne voit pas pourquoi la religion ferait plus
qu’ajouter à la souffrance individuelle une nouvelle dimension de
la culpabilité. De plus, Freud reconnaît vite que les consolations
religieuses éventuelles sont manifestement illusoires aux yeux des hommes
eux-mêmes, dès qu’ils les rapportent aux souffrances
qu’ils endurent. Mais alors, pourquoi la religion ? Pourquoi
l’inutilité de la religion ?
L’impossibilité de rendre compte du statu intrinsèquement
collectif des représentations religieuses culmine d’ailleurs
à la fin du Malaise avec le recours complètement
ad hoc à un « surmoi social » pour exprimer les contraintes
morales que des sociétés entières font peser sur
elles-mêmes. Mais on voit sans mal la difficulté : si
l’on a besoin d’un tel surmoi social, qu’est-ce qui
empêche de penser que lui seul suffit : que l’individualisation
est un résultat de l’existence sociale (et encore, d’un
certain type de socialisation individualisante qui n’est nullement
universel, mais le propre de nos sociétés occidentales) ?
Autrement dit, qu’il y a une injonction spécifique à nos
sociétés à « être
soi-même », qu’on ne trouverait pas ailleurs (dans une
société de caste, par exemple), et que les formes
cliniquement pertinentes de la culpabilité et de l’angoisse
n’ont aucune base biologique déterminante, mais résulte de
l’individualisation forcée du rapport aux règles
sociales ?
Ou encore ceci : Freud se demande pourquoi
l’espèce humaine serait la seule engagée dans le combat pour
la culture. Sa réponse est qu’il ne le sait pas. Mais il est
bizarre de se poser une telle question comme si elle était susceptible
d’une réponse empirique, momentanément peut-être
inaccessible, je veux dire, d’une explication en terme de destin naturel
de l’espèce, alors que c’est la définition de
l’humain. Que Freud considère qu’on pourrait
« savoir » une chose pareille (simplement, on ne le sait
pas) est fort éloquent. Cela témoigne de l’équivoque
qui affecte depuis le départ la
Kultur : son concept
vise-t-il à élucider l’hominisation de l’homme, ou son
humanisation ? Si c’est l’hominisation, le contraire de
l’homme est l’animal ; et l’histoire du genre
homo ne peut être que celle du déploiement anhistorique de
ses virtualités naturelles (auxquelles on rattache la religion,
l’ordre politique, etc.). En revanche, si c’est
l’humanisation, c’est l’inhumain ; et seul l’homme
peut-être inhumain, nul animal, et c’est alors l’homme en
société qui produit l’homme individuel, y compris le mal et
l’agression. Il en ressort des contradictions que Freud enregistre, et
dont il dit ne pas savoir quoi faire. Quelles sont les origines du surmoi ?
Elles sont irrémédiablement doubles et dangereusement
contradictoires : d’une part, il y a la cause endogène du
surmoi, par retournement de l’agression innée, liée à
la pulsion de mort, contre l’individu lui-même, d’autre part,
par angoisse devant l’autorité sociale et intériorisation
des imagos parentales. Mais comme les lecteurs de Freud l’ont noté,
et au premier chef W.R. Fairbairn, les deux causes ne sont pas indispensables,
l’une peut fort bien dispenser de l’autre. Aussi lorsque Freud les
entrelace en les renforçant mutuellement l’une par l’autre,
on peut aussi faire commencer le cercle générateur du surmoi dans
la relation à l’objet externe, puis réalimenter la
culpabilité et l’auto-agression en comptant de façon
contingente sur le facteur pulsionnel intrapsychique et intra-individuel que le
naturalisme freudien, tout biologisant qu’il est, plaçait à
l’origine. Or dans ce cas, et ma référence à
Fairbairn n’est pas innocente, c’est de fil en aiguille
l’idée même de pulsion de mort qui
s’évanouit.
Enfin Freud se trouve contredit par la logique
même de son propre développement. Assurément dit-il, il est
difficile de comprendre comment les premières sociétés
humaines, unies par le travail et la sexualité, n’auraient pas
été au fond parfaitement heureuses. Il sait que les
sociétés primitives, à l’inverse de ce que dicte son
argument, connaissent relativement peu le poids accablant des règles
sociales. Il ne peut pas dire non plus à la fois que les contraintes
répressives sur la sexualité sont en leur fond arbitraires,
reprenant son argument de 1908, et que cet arbitraire s’impose de
façon cruelle et nécessaire contre la poussée pulsionnelle
de nos organismes. Ou plutôt si, il le peut, mais au prix d’une
vision contre-intuitive de cette répression sexuelle : en traitant
les valeurs attachées aux interdits comme des coercitions
concrètes, ce qui est absurde, car ce n’est pas parce que les
sociétés interdisent tel ou tel comportement sexuel en le
dévalorisant que ces comportements n’ont pas lieu et parfois,
à grande
échelle !
[8] Voilà
qui compromet la férocité toute mythique de la horde primitive et
des groupes de frères coupables qui lui auraient succédés.
Bref : Freud, à chaque pas, bute sur l’obstacle traditionnel
des genèses individualistes de la société humaine, qui est
que l’homme n’est pas d’abord « un loup pour
l’homme », mais qu’il le devient, parce que rien, pour
citer cette fois Spinoza, n’est « plus utile à
l’homme que l’homme », et que c’est du refusement
(
Versagung) de cette utilité que naît la plus haute
détresse et ces conduites bestiales qui font que le mal, chez les
humains, est en essence mal social.
« Si l’on accepte
de concevoir l’homme comme un animal de groupe, la conception apparemment
paradoxale selon laquelle le groupe est davantage que la somme de ses membres ne
présente plus de difficultés ». Après avoir pris
ainsi le contre-pied de toute méthodologie individualiste, W.R. Bion
continue : « J’ai l’impression que
jusqu’à un certain point, Freud n’a pas su intégrer
à sa théorie des groupes l’apport révolutionnaire
qu’il faisait à l’explication des névroses en en
cherchant l’origine, non pas dans l’individu lui-même mais
dans les relations
objectales »
[9]. Bion
s’explique : Freud a voulu déduire le groupe du
transfert ; ce qu’il faut faire, c’est l’inverse, et
comprendre comment le transfert est une certaine forme de groupe ou de
sous-groupe se formant dans un groupe. On ne saurait mieux récuser les
préjugés de Le Bon dont Freud est imprégné, et
notamment l’idée qu’un groupe réclamerait par principe
des illusions dont il ne peut se passer. Bien au contraire, il existe des
groupes « de travail », et des formes de conflit intragroupe
dont les phénomènes d’irrationalité sont un cas
particulier. Plus profondément, comme note Bion, le premier à
effectivement investiguer des groupes, « Freud voit le groupe comme
une répétition des relations d’objets partiels. Il
s’ensuit que pour lui le comportement des groupes se rapprocherait du
modèle de comportement des névrose, tandis que pour moi, il se
rapprocherait de celui des
psychoses »
[10]. Une
conséquence décisive de cette approche alternative, c’est
qu’il faut aller plus loin que la simple
extension œdipienne de la pulsionnalité individuelle à la vie sociale que
décrit Freud, et qu’il fixe dans
Totem et tabou puis dans le
Malaise, avec l’invention du surmoi, puis celui de la pulsion de
mort. Il faudrait arriver à penser que même l’Œdipe a
des composants plus élémentaires, et qui le produisent. Et la
vérification qu’en suggère Bion, c’est
l’explication autrement plus riche d’autres types de groupes et de
dislocations des groupes que Freud a recensés (comme la panique qui
saisit une armée en déroute ou la scission sectaire). Une telle
explication met en jeu des « éléments » de la
psychanalyse d’un degré de complexité inférieur
à celui des fantasmes, des rêves et des mythes, dont d’autres
arrangements, dont une autre économie, éclairent en outre le
fonctionnement psychique psychotique.
Mais peu importe ici : je
voulais seulement souligner combien il n’y a aucune espèce de
problème en psychanalyse à partir de l’homme comme animal
social. On y économise les apories constitutives de
l’individualisme, compliquées encore par un naturalisme biologisant
qui relève des choix philosophiques extrinsèques de Freud. Mais ce
point de vue, que je ne peux bien sûr qu’esquisser ici à gros
traits, n’est pas sans incidence, au-delà de la stricte discussion
philosophique, sur les utilisations idéologiques du
Malaise dans
ce qui prolifère de nos jours sous les espèces douteuses
d’une sociologie psychanalytique qui prétend, malgré Lacan
et même au nom de Lacan, redonner vie à la « psychologie
des masses » — en un mot, insuffler à Lacan
l’esprit naturaliste et individualiste de Freud, en naturalisant son
concept d’« ordre symbolique », et en inventant le
mythe extravagant d’un individu hypermoderne que la jouissance
pulsionnelle tournerait contre le lien social comme contre son ennemi. A cette
mythologie se rattache encore ce qu’A. Ehrenberg a excellemment
nommé le « mythe de l’affaiblissement de la règle
sociale » : la croyance, quand on ne comprend plus les mutations
des formes d’individualisation imposées par la vie sociale, que la
vie sociale elle-même est en train de se dissoudre, le
socius de se
délabrer, et autres billevesées catastrophistes. Qu’il y ait
en effet des mutations inégalement plaisantes des voies et
procédés de l’individualisation dans les
sociétés individualistes (qui, je le rappelle, ne sont pas toutes
les sociétés), c’est si vrai que c’en est plat. Mais
c’est une affaire qui se décide par l’observation, et dont la
portée ne saurait être que locale. Non : ce que je
dénonce, c’est l’exploitation psychanalytique du
Malaise pour construire une sociologie transcendantale de la
subjectivité moderne, radicalement pessimiste, qui croit dur comme fer
qu’il pourrait exister quoi que ce soit comme un individu asocial
réel, et qui en appelle à l’ordre symbolique comme Hobbes
à la loi civile pour tempérer du dehors une pulsionnalité
et une jouissance sinon
(auto-)destructrice
[11]. C’est
le ressort de jugements sur la vie sociale qui revendiquent
l’autorité, non de la psychanalyse, mais d’une certaine
philosophie de la psychanalyse qui domine le
Malaise. Que Lacan
mobilise une conception du social intimement durkheimienne aux antipodes de
l’individualisme, nul n’en a cure : l’effet de
prophétisme et la plus-value mondaine qu’on en retire emporte
tout.
En faisant passer le scalpel de l’analyse par les points que
j’ai énumérés, on constate enfin, et c’est
à mes yeux capital, que la récusation des conséquences
politiques réactionnaires ou bien du biologisme freudien n’implique
jamais qu’on renonce en tant que telle à l’idée de
pulsion de mort, ni à l’analyse clinique du surmoi. C’est sur
cela pourtant qu’ont achoppé les lecteurs de Freud, et
j’espère avoir rendu plausible qu’il était possible de
l’éviter.
[1] C’est même de ce
point de vue d’un « état de nature »
psychanalytique qu’on peut comprendre pourquoi
Kultur se laisse
conceptuellement traduire (philologiquement, c’est une autre affaire)
tantôt par civilisation, tantôt par culture. Le même cas se
produit avec « l’état civil » selon Rousseau,
notamment, avec la même ampleur de
sens.
[2] Il en ressort que
c’est une toute autre conception théorique de la relation de
séparation-individuation, que celle qui passe par le Père, et
celle qui passe par le sein. Autrement dit, je doute fort que la
référence au sein soit « empiriquement » plus
importante en clinique dans certaines structures, ou bien
« archaïques » et renvoyant à des couches du
psychisme que Freud n’aurait pas explorées. Non : il
s’agit d’un autre
concept de la relation
elle-même : de la relation à l’Autre et de la relation
au Tout que le sujet individué aurait constitué avec cet Autre. Le
syncrétisme produit plutôt de la confusion, à cet
égard. Le choix pour le Père est donc un choix
délibéré pour l’artificialisation radicale du rapport
à l’Autre ; Freud juge que seul il rend compte du fait de la
culture en tant que culture. Mais alors, on ne comprend plus bien le
départ constamment pris dans la vie pulsionnelle de l’individu
organique.
[3] Que Freud juge en
somme pathologique la voie orientale ou effusive, et l’annulation du
moi-illusion, on le mesure à l’assimilation implicite qu’il
fait entre le sentiment religieux-océanique, et la narcose. Or la narcose
est un concept physiologique du plaisir et de la douleur. On comprend alors
pourquoi, sur l’échelle du grand temps de la nature et de la vie,
plus aucune distinction civilisationnelle entre sociétés
esclavagistes ou sociétés libres, par exemple, ne compte vraiment.
Les esclaves avaient « leur » narcose. C’est
l’action sociale et l’histoire même (avec les
différences qu’elle cause) qui est balayée d’un revers
de main naturaliste.
[4] W.
McDougall (1871-1938) était l’auteur d’un
célèbre traité de psychologie sociale,
The Group
Mind, paru en 1920. Analysé par Jung, il est ironiquement connu pour
avoir démontré précisément la fausseté de
l’hypothèse psycholamarckiste à cause de la grande
qualité de ses procédures expérimentales. Introducteur de
l’idée d’une évolution des instincts, il est à
l’origine de l’éthologie
moderne.
[5] Freud,
op.cit., p.283.
[6] T. Hobbes,
De Cive/Le citoyen, ou les fondements de la politique, trad.
franç. de S. Sorbière, éd. de S. Goyard-Fabre, Paris,
Garnier-Flammarion, 1982,
p.73.
[7] Freud à Marie
Bonaparte, lettre du 30 avril 1932, citée in E. Jones,
Sigmund
Freud : Life and Work, Londres, Hogarth Press, III, p.484. Voir aussi
J. Forrester,
Dispatches from the Freud Wars :
Psychoanalysis and
its Passions, Harvard University Press, 1997,
pp.83-84.
[8] On notera à
cet égard qu’en sociologie, l’individualisme
méthodologique de M. Weber se garde bien du genre de naturalisme
biologisant qui meut Freud. Car pour Weber, les valeurs sont des raisons
causales de l’action. On peut donc être individualiste
méthodologiquement en sociologie sans être en plus
vitaliste.
[9] R. Bion
,
Experiences in Groups, trad. franç.
Recherches sur les petits
groupes, Paris, PUF, 1965,
pp.89-90.
[10] Ibid.,
p.124.
[11] D’où
le jugement critique que Robert Castel avait porté il y a longtemps sur
les virtualités du
Malaise pour une sociologie psychanalytique de
convenance, qui pousserait plus loin que Freud ne le fait lui-même le
projet de psychanalyser le lien social comme simple extension de la psychanalyse
des individus :
Le psychanalysme, Paris, Maspéro, 1973, entre
autres, pp.329-364.
de perception et