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Sigmund Freud


La scission du moi dans le processus de défense [1]

(traduit par Thierry Simonelli)


[Le manuscrit resté fragment porte la date du 2 janvier 1938. Le travail a été imprimé dans la Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse et Imago, tome XXV, 1940, cahier 3/4]


Pour la durée d’un moment, je me trouve dans la position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être évalué comme connu depuis longtemps et évident ou comme complètement nouveau et étonnant [befremdend]. Je crois cependant plutôt le dernier.
J’ai finalement remarqué que le moi juvénile de la personne, que des décennies plus tard l’on apprend à connaître comme patient analytique, s’est comporté d’une façon étrange dans certaines situations embarrassantes. On peut en indiquer la condition de manière générale et plutôt indéterminée quand on dit que cela a lieu sous l’effet d’un trauma psychique. Je préfère mettre en évidence un cas particulier circonscrit avec précision qui ne recouvre certainement pas toutes les possibilités de la causalité [Verursachung]. Que le moi de l’enfant se trouve donc au service d’une exigence pulsionnelle [Triebanspruch] puissante qu’il a l’habitude de satisfaire, et est soudainement effrayé par une expérience [Erlebnis] qui lui enseigne que la continuation de cette satisfaction aura comme conséquence un danger réel difficilement supportable. Il doit alors se décider : ou bien reconnaître le danger réel, s’incliner devant lui et renoncer à la satisfaction pulsionnelle ou renier [verleugnen] la réalité, se mettre à croire qu’il n’existe aucune raison de craindre, afin qu’il puisse retenir la satisfaction. Il s’agit donc d’un conflit entre l’exigence de la pulsion et la protestation [Einspruch] de la réalité. Mais l’enfant ne fait aucun des deux ou plutôt, il fait les deux en même temps, ce qui revient au même. Il répond au conflit avec deux réactions opposées, toutes les deux valides et efficientes. D’un côté, il refuse [weist ab] la réalité à l’aide de certains mécanismes et ne se laisse rien interdire, de l’autre côté il reconnaît au même moment le danger de la réalité, prend sur soi la peur face à la réalité comme symptôme de souffrance et tente de s’en défendre plus tard. On doit avouer que c’est là une solution très habile de la difficulté. Les deux partis en litige ont obtenu leur part ; la pulsion peut garder sa satisfaction, la réalité a reçu le respect qui lui est dû. Mais comme chacun sait, seule la mort est gratuite. Le succès a été acquis au prix d’une fissure [Einriss] dans le moi, qui ne guérira [verheilen] jamais, mais s’agrandira avec le temps. Les deux réactions au conflit opposées restent comme noyau d’une scission du moi [Ichsplatung]. L’ensemble du processus nous paraît si étrange parce que nous prenons la synthèse des processus du moi comme quelque chose qui va de soi. Mais ce faisant, nous avons manifestement tort. La fonction synthétique du moi, si extraordinairement importante, a ses conditions particulières et est sujette à toute une série de dérangements.
Il ne peut qu’être avantageux que j’insère les données d’une histoire de malade particulière dans cette représentation schématique. Un garçon a fait connaissance, à l’âge de trois ou quatre ans, de l’organe génital féminin du fait de la séduction [Verfürhung] d’une fille plus âgée. Après la rupture de ces relations, il poursuit la stimulation sexuelle ainsi reçue par un onanisme manuel zélé, se fait néanmoins rapidement surprendre par l’énergique bonne d’enfants et menacer de la castration, dont la réalisation est, comme d’habitude, abandonnée [zugeschoben] au père. Dans ce cas, les conditions d’un monstrueux effet d’effroi sont données. La menace de castration en elle-même ne doit pas faire une grande impression, l’enfant refuse d’y croire, il ne peut aisément s’imaginer qu’une séparation de la partie du corps si hautement estimée soit possible. À la vue de l’organe génital féminin, l’enfant aurait pu se convaincre d’une telle possibilité, mais à cette époque il n’en avait pas tiré la conclusion parce que l’aversion y avait été trop importante et parce qu’aucun motif qui aurait pu l’y contraindre n’était présent. Au contraire, ce qui a pu naître comme malaise a été apaisé par le renseignement que ce qui y manque va encore venir, il – le pénis – lui poussera plus tard. Qui a observé suffisamment de petits garçons, sait se souvenir d’une telle remarque à la vue de l’organe génital de la petite sœur. Mais il en est autrement quand les deux moments ont coïncidé. À ce moment, la menace éveille le souvenir de la perception considérée comme anodine et y trouve la confirmation appréhendée. Le garçon croit maintenant comprendre pourquoi l’organe génital de la fille ne présentait pas de pénis, et n’ose plus remettre en question que la même chose puisse arriver à son propre organe génital. Il doit désormais croire à la réalité du danger de castration.
La conséquence habituelle, considérée comme normale, de l’effroi de castration [Kastrationsschreck] est alors que le garçon cède à la menace, dans l’obéissance complète ou du moins partielle – en ce qu’il ne met plus la main à l’organe génital – ou bien immédiatement ou bien après une lutte plus longue, donc renonce complètement ou partiellement à la satisfaction de la pulsion. Mais nous sommes préparés au fait que notre patient savait se débrouiller [sich helfen] différemment. Il se créa un substitut pour le pénis absent de la femme, un fétiche. Avec cela, il avait, c’est vrai, renié [verleugnet] la réalité, mais sauvé son propre pénis. S’il ne devait pas reconnaître que la femme avait perdu son pénis, le menace qui lui avait été intimée perdrait sa crédibilité, puis il n’aurait plus à craindre pour son pénis, pourrait poursuivre sa masturbation sans être dérangé. Cet acte de notre patient nous impressionne comme un détournement [Abwendung] de la réalité, un processus que nous aimerions bien réserver à la psychose. Il n’est en effet pas très différent, mais nous aimerions tout de même suspendre notre jugement, car en y regardant de plus près nous remarquons une différence qui n’est pas sans importance. Le garçon n’a pas simplement contredit sa perception, halluciné un pénis à l’endroit où il n’y en avait pas à voir, mais a seulement entrepris un déplacement de valeur [Wertverschiebung], a transféré la signification pénienne [Penisbedeutung] à une autre partie du corps ce pour quoi – d’une façon qui ne sera pas développée ici – le mécanisme de la régression lui est venu en aide. Bien sûr ce déplacement ne concernait que le corps de la femme ; pour le propre pénis, rien ne changeait.
Ce traitement, on aimerait dire épineux [kniffig] de la réalité décide du comportement pratique du garçon. Il poursuit sa masturbation, comme si elle ne pouvait apporter aucun danger à son pénis, mais en même temps, il développe, en contradiction avec sa vaillance ou son insouciance apparentes, un symptôme qui démontre qu’il reconnaît tout de même ce danger. Il a été menacé que le père allait le castrer, et immédiatement après, simultanément avec la création du fétiche, se manifeste chez lui une crainte intense de la punition du père, qui va l’occuper longtemps et qu’il ne peut surmonter et surcompenser qu’au prix de l’effort de toute sa virilité. Cette crainte du père aussi tait[2] la castration. À l’aide de la régression à une phase orale, elle se manifeste comme peur [Angst] d’être dévoré par le père. Il est impossible de ne pas penser à une pièce archaïque de la mythologie grecque, qui rapporte comment le vieux dieu-père engloutit ses enfants et veut également engloutir son fils cadet Zeus, et comment ce Zeus sauvé par la ruse de la mère émascule ensuite le père. Mais pour revenir à notre cas, rajoutons qu’il produisait encore un autre symptôme, bien que minime, qu’il a conservé jusqu’à ce jour, une sensibilité anxieuse face au contact de ses deux petits orteils, comme si dans cet aller et retour du reniement, il advenait tout de même une expression plus claire à la castration...




[1] La traduction traditionnelle de l’Ichspaltung est “ clivage du moi ”. Cliver signifie, selon le Robert, “ fendre (un corps minéral, un diamant) dans le sens naturel de ses couches lamellaires ”. Le terme vient du néerlandais “ klieven ” qui signifie : fendre. On retrouve évidemment le même contexte minéralogique dans le terme de clivage : “ Action ou manière de cliver; le fait de se cliver; propriété (des substances cristallisées) de se réduire en lames suivant certaines directions planes ”. Cliver et clivage s’appliquent donc en premier lieu à des minéraux et à leur structure. Il est indéniable que Freud envisage une telle perspective structurelle dans le texte. Toutefois, le point de vue structurel m’a semblé insuffisant pour traduire ce que Freud entend par la Ichspaltung. Car le texte ne s’intéresse pas seulement à une analyse de la structure du moi, mais aussi aux difficultés de la fonction du moi. La fissure (Riss) dans le moi représente également un phénomène dynamique où, dans les termes de Freud s’opposent deux partis : la pulsion et la réalité. Ainsi, il m’a semblé plus intéressant de traduire la “ Spaltung ” par scission, un terme qui fait référence au contexte politique et à l’idée de l’opposition comme activité. Ainsi, le terme de scission m’a semblé mieux rendre compte du double sens de la “ Spaltung ” freudienne. Le “ clivage ” du moi porterait-il la marque d’une relecture structuraliste de Freud ?
[2] “ Auch diese Angst vor dem Vater schweigt von der Kastration. ” La formulation de Freud est intéressante dans la mesure où elle attribue une fonction active au silence. Il ne s’agit pas simplement de se taire au sujet de la castration, mais de taire la castration comme une forme de sa reconnaissance. La peur tait la castration en la voilant et en la dévoilant en même temps. De la même manière, on pourrait dire que le symptôme tait le conflit sous-jacent.

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