Louise Grenier, M.A. Ps.
(Psychanalyste en pratique privée, chargée
de cours en psychologie à l'Université du Québec à Montréal
(UQAM), coordonnatrice du Groupe d'Études psychanalytiques interdisciplinaires
(
GEPI). Membre
du comité de rédaction, secrétaire à la rédaction
et rédactrice en chef invitée pour le dossier « Tout sur
mon père » (deux numéros) de 1992 à 2003.
[*])
L'analyste, passeur de quel savoir ?[1]
En passant par Samco...
Il fut un temps où je passais presque tous les jours par Samco pour
aller à Dakar. Samco est un village minuscule du Sénégal
-, oublié ? -ignoré ? forclos ? je ne sais pas - mais il était
là, et personne ne s'y arrêtait. Au bord la route de gravelle,
il y avait des jeunes mères qui tendaient leurs bébés
au passage des voitures. Je passais mon chemin comme on me l'avait conseillé,
laissant derrière moi une traînée de sable et d'abandon.
La misère est un puits sans fond et la demande impossible à satisfaire,
m'avait-on dit. Alors, pourquoi me suis-je arrêtée à Samco
ce jour-là ? Ce ne fut ni par grandeur d'âme, ni parce que j'étais
meilleure que les autres. Peut-être fut-ce la vue d'un baobab solitaire
qui me rappela Le petit prince de Saint-Exupéry ? Ou le
regard triste des mères qui me toucha davantage ce jour-là...
Ou une humeur plus généreuse de ma part ? Qui sait ? Toujours
est-il que je stoppai ma voiture devant une jeune femme qui déposa dans
mes bras un bébé quasi mourant. Je les pris tous deux en voiture
et les amenai en consultation dans la ville la plus proche, Thiès. Le
médecin prescrivit des antibiotiques que je me chargeai moi-même
d'administrer pendant plusieurs jours. Et l'enfant fut sauvé.
On m'avait prévenu, je fus effectivement débordée de sollicitations
les plus diverses, et les plus inattendues. Mais, désormais il ne m'était
plus possible de passer devant Samco sans m'arrêter. Comment cette histoire
peut-elle illustrer la fonction de « passeur » que je prête à l'analyste
? Seconde question : pourquoi ce souvenir a-t-il resurgi au commencement de
ce texte ?
L'analyste est un passeur de savoir, dis-je. Mais passeur de
quel savoir ? D'un savoir fondé sur une cure personnelle, des séminaires
psychanalytiques, des supervisions de cas, des lectures, des colloques, etc.
Oui, mais encore ? Ce savoir-là, acquis au fil des ans, est sans cesse
remanié, et s'enracine dans une volonté de savoir infantile.
Mais j'aimerais parler de ce qui fait échec au savoir, de ce qui troue
le savoir du sujet, trou qui paradoxalement désigne un savoir interdit
ou impossible. Ce savoir-là reste en quelque sorte hors de portée
de l'analysant et de l'analyste, interdit, voire impossible. Bien qu'il existe
dans le champ sociosymbolique, bien qu'il soit enregistré à l'extérieur
du sujet, il reste inaccessible et donc inutilisable pour l'avènement
du «Je ». Pour le dire autrement, il y aurait un «trou» dans
le savoir du sujet, dans ce qu'il peut signifier de lui-même car il est
coupé des traces signifiantes de son être. C'est un savoir qui
lui échappe, qui existe bien au-dehors, au sens où il est retrouvable,
consigné quelque part, mais hors de portée pour le sujet lui-même.
Peut-on associer ce non-savoir subjectif au registre du réel lacanien
?
La cure psychanalytique est motivée entre autres choses par un désir
de savoir. Désir dont la réalisation passe par l'analyse du symptôme,
du rêve, de l'acte manqué (retour du refoulé), et surtout
du transfert. Ainsi, l'analyse permet de combler certaines lacunes dans le
champ du savoir conscient/préconscient, dans l'histoire du sujet. Mais
comment parler de ce qui n'existe pas, ou pas encore ? Je parle de ces «absences» dans
le champ du discours symbolique, de ces morceaux forclos du passé ?
Comment dire l'absence, le non-être, le non-lieu ? Comment dire ce qui
n'existe pas faute d'être nommé, reconnu par l'Autre du langage
? Je ne parle pas ici du trauma, du moins pas exclusivement, mais de ce qui échappe
au savoir, non le signifiant du nom-du père mais un signifiant indispensable à la
constitution du sujet ? Là où quelque chose devrait exister, ça
n'existe pas ? Oui, mais encore... Une pensée, un acte, un objet, un
mot peut-être ? L'absence elle-même n'est pas signifiée
au sujet. Non seulement, ça –ce non-savoir- ne laisse pas de traces,
mais l'idée même d'en chercher est impossible.
L'analyste veut savoir. Comment rencontrer l'infans avec la mère,
en savoir quelque chose, quand il est vous est conseillé de passer outre,
et surtout de ne pas vous arrêter à Samco sous peine d'être
englouti par la détresse de l'Autre ? Peut-être la hantise de
la mort est-elle l'expression la plus familière de cette rencontre impossible
avec cet envers du savoir. Envers qui paradoxalement désigne un savoir impensé. Impensé qui
creuse un abîme au cœur de la vie psychique, une attirance vers
le néant.
Samco est le nom que je donne à ce lieu forclos du savoir – et
de l'histoire du sujet- lieu censuré, évité, exclu. Le
rôle de l'analyste n'est-il pas de s'arrêter à Samco alors
même que le sujet préfère fermer les yeux et obéir à ceux
qui lui en interdisent l'accès ? Certes, l'analyste est un passeur du
savoir inconscient logé au cœur des désirs et des rêves
de l'analysant. Il ne possède aucun savoir sur ce dernier, pourtant
il permet le passage, le transport des signifiants, des représentations
d'un lieu à l'autre du sujet. Comme si le travail de pensée auquel
il se soumet ne cessait d'être aspiré dans le trou du savoir...
Ce « trou » dans le savoir est recouvert par toutes sortes de phénomènes
: hallucinations, délires, relations destructrices quand ce ne sont
pas par des répétitions mortelles de pertes et/ou de maladies
psychosomatiques. Alors, encore une fois, comment écouter ceux qui sont
aux prises avec un impossible à savoir ? Comment parler, analyser, construire
du savoir à partir d'un rien ? D'un rien de pensée, de pensable
? La question n'est pas nouvelle bien sûr, mais elle insiste. Comment
dire le non-lieu, le non-existant psychiquement ? Freud a été le
premier à souligner le fait que ce qui n'est pas remémoré est
répété dans la cure. La répétition comme «témoin» d'une
absence ? de l'Autre ? de représentations d'événements
potentiellement traumatogènes ?
Dans ma pratique, je rencontre fréquemment des jeunes à qui manque
une sorte de fonds identitaire. Ils sont capables de raconter toutes sortes
de choses sur eux-mêmes, sur les autres, sur leurs objets, en même
temps qu'ils semblent vivre dans le flou, l'incertain, l'errance relationnelle.
Leur image sans contour se dilue dans celle de l'autre. Il me semble que leur
Moi se définit davantage par une absence que par la présence à soi.
C'est un Je qui ne sait pas (« je ne sais pas ») vu comme
objet non identifié, qui ne se sait pas. Il leur manque un savoir essentiel
pour exister. Mais quel est-il ? Je le répète : c'est
un savoir qui le concerne hautement mais qui est hors d'atteinte, voire interdit. Ça
pourrait être la misère originelle de l'infans, celui qui
plus tard se retrouvera sur notre divan, et qui aura été ignorée,
comme ce village sénégalais. Ça pourrait être le
père parti sans laisser de traces. Ça pourrait être un
amour qui n'a jamais eu lieu. Ça pourrait être un désir
de mort entrevu dans le regard de l'Autre. Ça pourrait être un
rejet informulé mais prégnant dans la vie du sujet. Ça
pourrait une parole censurée et qui concerne sa place dans le monde.
Etc.
En passant par l'inconscient
C'est en passant par l'inconscient que l'analyste devient un passeur.
Il restitue au sujet analysant un savoir perdu avec la souffrance, ou la jouissance.
L'analyste fait acte d'écoute, et ce faisant, il «pense» l'autre.
Il le soigne en le pensant (pansant). Certes, en ce passage de l'écoute à la
pensée il y a le pas d'un savoir inédit qui n'empêche pas
la souffrance, mais la limite, la transforme, la façonne, la sublime
parfois. Et il y trouve un certain plaisir. Du fait de sa présence signifiante,
l'analyste permet la construction d'un certain savoir, son élaboration
puis sa transmission.
Pour Lacan, le savoir serait le prix de la renonciation à la jouissance.
Ce qu'on perd en jouissance, on le gagnerait en savoir. Encore une fois : quel
savoir ? Il m'arrive si souvent de me dire : je ne sais plus rien. Toutes mes
théories devenant inutiles comme les pièces dispersées
d'un puzzle ! Quand j'écoute un autre singulier, c'est à chaque
fois du lieu du non-savoir qu'il me sollicite. L'autre par sa parole tâtonnante,
ou discourante, me renvoie à mon non-savoir de lui, d'elle, de moi,
et au savoir qu'il-elle me prête. Je marche en aveugle dans les champs
du désir et du rêve de l'autre. Je consens à me perdre,
et tout à coup, j'aperçois un panneau indicateur, un symbole
qui me donnent des indications pour me perdre encore... Mon savoir ne cesse
d'être perdu !
Pareil dans l'enseignement ! C'est la déconstruction/reconstruction
du savoir qui permet la mise en place d'une autre façon de (se) penser,
de se voir, de s'avoir, de savoir quelque chose.
La psychanalyse, qu'est-ce que j'en sais ? Certes, dans l'écoute, j'ouvre
via le transfert l'espace nécessaire à la mise en scène
d'un amour impossible, ce qui est peut-être le plus sûr moyen d'accéder à son être
: comment on aime, comment on désire ?
J'aurais pu passer mon chemin et ne pas écouter l'appel de l'Autre (Inconscient)
comme je le fis longtemps pour Samco. J'aurais pu ignorer la souffrance de
la mère et de l'enfant, jouir de la vie comme si de rien n'était.
Je ne l'ai pas fait, je me suis arrêtée dans ce lieu exclu, oublié de
mon être et qui était quelque part en attente d'écoute.
Pour quel acte ?
L'acte psychanalytique est un acte de pensée. L'acte en psychanalyse
consiste à construire des chemins qui vont du chaos primitif à la
pensée, du symptôme au désir inconscient qui le sous-tend.
Comme pour Samco, c'est du lieu de sa misère originelle que le sujet
nous interpelle, mais aussi du lieu de son oubli ou de son ignorance/rejet/exclusion.
La tentation de passer outre à sa demande demeure. Notre rôle
de passeur est de reconnaître cette demande que le savoir officiel – le
discours- prétend ignorer.
S'agit-il de la reconnaître uniquement dans nos bureaux d'analyste ?
Je ne crois pas. De nos jours, il est rare qu'un analyste ne fasse que de la
clinique. Il enseigne (il parle), écrit, conférence... Il occupe
sur la scène sociale une place de passeur d'un savoir fondé sur
ses expériences d'analysant et d'analyste, de lecteur de Freud, Lacan
et quelques autres. Il lui arrive aussi de communiquer une passion pour la
psychanalyse, et pour l'inconscient. Le transfert en étant sans doute
la plus sûre courroie de transmission.
Par quel transfert ?
Le désir de l'Autre effraie, et ici, je ne parle pas de l'analyste ou
de l'analysant supposé savoir, mais de l'analyste ou analysant supposé désirer.
L'analyse m'a amenée ailleurs en moi-même, moins pour en faire
la théorie que pour (me) penser autrement et «labourer» le
champ du savoir. C'est cela que j'ai envie de transmettre, de passer quand
j'écoute ou je parle : un désir de savoir qui a tout à voir
avec l'amour et le désir.
Un jour, en Afrique, un proche étranger m'a dit : « Quand les gens
nous aiment, ils nous mangent. Il faut les laisser faire. » Faut-il donc
se laisser manger, me suis-je demandée ? N'est-ce pas contre ce risque
d'être dévorée par les gens de Samco que mes compatriotes
m'avaient mis en garde ? Oui, sans doute, l'autre incarne le manque ou la plénitude,
c'est selon. Et face au désir de l'Autre impossible de passer son chemin
! Il faut bien un jour s'arrêter et lui demander ce qu'il veut, ce qu'il
nous. Pour en savoir quelque chose !
[1] Ce texte est la version
remaniée d'une conférence prononcée à Montréal,
Québec, les 8 et 9 NOVEMBRE 2004 dans le cadre du COLLOQUE
L'ACTE,
LE TRANSFERT, LE SAVOIR organisé par Francine Belle-Isle et Anne-Élaine
Cliche pour l'Association Psychanalyse et Médecine (Paris)
[*] Louise Grenier vient de publier :
-
Filles sans père. L'attente du père dans l'imaginaire
féminin, Montréal, Quebecor, 2004.
- Penser Freud avec Patrick Mahony, Montréal, Liber, 2004.
(codirection avec Isabelle Lasvergnas)
Parmi ses autres publications, signalons :
- «Le temps d’une halte sur les sentiers du silence» (François
Peraldi, 1938-1993, portrait d'un psychanalyste franco-québécois):
dans Filigrane, vol. 9, numéro 1, printemps 2000, pp. 80-113.
- « Psychanalyse et féminisme » dans Résonances,
un ouvrage collectif sous la direction de Simon Harel, Montréal, Liber,
1998.
