« Je lui dis que dans mon enfance le malheur de
ma mère a occupé le lieu de mes rêves »
Duras, M. (1984). L'amant, Paris, Les Editions de Minuit, (p 58).
Samuel est le dernier d'une fratrie de cinq enfants ; l'âge des
aînés, au moment où je le rencontre pour la première
fois, varie de 14 à 20 ans. C'est dans un contexte de très grande
et déjà ancienne violence paternelle que Samuel a été conçu ;
sa mère aurait été victime d'un viol de son mari. Traumatisée
par les agirs de celui-ci et figée par l'angoisse et la honte, Madame
S. découvre avec stupeur son état de gestante après sept
mois de grossesse (!) alors que l'avortement n'est plus possible ; Samuel
naît non désiré. En grand désarroi, sa mère
est empreinte d'une vive ambivalence ; elle nourrit à l'égard
de son fils des désirs de mort et verbalise en son absence qu'elle ne
le désirait pas.
Né en Afrique du Nord, lieu d'origine de ses parents, Samuel quitte
brutalement son pays natal et son père à l'âge d'un an
alors que sa mère décide de se séparer de son mari « pour
sauver sa peau et celle de ses enfants ». Arrivée en France,
elle entame une longue procédure de divorce ; Monsieur S. revendique
son droit de visite et d'hébergement de Samuel et fait traîner
le dénouement de la séparation légale. Il obtient un droit
de visite médiatisé mais ne se présente pas au lieu
de médiation ; Samuel ne reçoit plus jamais de nouvelles
de son père.
Lorsque je le rencontre pour la première fois, Samuel est âgé de
deux ans et demi. Les troubles tant psychopathologiques que somatiques qui
motivent la consultation sont déjà envahissants. Samuel est un
enfant dont les colères et les hurlements dissimulent mal une angoisse
très vive et une détresse indicible. Son fonctionnement psychique
pré-psychotique laisse présager une évolution plutôt
sombre et certains médecins ont déjà avancé l'hypothèse
d'une institutionnalisation.
Emue par l'histoire de cet enfant et la lourdeur de son pronostic, je décide
de m'engager avec lui dans une psychothérapie. Ce n'est que dans un
second temps que ma motivation par rapport à ce projet thérapeutique
et ma conviction qu'il pouvait suivre une évolution psychoaffective
plus harmonieuse s'est vue autrement expliquée. Samuel et moi avons
les mêmes origines culturelles et ma double identification à cet
enfant et sa mère a probablement influencé et potentialisé les
effets de notre rencontre ; celle-ci ayant été signifiante à bien
des égards. Ainsi, parler ensemble en français a fait revivre
la langue de ses origines et permis une levée de certaines de ses inhibitions ;
en outre, accéder au « même » et à « l'autre » à la
fois par le biais de notre rencontre a pu faciliter l'accès à son
altérité.
De père inconnu et de mère d'accueil
La violence du père et son étrangeté
L'étrangeté du père : sa violence
L'histoire de Monsieur S. est laconique tant est peu parlé ce père
dans la famille. Ce quasi mutisme qui témoigne d'un secret à l'endroit
de l'image paternelle relève également d'un non-dit proche de
la crypte où Monsieur S. semble mort (tué ?) dans le fantasme
familial.
Si Samuel l'a connu durant sa première année de vie, Madame S.
a tout fait, une fois l'immigration en France, pour que son ex-mari resté au
pays ne prenne jamais contact avec ses enfants ; l'événement
migratoire a fait « trou » dans l'histoire familiale.
Ce père, décrit comme particulièrement violent et irascible
avec sa femme et son fils cadet notamment, m'est apparu comme une figure de
bourreau, un danger pour Samuel selon sa mère. Alors qu'il fait régner
la terreur au domicile lorsque toute la famille vit au Maghreb, Monsieur S.
suscite encore de l'inquiétude et de la peur. C'est au décours
d'un viol de son mari que Madame S. tombe enceinte de Samuel ; le secret
sur ses origines risque dès lors de le faire entrer dans la psychose.
Le père étranger : le secret sur ses origines
Eu égard au peu d'informations dont dispose Samuel sur son père,
celui-ci le magnifie. Il parle de « papa », de « mon
père » comme d'un homme resté vivre dans son pays
natal sans pouvoir en dire davantage comme si un interdit de penser (sur) son
père lui était imposé.
Figure paternelle idéalisée, il n'en reste pas moins que Samuel
inspire la même crainte à sa mère que son père ne
le faisait lorsque, âgé de deux ans, il la menace avec un couteau
ou hurle pour obtenir satisfaction !
Néanmoins, si Madame S. subit depuis des années la brutalité de
son mari, la naissance de Samuel est porteuse d'un mouvement libérateur.
Madame S. décide enfin de quitter son domicile puis son pays pour fuir
la barbarie de ce mari monstrueux dont elle craint de nouvelles représailles
sur son dernier né. D'ailleurs, actualisant le fantasme d'un « père-monstre »,
Samuel me témoigne de sa « peur » de ces créatures
inhumaines ; la violence paranoïaque du père reste innommable,
et étrangère à sa famille.
Le père à l'étranger
Monsieur S. resté vivre dans son pays ne donne plus jamais de nouvelles à ses
enfants. Fils d'une migrante et d'un père étranger à l'étranger,
Samuel ne peut pendant très longtemps se représenter même
l'existence de ce père interdit. Si le français est parlé à la
maison, la langue d'origine porte la trace du passé familial et véhicule
avec elle le souvenir de ce père inconnu.
La fin de sa psychothérapie lui permet néanmoins d'aimer, sans
trop de crainte, ce père étranger. Ce droit à exprimer
son amour pour lui advient probablement grâce au jeu transféro-contre-transférentiel
par lequel Samuel m'investit pour un temps comme une représentation
maternelle ; celle-ci l'autorise à aimer ce père dont il
est issu et par là-même à se reconnaître comme le
fils de sa lignée. Ainsi, alors qu'il réalise un dessin très
coloré qui figure un paysage maritime ensoleillé, il me lance
non sans jubilation « ça, c'est comme le soleil de la Tunisie.
Et moi, qu'est-ce que je l'aime ! ».
Samuel ou le soleil noir de sa mère
La dépression de Madame S.
Madame S. se présente comme une femme courageuse, digne et aux ressources
psychiques indéniables. Eu égard à sa culture d'Afrique
du Nord, elle s'investit dans l'éducation de ses enfants et endure la
folie de son mari, soumise à l'autorité masculine. Fruit de la
violence conjugale, étranger à son désir et à elle-même,
Madame S. ne se rend pas compte de la présence de Samuel en elle.
Consciente des dangers qu'elle fait encourir à sa petite famille, elle
décide dès le premier anniversaire de son fils de quitter sa
terre natale et son mari dans une fuite en avant ; elle se sauve avant
d'être rattrapée par lui : « j'ai tout quitté et
je lui ai tout laissé... je ne voulais rien, si ce n'est partir »,
me dit-elle. Elle trouve un logement parisien très exigu pour elle et
ses cinq enfants et tente de s'organiser une vie loin de ce passé indicible.
En dépit de son ambivalence initiale, Madame S. déborde d'amour
et de chaleur pour Samuel (objet contra-phobique, objet anti-dépresseur
? ) ; son investissement dans la prise en charge de son fils et sa présence
hebdomadaire à ses séances pendant près de trois ans en
témoignent.
Ainsi, Samuel est autant la raison de vivre de sa mère (« son
soleil ») qu'il ne participe à son malheur. Dépressive,
submergée par sa situation actuelle en France et angoissée pour
Samuel et son fils cadet « qui fait des bêtises » ,
elle tente de cicatriser d'une période ô combien terrible.
Les premiers échanges me permettent d'être éclairée
sur la dynamique familiale et les membres qui entourent Samuel ; j'apprends
ainsi qu'il a deux frères aînées et deux sœurs. L'aîné de
la famille est sérieux et travailleur et ne vit pas dans le foyer ;
Samuel ne m'en parle pas ou peu. Brillant dans ses études, ce fils
aîné soutient à distance le narcissisme défaillant
de sa mère.
Le deuxième frère de Samuel préoccupe Madame S. ;
Ali, dont les tendances délinquantes et toxicomanes sont manifestes,
se montre désinvolte par rapport à la loi. Il établit
la sienne propre au sein de sa famille et apeure sa mère et sa benjamine.
Ses comportements transgressifs, ses « mauvaises fréquentations » et
son désintérêt de l'école inquiètent Madame
S. au point de la conduire parfois à contacter la police pour le calmer.
Ali a été l'enfant le plus martyrisé par son père ;
médusée et terrorisée, Madame S. assistait à des
scènes pendant lesquelles son mari déversait sa haine avec mépris
sur son cadet. Pendant ses séances, Samuel me parle souvent d'Ali et
exprime ses angoisses quant à ce frère perturbateur ; ses
inquiétudes portent davantage sur le fait qu'Ali préoccupe et
rend triste sa mère. Samuel en vient même à m'exprimer
son désir qu'Ali « vienne me voir pour me parler pour qu'il
aille mieux » envisageant ainsi de lui « laisser sa place ».
Louisa, la sœur aînée, apparaît comme une sœur
bienveillante pour Samuel ; elle s'en occupe beaucoup en dépit
de ses études universitaires. Tout se passe comme si elle servait de « mère-auxiliaire » à Samuel
et de relais psychique à sa mère dans des situations où celle-ci
se révèle psychiquement débordée. Elle s'occupe
de la gestion de la maison (papiers administratifs, démarches diverses,
etc.) et donne de son temps à Samuel pour lui permettre d'avoir « une
vie d'enfant à peu près comme les autres ». Si Louisa
a également souffert de son père, elle en parle peu ; elle
garde des souvenirs, source d'une vive douleur qu'elle peut néanmoins élaborer.
Son désir de justice et d'équité s'exprime dans son souhait
de s'engager dans des études de Droit ... projet qu'elle ne peut
porter à terme : son mariage très jeune (arrangé ?
d'amour ?) vient fermer toutes perspectives professionnelles.
Quant à Nadia, jeune adolescente de 14 ans, elle m'est décrite
comme « mal dans sa peau », renfermée et angoissée ;
elle ne se remet pas de la souffrance infligée par son père.
Préoccupée, par sa fille, Madame S. m'exprime bientôt son
souhait que je la rencontre en entretien ; Nadia se refuse à toute forme
de prise en charge.
Dans sa famille, Samuel tente de prendre sa place et des points d'ancrage suffisamment
structurants. La promiscuité favorise l'émergence de mouvements
d'agressivité voire de violence au sein du foyer ; les conflits
ne trouvent pas d'espace pour être parlés dans la distanciation
nécessaire.
Enfin, Madame S. fait souvent référence à son frère
aîné : l'oncle de Samuel. Ce dernier a une place importante
dans la réalité psychique de Samuel... place d'autorité crainte
et enviée. En dépit de ses difficultés familiales et conjugales,
cet oncle s'investit beaucoup dans l'éducation de son neveu et incarne à ses
yeux une figure paternelle, support identificatoire et porteur de l'interdit.
A la faveur des relations tissées avec cet oncle, très proche
de sa mère, et du travail psychique engagé, Samuel est entré dans
la problématique oedipienne.
La souffrance de Samuel : un enfant en quête de ses origines
Le premier temps : mettre en acte les fantasmes maternels
Samuel m'est adressé par son pédiatre endocrinologue dans un
contexte de troubles du comportement importants assortis d'asthme et d'une
surcharge pondérale notable pour son âge. Le bilan de son surpoids
n'est pas d'origine organique. Samuel mange trop (beaucoup trop) et sa mère,
en dépit de son petit âge, ne parvient pas à contrôler
ses ingestions de nourriture.
En dehors de son hyperphagie, ce petit garçon présente des troubles
majeurs du comportement de nature agressive, colmatant mal une vive souffrance
dépressive. Aussi bien sa mère que ses sœurs assistent médusées
aux comportement de rage et de colère et crises clastiques de Samuel
qui se met à crier et à les taper devant toute contrainte, frustration
ou retard dans la satisfaction de ses demandes, notamment alimentaires. Les
adultes, incapables de poser des limites, deviennent vite les « victimes-martyrs » d'un
enfant, vécu comme un bourreau et dont la terreur suscitée chez
autrui, mais aussi la sienne de lui-même, ne fait qu'intensifier ses
propres fantasmes archaïques d'agression et de destruction d'une imago
maternelle meurtrière ; ces fantasmes appartiennent au domaine
prégénital dans lequel Samuel et sa mère sont confondus
et indistincts.
Par ailleurs, s'il incarne l'image d'un père décrit à demi-mots
par la famille comme « violent », Samuel met en acte
le secret sur ses origines maintenu par sa mère, laquelle divorce de
son mari après la naissance de son fils.
D'emblée très attachant, Samuel se présente comme un enfant
en retrait et plutôt sur la défensive, triste et « collé à sa
mère » au point qu'aucune séparation n'est envisageable ;
son éloignement génère chez lui une intense souffrance
morale peu contenue sous la forme de hurlements de détresse d'abord
puis de conduites agressives à l'égard de sa mère ou de
moi-même ; le lien à sa mère constitue un antécédent à sa
douleur.
Madame S. se montre dépassée par sa situation sociale et familiale
et par la « violence » de son fils qui réactive
son ambivalence à son égard ; elle me signifie néanmoins
son désir d'être soutenue et d'aider Samuel ; très
mobilisée, elle devient d'ailleurs une « alliée » indéfectible
dans la thérapie.
Au départ, pour aider Samuel à accéder à un espace
psychique propre, le dispositif thérapeutique se voit défini
par les consultations conjointes mère-enfant. Incapable de se « décoller » de
sa mère, Samuel lui impose de rester dans le bureau à discuter
avec moi pendant qu'il découvre le bureau et les jeux mis à sa
disposition ou de se taire s'il ne supporte plus ses paroles.
Cette première phase de la prise en charge permet qu'un lien de confiance
s'établisse entre Samuel, Madame S. et moi. Ses mouvements de révolte
ou de haine à l'égard de sa mère sont fréquents
au point que parfois il m'apparaît comme possédé par une
folie meurtrie et meurtrière : il lui tire les cheveux, lui crache
au visage, la pince très fort, tente de lui rentrer des couteaux ou
des fourchettes dans son ventre, etc. Verbalisant sa souffrance, Madame S.
m'explique l'histoire de la conception non désirée de son fils ;
en privé, elle se souvient d'ailleurs de son souhait de s'en débarrasser
lorsqu'à sept mois et demi de grossesse elle s'aperçoit de sa
grossesse. Ainsi, il m'a semblé que Samuel actualisait à travers
sa violence à l'endroit de sa mère les désirs d'avortement
et de mort de celle-ci.
En dehors de sa séance hebdomadaire de psychothérapie avec moi,
Samuel fait l'objet d'une triangulation thérapeutique. Il rencontre
régulièrement un psychiatre avec qui je travaille dans le cadre
de l'activité de liaison du service de pédopsychiatrie de l'hôpital
Necker-Enfants Malades ; ce lien lui permet d'accéder à un
espace tiers de soin avec un homme thérapeute. Si ce nouvel échange
participe à l'atténuation de ses angoisses d'être fantasmatiquement
dévoré par moi, il permet simultanément à Samuel
d'être introduit à ce qui m'apparaît de l'ordre de la « censure
de l'amante » : quelque chose se passe en dehors de lui qui
occupe mon esprit et dont il est exclu (Fain, 1971)
[3].
Le deuxième temps : faire vivre son père.
Progressivement, je propose à Samuel de rester seul avec moi pour « jouer » ;
Madame S. reste alors derrière la porte du bureau de consultation. Particulièrement
inquiet de ce changement, Samuel vérifie au départ la présence
de sa mère ; voir son visage le rassure.
Lorsque le lien de confiance est établi, j'aménage un espace
thérapeutique tel qu'il se sente suffisamment rassuré par le
fait qu'avec moi, il ne risque pas de se voir laissé par sa mère.
En effet, Samuel est toujours menacé par des angoisses d'abandon et
de séparation. Le cours de sa psychothérapie me montre que ces
angoisses se manifestent chez lui par son agressivité agie ; celle-ci
peut aussi être un moyen de faire exister son père certes absent
mais, dans l'imaginaire, potentiellement protecteur et bienveillant. L'étrangeté familière
de ma présence, par le truchement des mouvements transférentiels,
peut le renvoyer à celle de son père. Rappelons que mes origines
culturelles -inconnues de Samuel mais probablement reconnue intuitivement par
sa mère- sont semblables à celles de ses parents.
Progressivement, le temps des séances s'allongent. Samuel supporte d'abord
que sa mère reste assise dans la salle d'attente un peu éloignée
de mon bureau, puis qu'elle quitte le lieu de consultation pour aller se promener
ou faire des courses. Il apprend alors à tolérer son absence
sans trop d'angoisse et peut même partager avec moi des jeux dans lesquels
il met en scène des personnages ou des animaux. Avec ces derniers, il
prend plaisir à se mettre dans des situations inquiétantes pour
lui (le crocodile risque de dévorer les autres animaux, par exemple),
rejouant là des angoisses archaïques où le « manger-être
mangé » est central. D'ailleurs, comme pour s'apaiser, Samuel
arrive toujours en séance avec des sucreries. En dépit de la
règle d'avoir à attendre la fin de la séance pour les
déguster, Samuel, en particulier au début, enfreint l'interdit
et se délecte de ces gourmandises, objet de réassurance et support
de son avidité. Ce n'est que dans le troisième temps de sa prise
en charge qu'il accepte cette frustration d'avoir à attendre le temps
de sa séance avant de manger.
Durant cette seconde phase de la psychothérapie, parfois désabusée
et « sans trop savoir ce que je fait -excepté d'être
là, chaque mercredi à la même heure pour sa séance »,
j'accompagne Samuel dans la mise en scène puis en mots de ses conflits
psychiques ; nos échanges ludiques et parfois nos éclats
de rire nous aident dans ce dessein.
Samuel exprime une vive angoisse de dévoration et parle de ses peurs
des monstres qu'il commence, en même temps que l'évolution de
sa graphie, à représenter à travers la réalisation
de masques de personnages fictifs angoissants qu'il porte comme pour la conjurer.
Ses phobies, intenses la nuit, l'empêchent de s'endormir sereinement
et seul ; elles imposent à sa mère de dormir dans le même
lit que lui satisfaisant du même coup ses désirs oedipiens
naissants.
Parfois même, son dessin l'angoisse ; tout se passe comme si comme
si le fait de dessiner le monstre le faisait être là « pour
de vrai » dans la pièce. Samuel parvient à extérioriser
ses conflits psychiques à travers des scènes de destruction sans
pouvoir au départ les élaborer à l'intérieur de
lui-même. Durant cette période, j'insiste avec Samuel sur le « comme
si » du jeu. Parfois, mû par des angoisses à coloration
paranoïde, Samuel s'arrête de jouer et, apeuré, est persuadé que « quelqu'un
est derrière la porte » à écouter ce qui se
passe à l'intérieur de mon bureau ; ces inquiétudes
l'obligent d'ailleurs à aller trouver du réconfort auprès
de sa mère avant la fin de la séance. Dans ce contexte où l'établissement
des limites est précaire, Samuel me montre que son intériorité peut être
envahie par des fantasmes archaïques anxiogènes difficilement tenus à distance
du fait de la perméabilité des limites de son moi : la pénétration
par des angoisses vives rend compte des émergences en processus primaires
et témoigne de la transparence de ses enveloppes psychiques et de l'instabilité des
imagos parentales.
Parfois, ses angoisses sont tellement difficilement contenues et élaborables à travers
nos mises en jeux que Samuel en arrive à agir son agressivité.
En pleine activité ludique, il se met à hurler, à m'insulter
voire à me jeter des objets lourds et potentiellement blessants au visage ;
ces mouvements agressifs liés à un débordement psychique
non contrôlé témoignent de la précarité de
son espace psychique propre devant des situations parfois anodines où la
peur l'envahit subitement.
Il me semble que parvenir à ce que chez Samuel advienne un autre qui
soit l'objet d'attaque haineuse (et plus tard, amoureuse) est le signe d'un
changement interne et d'un détachement par rapport à une imago
parentale indifférenciée et anxiogène. « N'est-ce
pas de signifier la haine, la destruction de l'autre et peut-être avant
tout sa propre mise à mort que l'être humain survit comme un animal
symbolique ? » écrit J. Kristeva (2000)
[4].
Le travail psychique permet ainsi progressivement le freinage de sa haine qui
du même coup lui autorise la maîtrise des signes ; l'objet
des séances peut ainsi lui être signifié de la sorte : « ici,
tu n'attaques pas, tu parles (ou tu écris, tu dessines, etc.) ta peur,
ta douleur, ta souffrance... ta civilisation ». D'ailleurs, s'il
accède avec fragilité à l'intrication de ses mouvements
pulsionnels, Samuel parvient à l'expression de désirs de réparation
encore imprégnés du narcissisme infantile ; l'idéal
de soi étant là pour servir l'agressivité : « je
veux être un héros pour sauver tout le monde et tuer les méchants ».
A un autre niveau, il m'apparaît qu'à chaque fois que Samuel devient
agressif, il incarne quelque chose de son père ; aussi la question
se pose-t-elle d'une (pseudo-) identification de Samuel à ce père « méchant » soutien,
certes par la négative, d'un narcissisme déjà précaire
et d'un vécu angoissant à l'image maternelle.
Simultanément, Samuel commence à poser certaines questions sur
l'école maternelle. Etayé par un milieu familial mû par
l'accès au savoir et l'investissement scolaire, l'équipe imagine
un projet de préparation à sa scolarisation et socialisation.
Ainsi, et chaque semaine pendant près de 6 mois, Samuel fait l'objet
d'une immersion à l'école à l'hôpital avec l'institutrice
spécialisée de notre service. Là, il rencontre des enfants
de son âge et son intérêt pour les apprentissages est stimulé.
Sa mère le conduit une fois par semaine pendant deux heures où,
au même titre que les autres enfants présents alors, il est initié aux
dessins, jeux vidéos, peinture, etc. ; surtout, il apprend la nécessité de
partager et respecter la présence des autres pairs, et l'autorité de
la maîtresse. Cette expérience soutient Samuel dans son intégration à l'école
maternelle dès la rentrée scolaire suivante ; il exprime
d'ailleurs son empressement et son désir d'apprendre à l'école.
Son institutrice, sensibilisée par notre projet thérapeutique,
se montre très coopérante pour faciliter son adaptation ;
en retour, le fait que cette enseignante porte le même prénom
que moi (sans que celui-ci ne confonde entre « la maîtresse » et « la
spychologue » !!!) aide Samuel à s'y attacher avec plus
de confiance.
Le troisième temps : l'établissement de frontières
stables, l'accès au jeu (je ?) et au plaisir
Dès cette troisième phase, Samuel exprime non sans plaisir son
désir de voir sa mère « partir hors des murs de l'hôpital
pour se promener » avant et pendant sa séance ; son âge,
la construction de son sentiment d'identité et la continuité de
notre relation thérapeutique participent à cette évolution.
Ainsi, il s'associe au groupe d'enfants pour des activités manuelles
organisées par des bénévoles en salle d'attente de consultation
et arrive sans angoisse à patienter en attendant l'heure de sa séance
avec moi.
Durant ce troisième mouvement thérapeutique, Samuel parvient à ne
pas être dupe de ce qu'il fait ou même exprime ; il se joue
de moi et joue lui-même de ses tentatives d'enfreindre les limites du
dispositif thérapeutique. Sa drôlerie s'exprime ainsi lorsqu'il
fait mine de manger un bonbon en séance « pour voir ma réaction » et
suspend son acte en rigolant sans croire lui-même à ce qu'il est
néanmoins très tenté d'accomplir ! D'ailleurs, s'il
joue avec la pâte à modeler mise à sa disposition à chaque
séance et réalise la forme d'un gâteau, il en vient à me
dire : « c'est comme le gâteau que j'aime ;
c'est trop bon ! oui, mais ça c'est de la pâte à modeler !!! ».
C'est ainsi qu'il peut me signifier un jour, non sans humour de sa part et émotion
suscitée en moi, son désir de ne plus être un petit enfant, « je
ne veux plus faire semblant parce que je ne vais pas grandir si je continue à faire
semblant... et moi, je veux grandir ».
Son humour témoigne aussi de l'accès à une position dépressive
en voie d'élaboration qui lui permet de me dire qu'il « ne
veut plus venir à ses séances, que ça l'énerve
et qu'il n'a rien à dire ». L'accès à l'ambivalence
s'exprime également par certains mouvements de réparation ;
ainsi, agi parfois par une poussée pulsionnelle, il peut se montrer
agressif à mon endroit mais réalise dans l'après-coup un
dessin pour me l'offrir.
Durant cette période, beaucoup de connivence se partage au point que
Samuel en arrive à m'exprimer son agacement à « devoir
dire » à sa famille le contenu de ses séances. Il
souhaite les gérer seul et ne supporte plus que sa mère lui demande
de façon intrusive « ce qu'il dit à la psychologue ».
Il me semble que sa revendication témoigne de l'établissement
et de la conscience de son espace psychique propre... son monde interne n'est
plus mêlé à celui de sa mère ; Samuel parvient à camper
les limites certes parfois précaires de son intériorité signifiant
du même coup son accès à l'altérité.
A un autre niveau et même s'il se sent coupable, Samuel peut être
amené à « faire des bêtises » avec
un plaisir non feint ; sa peur liée à la punition possible associée à sa
transgression des interdits signe la construction et l'intériorisation
d'un surmoi.
D'ailleurs, cette troisième période est aussi marquée
chez Samuel par une tendance à érotiser notre relation :
il me parle de ses désirs à l'égard des petites filles
de sa classe et de moi-même, essaye de me caresser le visage et le buste,
de m'embrasser sur la bouche, etc. ; mes interdits quant à ses
désirs ont du mal à être intériorisés. Samuel
se plaint -tout en rigolant- de mes refus d'entrer dans son mode de relation
sexualisée. Après quelques tentatives « avortées »,
Samuel peut faire sienne la promesse du « plus tard quand tu seras
grand tu pourras choisir la femme que tu souhaiteras pour l'aimer ».
La prise en charge de Samuel a dû être interrompue car sa mère
a trouvé un emploi fixe. Nettement moins disponible pour conduire son
fils à sa séance, nous avons été dans l'obligation
de mettre un terme à la psychothérapie. Samuel me donne régulièrement
de ses nouvelles ; il m'écrit des cartes qui marquent les dates
importantes du calendrier civil.
L'ensemble de ces éléments cliniques me permettent d'imaginer
chez cet enfant l'établissement de frontières entre le dedans
et le dehors, l'intériorité et l'extériorité, le
moi et le non-moi... même si Samuel manifeste une grande sensibilité à la
séparation, l'abandon et la perte dont témoigne encore son recours
défensif aux caractère et comportement agressifs ; la prudence
quant à son évolution personnelle est de toute évidence
de rigueur.
Et après ...
La symptomatologie de Samuel peut être comprise comme une cicatrice, à distance
de telles ou telles situations, face auxquelles elle a pu avoir valeur de recherche
d'une seconde peau. Les effets positifs de la psychothérapie se sont
fait sentir à travers la restauration d'enveloppes psychiques suffisamment
stables chez un enfant au narcissisme fragile lui permettant l'élaboration,
certes encore très précaire, des conflits propres à l'humain,
notamment le conflit oedipien.
L'échange, dans un plaisir partagé à être ensemble
par la parole, le « signifier » et le « jouer
avec », a aidé Samuel à créer cette aire d'illusion
dont parle Winnicott (1971)
[5], témoin
de la construction d'un système de pare-excitation et d'une représentation
de l'espace de séparation.
L'histoire de vie de ce petit garçon, dont la symptomatologie psychopathologique
dominée par une vive agressivité et des troubles de nature psychosomatique
ont pu faire craindre une entrée dans la psychose infantile, nous a
donc permis de réfléchir sur la souffrance psychique comme lieu
de la souffrance de l'Autre. Cette histoire de cas non réductible à une
vignette clinique illustre le difficile accès à l'altérité dans
le développement psychoaffectif dont peut témoigner parfois l'expression
d'une douleur morale indicible.
A l'instar de Kristeva (2000)
[6],
je pense que « la souffrance est la première ou la dernière
tentative du sujet d'affirmer son « propre » au plus
près de l'unité biologique menacée et du narcissisme mis à l'épreuve ».
Aussi, en témoigne le livre de Job, la souffrance apparaît-elle
comme l'indice majeur d'humanité qui donne ainsi la possibilité d'une
nouvelle rencontre signifiante et par là-même vivante.