« Le corps est irréductible à la parole. Les mots de
l’esprit ne pourront jamais qu’interpréter, à la manière
du mot d’esprit, les maux dont souffre le corps dans son encombrant être-là » ont
affirmé les docteurs Michels et Rauchs, à la tête de la société de
neurologie, psychiatrie et psychothérapie, dans leur introduction au passionnant
cycle de conférences publiques dont ils sont les maîtres d’œuvre
et qui a eu lieu cette année, comme l’année précédente,
au Centre Culturel Français de la rue Philippe II. Ce cycle, disent-ils,
avait pour but cette année « d’interroger quelque peu
les différents discours qui tentent, tant bien que mal, à restituer
une vérité au corps. Symptômes et paroles du névrosé,
délire du psychotique, plaintes du patient face au médecin et à l’entourage,
mais aussi créations de l’artiste et langues de bois du politique,
car il sera question du corps social autant que du corps biologique »
C’est le Dr Lebrun, psychiatre et psychanalyste lacanien de Namur qui a
inauguré le cycle, intitulé maux du corps mots de l’esprit.
Dans un monde putativement sans limites, notre société dont certains
dénoncent le ‘pan-cochonisme’ est-elle engluée dans
une jouissance excessive ? Y a-t-il une crise des repères ?
De nouvelles normes existent-elles? Et l’analyste a-t-il le droit
de se mêler des choses de société ? Affirmatif, répond
le lacanien Dr Lebrun, citant l’interdiction universelle de l’inceste
et mettant en avant que l’être humain est essentiellement déterminé par
la faculté du langage. Et qui entre dans la parole perd de la jouissance,
n’a plus le nez dans l’immédiateté, bref, n’a
plus tout, ni tout de suite, pour rappeler ce slogan de mai 68. Or dans notre
société on constate une mutation inédite : quelque
chose dans la nécessité du moins- voire du non-jouir ne passe plus,
et l’orateur y voit un rapport avec le libéralisme économique
actuellement au pouvoir, et le statut de ‘consommateurs’ auquel il
nous réduit.
Il y aurait une délégitimation de celui qui n’est pas dans
la complétude, mais chez les sujets addictifs et sans gravité que
cette société produit et devant l’inexistence désormais
de parents capables de dire non – commentaire du Dr Rauchs : « les
enfants ne peuvent plus s’opposer au non du père » – l’incomplétude
est toujours présente, même si elle n’est plus visible. Il
n’y a pas que les adolescents qui sont concernés, il y a aussi les
jeunes adultes, les parents de nos petits-enfants. L’un d’eux, homme
en vue dans la société, et patient de l’analyste, a récemment
révélé à son épouse son transvestisme et souhaitait,
avec l’aval de leur pédiatre, lui conseillant néanmoins de
demander l’avis préalable de l’analyste, se montrer pour ne
pas dire s’exhiber dans la tenue correspondante à ses enfants d’âge
scolaire, parce que ‘tel était son choix’, allusion à la
reality-show de ce même nom. Il est tombé des nues quand le médecin
l’a mis en garde contre les éventuelles suites psychiques chez ses
enfants.
Le Dr Lebrun revêtant les atours du moraliste a été limpide
dans l’expression de son sentiment, frisant par moments ce que certains
qualifieraient de ‘retour à l’ordre moral’, back
to basics (remarque du scripteur : pourquoi ne peut-on faire cela également
en matière d’économie, par exemple à l’économie
de marché sociale ?) alors qu’une nouvelle et véritable
morale reste à inventer, dans laquelle il y a sans aucun doute une place à donner
au ‘moins-jouir’, position absolument nécessaire aux sujets
qui n’ont pas fait leur travail de devenir des personnes. Françoise
Dolto affirme certes que l’enfant est une personne, mais l’est-il
dans une place symétrique aux parents ? Et les enfants sont-ils en
mesure de pouvoir choisir ? La réponse est non, et le droit à l’éducation
des parents prévaut sur le droit de choisir de sujets incapables à ce
stade de le faire. Et bonjour les dégâts dans les familles anomiques !
Je voudrais aborder, dans la foulée, « les nouveaux comportements
sexuels » livre de Willy Pasini, professeur de psychiatrie à l’université de
Genève, lui aussi psychanalyste, et qui plus est, sexologue de renom.
Selon le Dr Pasini l’un des phénomènes les plus frappants
de notre époque réside dans les expériences sexuelles innovantes,
lesquels sont souvent un masque pour ne pas évoquer ou aborder les problèmes émotionnels
de fond, car les sentiments évoluent plus lentement que les sensations,
et le besoin de tendresse et de liens affectifs solides demeure.
Or tout en rêvant de rapports de couple passionnés, les femmes continueraient
d’imaginer un homme qui n’existe plus, alors que les hommes verraient
dans la femme émancipée davantage une sorcière qu’une égale.
Quant aux fantasmes des uns et des autres, ils resteraient assez identiques,
mais, et c’est là le phénomène nouveau, il se passerait
qu’aujourd’hui les actes ont tendance à remplacer les fantasmes.
Ces actes réels sont évidemment par nature beaucoup moins libres
et plus riches de conséquences que les ‘actes’ fantasmés,
appartenant à l’ordre des idées. Il est interdit d’interdire,
mais les résultats sociologiques de cette autre maxime de mai 68 peuvent être étonnants
sinon détonants. Les nouvelles générations ont de nouvelles
transgressions qui dépassent largement celles de leurs aînés,
en particulier les perversions soft -voir notre travesti de tout à l’heure-
par lesquelles en toute liberté d’expérimentation on réalise
maintenant des fantasmes qui jusque là n’avaient pas dépassé le
stade de la représentation imaginaire, mais sans tomber dans la dépendance,
laquelle serait le propre des perversions hard –par exemple sadomasochisme
pur et dur- rendant esclave des habitudes et incitant à exprimer sa sexualité selon
un scénario obligé sinon compulsif, et souvent ruineux, pour le
porte-monnaie, sinon pour l’âme, ajouterai-je au passage.
Or si certains couples achoppent sur cet éros et sont détruits,
il semble que de plus en plus nombreux sont ceux qui y survivent. Ce qui forcément
nous amène à la question de savoir « à quoi sert
le couple ? » Willy Pasini y a apporté sa réponse
dans le livre du même nom, paru antérieurement chez Odile Jacob également.
Elle est lapidaire : à prolonger l’amour ! Evoquons encore
la question de la normalité en matière de pratiques sexuelles.
Selon l’auteur il existe plusieurs normalités en sexologie :
statistique, médico-légale, psychologique et morale, en fonction
desquelles les couples se positionnent. Pour conclure : un fossé s’est
creusé récemment entre le cœur et le sexe. Les perversions
soft sont un moyen de vivre plus librement sa sexualité, mais elles créent
de graves problèmes chez ceux qui ne dissocient pas les sentiments de
la sexualité. Qui plus est, l’irruption du désir féminin
(M. Pasini ne donne pourtant pas l’impression d’être un macho à l’ancienne ?)
et de certains fantasmes érotiques, surtout masculins, a dans l’opinion
de l’auteur engendré davantage de confusion que de bonheur. Donc
là aussi back to basics ? L’auteur, compte tenu de ce
qu’il appelle l’imbroglio actuel, se refuse à conclure, mais
il y a incontestablement problème.