Michel Luciani
(Agrégé d’allemand)
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Traduire Freud en français : La
malédiction des pharaons ?
Une légende veut que nombre d’archéologues ayant ouvert
— et donc profané — la tombe de pharaons aient
été victimes de mort subite ou précoce. Il semble
qu’un sort analogue s’acharne sur de grands esprits,
archéologues réputés du psychisme guidés par Freud,
lorsqu’ils veulent transcrire en français l’œuvre du
créateur de la métapsychologie : La pensée et
l’allemand de Freud, dont certes la relative complexité est connue,
subissent alors, par une sorte de fatalité, une transcription en
français obscure, énigmatique, aux expressions étranges,
faites d’accouplement de mots inouïs, de concepts et de termes
inconnus de la pensée française, une sorte de labyrinthe
linguistique incongru propre à donner le vertige au lecteur francophone.
Alors, traduire Freud : une autre sorte de malédiction ?
Notre propos n’est pas de nous livrer à une raillerie ou une
dérision faciles voire ridicules face à l’ampleur de ces
difficultés de traduction et aux obscurités et contre-sens qui en
sont la conséquence. Ceux qui se sont lancés dans l’aventure
de relire et rendre Freud accessible aux francophones ont été et
sont souvent encore des psychanalystes éminents ; il suffira de
nommer, parmi d’autres, MM. Laplanche et Pontalis, dont chacun
connaît l’immense talent et leur œuvre célèbre,
le « Vocabulaire de la psychanalyse ».
Mais le profond respect et la vive reconnaissance qui leur sont dus ne
peuvent occulter une évidence : Excellents connaisseurs de Freud,
ils n’ont pas bénéficié d’une équipe de
traducteurs à la hauteur de leur talent. Au nom de ce qu’on a cru
être « la fidélité à Freud », des
obscurités, des barbarismes, voire des erreurs se sont glissés
dans leur œuvre, des néologismes calqués sur la forme
allemande — et tout à fait incorrects en français —
ont fini par s’imposer dans le paysage psychanalytique
français ; citons par exemple « le
moi-plaisir » (notre traduction : le moi soumis au plaisir), le
« moi-réalité » (que nous traduisons : le
moi soumis au réel), « le renversement dans le
contraire » (traduction correcte : l’inversion du sens de
la pulsion), le
« représentant-représentation »
(traduction correcte : la manifestation de la pulsion sous forme de
représentation), la « représentation-but » (en
fait, la représentation ciblée)... Quelle tristesse !
Et vers la fin du siècle précédent, aux PUF, les
artisans d’une nouvelle traduction de l’œuvre de Freud ont fait
encore plus fort : Pour être « encore plus près de
Freud » et traduire toujours le même mot allemand par le
même mot français (le mythe de la traduction
« littérale » et la fixité du vocabulaire,
deux concepts honnis par les Instituts de Traducteurs), des néologismes
insensés ont été forgés : « surmontement
», « influencement », « significativité »,
« déconcertement », « apprêtement », «
consciencialité », « coulpe originaire », «
l’étrangement », « fantasier », «
fugitivité »... Massacrer Freud — car sa pensée et son
vocabulaire disparaissent dans ce charabia — et défigurer la langue
française, il fallait quand même oser le faire ! Quel
gâchis !
Devant de tels propos, de bonnes âmes nous ont fait remarquer :
a) que ces traductions, bonnes ou pas, se sont imposées ; b)
qu’il faut bien une terminologie fixe pour les concepts importants de
Freud ; c) que les analystes, de toute façon, cernent bien par leur
pratique le contenu technique d’une expression française même
défaillante ou fausse. « Alors, vous savez, votre indignation
de linguiste outragé, justifiée ou non... »
Mais que fait-on dans ce cas des francophones non-psychanalystes et
non-germanistes qui veulent découvrir Freud ? Et l'œuvre
de Freud devrait-elle être la seule parmi les sciences humaines à
subir le sort d’une traduction française médiocre, souvent
obscure, en maints endroits incorrecte, et parfois franchement
incompréhensible ?
Non, il n’y a pas de fatalité ni de malédiction ;
mais il faut la volonté de se mettre au travail et disposer des
instruments linguistiques et conceptuels indispensables. Examinons rapidement
plusieurs problèmes linguistiques : 1) La polysémie
fondamentale des mots ; 2) les catégories
grammaticales ; 3) les mots composés en allemand.
1) La polysémie fondamentale des mots, donc le fait
qu’ils aient plusieurs sens, constitue évidemment une grande
difficulté pour le traducteur. Généralement, la phrase
l’oriente vers un sens particulier, donc lui permet de comprendre
l’énoncé. Les sens les plus courants sont recensés
dans les dictionnaires : c’est ce qu’on appelle la
dénotation. Mais c’est le contexte qui donne le sens réel,
ce qu’on appelle la connotation. Le mot est donc un support, appelé signifiant en linguistique, il permet de comprendre des idées
(appelées signifiés). Il est donc bien clair que l’on
restitue des idées, pas des mots (piochés dans un dictionnaire) !
Ainsi le terme freudien si fréquent de Vorstellung peut
signifier selon le contexte : a) l’idée qu’on se fait
consciemment de quelque chose (« seine Vorstellung der Lage ist falsch
» signifie : « il se fait une fausse idée de la situation.
») ; b) une représentation (idée, image, son) qui est en fait
un produit, une émanation d’un élément inconscient
parce que refoulé et qui veut se faire entendre par tous les moyens.
Le terme de die Hilflosigkeit devra par exemple être rendu
selon le contexte freudien par l'impuissance ou le sentiment d'impuissance.
Freud l’emploie à la fois pour le nouveau-né qui
dépend entièrement de sa mère et pour l’homme face
aux éléments naturels déchaînés. En langage
administratif, il signifiera l'état de dépendance, qui donne droit
à une aide. Et die Laienanalyse, où le terme de Laie,n,n peut signifier profane, non-spécialiste, laïque, ne
signifie chez Freud ni l’analyse laïque, ni profane, mais
pratiquée par des non-médecins.
Le sens des mots peut donc fluctuer, mais le traducteur se réjouit
de pouvoir malgré tout employer souvent le même terme
français pour un même mot allemand, donc d'avoir donc une certaine
stabilité du vocabulaire, à condition que le contexte soit le
même. Citons les exemples bien connus de die Übertragung,
le transfert, das Ichideal, l’idéal du moi, die
Verdrängung, le refoulement, die Libidobesetzung,
l’inverstissement libidinal... mais, répétons-le,
stabilité n'est pas rigidité : Vouloir toujours traduire le
même mot allemand par le même mot français, quel que soit le
contexte, indique une grande ignorance des mécanismes linguistiques.
Ainsi, die Entwicklung pourra se traduire par développement,
évolution, ou encore production au sens de naissance, par exemple dans
production d'angoisse pour traduire le terme freudien de Angstentwicklung.
2) Le non-respect des catégories grammaticales et
lexicales : Les
catégories lexicales ou grammaticales n’ont pas à être
respectées, simplement parce que la complexité des langues impose
une grande souplesse à cet égard. Ainsi, un adjectif allemand
ne doit pas se traduire obligatoirement par un adjectif français, ni un
substantif par un substantif, etc. Voici quelques exemples : 1. Mit der
Würdigung des Einflusses organischer Krankheit auf die Libidoverteilung
folge ich einer mündlichen Anregung von S. Ferenczi. « En
reconnaissant pleinement l’influence d’une maladie organique sur la
répartition de la libido, je suis une suggestion que S. Frenczi m’a
faite oralement. » Remarques : a) le terme de Würdigung implique
une forte reconnaissance, la prise de conscience de la valeur de qch,
d’où le rajout de « pleinement» ; b) le bloc «faire
oralement » nous semble ici préférable au simple « oral
», pour des raisons de style. 2. Wir sind zum Terminus oder Begriff
des Unbewußten auf einem anderen Weg gekommen, durch Verarbeitung von
Erfahrungen, in denen die seelische Dynamik eine Rolle spielt. « Nous
sommes parvenus au terme ou au concept d’inconscient par une autre voie,
à savoir par le travail effectué sur des expériences dans
lesquelles la dynamique du psychisme joue un rôle. » Remarques
: a) le rajout de « à savoir » sert à clarifier
l’énoncé ; b) il nous semble également plus clair de
parler de « dynamique du psychisme » plutôt que de «
dynamique psychique ». 3. Die Umsetzung von Objektlibido in
narzistische Libido, die hier vor sich geht, bringt offenbar ein Aufgeben der
Sexualziele, eine Desexualisierung mit sich, also eine Art von
Sublimierung. « La conversion de la libido investie dans
l’objet en libido narcissique, qui se produit ici, entraîne
manifestement un abandon des buts sexuels, une désexualisation, donc une
sorte de sublimation. » Remarque : La traduction de
Objektlibido par « libido d’objet » est indigente. Le terme de
Aufgeben est un verbe substantivé, donc littéralement : le
fait d’abandonner.3) Les mots composés en allemand :
L'allemand a la faculté de former des mots composés —
substantifs, adjectifs, adverbes — en associant tous les mots possibles
entre eux : substantifs, adjectifs, adverbes, participes, verbes,
préfixes, prépositions. Ces mots composés sont
particulièrement fréquents chez Freud, et ne sont pas toujours
faciles à décomposer, donc à comprendre parfaitement. La
complexité des concepts freudiens et la concision parfois elliptique de
ces mots fait parfois de leur traduction une véritable explication des
concepts freudiens — que le traducteur doit donc maîtriser.Par
ailleurs, ce mécanisme linguistique est relativement rare en
français, ce qui pose de nombreux problèmes de traduction. Nous
avons bien en français le lave-linge, l’auto-école, la
porte-fenêtre ou encore le faux-semblant et le coupe-papier, mais que
peuvent bien signifier pour un francophone des mots composés tels que la
perception-conscience, le moi-réalité, le moi-plaisir, la
représentation-but, le représentant-représentation ?
Ce sont des barbarismes ! Dans les mots composés allemands, le
premier élément détermine ou oriente le sens du ou des
éléments suivants. Toutes les combinaisons sont possibles, chez
Freud comme chez tout auteur de langue allemande ; ils doivent être
rendus par des combinaisons typiquement françaises ; voici quelques
exemples :
- Pronom-substantif : das Ichideal (l’idéal du
moi) ;
- Adjectif-substantif : der Sexualtrieb (la
pulsion sexuelle) ; die Aktualneurose (la névrose aux
causes récentes) ;
- Substantif-substantif : die Fortpflanzungsfunktion (la
fonction de reproduction) ; die Übertragungsneurose (la
névrose de transfert) ; die Objektlibido (la libido investie
dans l’objet) ; der Traumzensor (le censeur du
rêve) ; die Urteilsverwerfung (le rejet de la pulsion
condamnée par le moi) ; die Vorstellungsrepräsentanz
(l’émanation de la pulsion sous forme de
représentation)...
La combinaison adjectif/substantif forme une entité nouvelle et
apporte un sens différent du couple épithète/substantif.
Quelques exemples :
- der Sexualtrieb est la pulsion dont l’essence même est
d’être sexuelle ;
- der Primärvorgang est le
processus toujours primaire ;
- die Altstadt est le noyau
ancien d'une ville, c'est la Vieille Ville, différente de die alte
Stadt, qui désigne toute une ville vieille.
Les adjectifs composés sont souvent formés avec les
suffixes -arm (pauvre en), -reich (riche en), -haltig (contenant du/de la...), -frei (dénué de), -fähig (capable de), -freundlich (positif envers), -fest (qui
résiste à) ; exemples :
1. A. Adler meint hier ein leistungsfähiges
Seelenleben.
A. Adler pense ici à une vie psychique
performante.
2. Dieser psychische Akt ist noch nicht bewußt, wohl aber
bewußtseinsfähig...
Cet acte psychique n’est pas
encore conscient, mais en revanche capable de parvenir à la
conscience...
3. Erst viel später konnte Freud wirklich sorgenfrei
leben.
Ce n’est que bien plus tard que Freud put vivre
vraiment sans souci matériel.
4. Es ist sehr bemerkenswert, daß das Ubw eines Menschen
mit Umgehung des Bw auf das Ubw eines anderen reagieren kann.
Il est
très remarquable que l’ics d’une personne puisse
réagir à l’ics d’une autre personne en contournant le
conscient.
Des mots composés concernent également les participes,
présents ou passés. Voici plusieurs exemples :
1. Die Erfahrung erlaubt uns auch, von „zielgehemmten”
Trieben zu sprechen...
L’expérience nous autorise aussi
à parler de pulsions déviées de leur but par inhibition...
2. Freud legt hier den Akzent auf die sogenannte
gleichschwebende Aufmerksamkeit des Arztes.
Freud met ici
l’accent sur ce qu’il appelle « l’attention
flottante » du médecin.
3. Wir sprechen dann auch von der „Anziehung”, die
das lustspendende Objekt ausübt, und sagen, dass wir das Objekt
„lieben”.
Nous parlons d’ailleurs alors de
« l’attraction » exercée par l’objet qui
est source de plaisir, et disons que nous « aimons » cet
objet.
Terminons sur le problème de la collocation : On entend par
là le fait de pouvoir mettre ensemble certains mots et pas
d’autres. Quand l’allemand parle de Bärenhunger,
littéralement : une faim d’ours, le français dit : une faim
de loup. Quand Freud parle de Triebschicksale, littéralement : destins des pulsions, nous préférons traduire par mutations des pulsions. Quand Freud parle de Wortvorstellung,
littéralement : représentation de mot, nous
préférons traduire plus clairement par représentation verbale.
N’est-il pas plus exaltant de se lancer dans une telle entreprise que
de répéter en soupirant les vielles expressions ?
N’est-il pas plus éclairant de traduire das
Befriedigungserlebnis non pas (littéralement et banalement) par
« l’expérience de satisfaction » (expression
peu française) mais par « le bienfait de
l’apaisement », puisque Freud décrit bien ici le
sentiment éprouvé par le bébé qui vient
d’avoir à la fois le sein et l’amour maternels ? Et
quel est le sens de « inhibée quant au but »,
appliqué à une pulsion, traduction ridicule de zielgehemmt,
sinon, en fait : « détournée/déviée
de son but par inhibition » ?
Le 24 septembre 2009, l’œuvre de Freud tombera dans le domaine
public, le grand homme étant mort le 23 septembre 1939. N’est-il
pas temps de se mettre à réviser, voire de se préparer
à refaire, au moins partiellement, la traduction de son œuvre ?
Que nous faut-il ? des francophones et germanophones bilingues, connaissant
bien Freud, et ayant une bonne pratique des techniques de la traduction —
le concours de psychanalystes est également précieux. Un travail
en équipe est plus que souhaitable.
Nous avons fait un premier pas en créant un site dédié
à la traduction de Freud :
http://traduirefreud.populus.ch. Il est
en construction permanente, et sans doute loin d’être parfait. Mais
pour faire ce premier pas, nous avons dû surmonter les quolibets, les
sarcasmes, les épithètes d’iconoclaste et celles tournant
autour de la paranoïa... Le monde des psychanalystes n’est pas
vraiment tendre ! Traducteurs germanistes et amis de Freud, ralliez-vous
à cette cause, car, cela est également vrai, on y éprouve
aussi bien des joies.