Luiz Eduardo Prado de Oliveira
Sublimation et symbolisation :
retrouvailles et fêtes.
(Paru dans A. Eiguer, C. Leprince, F. Baruch, La fête
de famille, In Press
Editions, Paris, 1998.)
Pendant dix ans cet
homme vient en analyse. Pendant dix ans, il parle de son pays et de son impossible
rêve de retour. Pendant dix ans, jamais, il ne rêve de ce pays.
Quitté, abandonné, rejeté, perdu, retrouvé dans
son pays d'accueil, au coin d'une rue, au tournant d'une mélodie,
ce lieu d'origine hante pourtant sa vie. Son père lui dit au
téléphone d'arrêter de penser à ce pays comme
un amant à son infidèle, sa mère lui écrit de
ne jamais y revenir, de l'oublier. Ses frères et sœurs,
tantôt l'un, tantôt l'autre. Lui, pour sa part songe à ceux
qui ont vécu une situation similaire. A Ulysse, bien sûr : « Pourquoi
ne peuvent-ils pas, les hommes, s'empêcher de vouloir sans cesse
revenir là d'où ils sont partis ? » se
demande Molly Bloom dans le célèbre monologue final du livre
de James Joyce. Il songe aussi à Sinbad, le marin, et pourquoi
pas, parfois ? - à Schéhérazade, otage, elle-même
exilée dans le sérail de son roi Schahriar, lui racontant des
merveilles en présence de sa sœur Doniazade. L'analyse devient
alors ses « mille et une nuits » à lui et, l'analyste,
l'ombre de menaces de mort trop vivantes dans son pays d'origine.La possibilité du
retour s'annonce enfin. Retour entendu dans un double registre, au moins
double : retour au pays et retour du refoulé. Ce soir, il rêve
de son pays à deux reprises. La première fois, il voit la carte
du continent où se situe ce pays, mais le pays n'y apparaît
pas. Rayé. Dans son rêve, il s'affole à cette découverte,
il court aux nouvelles ,s'enquérir si un tremblement de terre,
un raz de marée, la chute d'une comète, la volonté divine - notre
imagination est sans limite devant l'envahissement de l'angoisse - ne
sont pas venus effacer son pays. Et puis, toujours dans le rêve, la
crainte de la folie, la peur qu'un psychiatre ne lui dise que tout cela
aurait pu arriver à de nombreux pays, mais pas au sien, parmi quelques
autres, ou bien que si ces choses se produisaient, l'humanité en
aurait connaissance, la planète en souffrirait. Cela aurait été un
rêve de fin du monde, limité pourtant, mais sévère.
Le monde apparaît comme un corps qui plonge ses racines dans d'autres
corps, plus proches.Le deuxième rêve
est très long, mais, curieusement, rien ne se passe, ou presque. Bruissement
de feuilles haut perchées sur des arbres magnifiques, rayons de soleil
tantôt se faufilant entre les branches, tantôt s'affirmant,
majestueux, à côté des arbres, atteignant le sol. Perceptions
d'un enfant émerveillé de son monde. Lui, qui regarde
tout cela, enfant dans un conte de fées.Entre catastrophe et
calme, il regagne son pays. Parmi tous les ancêtres illustres auxquels
il avait songé, il avait oublié le fils prodigue. Après
plusieurs années d'éloignement de son foyer, y revenant,
il est chaleureusement reçu. Mais son frère exprime du mécontentement
auprès du père : « Pour lui, le veau gras ?
Pour moi, qui suis resté, le dur labeur ? » Le père
répond à son frère, en somme : « Pour
lui, rien que cet après- midi, pour toi, toute la vie ».La
chaleur de l'accueil du fils prodigue, vraie pourtant, n'exclut pas d'autres
sentiments,
plus troubles. La jalousie, l'envie, l'agressivité, le désir
de mort. Celui qui part, meurt un peu, beaucoup, extrêmement. S'il
revient, quant il revient, il est un revenant, vampire, loup-garou et sphinx,
monstre, père et mère confondus, frère et sœur
mélangés, ange annonciateur et ange déchu. Porteur d'espoir,
séducteur, il porte aussi le désespoir et la déception.Maintenant,
reprenant son analyse, il se rend compte. Le retour d'Ulysse ne correspond
pas
seulement à des heureuses retrouvailles. Non seulement il faut tuer
tous les prétendants de Pénélope, mais encore prouver à sa
femme qu'il est bien Ulysse, en témoignant de son souvenir du
bois dont est fait leur couche. Pénélope est plus terrible
que ces prétendants, que Circé, que Polyphème ou que
les sirènes. Elle n'admet aucun oubli, elle n'admet pas
qu'il soit personne. Paradoxe de la famille, qui tout en étant
le lieu de la reconnaissance et de la chaleur, est aussi l'endroit de
la méconnaissance et du rejet. Tout en attribuant à chacun
son identité, la famille lui exige aussi de nouvelles définitions.
L'éloignement la menace, mais le retour mobilise de puissantes
violences, des haines farouches, de surprenantes inquiétudes. C'est
une grande cruauté que de demander au voyageur de prouver son identité.Comme
les hommes en général n'ont de cesse que de vouloir revenir à l'endroit
d'où ils sont partis et comme les femmes ne partagent pas toujours
ce désir, elles deviennent témoins de cet espoir insensé et
gardiennes du souvenir. Le rêve de la possibilité du retour
permet le départ, alors que la certitude du retour impossible impose
de rester. Masculin et féminin se localisent aussi selon les lignes
fluctuantes de ces frontières.
Sublimation et symbolisation
Tant de cures analytiques
de cet ordre, où l'aventure poétique doit remplacer la
rigueur de la clinique pour que puisse survivre l'être humain
au-delà du patient et de son « cas ». Tant de
cures analytiques où la violence des séparations vient accroître
l'effort de sublimation par-delà les symbolisations possibles.
Car c'est à cette quête que s'adonnent ceux qui partent
loin. D'avoir été contraint à porter des traces,
le sujet se révèle pleinement signifiant en élargissant
son travail de sublimation enrichi par de nouveaux symboles.Freud ne présente
une théorie ni de la sublimation ni de symbolisation. En revanche,
il propose suffisamment de thèses au sujet de l'une et de l'autre
pour qu'il nous soit possible de situer les champs théoriques
que chacune couvre et de positionner l'une par rapport à l'autre,
sans les confondre de manière systématique. Voici quelques éléments
préliminaires en vue de la compréhension de ces deux procédés
psychiques. J'écarte d'emblée ici la tentation de
la métaphore chimique ou artistique dans l'approche de la sublimation
ou de la symbolisation, vu qu'elle trouvent d'autres racines, plus
solides, dans l'histoire de la pensée où baignait la psychanalyse
naissante .Au
sujet de la sublimation, la pensée de Freud évolue, se précise
et finalement révèle des sources qui, pour être surprenantes,
n'étaient
pas moins évidentes. En premier lieu, la sublimation correspond à la
transformation de souvenirs douloureux en fantasmes à visée
protectrice. Ensuite, elle acquiert son sens répandu et auquel nous
nous restreignons le plus souvent, celui de l'abandon d'un intérêt
ou d'un investissement sexuel à l'origine. Dès Le
moi et le ça pourtant, identification et sublimation sont assimilées,
la formation du Surmoi est due à ces deux mécanismes et, enfin,
la sublimation s'inscrit dans les racines mêmes des pulsions.
Dans une lettre du 27 mais 1937, S. Freud écrira : « Même
l'instinct sexuel, comme nous le savons, ne peut agir sans une certaine
dose d'agression, par conséquent, il y a dans la combinaison
normale des deux instincts une sublimation partielle de l'instinct de
destruction ». La sublimation correspond à une séparation
au niveau des pulsions.Est-ce que nous ne pouvons
pas avancer plus loin en psychanalyse dans la compréhension de la
sublimation ? La pensée n'a pas attendu Freud, sur ce point
comme sur beaucoup d'autres, pour considérer la sublimation et
la symbolisation comme deux notions majeures dont elle disposait pour se
représenter ses modes de fonctionnement. Je rappelle les points suivants :
Kant s'intéresse de près aux troubles de l'esprit ;
Kant est le premier auteur à utiliser de manière systématique
le concept de sublime et de symbolique justement dans la compréhension
de la vie de l'âme et de ses troubles. La même année,
en 1764, Kant écrit ses Observations sur le sentiment du beau et
du sublime et ses Essais sur les maladies de la tête, alors
que plus tard le troisième chapitre de la Critique de la raison
pratique est consacré à ce qui amène de l'amour
de soi à l'amour de la loi, mouvement par lequel la pensée
accède au sublime, donc sublimation. Du narcissisme au déclin
du complexe d'Œdipe, pourrions-nous dire également.Peu après,
dans la Critique de la faculté de juger, Kant développe
son « Analytique
du sublime » et complète ses thèses sur ce qu'il
convient d'entendre par loi. Le sublime est maintenant divisé en
sublime mathématique et sublime de la nature. Avant, dans la Critique
de la raison pratique, la loi était apparue comme le « véritable
mobile de la raison pure pratique », « pure loi morale
même, en tant qu'elle nous laisse pressentir la sublimité de
notre propre existence ». La loi morale, cependant, ne se suffit
pas de la vertu, celle-ci au contraire pouvant vite devenir absurde prétention.
La loi est ce qui impose à l'homme de vivre « par
devoir, et non parce qu'il trouve le moindre goût à la
vie » . « Vivre
lorsqu'on n'a plus le goût de vivre (...) fait apparaître
le pur intérêt pour la loi », traduit une collègue .
La sublimation correspond ici à la séparation entre l'homme
et sa vie. Kant est souvent explicite : le sentiment du sublime est
douloureux .
A la fin de la raison pratique cependant, la loi s'était
déjà éloignée de la morale. Elle était
devenue ce qui mène notre esprit à rechercher l'unification
de tout ce qu'il comprend et d'abord de sa raison elle-même,
fondement du sublime. Avec la faculté de juger, la loi devient
mathématique, la nature l'impose et s'impose.Je peux résumer :
la sublimation est le travail de la pensée qui se dépasse sans
cesse, à la recherche d'une unité qui toujours se dérobe.
Freud a proposé une origine sexuelle à ce travail, dans le
sens où dès 1896 il indiquait la source indépendante
de déplaisir présente dans la sexualité. La puissance
de son lien à Kant tient à cet intérêt partagé envers
les points de rencontre entre raison et folie qui se manifestent dans la
sublimation et dans sa dégradation.De même, au sujet
de la symbolisation, sans en fournir une théorie, Freud présente
des thèses constantes dont les points forts s'éloignent
des conceptions habituellement admises. Certes, les symboles sont présents
dans les rêves, dans les mythes, dans la religion, l'art et la
langue, tout comme ils se manifestent en tant que symptômes. Certes,
ils ont une origine sexuelle. La thèse la plus récurrente pourtant
est toute autre : « les pensées du rêve et le
contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes
faits en deux langues différentes (...). Le contenu du rêve
nous est donné sous forme d'hiéroglyphes, dont les signes
doivent être successivement traduits (übertragen) dans
la langue des pensées du rêve. » Freud est constant :
les langues du rêve, la langue gestuelle de l'hystérique
et la langue pictographique du rêve, la langue de pensée de
la névrose obsessionnelle et de la paranoïa, le langage d'organe
de la schizophrénie, l'absence de grammaire de la langue de la
symbolique, qui se présente comme une lange à l'infinitif,
où même actif et passif sont présentés par la
même image, le caractère essentiel du symbolique réside
dans cette comparaison avec la langue. Il conclura, pourtant : « La
symbolique transcende aussi les différences des langues ; (...)
elle est ubiquitaire, la même chez tous les peuples ».
La symbolisation est au-delà du langage.Kant, pour sa part,
s'est trouvé à un moment important de l'évolution
du concept de symbole. Il se signale en indiquant des difficultés à l'emploi
de ce terme : « il appartient aux nouveaux logiciens d'admettre
un usage du mot symbolique absurde et inexact, lorsqu'on l'oppose
au mode de représentation intuitif. Ce dernier (le mode de représentation
intuitif) peut en effet être divisé en mode schématique de
représentation et en mode symbolique.(...) Toutes les intuitions
que l'on soumet a priori à des concepts sont soit des schèmes,
soit des symboles, dont les premières contiennent des présentations
directes du concept, et les secondes des présentations indirectes.
Les schèmes procèdent démonstrativement, les symboles
au moyen d'une analogie (pour laquelle on se sert également d'intuitions
empiriques), dans laquelle la faculté de juger mène une double
entreprise qui est d'abord d'appliquer le concept à une
intuition sensible, et ensuite d'appliquer la simple règle de
la réflexion sur cette intuition à un objet tout à fait
autre, dont le premier n'est que le symbole. » Et, bien plus
prudent que Freud, Kant conclut : « Cette entreprise a été jusqu'à maintenant
bien peu analysée, alors qu'elle mérite une recherche
bien plus approfondie ; mais il n'y a pas lieu ici de s'y
arrêter. Notre langue est remplie de semblable présentations
indirectes selon une analogie par laquelle l'expression ne contient
pas de schème propre pour le concept, mais seulement un symbole pour
la réflexion ».En
psychanalyse, Ferenczi et Jones ont proposé des approches singulières
de la notion de symbole, discutées par Lacan. Aucun de ces auteurs
pourtant n'a situé ni le symbole par rapport au sublime, ni la symbolisation
par rapport à la sublimation. Pourtant, la différence essentielle
entre sublimation et symbolisation, aussi bien pour Kant que pour Freud,
est que la première indique un processus généralisé,
un mouvement de différenciation et de séparation, alors
que la deuxième s'attache à des objets particuliers, à des
représentations précises, même lorsque le psychanalyste
prétend qu'elles soient communes à l'humanité.
La sublimation concerne la différenciation de la pensée, depuis
l'émoi sexuel jusqu'à la raison. Elle concerne la
différenciation des instances de l'appareil psychique qui vont,
chacune à sa manière, prendre en charge l'investissement
du monde et la manière de le traiter. La symbolisation concerne la
recherche des objets susceptibles d'accueillir dans le monde cet investissement,
soit qu'ils puissent représenter différentes parties du
corps, ce corps dans son intégralité ou encore les processus
de la pensée elle-même. La sublimation s'élance
dans le même mouvement que la séparation, elle est déjà séparation.
La symbolisation est ce qui peut se produire une fois la séparation
accomplie et l'absence rendue présente. La sublimation correspond à la
douleur de la perte. La symbolisation correspond aux joies des retrouvailles.
Retour
L'analyse de celui
qui rêvait des continents a duré autant que la guerre de Troie,
une partie du temps des voyages d'Ulysse, avec des temps forts, rythmés
par le souvenir des menaces du roi Schahriar ou d'autres cyclopes. Les
voyages d'Ulysse nous fascinent toujours. C'est une histoire qui
commence par un appel :« O Muse,
conte-moi l'aventure de l'Inventif :celui qui pilla Troie,
qui pendant des années erra,voyant beaucoup de villes,
découvrant beaucoup d'usages,souffrant beaucoup d'angoisses
dans son âme sur la mer... »Telle est la belle traduction
de Jaccottet, qui raconte le rapport à la mère océane, à la
découverte de l'ignorance et à l'émerveillement
d'apprendre qui jaillissent de l'Odyssée. Pour rendre sensible à ces
sentiments, je rappelle que Platon divisait les hommes en trois catégories :
les vivants, les mort et « ceux qui vont sur la mer ».
La mort elle-même se divise en trois autres catégories :
la mort au combat, la mort chez soi et la mort sur mer, qui recèle
une inquiétante question. Sont-ils vraiment morts, ceux qui disparaissent
entre les vagues ?Je me permets d'attirer
votre attention. Le poète fait appel à la Muse pour commencer à chanter
les voyages d'Ulysse. Cet appel fait déjà partie du voyage.
L'aboutissement du voyage est la rencontre après la séparation,
les retrouvailles après la perte, la fête. Celle-ci, dans son
sens banal, courant, est présente en permanence. Ce sont les prétendants
de Pénélope qui festoient toujours, sûrs de la mort d'Ulysse,
sûrs de la conquête d'Hellène, prêts à se
débarrasser par le meurtre de l'héritier légitime
du trône, Télémaque. Cette fête est décrite
par Freud à propos du meurtre du père. Elle comprend la conquête
de la femme, le meurtre du fils, les vengeances fratricides. C'est le
deuil maniaque. Il serait intéressant de mettre cette formulation
freudienne à l'épreuve de la fête à laquelle
se livrent des années durant Ulysse et ses matelots dans le royaume
de Circé. La première se déroule à l'ombre
du retour du père, la deuxième est éclairée par
le regard de la mère.Néanmoins d'autres
retrouvailles, d'autres fêtes apparaissent dans le poème
d'Homère, plus amicales, où les réjouissances sont
moins chargées de haine : l'accueil de l'étranger,
l'hospitalité offerte dans la mutuelle reconnaissance, l'amitié royale.
La réception de l'étranger sans sa reconnaissance, alors
qu'il est personne ou pur objet de jouissance, est le fait du monstre.
Cependant, l'Odyssée présente encore d'autres
retrouvailles, où la fête se fait plus discrète, plus
intime, où la douleur de ce qui la fonde est reconnue.D'abord, rencontre
d'Ulysse avec ses compagnons qui retrouvent leur humanité après
avoir eu leur bestialité dévoilée par Circé. « Eux
de même, quand ils me virent, éclatèrent en pleurs ;
il semblait à leur âme qu'ils eussent retrouvé leur
pays, leur cité ... »(X,410). Certes, il y a de l'animal
chez l'homme et la soif de plaisirs la met à nu, mais la bestialité est
conséquence à la dégradation de leur civilité, à la
perte de cette sublimation qui fondait leur humanité. L'animal
symbolise une ancienne bestialité du citoyen. La civilité correspond à la
sublimation qui a rendu le sujet immédiatement humain. L'abandon
du symbole et la reprise de la sublimation est immédiatement douloureux.Ensuite, rencontre d'Ulysse
avec les morts, notamment avec Tirésias, qui lui prédit son
avenir, et sa mère. De cette rencontre avec la mère morte,
je souligne ici trois aspects. Le départ d'Ulysse et la mort
de sa mère sont intimement liés. « C'est le
regret, c'est le souci de toi ..., c'est mon amour pour toi
qui m'ont ôté la douce vie », lui répond-elle,
questionnée sur la cause de sa mort. Le deuxième aspect est
le suivant : la mère d'Ulysse connaît parfaitement
la vie de son fils, tout son présent, beaucoup plus qu'il n'aurait
pu connaître lui-même, mais elle ne connaît pas et ne comprend
pas les raisons de sa présence auprès d'elle. Enfin, malgré leur
douleur, cette rencontre est sereine, dans la reconnaissance partagée
du caractère inévitable de la mort.D'autres rencontres
se profilent. Entre père et fils, quand tous les deux pleurent et
poussent de grands cris, sans qu'il ne soit pas plus question de fêter
qu'il ne le sera plus tard, lors de la rencontre entre Ulysse et Laërte,
son père. Et, entre ces deux rencontres, la seule qui donne lieu à une
fête, la rencontre entre Ulysse et Pénélope : « ... ainsi
fut bienvenu à ses yeux le mari ... »Ainsi : comme
un naufragé qui regagne la rive, s'éloignant du malheur.
Le femme est plus que la cité, la patrie ou les richesses. Elle est
la terre ferme, où la cité sera bâtie. Et la discrétion
de la fête : « ...ses bras blancs ne voulaient
plus se détacher du cou ... » de son mari (XXIII, 230).Dans l'Ulysse de
Joyce, ces bras blancs autour du cou, entre une femme et son homme, dans
leur intimité, devient :« ...Et
j'ai bien pensé bien autant lui qu'un autre et alors je
lui ai demandé de mes yeux de demander encore oui et alors il m'a
demandé si je oui que je dirai oui ma fleur des montagnes et d'abord
je lui ai pris dans mes bras oui et je l'ai tiré vers moi pour
qu'il sente mes seins tout parfums oui et son cœur battait comme
fou et oui j'ai dit oui je le ferai Oui. »Ulysse, certes, mais
avec qui a-t-il navigué, Ulysse ? Et la réponse de Joyce
constitue un autre joyau de sa poésie, dont la poursuite de la traduction
m'est difficile, tant sa seule musicalité emporte.Avec ?« Sinbad
the Sailor and Tinbad the Tailor and Jinbad the Jailer and Whinbad the Whaler
and Ninbad the Nailer and Finbad the Failer and Binbad the Bailer and Pinbad
the Pailer and Minbad the Mailer and Hinbad the Hailer and Rinbad the Railer
and Dinbad the Kailer and Vinbad the Quailer and Linbad the Yailer and Xinbad
the Phtailer ».Passage qui justifie à lui
touts seul le titre de l'étude consacrée à ce poète
par un autre, Anthony Burgess. Ce titre : Here comes everybody,
voici venu tout le monde, voici venu tout un chacun. Cette question posée
par Joyce et ainsi répondue est suivie immédiatement par une
autre : quand ? Et la réponse : « En allant
vers un sombre lit ... » Nous autres, comme tout un chacun,
comme tout le monde. La reconnaissance des retrouvailles avec un sombre lit étant
l'accomplissement suprême du travail de la sublimation.Pour mon patient, les
retrouvailles avec la famille après une si longue absence sont tissées
de références aux morts, aux disparus, empreintes de thèmes
relatifs à sa propre mort, aux deuils nécessaires, aux douleurs
anciennes si longuement accumulées.Heres comes everybody ne
doit pas être compris seulement au présent. Nous voici tous
venus, nous et nos contemporains. Cet appel sous forme d'annonciation
doit être compris aussi d'une autre manière, non pas joycienne,
mais proprement homérique. L'Odyssée est un recueil
d'expériences de passages entre rêves et réalités,
aller-retour. Elle dessine un espace à la fois suffisamment souple
et assez contenant, correspondant à des expériences à la
fois oniriques de la réalité et réalistes du rêve.
Ces expériences allaient rendre possible l'essor de nos cultures,
de nos mondes et, finalement, de la pensée.Comment ? C'est
simple. L'être humain n'est pas né navigateur. Il
a dû commencer à acquérir l'expérience de
la navigation en se déplaçant sur de très courtes distances,
en allant d'un point à un autre, très rapproché.
Ensuite, après avoir couvert un nombre suffisamment large de points,
peut-être à partir de son observation de la course du soleil,
il s'est aperçu qu'il finissait par revenir à son
point de départ. Encore fallait-il que le monde se prête à ce
parcours. Dans un premier temps, cette expérience ne pouvait se vérifier
qu'en Méditerranée. Seule, la Méditerranée était
assez vaste et assez contenant pour que soit possible l'expérience
du départ et du retour sur mer. L'Odyssée est l'histoire
de ces matelots au nombre infini qui, de saut de puce en saut de puce, d'année
en année, de siècle en siècle, allaient un peu plus
loin, chaque fois un peu plus, jusqu'à être de retour.
Ulysse, le roi des matelots.Ce ne sont pas des mots
sur la géographie ou sur la navigation que je vous apporte. Nous pourrions
les prendre comme la description d'une pure équation mathématique.
Un périple obéit à la topique de la bande à Möbius,
par exemple. Ce que je vous propose est une métaphore de ce que Freud
indique dans la quatrième partie de Au-delà du principe
de plaisir, en explication de la formation des diverses couches de l'appareil
psychique avec l'exemple d'une « vésicule vivante
avec sa couche corticole réceptrice de stimuli ». « Ce
petit morceau de substance vivante est en suspens au sein d'un monde
extérieur chargé des énergies les plus fortes et il
serait anéanti par l'action des stimuli de celui-ci s'il
n'était pourvu d'un pare-stimuli (...) La réception
de stimuli sert avant tout le dessein de prendre connaissance de la nature
et de la direction des stimuli externes et, pour ce faire, il faut se contenter
de prélever de petits échantillons du monde extérieur,
de les déguster en quantités minimes ».
De l'appareil psychique en tant que caravelle. L'Odyssée,
une aventure éternelle, tant que les humains seront curieux.Lorsque une même expérience a été répétée
un certain nombre de fois, le conscient peut émerger en se différenciant
de l'inconscient et du préconscient. Voici encore une autre approche.
Le départ et le retour relèvent du mouvement de la sublimation,
tout comme la constitution du pare-stimuli et le prélèvement
de « petits échantillons du monde extérieur »,
alors que chaque point touché et ce qui en ce point peut provoquer la
dégustation de ses quantités minimes relève de la symbolisation.
La maîtrise de la Méditerranée,
la découverte de la possibilité du retour, correspondent à l'articulation
entre sublimation et symbolisation. L'expérience du retour est
une dimension importante de la capacité de penser. Il s'agit de
la capacité de réfléchir sur soi d'une manière
que l'expérience immédiate de la réalité et
l'expérience du rêve à la fois puissent le valider.
Je ne dirais pas que l'expérience du groupe familial est indispensable à l'éveil
de la capacité de réflexion, même si notre clinique montre
qu'elle y participe. Je dirai néanmoins que l'expérience
d'un groupe quelconque et de ses liens de solidarité est indispensable à l'épanouissement
de la curiosité et de la pensée.Je pense encore que la réflexivité témoigne
d'une sublimation réussie. La sublimation ne correspond pas seulement
au passage du sexuel au non-sexuel, car ce passage est commun à la constitution
du symbole. L'accomplissement de l'expérience de la séparation
ouvre la voie à la sublimation. La formation du symbole est l'équivalent
du « saut de puce » des matelots de l'Odyssée.
Sauts de puce héroïques, certes, dont le sens ne sera dévoilé qu'une
fois le périple accompli. Le retour au point de départ, le tissage
de l'expérience accumulée, la réunification de tous
les symboles est l'accomplissement de la sublimation.Dire « moi » ou « je » sont
des premières sublimations importantes réussies, où le
sujet s'éloigne de son corps, peu différencié jusqu'alors
du corps du monde, dans le premier cas, et où il s'éloigne
d'un soi confondu jusqu'alors avec autrui, dans le second cas, pour
aller vers la perception de l'altérité, entendue de prime
abord comme différenciation entre pensée et humanité de
l'être. Dire « je » implique au moins l'ébauche
d'un « tu » et d'un « il ». La possibilité du retour de la pensée
au corps, au corps propre ou au corps groupal, où se dissout tout corps,
au-delà du principe de plaisir, voici ce que nous raconte l'Odyssée,
notre destin commun. La pensée peut enfin alors se penser en tant que
telle et se déployer dans l'azur qu'elle crée, joyeuse
du voyage accompli, du travail achevé.
