Quand j'appris que vous aviez l'intention de m'inviter à un échange
d'idées sur un thème qui retient votre intérêt et
qui vous semble mériter l'intérêt de quelques autres, je
fus tout de suite d'accord. Que vous ayez choisi un problème qui touche
aux limites de notre savoir actuel, auquel chacun de nous, le physicien comme
le psychologiste
[1], essayerait d'accéder
par son approche originale, de telle sorte que, venus d'horizons différents,
nous parvenions à nous rencontrer sur un même terrain, je n'en
attendais pas moins de vous. Mais j'ai été pris au dépourvu
par la façon dont vous posez les termes de la question : que peut-on
faire pour détourner les humains de considérer que se faire la
guerre est inéluctable ? Sur le moment, j'ai été impressionné
par l'étendue de mon incompétence - pour un peu, je dirais : de
notre -, sur ce sujet, dans la mesure où cela m'a semblé relever
d'un problème pratique incombant plutôt aux hommes d'État.
Puis je réalisai que vous abordiez la question, non en physicien et en
naturaliste, mais en humaniste, qui avait répondu à la suggestion
de la SDN, un peu comme Fridtjof Nansen, l'explorateur du Pôle Nord, lequel
s'était consacré à porter assistance aux victimes affamées
et rendues apatrides par la Guerre Mondiale
[2].
Je réalisai de plus, qu'il ne m'était pas demandé de faire
des propositions concrètes, mais seulement de décrire comment,
pour l'observateur qu'est le psychologiste, se présente le problème
de la prévention de la guerre.
Or, dans votre
lettre, vous avez à peu près dit tout ce qu'il y avait à
dire sur ce point. Vous m'avez en quelque sorte ôté le vent de la
voile, mais c'est bien volontiers que je suivrai votre sillage et me contenterai
ainsi d'aller dans le sens de ce que vous proposez, pour le développer au
mieux de ce que je sais - ou présume
savoir.
Vous commencez par la relation entre Pouvoir
et Droit. C'est effectivement, pour notre étude, le meilleur point de
départ. Pourrais-je cependant substituer au mot “Pouvoir”,
celui plus cru et plus dur de “Violence” ? Droit et violence sont
à notre époque en opposition radicale. Il n'est pas difficile de
montrer que l'un s'est développé à partir de l'autre et,
quand nous remontons aux origines les plus lointaines, quand, en premier lieu,
nous examinons la façon dont les choses se sont passées, la clef
du problème nous apparaît alors aisément. Toutefois, ne m'en
veuillez pas de n'exposer ici, comme s'il s'agissait d'idées nouvelles,
rien que d'universellement connu et de communément admis, le contexte m'y
oblige.
C'est un principe acquis que les conflits
d'intérêts entre les humains se règlent avant tout par
l'usage de la violence. Il en est ainsi de tout le règne animal, dont
l'homme ne devrait pas s'exclure ; chez l'homme certes, viennent s'ajouter des
conflits d'opinions qui atteignent les plus hauts degrés de
l'abstraction, et qui semblent requérir une technique différente
d'arbitrage. Mais ce n'est là qu'une complication plus tardive.
Au tout début de la petite horde humaine,
seule la domination par la force musculaire décidait de à qui
appartenait quoi, ou de qui allait voir satisfaite sa volonté. La force
musculaire se consolidant, elle se déplaça en partie sur
l'utilisation d'outils ; l'emporte celui qui possède les meilleures armes
ou qui s'en sert le plus habilement. Avec l'arrivée de l'arme, apparut la
supériorité de l'intellect, qui supplanta dès lors la force
musculaire brute ; le but ultime du combat reste le même, mais la horde,
par les dégâts qu'elle subit, par la paralysie de ses forces, est
contrainte de renoncer en partie à ses prérogatives et à
ses objections. Le but est parfaitement atteint quand la violence terrasse
durablement l'adversaire, autrement dit le tue. Cela présente un double
avantage : l'adversaire est dans l'impossibilité de reprendre le combat,
et son sort dissuade quiconque d'en suivre l'exemple. Par ailleurs, le meurtre
favorise chez l'ennemi un penchant impulsif sur lequel nous reviendrons
ultérieurement. À l'intention de tuer peut se heurter cette
objection, que l'ennemi sera reconverti, pour un plus grand profit, en
prestataire de services, si on le garde en vie sous condition. Il suffit alors
à la violence d'asservir l'ennemi au lieu de le tuer. Le vainqueur
commence à le ménager, encore qu'il soit désormais
obligé de prendre en compte le désir de vengeance d'un vaincu aux
aguets, laissant ainsi au hasard une part de sa propre
sécurité.
C'est donc là la
condition première, domination du plus fort, qu'elle soit domination par
la violence à l'état brut, ou domination par la violence
étayée de l'intellect. Nous savons que ce système s'est
modifié au cours de l'évolution, il y eut un passage de la
violence au droit, mais sous quelle forme ? Une seule, me semble-t-il. Tenons
nous-en à ce fait, que la puissance maximale d'un seul, pouvait
être compensée par la coalition de plusieurs faiblesses.
“L'union fait la
force”[3]. La violence est
cassée par cette coalition, la puissance des alliés
représente alors le droit, face à la violence d'un seul. Il nous
apparaît alors que le droit constitue la force d'une
collectivité.
Certes, c'est toujours de
violence dont il s'agit, prête à se retourner contre qui lui
résiste, elle use des même procédés et vise aux
mêmes fins ; la seule vraie différence tient en ceci que ce n'est
plus la violence d'un seul qui s'impose, mais celle de la collectivité.
Or, pour que s'effectue le transfert de la violence au droit, une condition
psychique est indispensable. L'alliance de plusieurs doit être stable, et
durer. Il serait inutile qu'elle se réalise dans le seul but de contrer
la puissance dominante pour, une fois la victoire assurée, se
désintégrer. De nouveau, le premier à s'estimer le plus
fort attesterait dès lors qu'il aspire à la dictature, et la
même scène se répéterait à l'infini. La
cohésion doit être maintenue en permanence, la collectivité
doit s'organiser, inventer des règlements, pour anticiper les risques de
rébellion, fixer une juridiction qui veille à l'observance au
règlement - les lois -, et se charger d'appliquer les voies
d'exécution contre les actes légaux de violence. Reconnaître
une telle communauté d'intérêts mène à
l'instauration de liens d'affinités entre les membres d'un groupe humain
digne de ce nom, des liens sociaux dont résulte, au sens propre, leur
force.
Il me semble qu'avec cela, la première
condition est déjà remplie, qui est de maîtriser la violence
en reportant le pouvoir sur un ensemble plus vaste, lequel forme un corps
où les membres sont unis par un lien basé sur les
affinités. Les choses sont simples aussi longtemps que la
collectivité se compose d'un nombre d'individus de force égale.
Pour que la sécurité d'une vie collective soit garantie, les lois
d'une telle coalition fixent alors la part de liberté personnelle dans
l'usage de la force en tant que violence, à laquelle chaque individu doit
renoncer. Or, un tel état de paix ne peut se concevoir qu'en
théorie, en vérité les choses sont autrement plus
compliquées, puisque la collectivité comprend depuis toujours des
éléments de force inégale, hommes et femmes, parents et
enfants, et très vite, guerre et mise au pas convertissent les vainqueurs
et les vaincus en maîtres et esclaves. C'est au sein même de la
collectivité que le droit empruntera aux rapports de force
inégaux, les lois seront alors établies par et pour les
maîtres, elles n'accorderont que peu de droits aux asservis. Ainsi, la
collectivité est formée à partir de deux sources de
désordres juridiques, qui tendent en même temps au progrès
du droit. En premier lieu, il y a chez les maîtres des tentatives
personnelles pour dépasser les limites de la légalité
valable pour tous, donc pour saisir l'occasion de faire rétrograder la
domination du droit vers celle de la violence. En second lieu, il y a
l'aspiration constante des opprimés pour obtenir toujours plus de pouvoir
et pour voir ces mutations reconnues par la loi, donc à l'inverse, pour
progresser d'une juridiction inégale vers une juridiction égale
pour tous. Ce dernier courant prendra tout son sens si une véritable
répartition des rapports de force s'effectue au sein de la
collectivité, comme il peut en résulter d'événements
historiques diversifiés. Il est alors possible d'adapter progressivement
le droit aux nouveaux rapports de force, mais le plus souvent la classe
dominante se montre peu disposée à prendre une telle mutation en
compte ; s'ensuivent alors rébellion et guerre civile, donc abrogation
temporaire du droit et retour aux flambées de violence, à l'issue
desquelles un nouvel ordre juridique est établi. Il y a encore une autre
source de mutation du droit, qui se manifeste exclusivement sous une forme
pacifique, elle est dans l'évolution culturelle des membres de la
collectivité, et fait partie d'un ensemble que nous aborderons
ultérieurement.
Nous constatons ainsi que
l'on n'a pas encore trouvé de solution aux règlements par la force
des conflits d'intérêts, au sein même d'une
collectivité. À l'inverse, les exigences et les
intérêts communs, inhérents à la cohabitation sur une
même aire, sont propices à l'arrêt rapide de tels combats et,
dans ces conditions, il devient alors possible d'envisager un règlement
pacifique durable. Or, un coup d'œil sur l'histoire de l'espèce
humaine nous montre une série ininterrompue de conflits entre telle
collectivité et une ou plusieurs autres, entre des unités plus ou
moins grandes, entre banlieues, provinces, clans, populations, empires, qui
auront toujours été résolus par la force des armes. De
telles guerres se soldent soit par le pillage, soit par l'assujettissement
complet, la conquête totale, de l'une des parties. Il n'est guère
possible de porter une appréciation générale sur les
guerres de conquêtes. Certaines d'entre elles, celles des Mongols et des
Turcs par exemple, n'ont apporté que le malheur ; d'autres au contraire
ont contribué à la conversion de la violence en droit, en
créant de vastes unités, à l'intérieur desquelles
recourir à la violence était rendu impossible et où un
nouvel ordre juridique arbitrait les conflits. C'est ainsi que les
conquêtes des Romains ont apporté la précieuse
pax romana
en Méditerranée. La soif d'expansion des rois français
a instauré une France florissante et unifiée dans la paix. Aussi
paradoxal qu'il semble, il faut bien admettre que la guerre qui aboutirait
à former de vastes unités au sein desquelles un pouvoir central
tout-puissant rendrait impossible des conflits ultérieurs, ne serait pas
forcément un moyen inapproprié pour établir cette paix
“éternelle” tant désirée. Or, ce moyen n'est
guère utilisable à cette fin, dans la mesure où les
bénéfices acquis par les conquêtes sont
généralement de courte durée ; les unités
récemment formées se désintègrent aussitôt, le
plus souvent par manque de cohésion des parties que la violence avait
soudées. Par ailleurs, la conquête n'a su jusqu'à
présent réaliser que des alliances partielles, fussent-elles de
grande envergure, à l'intérieur desquelles les conflits ne
produisaient rien d'autre que des règlements par la force. Seule
conséquence de ces agissements guerriers : l'humanité troqua
nombre de petites guerres successives contre de grandes guerres plus rares, mais
d'autant plus destructrices.
Revenons à notre
époque et nous en arrivons aux mêmes conclusions que celles
auxquelles vous êtes vous-même parvenu par un chemin plus court. Les
guerres ne peuvent être contenues que si les hommes se mettent d'accord
pour établir une autorité centrale, à laquelle sera
conféré le droit de légiférer dans tous les conflits
d'intérêts. Sur ce point, deux conditions sont bien
évidemment indispensables : il faut qu'une telle instance suprême
soit créée, et il faut que le pouvoir requis lui soit
confié. Une seule de ces conditions, sans l'autre, serait inutile. De nos
jours, la Société des Nations est conçue sur le
modèle d'une telle instance, mais la deuxième condition manque ;
la Société des Nations ne détient aucun pouvoir en soi et
ne peut l'acquérir que si les membres d'une nouvelle coalition, si les
différents États, sont prêts à le lui consentir. Or,
sur ce point, les perspectives actuelles semblent peu favorables. Face à
l'institution de la Société des Nations, on resterait dans la plus
totale incompréhension si l'on méconnaissait qu'il y a là
une entreprise rarement risquée - de cette envergure, peut-être
même jamais auparavant -, dans l'histoire de l'humanité. C'est la
tentative d'acquérir l'autorité, - c'est-à-dire une
influence cœrcitive -, qui habituellement repose sur la détention du
pouvoir, en se basant sur certaines postures idéalistes. Nous avons
appris que deux choses tiennent soudée une collectivité : la force
qui asservit par la violence, et les liens d'affinités entre les membres,
que l'on appelle, en langage technique, identifications. Qu'un facteur vienne
à manquer, l'autre peut alors éventuellement maintenir la
cohésion d'une collectivité. Ces idées n'ont naturellement
de sens que si elles traduisent d'importantes affinités entre les
membres. C'est alors que se pose la question de la force. L'histoire nous
renseigne en effet sur l'influence qu'elles ont exercée. L'idée
panhelleniste par exemple, la conscience que l'on doit être meilleurs que
nos voisins les Barbares, qui s'est manifestée si fortement dans les
amphictyonies
[4], les oracles et les
jeux, fut suffisamment puissante pour adoucir les mœurs, quant à la
façon de faire la guerre ; mais ne fut bien évidemment pas en
état de prévenir les différends belliqueux entre les
diverses fractions, pas même assez, pour éviter à une ville
ou à une confédération de villes, de s'allier avec l'ennemi
perse, pour nuire à un rival. La communauté de sentiments chez les
Chrétiens, qui pourtant était assez intense, n'a pas davantage
réussi, dans les guerres qui les ont opposés pendant la
Renaissance, à détourner petits et grands États
Chrétiens de quérir l'aide du Sultan. À notre époque
même, il n'existe pas de notion susceptible de mettre en œuvre une
telle autorité unificatrice. Les idéaux nationaux, régnant
en maîtres aujourd'hui sur les peuples, poussent dans le sens inverse,
voilà qui est parfaitement clair. D'aucuns prédisent que
l'infiltration du mode de penser bolchevique pourra mettre fin aux guerres, mais
quoiqu'il en soit, nous sommes à ce jour fort éloignés d'un
tel but et peut-être ce dernier ne sera-t-il accessible qu'au terme
d'épouvantables guerres civiles. Il semblerait donc que toute tentative
de substituer, au pouvoir réel, le pouvoir des idées, est encore
aujourd'hui condamnée à l'échec. C'est une erreur de calcul
de méconnaître que le droit fut à l'origine une violence
à l'état brut et que notre époque actuelle encore ne peut
se passer de l'étayage de la force.
J'en viens
maintenant au commentaire d'une autre de vos remarques. Vous trouvez surprenante
la légèreté avec laquelle les hommes se passionnent pour la
guerre, alors vous posez l'hypothèse que quelque chose agit en eux, une
pulsion de haine et d'anéantissement pour répondre à un tel
enthousiasme. Là aussi, je ne peux qu'absolument vous approuver. Nous
pensons qu'une telle pulsion existe, et nous nous sommes attachés, ces
dernières années notamment, à en étudier les
phénomènes. Permettez qu'à ce sujet je vous expose une
partie de la théorie des pulsions à laquelle, en psychanalyse,
nous sommes parvenus, après tâtonnements et fluctuations multiples.
Nous partons du principe que les pulsions humaines se divisent en deux
catégories seulement, celles qui visent à conserver et à
unir - nous les désignons par érotiques, tout à fait dans
le sens de l'Éros du
Banquet de Platon -, ou encore sexuelles, en
élargissant délibérément la notion de
sexualité, telle que l'emploie le plus grand nombre ; et celles qui
visent à détruire et à tuer ; nous regroupons ces
dernières en pulsion d'agression et pulsion de destruction. Comme vous le
constatez, ce n'est à vrai dire rien de plus qu'un embellissement
théorique de l'opposition bien connue de tous entre l'amour et la haine,
qui entretient peut-être une relation première avec le couple
attraction-répulsion, dont le rôle est si important dans votre
domaine de recherche. Mais si vous le permettez, ne nous laissons pas
entraîner trop vite aux jugements sur le bien et le mal. L'une de ces
pulsions est tout aussi indispensable que l'autre. Les manifestations de vie
proviennent des deux pulsions à la fois, qu'elles agissent ensemble ou
l'une contre l'autre. Il semblerait toutefois que l'impossibilité de se
manifester isolément par l'une d'entre elles soit dans la nature de ces
deux pulsions, qu'elle soit toujours associée - nous disons
“amalgamée”, “intimement liée” - à
un certain quantum emprunté à l'autre rive, ce qui en modifie le
but ou, selon les circonstances, en rend éventuellement possible
l'accession. C'est ainsi que la pulsion d'autoconservation, par exemple, est
sans conteste de nature érotique, mais il lui est absolument
nécessaire de disposer de l'agression si elle veut en venir à ses
fins. De même, la pulsion amoureuse dirigée vers des objets
implique le concours de la pulsion de maîtrise [littéralement : de
mainmise], si elle veut à coup sûr capturer son objet. La
difficulté d'isoler les deux catégories de pulsions à
partir des phénomènes qu'elles révèlent, est certes
ce qui nous a empêchés si longtemps de les
identifier.
Si vous avez la patience de me suivre
encore un moment, vous constaterez que les actes des humains permettent de
relever d'autres complexités encore. Il est extrêmement rare qu'un
acte soit l'œuvre d'une motion pulsionnelle unique, laquelle est
déjà, par essence, formée d'un alliage d'Éros et de
destruction. En général, pour qu'un acte soit rendu possible,
plusieurs motivations de même facture doivent coïncider. L'un de vos
collègues en sciences physiques et naturelles le savait
déjà, le Professeur G. Ch. Lichtenberg qui, à
l'époque classique, enseignait la physique à Göttingen,
encore qu'il ait sans doute été plus connu comme psychologue que
comme physicien. Il imagina la Rose des Motivations, commentant ainsi :
“Les motivations pour lesquelles on fait quelque chose pourraient
être classées comme les 32 vents, et leurs noms, formés de
façon analogue, par exemple,
pain-pain-renom ou
renom-renom-pain.
[5]”
Ainsi, quand les hommes sont appelés à faire la guerre, c'est
mille motivations qui les portent à souscrire de plein gré, nobles
ou vulgaires, aussi bien celles que l'on déclare ouvertement que celles
dont on ne dit mot. Nous n'avons aucune raison de toutes les dévoiler.
Que ce soit dans l'histoire ou au quotidien, d'innombrables cruautés en
confirment l'existence et la force. La satisfaction de ces penchants
destructeurs est bien sûr facilitée par leur mixtion avec d'autres,
érotiques et idéalistes. Au su des horreurs de l'histoire, nous
avons quelquefois l'impression que les motivations idéalistes n'ont servi
que de prétexte aux appétits destructeurs ; d'autres fois, par
exemple lors des atrocités de la Sainte Inquisition, il nous
apparaît que les motivations idéalistes s'étaient
frayé un chemin jusqu'au conscient, en même temps que les
destructrices leur avaient apporté un renfort inconscient. Les deux sont
possibles.
J'hésite à abuser de votre
intérêt, qui porte sur la prévention de la guerre et non sur
nos théories. Toutefois, je voudrais m'attarder un moment sur notre
pulsion de destruction, laquelle ne bénéficie en aucune
façon d'une considération à la hauteur de ce quelle
implique. Une observation un peu affinée nous a en effet conduits
à émettre l'hypothèse que cette pulsion est à
l'œuvre à l'intérieur de chaque être vivant et, de ce
fait, pousse ce qui vit vers sa désintégration ; c'est ainsi
qu'elle ramène la vie à l'état originel de matière
inanimée. Elle méritait donc véritablement le nom de
pulsion de mort, alors que les pulsions érotiques manifestent le
désir de vivre. La pulsion de mort prend le nom de pulsion de destruction
quand elle se dirige, à l'aide d'organes spécifiques, vers
l'extérieur, sur les objets
[6].
C'est pour ainsi dire par la destruction de la vie d'autrui que l'être
vivant protège sa propre vie. Toutefois, une part de la pulsion de mort
demeure agissante à l'intérieur de l'organisme et nous avons
essayé de montrer les traces de cette intériorisation de la
pulsion de destruction dans quantité de phénomènes normaux
et pathologiques.
Nous nous sommes rendus coupables
d'hérésie, en attribuant la genèse de notre conscience
morale à cette dérivation, vers l'intérieur, de
l'agressivité. Vous noterez qu'il n'est pas du tout insignifiant que ce
processus ait pris une telle dimension ; c'est même carrément
morbide ; alors que diriger les forces pulsionnelles vers la destruction du
monde extérieur déleste l'organisme, et procure toujours un effet
salutaire. Cela sert de justification biologique à tous les instincts
haïssables et dangereux contre lesquels nous luttons. Nous devons admettre
qu'ils restent plus proches de la nature que ne l'est la résistance que
nous leur opposons, et à laquelle il faut également trouver une
explication. Peut-être avez-vous l'impression que nos théories
sont une espèce de mythologie, et si c'est le cas, qu'elle n'est vraiment
pas réjouissante. Mais toutes les sciences physiques et naturelles ne
conduisent-elles pas à une telle mythologie ? N'en va-t-il pas ainsi
à vos yeux de la physique aujourd'hui ?
Pour
une application immédiate de ce qui précède, convenons
qu'il n'y a aucun espoir de prétendre débarrasser les hommes de
leur instinct agressif. Il y aurait sur terre, paraît-il, d'heureuses
contrées où la nature fournit à l'homme tout ce dont il a
besoin et dont il disposerait à discrétion : il y aurait des
peuplades dont la vie se passerait dans la tranquillité, chez lesquelles
cœrcition et agression seraient inconnues. J'ai peine à le croire,
et aimerais en savoir davantage sur ces bienheureux. Les bolcheviques aussi
souhaitent pouvoir se débarrasser de l'agressivité humaine, en
garantissant la satisfaction des besoins matériels et en
établissant par ailleurs l'égalité entre les membres de la
collectivité. Je tiens cela pour une illusion. Car pour l'instant, les
voilà armés avec le plus grand soin, et le moins qu'on puisse
dire, c'est que la cohésion de leurs adhérents n'est maintenue que
par la haine contre tous ceux qui ne sont pas de leur bord. Du reste, il ne
s'agit pas pour autant, vous le remarquez vous-même, de faire totalement
disparaître les instincts agressifs de l'humanité ; on peut essayer
de les détourner suffisamment pour qu'ils n'aient pas besoin de trouver
leur forme d'expression dans la guerre.
Notre
théorie mythologique des pulsions nous rend alors plus facile le recours
à un moyen indirect de combattre la guerre. Si l'empressement à
faire la guerre est une émanation de la pulsion de destruction, le plus
évident est de faire appel à son antagoniste, l'Éros. Tout
ce qui ressortit aux liens basés sur les sentiments d'affinités
entre les hommes ne peut agir que contre la guerre. Ces liens sont de deux
sortes. D'abord, ceux comparables aux relations avec l'objet amoureux, quand
bien même ils seraient dénués de toute fin sexuelle. La
psychanalyse ne doit pas avoir honte de parler ici d'amour, puisque la religion
dit la même chose : “Aime ton prochain comme
toi-même”
[7]. Cela est
certes simple à exiger, mais difficile à réaliser. La
deuxième sorte de lien d'affinités passe par l'identification.
Tout ce qui conduit les hommes à se grouper participe de ces
communautés de sentiments, de ces identifications. C'est sur elles que
repose pour une bonne part la structure de la collectivité
humaine.
L'un de vos griefs sur l'abus
d'autorité me donne un second argument quant à combattre
indirectement la propension à la guerre. Un exemple
d'inégalité intrinsèque et inéradicable chez les
hommes, est qu'ils sont scindés entre dominants et dominés, ces
derniers en constituant l'énorme majorité. Ils ont besoin d'une
autorité qui prenne les décisions pour eux, à laquelle ils
se soumettent le plus souvent sans condition. La combattre, impliquerait que
l'on prenne plus de soin que l'on ne l'a fait jusqu'alors, pour éduquer
une classe supérieure, capable de penser par elle-même,
inaccessible à toute intimidation, une classe d'hommes qui lutteraient
pour la vérité, auxquels reviendrait la direction des masses dont
ils auraient la charge. Que le pouvoir, quand il usurpe les droits, que
l'Église, quand elle interdit de penser, ne soient pas favorables
à une telle pédagogie, cela n'a nul besoin d'être
démontré. La condition idéale serait naturellement une
société d'hommes, qui auraient soumis leur vie pulsionnelle
à la magistrature suprême de la
raison
[8]. Rien d'autre ne pourrait
permettre un accord aussi complet et aussi solide entre les humains, quand bien
même devraient-il renoncer à certains liens basés sur les
sentiments. Mais il est hautement vraisemblable que ce soit là une
utopie. Les autres voies possibles pour prévenir indirectement la guerre
sont immédiatement praticables, mais elles n'augurent d'aucun
succès rapide. On pense avec regret aux moulins qui moulent si lentement
que l'on peut mourir de faim avant que d'obtenir de la
farine.
Vous voyez que demander son avis à un
théoricien détaché de ce monde sur des problèmes
pratiques urgents, ne mène pas très loin. Mieux vaut s'efforcer,
dans chaque cas particulier, de prévenir le danger avec les moyens
à portée de main. Mais j'aimerais tout de même aborder une
question encore, que vous ne soulevez pas dans votre lettre et qui
m'intéresse particulièrement. Pourquoi nous insurgeons-nous
tellement contre la guerre, vous, moi, et tant d'autres, pourquoi ne
l'acceptons-nous pas comme nous le ferions pour n'importe quelle autre des
nombreuses calamités pénibles de la vie ? Car la guerre semble
pourtant conforme à la nature des choses, quasi inévitable. Ne
soyez pas horrifié par ma façon de poser le problème. Pour
servir notre recherche, nous pouvons éventuellement emprunter le masque
d'une supériorité dont, à la vérité, on ne
dispose pas. La réponse tiendra en ceci, que la guerre anéantit
des vies humaines gorgées d'espoir, qu'elle met les êtres humains,
un par un, en état d'avilissement, qu'elle les force à tuer leurs
semblables, qu'elle détruit des valeurs matérielles inestimables,
qui sont le produit du travail des hommes... et qu'elle fait plus
encore.
C'est ainsi que la guerre, dans sa forme
actuelle, n'offre plus aucune chance de réaliser le vieil idéal
héroïque, et qu'une guerre future, par suite du perfectionnement des
moyens de destruction, serait en mesure d'entraîner l'extermination de
l'un, ou peut-être même, des deux adversaires. Tout cela est bien
réel, et tellement indiscutable, et l'on ne peut que s'étonner de
n'avoir pas encore vu les meneurs de guerre répudiés par un accord
général passé entre les humains. On peut naturellement
discuter l'un de ces points en particulier. De plus, la collectivité
devrait-elle disposer d'un droit sur la vie de l'individu ? C'est une question ;
on ne peut condamner toutes les formes de guerres selon la même aune. Tant
que les empires et les nations auront la possibilité d'anéantir
impitoyablement autrui, autrui s'armera pour la guerre. Mais passons rapidement
sur tout cela, qui ne ressortit pas au débat pour lequel vous m'avez
sollicité. C'est vers autre chose que je me tourne ; je pense que la
raison fondamentale pour laquelle nous nous révoltons contre la guerre
est que nous ne pouvons faire autrement. Si nous sommes pacifistes, c'est parce
que nous y sommes obligés pour des raisons organiques. il nous est alors
facile de justifier notre attitude par tout un
argumentaire.
Tout cela serait
incompréhensible sans le moindre commentaire. Voici ce que je pense :
chez les humains et depuis des temps immémoriaux, le processus
d'évolution de la culture se perpétue. (Je sais, d'autres
préfèreraient dire : civilisation). C'est à ce processus
que nous devons, et le meilleur de ce que nous sommes devenus, et une bonne part
de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son
dénouement, aléatoire, certaines de ses caractéristiques
sont faciles à discerner. Peut-être cela mène-t-il à
l'extinction du genre humain, car cela altère la fonction sexuelle
à plus d'un titre ; et aujourd'hui encore, les masses incultes et les
couches rétrogrades croissent et multiplient toujours plus, en regard des
populations hautement civilisées. Ce processus est peut-être
comparable à la domestication de certaines espèces animales ; il
entraîne incontestablement des altérations physiques. Mais nous ne
sommes pas encore familiarisés avec cette notion que le devenir culturel
participe d'un processus organique. Les altération psychiques, qui vont
de pair avec le processus culturel, sont frappantes et sans équivoque.
Elles consistent en un déplacement gradué des objectifs sexuels,
vers une limitation des motions pulsionnelles. Certaines sensations qui
comblaient de plaisir nos aïeux, nous sont devenues indifférentes ou
même insupportables ; il y a des fondements organiques aux modifications
de nos exigences d'idéaux éthiques et esthétiques. Deux
traits principaux caractérisent la civilisation : le renforcement de
l'intellect, qui commence alors à maîtriser la vie pulsionnelle, et
l'intériorisation de l'instinct d'agression, avec toutes ses
conséquences en avantages et en dangers. C'est le plus crûment que
la guerre contredit les attitudes psychiques auquel le processus de civilisation
nous oblige, ce pourquoi nous sommes poussés à nous
révolter contre elle, à tout simplement ne plus la supporter. Ce
n'est pas tant un rejet intellectuel et émotif, c'est pour nous,
pacifistes, une intolérance constitutionnelle, une
idiosyncrasie
[9], amplifiée,
pour ainsi dire, à son plus haut degré. Et il semble, en
vérité, que notre révolte n'est guère moins
accentuée devant les dégradations esthétiques
causées par la guerre, que devant sa
férocité.
Combien de temps
attendrons-nous, jusqu'à ce que d'autres pacifistes se manifestent ? Nul
le peut le dire, mais il n'est peut-être pas utopique d'espérer que
l'influence de ces deux facteurs, attitude culturelle et angoisse devant les
conséquences d'une guerre à venir, mettra fin sous peu aux
conduites de guerres. Par quels tours et détours, nous ne pouvons le
deviner. Mais nous pouvons dire une chose : tout ce qui fait avancer le devenir
culturel agit simultanément contre la
guerre
[10].
Ne
m'en veuillez pas si ma communication vous a déçu. Bien
cordialement,