Thierry Simonelli
La sexualité infantile selon Karl Abraham
« De nombreuses voix soulignent avec insistance la faiblesse du
moi contre le ça, du rationnel contre le démoniaque en nous, et
s’apprêtent à faire de ce principe le pilier d’une
Weltanschauung psychanalytique. La compréhension de la
manière d’agir du refoulement, ne devrait-elle
précisément retenir le psychanalyste d’une prise de parti
aussi extrême ? » (Freud, GW XIV,
123)
Abraham compte certainement parmi les analystes les plus
créatifs et les plus importants de l'histoire de la psychanalyse. Il est
le premier à articuler concrètement le développement du
caractère, la détermination historique des symptômes
psychopathologiques aux thèses freudiennes sur l'évolution de la
vie sexuelle. Il est aussi le premier à développer ces
thèses freudiennes de manière conséquente, et ce à partir
de son expérience clinique. Abraham est l’un des très rares
psychanalystes à articuler de manière claire sa théorie de
la clinique et sa pratique dans ce même domaine. Il est encore le premier
à avoir appliqué la psychanalyse à histoire des empereurs
de l’Égypte. Freud ‘oublie’ par ailleurs de mentionner
cette antériorité dans ses propres études sur Moïse et
le monothéisme. Et, pourtant, nous semblons nous aussi l'avoir
oublié ; peut-être parce qu'il est mort très tôt,
peut-être parce que le rôle de la sexualité infantile et de
la sexualité en général ne cesse d’être
affaibli dans la théorie analytique.
Pour Abraham, à l’instar de Freud, les stades
du développement de la libido ne peuvent être conçus sans la
référence au corps et à la maturation biologique du corps.
Bien que cette maturation ait des répercussions psychiques, selon
Abraham, elle est d’abord et avant tout une maturation
biologique.
Abraham développe sa recherche sur les stades
prégénitaux de la sexualité en trois étapes. En
1912, il soutient, pour la première fois, les similarités de la
genèse des affections cyclothymiques, des affections
maniaco-dépressives et de la névrose obsessionnelle (1.).
En 1916, la similarité des deux pathologies réapparaît dans
la lumière des stades prégénitaux de la
sexualité ; plus particulièrement dans leur rapport au double
caractère des pulsions anales. Abraham s’y voit contraint, en
partant de ses analyses de plusieurs cas de psychoses maniaco-dépressives
d’apporter des différenciations nouvelles aux stades du
développement de la libido des Trois Essais (2.). En 1924
enfin, Abraham repart de son expérience analytique des affections
cyclothymiques et des névroses obsessionnelles pour apporter un
développement plus complet et systématique des stades du
développement de la libido dans leur rapport à la formation du
caractère (3.).
1. En
1912[1], Karl Abraham choisit un titre
prudent (Abraham, GS II, 32) pour ce qui devait rester sa
découverte majeure : ébauches (Ansätze) de
recherche et de traitement psychanalytiques de la folie (Irrsein)
maniaco-dépressive et des états apparentés.
L’étude part de l’analyse d’un homme de 45 ans
souffrant d’une psychose dépressive. (Abraham, GS I,
147)
À l’âge de six ans, cet homme était tombé
amoureux de la maîtresse de son école maternelle. Son amour
s’exprimait par une excitation sexuelle génitale qu’il
n’arrivait à satisfaire qu’au moyen d’une masturbation
particulière. Il s’étendait sur son ventre, sur son lit, et
frottait son bas ventre contre la couverture. À son grand malheur, la
bonne qui l’attrapait en plein milieu de l’un de ses ébats
amoureux solitaires, se montra férue de raclées
pédagogiques. Il prenait des coups à plusieurs reprises pour ses
plaisirs interdits, et se voyait également prédire, par la
même bonne, qu’il se rendît malheureux pour le restant de ses
jours en se masturbant.
Plus tard, il s’éprenait d’un camarde de classe pendant
plusieurs années, et s’adonnait à des rêveries
érotiques. Pourtant, à l’école, il était
toujours seul, il se tenait toujours à l’écart de ses
camarades de classe ; il n’avait pas d’amis. Enfant et adolescent, il
n’est jamais parvenu à se sentir à l’aise dans la
maison parentale. Pendant toute cette période, la conviction nette le
hantait que sa mère préférait son frère cadet et
son frère aîné. Il en jalousait ses frères et
haïssait ses parents. Sa colère et sa haine étaient
très fortes, et il n’était pas rare pour lui de
sérieusement blesser ses frères dans des bagarres.
Adolescent, les pulsions infantiles faisaient retour, mais à ce
moment, il ne s’intéressait plus guère aux femmes. Il
retrouvait sa masturbation infantile, mais la pratiquait dans un
état de somnolence ou de sommeil.
Il se sentait généralement dépourvu
d’énergie et d’envie de vivre. À la maison, aucun
encouragement ne venait interrompre son état dépressif. Avec le
temps, son désintérêt pour les femmes devint une
véritable crainte des femmes. Et bien qu’il fut en mesure
d’avoir des rapports sexuels normaux, ces derniers le laissaient insatisfait.
Sa principale activité sexuelle restait masturbatoire et sa jouissance
préférée celle des pollutions nocturnes. Selon ses propres
dires, il ne se sentait à la maison, chez soi que lorsqu’il se
trouvait dans son lit.
[2] Il se
rendait compte avec amertume, que cet état le distinguait
profondément des ses camarades. Il se sentait en retard par rapport
à eux, en position de faiblesse physique et intellectuelle. Ce sentiment
était également très fort par rapport à son
frère.
Un jour, en classe, un enseignant l’insulta en l’appelant
« handicapé mental et physique ». Aussitôt, le
souvenir de la menace de la bonne lui revint à l’esprit. Le funeste
présage s’était donc accompli. Il se sentit
frappé, comme par un « coup de massue »
(
Keulenschlag), par ce qui dorénavant allait façonner son
destin. C’est au moment précis, où les accusations de
l’enseignant venant renforcer ses sentiments de culpabilité face
à son activité masturbatoire, qu’il vécut sa
première véritable crise dépressive.
En analyse il explique que pendant ces crises dépressives, qui
durent plusieurs semaines, il se sent
« déprimé » et
« apathique ». (Abraham,
GS I, 149) Il se sent
fatigué, inhibé et préfère mourir plutôt que
de continuer à vivre ainsi. Les plus simples occupations quotidiennes lui
paraissent alors insurmontables et ne lui sont possibles qu’au prix de
l’effort de volonté le plus important. Aussi a-t-il
l’impression que sa dépression représente une punition, une
peine qu’il doit purger.
À l’âge de 28 ans, des premiers revirements
d’humeur ont commencé à suivre ses phases
dépressives. À ces moments, tout change. Il se sent
excité, dort peu, se réveille tôt le matin et se
met aussitôt à ses activités professionnelles. La
plupart de ses nuits sont remplies de la plus vive excitation
sexuelle. Il se sent plein d’énergie, plein de courage, plein
d’envie d’entreprendre, parle beaucoup et aime faire des jeux de
mots et des blagues (Witz).
Mais cet état, comporte également des moments moins joyeux.
Quand il se sent très excité, l’excitation peut se
transformer en agressivité. Il n’était pas rare, dans ces
cas, qu’il se sentit happé par une irrésistible envie de
battre les passants qui ne lui cédaient pas la place sur le trottoir, les
personnes qui le dérangeaient dans son travail, ou les chauffards qui
l’effrayaient en passant à trop grande vitesse.
Partant
de cette illustration clinique, Abraham relève la similarité de la
genèse de l’affection maniaco-dépressive décrite et
de celle de la névrose obsessionnelle. Pour ce faire, il s’appuie
sur la découverte freudienne du rapport compliqué entre haine et
amour.[3] De même que dans la
névrose obsessionnelle où l'amour et la haine s’entravent mutuellement,
dans la psychose dépressive et cyclothymique l’ambivalence vient
au centre du conflit psychique. De même que le psychotique
dépressif, l’obsessionnel perd sa faculté d’aimer et
son rapport au monde ambiant est coloré par sa haine – par
« la composante sadique de sa libido » (Abraham, GS
I, 147 ; Freud, GW VII, 456). Par conséquent, il manifeste un
manque généralisé d’énergie. De même,
chez l’obsessionnel, la présence simultanée d’un amour
fort et d’une haine qui ne l’est pas moins, conditionne une
inhibition générale de la volonté. (Freud, GW VII,
403, 404, 456, 457)
Dans bien d’autres aspects, le patient
décrit ci-dessus, manifeste des symptômes identiques à ceux
de la névrose obsessionnelle. À l'instar de l’obsessionnel, sa
culpabilité représente en même temps la satisfaction
d’un vœu. À l'instar de l’obsessionnel, ce sont les pulsions
agressives qui sont refoulées. Abraham cite le cas d’un autre
patient cyclothymique, qui s’est marié pour aussitôt se voir
hanté par des doutes incessants et par la conviction de son
incapacité d’aimer. (Abraham, GS I, 151) Les psychoses
cyclothymiques et les névroses obsessionnelles manifestent dès
lors une profonde similarité, non seulement sur le plan symptomatique,
mais également sur le plan de l’organisation pulsionnelle. Mais les
deux affections ne s’en distinguent pas moins quant à leur
évolution.
Alors que la névrose obsessionnelle crée
des buts de substitution aux buts sexuels initiaux dans les actes compulsifs,
les psychoses dépressives et cyclothymiques recourent à la
projection. La formule la plus générale du contenu ou de la
« perception intérieure » refoulée est :
« je ne peux aimer les êtres humains, je dois les
haïr. »[4] Cette
perception est projetée au-dehors pour s’inverser en :
« Les êtres humains ne m’aiment pas ; ils me
haïssent... parce que je suis entaché de défauts
congénitaux. »4 Et finalement :
« C’est pour cette raison que je suis malheureux,
déprimé. »4 Dans la perspective
métapsychologique, l’aliénation au monde qui en
résulte se distingue de celle de la névrose obsessionnelle par un
retour à l’auto-érotisme.
C’est sur ces points
que s’arrête la première analyse comparative de Abraham sur les
névroses obsessionnelles et des psychoses maniaco-dépressives.
Abraham relève les similarités, conçoit quelques
différences sur le plan des mécanismes de défense, mais ne
fournit aucun indice quant aux convergences de la genèse des deux
affections.
2. En
1916[5], Abraham introduit une
perspective nouvelle sur le questionnement de 1912. Se référant
aux analyses de Freud, Ferenczi et de Jones, il rappelle d’emblée
l’importance des stades prégénitaux dans la formation des
psychopathologies, et plus généralement dans la formation du
caractère.
Abraham part d’un bref rappel de
l’état des recherches sur les différents stades
génitaux. Au début de la vie, la libido s’organise sous la
prédominance des pulsions orales. Le stade oral dit cannibalique se
caractérise par l’introjection de l’objet. Suit le stade anal
qui se décline selon deux versants : un versant passif –
correspondant au plaisir des muqueuses –, et un versant actif – le
plaisir correspondant au contrôle musculaire et à la
rétention. Le stade génital synthétise les
différentes pulsions sous la primauté des pulsions
génitales. Les différentes pulsions prégénitales y
sont en même temps supprimées dans leur fonction organisatrice de
la sexualité et maintenues comme pulsions partielles. Ainsi, même
dépassées, elles peuvent toujours donner lieu à une
réorganisation prégénitale de la libido.
Pour ce
qu’il en est des pulsions auto-érotiques, Abraham souligne trois
points majeurs : la sexualité prégénitale est
autoérotique, elle se rattache aux lieux corporels que sont les zones
érogènes et elles s’étayent d’abord sur les
besoins vitaux.
Les pulsions partielles
(« Partialtriebe », Karl Abraham, GS II, 5)
s’attachent à des objets extérieurs, mais elles restent
isolées avant que le primat de la sexualité génitale
n’y introduise sa synthèse.
À cet endroit, je remercie
d’ailleurs M. Joël Bernat d’avoir attiré mon attention
sur une méprise devenue courante quant à la ‘perversion
polymorphe’ de la sexualité infantile. Freud n’affirme en
effet nulle part, dans ses Essais sur la sexualité infantile, que
la sexualité prégénitale représente le règne
de la perversion polymorphe. Cette lecture escamote une nuance assez importante.
Citons Freud : « Il est instructif que sous l’influence
de la séduction, l’enfant puisse devenir pervers polymorphe,
qu’il puisse être incité à tous les excès
possibles. Ceci montre qu’il en apporte l’aptitude dans sa
disposition [...][6]. » (Je
souligne) La disposition à la perversion polymorphe n’est
assurément pas la perversion polymorphe en acte, surtout quand la
première n’est actualisée que sous l’emprise
d’une séduction adulte. Si la séduction actualise la
disposition à la perversion polymorphe, cette dernière ne
représente pas, du moins selon l’avis de Freud, le cas
‘normal’ de la sexualité infantile
prégénitale.
Ces pulsions, qui ne se font pas
particulièrement remarquer dans le développement habituel de
l’enfant, se manifestent néanmoins de la façon la plus
éminente dans certains symptômes. Dans ses recherches sur la
première phase prégénitale du développement de la
libido, Abraham s’est vu confronté à des découvertes
cliniques qui l’ont poussé à une analyse plus
détaillée des pulsions orales cannibaliques :
Un étudiant, souffrant d’une variante de démence
précoce, dépourvue de représentations délirantes et
d’hallucinations, manifeste une prédilection particulière
pour les sensations orales, anales et génitales. Il pratique aussi bien
la masturbation génitale qu’anale. Doté de facultés
intellectuelles tout à fait patentes, cet homme n’a pourtant pas
réussi à finir ses études. Il lui est difficile de prendre
au sérieux tout ce qui ne touche pas à son propre corps, et il se
comporte généralement de manière infantile. Adolescent, il
aimait jouer avec ses excréments ; un intérêt qui
n’a jamais complètement disparu. De même, il n’a jamais
cessé de goûter à son sperme.
Mis à part ces spécificités de
sa vie sexuelle, c’est sa bouche qui est au centre de ses plaisirs.
Souvent, il se réveille de ses rêves érotiques avec ce
qu’il désigne lui-même de « pollution
buccale ». Cette pollution consiste en ce qu’il se
découvre la bouche ouverte, dégoulinante de salive. Par
association, il se souvient qu’enfant, il n’est jamais parvenu
à se défaire du plaisir de boire du lait. À
l’école, aucune quantité de lait ne pouvait satisfaire son
besoin.
Jusqu’à l’âge de 15 ans, il a une façon
très particulière de boire du lait. Il recourbe sa langue en la
pressant contre le palais afin de sucer sa boisson
préférée. Le lait sucé ne doit être ni trop
chaud, ni trop froid ; en fait, il doit avoir la température du
corps. De cette façon, précise-t-il, il a l’impression de
sucer le lait au sein : « Je suce ma propre langue comme le
téton du sein. » (Abraham, GS II, 10) Cette
idiosyncrasie disparaît vers quinze ans, mais le lait garde toute son importance pour lui. Il lui faut toujours un verre de l’ait à
côté du lit pour que, quand il se réveille par excitation
sexuelle, il ait de quoi se satisfaire. En l’absence de lait, la
masturbation peut bien faire l’affaire, mais seulement en guise de
substitut. Il est convaincu que la succion du lait constitue sa satisfaction
première et que la masturbation s’y est rajoutée
tardivement, comme supplément secondaire.
Abraham remarque
que les comportements alimentaires et sexuels de son patient correspondent en
tous les points ceux d’un nourrisson, bien que la distinction entre besoin
et plaisir sexuel y soit plus marquée. Sa libido se satisfait des
plaisirs pulsionnels les plus précoces.
Dans ses associations, le jeune homme passe, sans autre hésitation, de
ses techniques de succion à la question du manger. Enfant, il identifiait
aimer quelqu’un et manger quelque chose de bien. Il explique avoir connu
des « représentations cannibaliques ». Il
s’imaginait mordre la bonne qu’il aurait adoré dévorer en entier (« mit Haut, Haaren und
Kleidern », Abraham, GS II, 11). Le lait lui rappelle la viande, également grasse et sucrée. Et après avoir
pensé que la viande n’est qu’un substitut pour la chair
humaine, il lui revient le fantasme de mordre le sein d'une femme. Ici, lait,
viande et chair se trouvent réunis.
De cette configuration
psychique particulière, Abraham retient trois points : la
prévalence incontestée de la zone orale menant à la
satisfaction sexuelle, l’enchevêtrement du sexuel et de
l’alimentaire, et l’envie (Verlangen) d’incorporer
(Einverleibung). Cet étudiant manifeste
donc bien une organisation libidinale qui correspond à la
phase orale cannibalique.
Sans entrer dans le détail des nombreuses
illustrations cliniques fournies par Abraham, nous pouvons retenir deux
variantes de la primauté des pulsions prégénitales dans la
vie adulte : soit les plaisirs se rattachent aux pulsions partielles
n’ont jamais été abandonnées – Abraham cite le
cas d’une fille de 9 ans, impossible à faire sortir de son lit le
matin sans son biberon, ou encore le cas d’un homme adulte qui, tous les
matins, sur le chemin du bureau, s’achète des sucreries qu’il
suce lentement et avec le plaisir le plus intense –, soit les plaisirs
sont retrouvés par voie régressive – comme dans le cas
d’une jeune femme qui, confrontée à la honte de sa
masturbation, s’en abstient complètement du jour au lendemain, pour
y suppléer par la consommation de sucreries en cachette, avec
l’étonnement du plaisir le plus intense.
L’observation
des nourrissons, leur ardeur (Eifer) à mettre les doigts dans la
bouche, le plaisir qu’ils ressentent lors de la succion au sein et la
satisfaction qui s’installe par la suite donne un aperçu
clair de la force (Abraham, GS II, 19) des pulsions précoces. Il n’est plus étonnant,
dès lors, de constater qu’elles se maintiennent toute la vie pour
éclater, dans certaines pathologies, avec la fraîcheur et la force
des origines.
Les personnes normales et névrotiques
s’avèrent à mêmes de supporter un certain degré
d’insatisfaction pulsionnelle. Si les insatisfactions persistent, il
leur est possible de trouver des succédanés, du moins pendant un
certain temps.
Il existe des personnes néanmoins, qui manifestent la
plus grande intolérance à l’égard
de leurs insatisfactions pulsionnelles. Leur libido est incapable de se passer,
ne serait-ce qu’un court moment, de ses satisfactions habituelles. C'est pourquoi ces
personnes ressemblent si étrangement à des enfants gâtés. En effet, tout
porte à croire, qu’ils ont retrouvé leurs premiers stades
pulsionnels, que leurs pulsions sont à nouveau devenues ces puissances
insurmontables des débuts du développement psychique. Chez ces
personnes, la non-satisfaction des pulsions provoque le mécontentement
(Verstimmung) le plus intense.
Muni de ces réflexions,
Abraham revient sur son article de 1912, pour remarquer combien il y a
négligé l’impact des pulsions et l’importance du
mécontentement issu de la frustration. (Abraham, GS II, 26) Cette
omission s’est répercutée dans la sous-estimation de deux
symptômes pourtant incontournables des les pathologies dépressives
et mélancoliques : le refus de nourriture et la crainte de
l’inanition.
Les refus obstinés de nourriture, surtout dans
le cas de psychoses, sont souvent interprétés comme vœux
suicidaires. Ne pas vouloir manger signifie, qui en douterait, finir par mourir
de faim. Mais, rajoute Abraham, aussi vraie que soit cette réflexion,
aussi insuffisante elle reste pour l’analyste. Ce dernier ne peut
s’arrêter au constat de l’évidence, mais il doit encore
se demander pourquoi la préférence est dévolue à une
mort aussi lente et aussi douloureuse. La raison en est que le conflit psychique
inhérent aux dépressions et mélancolies relève du
tout premier stade prégénital, du stade oral cannibalique. Les
vœux inconscients des dépressifs et mélancoliques sont
déterminés par la tendance à l’introjection de
l’objet. En d’autres termes : les mélancoliques et
dépressifs souffrent de vouloir dévorer les objets de leur
amour.
L’‘ancienne’ psychiatrie connaissait
d’ailleurs les phénomènes délirants de la crainte
d’une métamorphose en animal sauvage. La variante la plus connue de
cette crainte – la
lycanthropie[7] (Abraham, GS
II, 29) – est celle de la transformation en loup-garou. Le loup-garou
illustre de manière particulièrement aiguë
l’ambivalence sous-jacente au conflit du stade oral cannibalique.
L’introjection, comme acte de dévorer, signifie en même temps
l’agression et le meurtre de l’objet.
Le conflit de la
mélancolie et de la dépression s’exprime dès lors
dans le refus de nourriture. Ne pas se nourrir revient à ne pas
dévorer, à ne pas tuer l’objet aimé. Dans cette
configuration, la libido elle-même est devenue
dangereuse[8], parce que
l’investissement libidinal va de pair avec le sadisme. (Abraham, GS
II, 28)
Abraham souligne la profonde différence entre
les névroses obsessionnelles et la mélancolie. Le
mélancolique régresse vraiment au stade prégénital
cannibalique, il régresse vraiment à la période où
ses vœux tendent vers la destruction de l’objet aimé.
L’apathie des mélancoliques en est d’autant plus importante,
de même que les angoisses. Toutefois, à cette époque,
Abraham n’est pas encore au clair sur la question de savoir comment
expliquer la névrose obsessionnelle. Après avoir retracé la
genèse de la névrose obsessionnelle et la mélancolie
jusqu’au stade oral cannibalique, Abraham se heurte aux
spécificités de la névrose obsessionnelle.
3.
Cette difficulté est enfin résolue en 1924 dans l’un des
articles les plus originaux et les plus longs d’Abraham : la
« Tentative d’une histoire du développement de la libido
sur fond de la psychanalyse des dérangements
psychiques »[9].
L’intuition
initiale de 1916 reste acquise, même si la fin de l’article semble
la remettre en question. La similarité entre mélancolie et
névrose obsessionnelle se situe bien sur le plan de l’organisation
libidinale prégénitale. Pourtant, contrairement à 1916, il
ne s’agit plus de situer la similarité du côté de la
pulsion orale, mais du côté de la pulsion anale.
Or,
l’expérience psychanalytique montre que l’érotique
anale recèle deux plaisirs opposés (Abraham, GS II,
39) : la défécation et la rétention. Au stade anal, la
personne aimée est conçue dans la perspective de la possession.
L’objet aimé y est équivalent à la
propriété corporelle originelle : les fèces. Ainsi,
l’objet aimé peut être retenu, maintenu,
contrôlé, ou alors, il peut être expulsé,
rejeté, éjecté.
La névrose obsessionnelle et
la mélancolie s’apparentent au « langage des
organes » dans la mesure où les deux manifestent un point de
fixation anal. Si la névrose obsessionnelle maintient son objet et tente
de le contrôler, la mélancolie l’éjecte, au sens
d’une défécation. Abraham donne un très bel exemple
de cette équivalence.
Une femme aux traits anaux très caractérisés se
montrait incapable de jeter quoi que ce soit. Elle collectionnait les vieux
objets qui s’amassaient dans sa maison. À certains moments,
tentée de se débarrasser de cette surcharge de vieux objets, elle
recourait à une démarche particulière qui lui permettait
enfin de se débarrasser de quelques vieux objets. Elle insérait
certains objets sous sa blouse, du côté du dos, et chargée
de cette façon, elle partait vers une forêt voisine. Pendant sa
promenade, elle y ‘perdait’ alors les objets entassés dans
son dos, tout en prenant bien soin d’emprunter un chemin différent
au retour, afin de ne pas retomber sur les objets perdus.
La double
tendance des pulsions anales fait penser à la congruence des pulsions
sadiques. Il existe également deux orientations opposées des
pulsions sadiques : les pulsions sadiques qui tentent de contrôler
leur objet et les pulsions sadiques qui tentent de le détruire. (Abraham,
GS II, 43) Grâce à cette comparaison, une première
solution du problème est acquise.
Chez les personnes à
fixation anale, le risque d’une perte de l’objet peut provoquer deux
réactions opposées. Si les tendances conservatrices
prévalent, la réaction à la perte de l’objet emprunte
la voie du contrôle de l’objet. Les pulsions agressives
s’expriment sous la forme de la domination et de la maîtrise de
l’objet, c’est-à-dire sous forme de symptômes
obsessionnels. Dans le cas contraire, si les autres pulsions sadiques anales
l’emportent, l’objet est éjecté, éliminé
et détruit. Dans ce cas, « l’individu se trouve pris dans
un état dépressif mélancolique »
(ibid.).
Soulignons deux points dans cette solution. D’une
part, névrose obsessionnelle et mélancolie résultent
d’un conflit entre libido et pulsions agressives, d’un conflit
d’ambivalence. (Abraham, GS II, 47) Les mécanismes de
défense se situent au sein de ce conflit d’ambivalence. Dans les
deux cas, c’est l’objet aimé qui est contrôlé ou
éjecté. D’autre part, le double caractère des
pulsions anales et des pulsions sadiques impose une distinction nouvelle au sein
des pulsions prégénitales. Le stade anal présente deux
variantes opposées : un premier stade anal qui se caractérise
par la perte de l’objet, et un second qui se caractérise par la
rétention de l’objet. Le névrosé obsessionnel
régresse au stade anal sadique tardif, alors que le mélancolique
régresse au stade anal sadique précoce.
Aussi Abraham
situe-il un changement profond du rapport à l’objet entre ces deux
stades. Au stade précoce, les objets aimés sont
éliminés. Ce n’est donc qu’au stade anal sadique
tardif qu’un « amour d’objet », à
proprement parler, devient possible (Abraham, GS II, 44), car
l’objet y est préservé. Allant plus loin, Abraham propose de
déterminer, à partir de cette ligne de démarcation, la
différence entre psychoses et névroses. (Abraham, GS II,
45) C’est l’élimination de l’objet dans la
première phase anale sadique qui explique aussi bien le rapport
problématique des psychotiques à la réalité que
l’organisation libidinale intérieure, foncièrement instable.
Le destin de l’objet éjecté est hautement
intéressant. Abraham raconte le rêve d’un patient où
introjection et rétablissement et réanimation vont
ensemble :
L’épouse d’un analysant était enceinte et
gravement malade. À un moment donné, la maladie rendit
incontournable l’interruption de la grossesse. Le fœtus devait
être retiré à l’aide d’une césarienne.
Mais l’opération connut un aboutissement désastreux ;
mère et enfant y laissèrent leur vie. Le veuf traversait alors une
période de deuil profond. Pendant des semaines, il était presque
incapable de s’alimenter ; un phénomène tout à
fait contraire à ses habitudes normales. Lorsqu’un jour, son
incapacité à manger s’arrêta, l’homme se
prépara un copieux plat de viande. Suite à ce repas abondamment
carné, il fit le rêve suivant :
Il assistait à l’opération de son épouse. Dans
une première partie du rêve, les parties coupées de sa femme
se soudaient, et son épouse recommençait à donner des
signes de vie. Le rêveur en éprouvait une joie extraordinaire. Une
autre partie du rêve commençait de la même manière.
Mais loin de se ressouder, les différents membres coupés lui
rappellent les animaux abattus d’une boucherie.
Les
associations du rêveur mettent directement en rapport le rêve avec
le plat de viande consommé la veille. Elles corroborent la
découverte freudienne du rôle de l’introjection dans le deuil
et dans la mélancolie ; mais elles semblent également
introduire une nuance sur le plan de la pulsion orale. D’un
côté, il y a l’introjection, représentée par
l’ingestion et qui permet la réparation de l’objet perdu. De
l’autre côté, il y a la destruction de l’objet
aimé, ingéré.
La double fonction de la pulsion orale
est très claire dans le cas des deux patients mélancoliques
suivants :
Le premier a déjà souffert de plusieurs affections
mélancoliques avant d’entrer en analyse. Il entame
l’analyse avec Abraham à un moment de convalescence. Sa
dernière rechute avait fait suite à la rupture de sa relation
à une femme. Cette femme qu’il avait beaucoup aimé avait
fini par produire chez lui une violente résistance. Il finissait par se
détourner complètement de cette femme, avec laquelle il
était déjà fiancé. Psychologiquement, le prix en fut
très élevé, car il en tomba dans état
dépressif profond accompagné de délires
(Wahnbildung). Sous l’influence de sa rémission et de
l’analyse, l’homme en question retrouvait ensuite la voie vers son
aimée qui ne l’avait pas laissé tomber. Mais il ne fallut
pas longtemps pour que la situation difficile se répète.
Le refus de l’aimée se manifestait d’abord par la
contrainte de retenir ses excréments. Ainsi, il tentait de maintenir par
déplacement physique ce que par ailleurs, il risquait de perdre.
Ce premier symptôme fut suivi, quelques jours plus tard, d'un
second. Lorsqu’il marchait dans la rue, le fantasme le hantait de manger
les excréments qu’il voyait par terre. C’était comme
si l’objet perdu par voie de défécation pouvait à
nouveau être intériorisé par ingestion.
Ici, la première pulsion analyse va de pair avec la pulsion orale
cannibalique. Ce qui est sadiquement éliminé par voie anale peut
être réintégré par la voie orale ; le
mécanisme d’éjection est supplée par un
mécanisme d’introjection. Cette introjection a comme but non pas
tellement de réparer, mais de réintégrer
complètement l’objet perdu. La différence d’avec la
réparation ou la restitution du rêve du veuf en deuil s’en
distingue dans la mesure où l’objet n’a pas été
éliminé, mais ‘seulement’ découpé.
Un autre patient mélancolique témoigne d’un
symptôme similaire :
Quand il se trouve dans un état de dépression, il se sent
hanté par la contrainte qu’il ne comprend pas très bien,
mais pour laquelle il a tout de même une explication. Au lieu de regarder
les passants, quand il marche dans la rue, il sent que ses yeux ne regardent que
par terre. Et par terre, il recherche de manière compulsive des boutons
en nacre (
Perlmutter). Dès qu’il en trouve, il les ramasse,
et les met dans sa poche. Il explique que quand il se sent
déprimé, il se croit tellement misérable et pauvre
qu’il ne lui sera plus jamais possible d’acheter quoi que ce soit.
Il doit donc se contenter de trouver le moindre objet utilisable par terre.
Pourtant, il se rend compte également de l’insuffisance de cette
réflexion, car les autres objets, précieux ou non, qu’il
découvre dans la rue ne l’intéressent pas. Même les
boutons d’une autre matière ne l’intéressent
pas.
Les associations du patient font entrevoir une détermination
différente. Les boutons de nacre (
Permutterknöpfe) le font
penser à « luisant et propre » («
blank
und sauber ») et à une valeur particulière.
Selon Abraham, il n’y a pas de doute, la référence au
texte de Ferenczi sur l’origine de l’intérêt
pécuniaire
[10], ainsi que la
similarité avec le patient précédent, le portent à
croire que les boutons symbolisent des fèces. La luisance et la
propreté représentent une inversion courante des symboles
coprophiles. Dans ce cas, ramasser les boutons revient à introjecter
l’objet perdu par éjection.
En reprenant le fil de ce symptôme lors d’une autre
séance, le patient raconte un autre symptôme qu’il a
constaté lors de son premier état dépressif. Alors
qu’il était interné, quelques membres de la famille lui
avaient rendu visite, et l’avaient sorti pour une promenade. Il ne
s’intéressait pas à grand chose lors de cette petite
excursion, si ce n’est les caroubes
(«
Johannisbrot ») qu’il voyait chez un marchand.
Il ressentait alors un désir ardent de s’en acheter ; ce qu’il
fit. Par association, il se souvint alors d’une scène de son
enfance.
En face de la maison parentale, il y avait une épicerie tenue par
une dame. Le fils de cette dame était son compagnon de jeu. Or,
de temps à autre, la mère de l’ami lui offrait des caroubes.
À cette époque, cependant, il avait déjà
essuyé une lourde déception auprès de sa mère, une
déception dont les conséquences s’exprimaient encore dans
ses différentes dépressions. La mère de l’ami en vint
ainsi à représenter la bonne mère, par opposition à
sa propre mère, mauvaise.
Le souhait d’acheter des caroubes en prend d’abord le sens du
désir de soins et de consolations maternelles. Mais la couleur et la
forme des caroubes ressemble en même temps aux fèces. Le vœu
représente à nouveau la nostalgie (
« Sehnsucht », Abraham,
GS II, 56) d’incorporer l’objet perdu en le mangeant.
Une autre association de cette époque ramène le souvenir des
constructions de rues qui avaient déterré un grand nombre de
coquillages. Les coquillages étaient tout à fait sales, enduits de
boue d’un côté, mais montraient un éclat de nacre de
l’autre. Ces coquillages représentent donc le vrai modèle de
la formation du symptôme des boutons. Sales et issus de fouilles dans la
terre, les coquillages s’apparentent aux fèces et aux mauvais
objets éliminés par voie anale. De l’autre côté
du même objet, on trouve la propreté et l’éclat de
cette perle rare qu’est la bonne mère (« [...]
die
hohe Schätzung der Mutter als
»Perle«.
[11]», Abraham,
ibid.)
Dans les deux cas, la pulsion
orale est l’inverse de la destruction. L’introjection sur ce
modèle oral ne détruit pas, ne dépèce, ne coupe pas,
mais au contraire rétablit, reconstitue et restaure. Si bien que, la
distinction introduite au niveau des pulsions anales semble également
pertinente pour les pulsions orales. Il faudrait alors distinguer entre une
pulsion orale non-destructrice et une pulsion orale destructrice. La
première ne mérite pas le qualificatif de sadique. En fait,
Abraham suppose que dans un premier temps, la différence entre le moi et
l’objet n’est pas encore affirmée. C’est le moment de
la tétée, de la pulsion orale suçante. À ce stade,
et vu l’absence de la différence moi-objet, il n’y aurait ni
amour, ni haine. La première pulsion orale serait donc à concevoir
comme pré-ambivalente. Elle n’en représente pas moins le
moment de l’auto-érotisme. (Abraham, GS II, 98)
Ce
n’est qu’avec la poussée des premières dents, et avec
le plaisir de mordre que naît le versant sadique de la pulsion orale. La
morsure représente la forme originelle de toute « impulsion
sadique ». (Abraham, GS II, 60) Il faut également
observer que cette première forme de sadisme soutient un rapport
privilégié avec la musculature, avec l’exercice de la
contraction musculaire. Et si le premier stade oral est pré-ambivalent et
sans objet, le second a un objet et signifie donc l’entrée dans les
rapports d’ambivalence.
Comment les choses se comportent-elles
dès lors sur le plan de la pulsion
génitale[12] ? Les
pulsions génitales se situent au niveau supérieur de
l’organisation génitale. Elles signifient l’abandon du
narcissisme initial et l’entrée dans le véritable amour
d’objet.
Abraham en vient ainsi à esquisser le tableau
suivant, qui n’a rien d’exhaustif ou de définitif, mais
représente les grandes étapes d’un intinéraire qui
risque de s’avérer bien plus complexe (Abraham, GS II, 61,
97,98 ; pour le tableau, voir GS II, 98) :
Ce tableau complète la conception freudienne des
stades libidinaux de deux côtés. D’un côté, il
introduit des nuances supplémentaires sur le plan des niveaux
d’organisation de la libido. De l’autre côté, et
c’est là que réside l’une des originalités de
Abraham, le tableau introduit la perspective objectale
dans le développement libidinal. C’est sur cet aspect que
s’appuieront aussi bien Mélanie Klein que W. R. D.
Fairbairn.
La complexité de cette perspective clinique est bien
illustrée par la l’interprétation du cas de Mlle
X :
Les principaux traits de Mlle X sont au nombre de trois. Depuis
l’âge de 6 ans, elle a un penchant pour la mythomanie et le
mensonge. En même temps, elle a développé des tendances
cleptomanes tout aussi manifestes. Enfin, elle souffre de violents
désespoirs, pouvant être déclenchées par les moindres
occasions, et donnant lieu à des crises de pleurs. Au cours de
l’analyse les crises de pleurs sont mises en rapport avec sa
« perte » de masculinité (Abraham, GS II, 86)
et avec l’envie (Neid) de son petit frère qu’elle
croyait toujours gâté et favorisé du fait d’avoir un
pénis. Les crises de pleurs éclatent pendant la menstruation, et
à tout moment où elle se sent diminuée,
dépréciée ou dévalorisée. Enfant, elle développe un lien intense avec son père qu’elle
aime vivement. Cet amour est interrompu au début de ses
six ans.
Convalescente, Mlle X se voit partager la chambre de ses parents
où elle peut voir le corps nu de son père. Cette vision donne
lieu à un plaisir de voir (Schaulust) de plus en plus important
jusqu’au moment où il devient l’objet d’un refoulement
non moins fort.
C’est à ce moment que tout change. Mlle X sent le
contact personnel à son père définitivement rompu, et elle
ne parvient même plus à se représenter son père dans
son imagination. Il n’en reste qu’un intérêt
compulsif pour son pénis.
Abraham note à ce propos
qu’à ce moment, le père a cessé d’exister comme
personne complète pour la patiente, et qu’il ne
l’intéresse plus que sous la forme d’un objet partiel. Les
différents vols de Mlle X en apparaissent comme autant de tentatives de
s’emparer du pénis paternel. En fouillant la chambre de ses
parents, elle y avait découvert un tuyau à lavement qu’elle
utilisait ensuite dans des masturbations anales. Les différents vols
représentent en même temps autant de tentatives de castration du
père : elle vole de l’argent du porte-monnaie paternel, ses
stylos, ses crayons.
Sa pseudologie trouve une explication dans le même contexte. La
cleptomanie exprime son vœu de prendre par la ruse ou par la force ce qui
lui revient de droit, mais ce qu’elle n’a pas eu.
Le mensonge
obéit à la même logique sur le plan du faire-semblant. Dans
le mensonge, elle fait semblant de ne pas manquer de l’objet de ses
vœux. Quand elle ment, elle ressent souvent une excitation sexuelle intense
et a l’impression que quelque chose s’enfle sur son bas ventre.
Mentir signifie donc pour elle : faire semblant d’être en
possession du pénis paternel. Dans ce contexte, il est intéressant
de noter que les rêves de Mlle X réalisent souvent la castration
par la morsure. Contrairement aux mélancoliques qui tentent à
intérioriser l’objet perdu dans sa totalité, Mlle X ne
s’intéresse qu’à une simple partie de son père.
Par la voie de l’incorporation de l’objet partiel, Mlle X parvient
à s’identifier au pénis du père.
Son rapport à la mère n’est guère
différent. Là aussi, un seul organe semble rassembler en lui
tout l’intérêt : le sein. Dans l’un
de ses rêves, Mlle X dévore un morceau de viande qu’elle
serre avec ses dents. À un moment donné, elle se rend compte que
ce morceau de viande est la partie arrière du manteau en fourrure
d’une connaissance. Le nom de cette dame est celui de l’animal
auquel Mlle X aime à comparer sa mère. Dans le rêve, tous
les éléments du symptôme sont réunis : le
plaisir oral de dévorer ce morceau de viande qu’elle aimerait
avoir, le dégoût du génital de la mère et le
dégoût de la mère comme fèces, le déplacement
du devant vers le derrière, l’identification sous-jacente du sein
et du pénis, etc. (Abraham, GS II, 89)
Dans ce cas, la
double perspective de la régression est patente. La régression ne
se fait pas seulement dans la perspective de l’organisation libidinale,
mais également dans celle du rapport à l’objet. À la
régression libidinale au stade oral tardif correspond la
régression de l’amour objectal au narcissisme, qui
s’accompagne d’une transformation de l’objet complet en objet
partiel.
Abraham est mort en 1925, un an après la parution de
son « Essai d’une histoire du développement de la
libido ». Dans les 14 publications qui séparent cet essai de la
mort de son auteur à 48 ans, le 25 décembre 1925, Abraham a
consacré 4 nouveaux articles au rapport entre les étapes de la
libido prégénitale et la formation de caractère.
L’étude subséquente la plus importante sur ce sujet
s’intitule : « Développement de la libido et
formation de
caractère[13]. »
(1925) Avec la mort d’Abraham, la recherche sur la sexualité
infantile, de même que la recherche sur les composantes
prégénitales du caractère disparaissent presque
complètement de l’histoire de la psychanalyse.
Serait-ce à
dire que tout aurait été découvert et dit par Freud et par
Abraham ? Peu probable. Mais à l’instar du geste de
Mélanie Klein, la sexualité infantile est régulièrement
effacée pour être remplacée par d’autres facteurs
psychiques ou biologiques (moralement) bien moins dérangeants. Chez
Klein, par exemple, la sexualité infantile est d’abord
supplantée par les pulsions agressives pour réapparaître
sous la forme sublimée et quasi désexualisée de
l’amour et de la gratitude. De même, chez Fairbairn, la
sexualité infantile d’Abraham est déplacée par le
changement de perspective impliqué par les « relations
d’objets ». Dans l’abstraction fondamentale de la
théorie des relations d’objet, les bons et mauvais objets en
général subsument la sexualité infantile
jusqu’à ce que disparition s'ensuive.
[1] L’article part
d’un exposé présenté le 21 septembre 1911
donné au troisième congrès psychanalytique à Weimar
et portant le titre de « Le fondement psychosexuel des états
dépressifs et d’exaltation ». Voir Karl Abraham,
GS I, 146, note 1.
[2]
« Ich fühle mich im Bett am wohlsten; da bin ich im eigenen
Hause. », Abraham,
GS I,
150.
[3] Abraham,
GS I,
147; S. Freud « Bemerkungen über einen Fall von
Zwangsneurose » (1909),
GW VII, 381-436. Voir plus
particulièrement les passages p. 455-459. Voir également S. Freud,
« Die Disposition zur Zwangsneurose » (1913),
GW
VIII, 442-452. Il est intéressant de noter que Freud estimait la valeur
heuristique du « penser compulsif » (
Zwangsdenken)
pour la connaissance de l’inconscient et du conscient plus importante que
celle de l’hystérie et de l’hypnose : « Eine
psychologische Würdigung des Zwangsdenkens versuche ich diesmal nicht zu
unternehmen. Sie würde außerordentlich wertvolle Ergebnisse bringen
und zur Klärung unserer Einsichten in das Wesen des Bewussten und
Unbewussten mehr leisten als das Studium der Hysterie und der hypnotischen
Erscheinungen. », Freud,
GW
VII,455.
[4] « 1. Ich
kann die Menschen nicht lieben; ich muss sie hassen. », « 2.
Die Menschen lieben mich nicht, sie hassen mich... weil ich mit angeborenen
Mängel behaftet bin.
Darum bin ich unglücklich,
deprimiert. » Abraham,
GS I,
152.
[5]
« Untersuchungen über die früheste prägentiale
Entwicklungsstufe der Libido. » (1916), Abraham,
GS II,
3-31.
[6] « Es ist
lehrreich, dass das Kind unter dem Einfluss der Verführung polymorph
pervers werden, zu allen möglichen Überschreitungen verleitet werden
kann. Dies zeigt, dass es die Eignung dazu in seiner Anlage mitbringt
[...]. », Freud,
GW V,
91.
[7] La première
occurrence du terme dans la littérature date de la renaissance: Jean de
Marconville – plus connu pour son traité
De la bonté et
mauvaistié des femmes (1571, réédité en 1992
chez Cote Femmes & Indigo, et en 2000 chez Honore Champion) – la
mentionne dans son
Recueil mémorable d'aucuns cas merveilleux advenus
de nos ans et d'aucunes choses estranges et monstrueuses advenues ès
siècles passez, Paris. Éd. Jean Dallier, 1564.
[8] Cette idée sera
reprise par W.R.D. Fairbairn : « When, accordingly, an individual
with a schizoid tendency makes a renunciation of social contacts, it is above
all because he feels that he must neither love nor be loved. »,
« Schizoid Factors in the Personality » (1940), dans
Psychoanalytic Studies of the Personality, p. 26. De meme, en 1941,
Fairbarin écrit : « It will be seen accordingly, that the great
problem of the schizoid individual is how to love without destroying by love,
whereas the great problem of the depressive individual is how to love without
destroying by hate. », dans
op.cit. p.
49.
[9] « Versuch einer
Entwicklungsgeschichte der Libido auf Grund der Psychoanalyse seelischer
Störungen », dans Karl Abraham,
GS II,
32-102.
[10] Voir Sàndor
Ferenczi, « Zur Ontogenese des Geldinteresses » (1914), dans
Bausteine zur Psychoanalyse I,
109-125.
[11] « Le
mot »
Perlmutter« [nacre] contient la haute estime de la
mère comme
»perle«. »
[12]
Abraham développe ce point de façon plus explicite dans la
troisième partie de ses études sur la formation du
caractère : « Psychoanalytische Studien zur
Charakterbildung » (1925), dans Abraham,
GS II, 103-145. Pour
le niveau de développement génital, voir Abraham,
GS II,
136-145.
[13] La version
définitive du texte reprend un petit article paru en 1923, et
intitulé : « Compléments à la doctrine du
caractère anal. » J’y reviendrai plus longuement dans un
autre texte.
