Thierry Simonelli
Winnicott : Jeu et Observation
1. De la pédiatrie à la psychanalyse
Entre 1928 et 1942, Winnicott publie une vingtaine d’articles
et son premier livre (Clinical
Notes on Disorders of Childhood, en 1931). On pourrait
répartir ces travaux en trois grandes
catégories : les articles médicaux à
proprement parler, les articles psychologiques ou psychiatriques et
les articles traitant des rapports entre psyché et soma. Les
premiers articles de psychologie ou de psychiatre, de même
que ceux qui relèvent de la problématique du rapport
entre troubles psychiques et affections corporelles mentionnent
assez rarement le terme de psychanalyse, et la citation du nom de
Sigmund Freud ou de ses oeuvres y est tout aussi rare. Anna Freud y
est évoquée presque aussi souvent que Sigmund Freud
et Mélanie Klein.
L’image générale que l’on peut esquisser
à partir des textes psychologiques et psychosomatiques de
cette période semble néanmoins nettement kleinienne.
Mélanie Klein elle-même déterminait la question
fondamentale de son approche comme étant celle de
l’angoisse et des destins de l’angoisse. Et à
l’instar de Mélanie Klein, Winnicott semble
d’abord s’intéresser aux questions de
l’angoisse dans les troubles psychiques et les affections
psychosomatiques des enfants. Le fait de gigoter (la bougeotte), de
même que les désordres de l’appétit, de
la digestion, du sommeil et les difficultés des rapports
avec les parents, les sœurs et frères et les autres
enfants représentent, aux yeux de Winnicott, autant de
phénomènes dus à l’angoisse consciente
ou inconsciente. Dans leur ensemble, ces textes témoignent
donc d’une démarche qui, sur le plan théorique,
pourrait aisément être attribuée à
l’orientation kleinienne.
Toutefois, sur le plan clinique, une différence manifeste se
fait déjà ressentir. La pratique de Winnicott se
caractérise d’emblée par une sorte
d’abstentionnisme. Bien que dans la plupart de ces textes,
Winnicott esquisse des vignettes cliniques, l’intervention
thérapeutique semble presque hésitante, aussi bien
sur le plan médical que sur le plan psychologique. La raison
en est que Winnicott voit dans la plupart des symptômes
décrits, des caractéristiques de processus qui
n’ont rien de pathologique en eux-mêmes. Ainsi, aux
yeux de Winnicott, il n’y a rien de particulièrement
anormal à ce que les enfants se montrent angoissés,
ne parviennent pas à dormir, perdent leur appétit ou
se mettent à gigoter. Selon Winnicott, il s’agit
là de phénomènes simplement transitoires qui
accompagnent tout développement naturel, et par rapport
auxquels il vaut mieux s’abstenir de toute forme
d’intervention. Inversement, un traitement hâtif
pourrait, dans ces cas, contribuer à fixer, à
développer ou à installer des problèmes qui se
résolvent mieux et plus rapidement en n’y touchant
point. On cherchera en vain de telles réflexions chez
Mélanie Klein qui, contrairement à Winnicott, semble
pencher vers une activité interprétative plus
importante, plus aisément interventionniste.
2. La clinique des enfants
La profonde inspiration kleinienne de Winnicott est patente. Et
c’est moins dans les considération théoriques,
que dans son travail clinique où se manifestent les
premières différences entre Winnicott et
Mélanie Klein. Quelques exemples tirés des textes de
Winnicott permettront de mesurer cette proximité et cette
différence.
2.1. L’angoisse
Il est normal, remarque Winnicott dans son
article de 1931 sur « la normalité et
l’angoisse », qu’un enfant de deux ou trois
ans soit très ému ou agité à la
naissance d’une petite sœur ou d’un petit
frère. Ainsi, il arrive fréquemment qu’un
enfant, tout à fait sain et
« robuste » jusqu’à ce moment,
tombe malade, se sente malheureux, pique des crises de
colère, et réagisse par de
l’énurésie, de la constipation, de la
congestion nasale. Si une maladie physique s’y rajoute
– coqueluche, pneumonie, gastro-entérite – cette
dernière mettra un temps beaucoup plus long à
guérir.
Il est important pour le médecin, écrit alors
Winnicott, de se rendre compte de ces causes psychiques. À
ces moments, l’enfant vit des expériences très
importantes – des frustrations, des déceptions, des
pertes de l’amour, la réalisation de la propre
faiblesse, du propre manque d’importance – et qui lui
seront d’une aide indispensable plus tard, quand il
s’agira de vivre tout seul, par ses propres moyens.
Une intervention thérapeutique intempestive ou
déplacée aurait comme effet de masquer
l’importance de ces expériences ou alors de les
apparenter elles-mêmes à une sorte de maladie.
La notion de normalité, que sous-tendent les
réflexions de Winnicott, n’est pas celle du
fonctionnement infaillible, du bonheur parfait ou de la
beauté sans tâches. La normalité à
laquelle s’intéresse Winnicott semble bien plus tenir
de la capacité ou la faculté qu’a
l’enfant de vivre et d’élaborer des
expériences, les bonnes aussi bien que les mauvaises.
L’angoisse, la frustration, la déception, la tristesse
ou même la maladie font partie de la normalité, pour
peu qu’elles puissent faire l’objet d’une
expérience et donc d’un processus de maturation.
À ce moment, il ne s’agit pas d’intervenir, mais
d’accompagner, en cas de besoin.
Quelques descriptions cliniques permettent de mieux voir que, ce
qu’avec Winnicott on pourrait désigner de
« troubles de la normalité », ne se
limite pas à de subtiles gênes :
Joan a un an et cinq mois quand sa maman
l’emmène voir le docteur Winnicott. Elle était
parfaitement saine jusqu’à l’âge de 13
mois, jusqu’au moment de la naissance de son frère.
À la suite de cet événement, elle perd son
appétit, mange moins, devient maigre et pâle et sait,
si on ne la force pas, ne rien manger pendant presque toute une
semaine. Elle devient irritable et n’arrive pas à
supporter l’absence de sa mère sans être sujette
à de graves crises d’angoisse. Elle pince et mord le
bébé, et se montre effrayée par les animaux.
Il ne faut pas parler de son frère en sa présence, et
quand elle se trouve dans une pièce avec des garçons,
elle s’excite jusqu’au vomissement. Quand on lui donne
du chocolat, elle le met dans sa bouche, l’emmène
ainsi jusqu’à la maison et l’y recrache.
Joan est une fille parfaitement saine, note Winnicott,
et qui a des parents d’une gentillesse exceptionnelle.Une autre scène
d’hôpital : un mère entre au cabinet avec
dans ses bras un bébé de deux mois. Les deux se font
devancer par une petite fille de trois ans. La maman est là
pour le bébé, mais la petite fille se montre de plus
en plus angoissée. Jusqu’au moment où elle
s’écrie : « Il ne va pas lui couper la
gorge n’est-ce pas ? » Son petit frère
souffre d’un ulcère du palais en raison d’un
usage intensif de sa sucette. Winnicott avait demandé
à la mère de la lui interdire jusqu’à la
disparition de l’ulcère. La petite fille
elle-même avait manifesté un attachement très
fort à sa sucette, et l’y déshabituer
n’avait pas été une mince affaire. Ainsi, il
arrivait à la mère exténuée de lui
dire : si tu reprends ta sucette, on te coupera la gorge. Et
la petite fille d’en tirer la conclusion logique,
écrit Winnicott, que le docteur désire ardemment
[to long for] couper la
gorge du petit frère. Le docteur l’assure que rien de
tel ne lui arriverait, mais l’angoisse refait jour rapidement
avec les questions insistantes : il ne va pas lui couper la
gorge n’est-ce pas ?, il ne va pas lui couper la
gorge ? Jusqu’à ce que la mère,
enragée, lui lance : non, il ne va pas lui couper la
gorge, mais si tu ne t’arrêtes pas, c’est
à toi qu’il va couper la gorge ! La petite fille
n’en semble pas particulièrement affectée sur
le moment, mais quelques instants plus tard, elle est saisie par un
violent désir de faire pipi, et doit être
amenée aux toilettes d’urgence.Un autre exemple d’angoisse, bien
plus mystérieux. Un beau matin, Lilian, âgée de
deux ans et six mois se réveille en criant « il
n’y a pas de bicyclette dans la chambre ». Elle
reste saisie, depuis lors, d’une anxiété et
d’une nervosité dont elle ne parvient plus à se
libérer. Jusqu’à ce jour là, Lilian
était une fille parfaitement saine qui adorait ses parents
et qui avait un sommeil parfait ; ce dont les parents
n’étaient pas peu fiers. Mais depuis ce matin, elle
dort très mal, doit souvent passer ses nuits dans le lit de
ses parents, et ne supporte plus que sa mère la quitte,
même à l’intérieur de la maison. Pendant
quelque temps, elle avait perdu son appétit, et elle semble
avoir perdu tout intérêt en général.
Elle n’arrive plus à s’occuper ou à jouer
longtemps sans se fatiguer. Physiquement, elle n’a aucun
signe de maladie et s’avère être en parfaite
santé après l’examen physique.
La tâche du pédiatre est donc extrêmement
difficile, précise Winnicott. D’un côté,
il doit faire de son mieux pour ne pas intervenir en cas de
troubles liés à l’angoisse, et de l’autre
côté, il ne doit jamais perdre de vue que quelque
part, il pourrait tout de même y avoir une cause
physique.
Le fait que dans le cas de l’angoisse, la distinction entre
troubles psychiques et troubles physiques n’est pas toujours
aussi claire et nette que la distinction conceptuelle entre corps
et âme, complique la situation davantage. Car
l’angoisse peut très bien se manifester par des
symptômes physiques. Voici un cas intéressant qui, au
départ, aurait pu paraître du même ordre que les
autres, mais qui connaît une suite moins
optimiste :
Rosina a treize ans. Elle est une fille
mince, grande et porte de longs cheveux bouclés. Elle est
née un mois en avance. Sa mère raconte que les
douleurs de l’accouchement ont duré trois jours, et
ont commencé le jour du bombardement de Londres, en 1917.
Elle pense que le problème de Rosina est dû à
son accouchement angoissé. Rosina s’est mise à
pleurer une demi-heure après sa naissance, et elle n’a
pas vraiment cessé depuis.Toute jeune, elle connaissait de
premières complications : des convulsions pendant le
sommeil ou à l’état éveillé,
ainsi que des attaques au cours desquelles elle devenait bleue.
Pendant son enfance, elle souffrait de constipations qui
occasionnaient de nombreuses injections de
médicaments.Aussi est-elle systématiquement
sujette à des effondrements que les médecins
attribuent à l’exhaustion causée par sa
nervosité. Dans ces cas, elle reste allongée dans son
lit sans se lever.Âgée de deux ans, Rosina
commençait à vivre des terreurs nocturnes. Elle
commençait l’école à 5 ans, et s’y
débrouille plutôt bien.À l’âge de 8 ans elle
est envoyée en consultation chez le docteur Winnicott, pour
la première fois, en vue d’un traitement contre la
chorée. Winnicott reconnaît un faux diagnostic et se
rend compte que l’agitation, la nervosité de Rosina,
est due à son inquiétude et son anxiété
intérieure. Son problème avait attiré
l’attention parce qu’à l’école,
elle ne cessait de renverser son encre et à la maison, elle
ne cessait de laisser tomber ses assiettes. Rosina est
également sujette à des spasmes occasionnels. De 8
à 13 ans, elle souffrait de toute une série de
symptômes, dont la plupart s’exprimaient par la
simulation de maladies physiques.Le père, un homme que Winnicott
décrit comme atteint d’une sévère
hystérie d’angoisse, accompagnée d’une
psychose sous-jacente – il avait été
hospitalisé trois fois pour cette raison –, exige que
sa fille soit exclusivement traitée par voie
médicamenteuse. C’est ce qui explique, selon
Winnicott, la persistance de l’état de Rosina pendant
ces 5 ans.Suite à un alitement forcé
à l’âge de 10 ans, les choses semblent
s’empirer. Rosina devient de plus en plus nerveuse, ses
crises de terreur augmentent en nombre et il suffit que
quelqu’un frappe à la porte de sa chambre ou froisse
un papier pour les déclencher. Par ailleurs, dès
cette époque, elle est rigoureusement incapable de rester
seule à la maison.Elle développe soudainement un
appétit pantagruélique et à partir de 11 ans,
elle est sujette à des pertes de conscience. Elle souffre
d’importantes douleurs au niveau du cœur qui auraient
pu laisser penser à une angine de poitrine. La nuit, elle se
réveille souvent avec tous les symptômes d’une
maladie somatique – fièvre, froid, tremblements
– mais, en règle générale, suite
à des cauchemars.Quand elle vient voir Winnicott à
12 ans, elle souffre de maux de tête et d’une
nervosité continuelle. Elle a contracté une habitude
de mordre et de tousser. L’école lui est devenu trop
difficile, insupportable. Elle fait des crises nerveuses et reste
allongée dans son lit pendant des jours. La nuit, elle se
réveille régulièrement terrifiée,
voyant des serpents partout.Quand elle revient voir Winnicott à
13 ans, elle souffre de douleurs aiguës qui se
répandent sur l’ensemble de son corps, et d’une
hyperesthésie généralisée. Elle a des
crampes dans les mains, se montre facilement excitée et
s’insurge contre tout. Ses angoisses sont toujours aussi
importantes, et comme elle voit des insectes partout, elle ne veut
plus sortir dans le jardin. Un mercredi, elle avait dû vomir
et depuis, elle craint les mercredis, parce qu’ils lui
rappellent sa régurgitation. L’examen ne
révèle toujours aucune maladie physique.
L’angoisse peut se manifester avec tout un éventail de
symptômes physiques : la maigreur ou
l’appétit démesuré, à
l’occasion, le mauvais sommeil, la pâleur, la
propension à la transpiration, à
l’évanouissement, aux maux de tête, aux
migraines, et aux douleurs physiques diffuses.
2.2.
L’excitation
Le verbe « fidget » signifie, selon le
Oxford Dictionary, faire de petits mouvements par nervosité
ou impatience. Le nom « fidget » représente
la personne caractérisée par ces mouvements ;
une personne agitée, qui ne cesse de bouger. Cette
hyperactivité ne s’exprime pas exclusivement par
l’agitation physique, mais également par une agitation
psychique ou idéationnelle. La concentration suppose la
réunion, l’unicité, la focalisation en un point
unique, et par se situe par conséquent aux antipodes de la
dispersion, de la diffusion, de la dilution, de la dissolution, de
l’éparpillement. C’est ce qui permet
d’affirmer, rien que sur le plan sémantique et
logique, le rapport intime entre l’agitation et les
problèmes de concentration.
Si l’on adoptait le point de vue de Mélanie Klein, qui
dans cette agitation hyperactive voyait un symptôme
plutôt hystérique, on pourrait également penser
que la caractéristique psychologique est celle d’une
défense de type plutôt schizoïde. L’enfant,
la personne, répond à l’angoisse insupportable
en distribuant sur attention sur de multiples objets, idées
et sentiments à la fois, c’est à-dire, par un
éparpillement (non-schizophrénique) de
l’attention du moi.
Il semble important néanmoins d’insister sur la
distinction relevée par Winnicott : il est des
agitations qui sont dues à l’angoisse, dont la
causalité est psychique, et des agitations qui sont dues
à des affections proprement neurologiques. Winnicott y
insiste : un bon diagnostic est de la plus haute
importance.
En 1931, Winnicott écrit qu’il faut savoir distinguer
entre trois choses : l’agitation angoissée, les
tics et la chorée. La chorée se manifeste par des
accès qui débutent entre cinq et quinze ans qui se
caractérisent par des mouvements musculaires
involontaires : grimaces soudaines, soulèvement de
l’épaule, flexions-extensions de l’avant-bras,
brusques déplacements des doigts, flexions subites des
membres inférieurs qui rendent la marche dansante et
difficile.
2.3.
L’appétit, le fantasme et le monde
intérieur
Manger n’est pas un acte aussi simple
qu’il paraît. Manger se décline selon trois
axes :
1. La reconnaissance de la pulsion : je veux sucer, mordre,
manger. J’ai du plaisir à sucer, mordre, manger. Et
enfin : je suis satisfait d’avoir sucé, mordu,
mangé.
2. Le fantasme : quand j’ai faim, je pense à ce
que j’aimerais manger, à ce que j’aimerais
prendre en moi, dans mon corps et ce que j’aimerais laisser
ou rejeter à l’extérieur.
3. Le rapport du fantasme au monde intérieur : le monde
intérieur est ce qui se passe en moi, ce sont tous les
objets et personnages, les situations et états en moi. Chez
l’enfant, s’y rajoute le monde intérieur
imaginé de la mère.[1]
Pas de coliques, de vomissements, de diarrhée, de
constipation, d’anorexie chez l’enfant sans
référence au monde intérieur. Il suffit pour
cela de s’en remettre aux dires des enfants. Chez certains,
il y a une guerre dans le ventre où des soldats se battent
aux épées. Chez d’autres, de petites personnes
assises autour d’une table dans le ventre attendent que
vienne la nourriture. D’où les bruits
d’assiettes qu’on entend parfois dans le ventre.
3. Remarques
générales sur la ‘philosophie’ de
Winnicott
S’il l’on voulait trouver une marque distinctive de
l’approche winnicottienne, ce serait d’abord cette
attitude de « laisser-aller »
particulière dans les premiers articles des années
trente et quarante. En même temps, un terme tel que
« laisser-aller » paraît excessivement
ambigu et pourrait surtout prêter à tous les
malentendus imaginables.
L’un des plus importants malentendus consisterait
certainement à penser que ce
« laisser-aller » implique chez Winnicott une
sorte de passivité ou même de
désintérêt. Rien que sur ces deux points, il
faudrait d’emblée penser le contraire : le
« laisser-aller » représente une
position plutôt active et un intérêt que
l’on s’imaginera aussi fort que possible.
Le « laisser-aller » que met en avant
Winnicott s’avérerait bien mieux décrit par
l’idée de l’accompagnement. Cet accompagnement,
quelle que soit l’activité qu’il côtoie,
est assez différent, voire opposé à ce que
l’on désigne couramment de « prise en
charge ». Y a-t-il pire, en termes de liberté ou
de dignité humaines, ou même en termes
d’intelligence ou d’existence autonome, que
d’être « pris en
charge » ?
Car la prise en charge correspond, la plupart du temps – non
seulement sur le plan sémantique, mais également dans
les actes – à un type de direction ou
d’orientation. L’analysant, le patient, aurait-il
vraiment besoin d’un psychanalyste pour le prendre par la
main et lui montrer comment il faut penser, comment il faut agir ou
ce qu’il faut faire ?
Le concept du « traitement » a parfois un
sens similaire. Nous allons chez le médecin, nous lui
faisons part de nos douleurs et problèmes, nous
répondons à ses questions et, en contrepartie de la
somme que nous lui versons, il nous fournit des explications, des
conseils et une prescription. Et pour la plupart, si nous suivons
les conseils et les prescriptions, nos douleurs disparaissent et
nos problèmes se résolvent à la manière
et dans les délais qu’il nous a indiqués.
C’est extrêmement rassurant, et souvent, on s’en
sent presque guéri en sortant du cabinet du fait de savoir
où en sont les choses et comment elles
évolueront.
On ne s’étonnera pas, dès lors, que la
psychanalyse soit parfois abordée de la même
manière. Cela se remarque surtout d’ailleurs chez les
personnes qui, sans trop savoir à quoi s’attendre,
viennent chercher de l’aide en suivant le conseil de leur
médecin. Souvent, ces personnes se retrouvent dans le
cabinet de l’analyste, lui présentent leurs
problèmes, leurs questions, leur souffrance et
peut-être même un peu de leur histoire personnelle.
Elles reviennent deux fois ou trois, elles ont l’impression
qu’il se passe quelque chose, bien que ce ‘psy’
leur paraisse un peu par trop taciturne et quelque part, le
traitement se fait attendre. Il n’y a ni prescription, ni
conseil, ni même, en règle générale, de
grandes explications du type : si vous êtes si
malheureux aujourd’hui ce parce que quand vous étiez
petit vous vouliez épouser maman et cuire papa sur le feu
jusqu’à ce qu’il explose (cf. les enfants de
Mélanie Klein), et que vous n’avez toujours pas admis
le fait que maman soit restée avec papa.
Les grandes réponses, les solutions efficaces, les
résolutions définitives se font attendre. Quand
est-ce qu’il/elle va me guérir ? Qu’est-ce
qu’il/elle attend ? Est-il/elle un peu obtus(e) de
l’esprit ou simplement sourd(e) ? Un charlatan
peut-être ?
L’on trouve chez Winnicott une sorte de philosophie, voire
d’éthique sous-jacente à la perspective
clinique à l’œuvre dans les différentes
descriptions de cas. Ce que l’on pourrait alors
désigner – avec toute la prudence qui s’impose -
d’orientation philosophique de Winnicott porte quelques
traits de ressemblance étonnants avec les
développements de l’Émile de Rousseau. Sans
doute, Winnicott n’avait-il aucune connaissance
particulière de l’Émile, et il n’est pas
question de relever les quelques similarités dans
l’intention de déceler une quelconque influence,
même cachée. La juxtaposition des citations ci-dessous
a comme seule fin de mieux marquer ce qui, chez Winnicott, pourrait
s’articuler comme orientation immanente à la pratique
décrite dans les premiers textes.
« Votre
bébé ne dépend pas de vous pour la croissance
et le développement. [...] Chaque bébé est une
étincelle vitale et cette impulsion [urge] à la vie et la croissance
fait partie du bébé, quelque chose avec quoi le
bébé est né et qui est développé
d’une façon que nous n’avons pas besoin de
comprendre. » (Winnicott, The child the Family and the Outside
World, Penguin, 1957, 1991, p. 27)
« Par exemple, si vous venez de
mettre un bulbe dans votre jardinière vous savez
parfaitement bien que vous n’avez pas besoin de faire pousser
le bulbe en une jonquille. Vous fournissez le bon type de terre ou
fibre et vous maintenez le bulbe suffisamment arrosé et le
reste vient tout naturellement, parce que le bulbe a de la vie en
lui. Le soin des enfants est beaucoup plus compliqué que le
soin d’un bulbe de jonquille, mais l’illustration
suffit à ma visée car avec le bulbe et
l’enfant, il se passe quelque chose qui n’est pas de
votre responsabilité. » (Winnicott, op. cit., p. 28)
« C'est à toi que je
m'adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus
t'écarter de la grande route, et garantir l'arbrisseau
naissant du choc des opinions humaines! Cultive, arrose la jeune
plante avant qu'elle meure : ses fruits feront un jour tes
délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de
l'âme de ton enfant ; un autre en peut marquer le circuit,
mais toi seule y dois poser la barrière. »
(Rousseau, Émile,
Livre Premier)
« Dans le cours normal des
événements, la mère essaye de ne pas
introduire des complications au-delà de celles que
l’enfant peut comprendre et admettre ; en particulier,
elle essaye d’isoler son bébé d’accidents
et d’autres phénomènes qui doivent se situer
au-delà de la faculté de compréhension de
l’enfant. D’une manière générale,
elle essaye de maintenir le monde de l’enfant aussi simple
que possible » (Winnicott, « Mind and
it’s Relation to the Psyche-Soma », Collected Papers, 245, London, Karnac
Books, 1958 [Tavistock Publications],1984)
« Certains d’entre vous
ont crée des œuvres d’art. Vous avez fait des
dessins et des peintures, ou vous avez modelé à
partir d’argile ou vous avez tricoté des pull-overs ou
fait des habits. Quand vous faisiez ces choses, ce qui en
résultait était fait par vous. Les
bébés sont différents, et vous êtes la
mère qui fournit un environnement adapté. Quelques
personnes semblent concevoir l’enfant comme de l’argile
dans les mains d’un potier. Ils commencent par modeler
l’enfant et par se sentir responsables du résultat.
Cela est plutôt faux. » (Winnicott, The child the Family and the Outside
World, Penguin, 1957, 1991, p. 28)
« Tout est bien sortant des
mains de l'Auteur des choses, tout dégénère
entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les
productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un
autre ; il mêle et confond les climats, les
éléments, les saisons ; il mutile son chien, son
cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout,
il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel
que l'a fait la nature, pas même l'homme ; il le faut dresser
pour lui, comme un cheval de manège ; il le faut contourner
à sa mode, comme un arbre de son jardin. »
(Rousseau, Émile,
Livre Premier)
Winnicott reviendra sur certains de ces remarques par la suite,
notamment sur ce qu’elles pourraient laisser sous-entendre de
l’indifférence de l’environnement dans le
développement de l’enfant.
C’est dans le contexte de cette orientation que naît la
première pratique du jeu. Ce jeu ne pourra dès lors
être conçu comme l’application d’une
méthode de traitement, comme une activité
thérapeutique de la part du pédiatre, mais
plutôt comme la mise en place d’un lieu où des
processus peuvent se mettre en place sans l’intervention des
adultes.
4. Le jeu de la spatule
Règle du jeu :
Lors d’un entretien avec la mère, il est convenu de
laisser le bébé complètement libre de ses
actes, de ni l’empêcher, ni l’encourager. Au
milieu de la table, se trouvent des spatules métalliques
brillantes.
Stade 1 :
Le bébé qui a vu le petit objet brillant,
après un certain temps, essaye d’y mettre sa main. Une
fois que la main y est, il s’arrête. Qu’est-ce
qu’il va faire désormais ? Va-t-il se saisir de
la spatule, va-t-il la laisser ? Peut-être qu’il
la laissera dans un premier temps. Aucun encouragement ou interdit
ne doit intervenir à ce moment.
Winnicott remarque astucieusement que ce mode d’emploi permet
en même temps d’avoir quelques informations sur la
mère. Est-elle prête à laisser son enfant
bouger librement, à le laisser saisir l’objet de son
intérêt et le laisser balancer par terre, ou alors, le
lui interdit-elle, ou se trouve-t-elle mal à l’aise,
ou encore, tente-t-elle de l’y encourager tout de même,
etc. On pourrait se demander néanmoins dans quelle mesure
les résultats d’une telle observation sont
significatifs du « comportement de la mère
à la maison » (Winnicott, Collected Papers, p. 53). Car si
l’enfant est en quelque sorte pris dans un cadre particulier,
la mère l’est également. Plus que son enfant,
elle se trouve dans une situation de transfert, à
l’hôpital, face à un médecin dont elle
risque de connaître la réputation, etc. À
l’époque, Winnicott avait déjà acquis
une solide réputation de pédiatre. Dans les
années trente, il bénéficiait également
d’une certaine célébrité du fait de ses
discours aux mères à la radio.
Stade 2 :
Le stade de l’hésitation. Le bébé peut
se tourner vers sa mère, puis vers ce Monsieur en face de
lui avec un regard interrogateur. Il peut s’immobiliser
complètement, ou alors cacher sa tête dans les bras ou
la chemise de sa mère.
Puis lentement, le bébé commence à
développer une certaine confiance dans son désir,
dans son souhait de se saisir de la spatule. Au moment où il
accepte son désir, l’image change. Son comportement
devient plus assuré, il s’en faut de peu et il
commence à mettre la spatule dans sa bouche, à la
mordiller avec des sons de satisfaction ou à imiter le
père fumant sa pipe etc.
Le bébé prend alors lentement possession de la
spatule, et la lui enlever à ce moment, écrit
Winnicott, est difficile sans l’application d’une force
brutale (brutal
strengh).
Une fois qu’il a complètement pris possession de la
spatule, il commence à jouer avec. La spatule devient alors
pour lui un moyen d’expression. Il l’utilise pour
frapper sur la table, ou tout autre objet qu’il y trouve afin
d’en faire autant de bruit que possible. Ou alors, il la
tient à la bouche de sa mère ou du Monsieur et se
réjouit si ceux-ci fond semblant de la sucer. Ce faire
semblant est important, car si jamais quiconque s’y met
vraiment semble gâcher le plaisir du bébé. Il
faudrait penser que le bébé, dans son jeu, attend
qu’on fasse semblant. Et Winnicott de remarquer qu’il
n’a jamais vu d’enfant, à ce moment du jeu, se
montrer insatisfait ou déçu du fait que la spatule
n’était pas vraiment comestible ou ne contenait pas
vraiment de la nourriture.
Stade 3 :
Enfin, le bébé laisse tomber la spatule, comme par
erreur. Si on la lui rend, il en joue un peu à nouveau, puis
la jette à nouveau, mais de manière plus
délibérée. Si l’on continue à la
lui restituer, le jeu consistera pour lui à s’en
débarrasser de manière de plus en plus agressive. Et
il se réjouit particulièrement si, en tombant, la
spatule fait plein de bruit.
La fin de cette expérience est atteinte quand le,
bébé manifeste son souhait d’être
déposé par terre pour commencer d’autres jeux
avec la spatule, ou au moment où il commence à
s’intéresser à d’autres objets sur la
table ou dans la pièce.
5. Le jeu - situation normale, variations
Les trois étapes du jeu décrites ci-dessus
correspondent à ce que Winnicott désigne de
« normal ». Avec une petite limitation
supplémentaire : au-delà de l’âge de
13 mois, le jeu ne semble plus fonctionner de la même
manière. Après 13 mois, remarque Winnicott, la
situation se complique rapidement et témoigne des
complexités d’une analyse d’enfants. En gros, ce
jeu peut fonctionner suivant les conditions données entre 5
et 13 mois.
Tout ce qui s’écarte de la variante normale du jeu
avec ses trois phases, toute prolongation exagérée de
l’une des phases, tout arrêt en cours de route ou alors
toute catastrophe émotionnelle causée par la
situation établie est significatif, selon Winnicott.
Le jeu sert à deux fins : d’une part, il permet
d’identifier un certain nombre de problèmes psychiques
chez l’enfant, et de l’autre, il devrait même
permettre un certain travail thérapeutique. Winnicott ne
semble pas particulièrement insister sur ce point. Dans le
contexte kleinien persistait la limite approximative de 2 ans et
demi, voire de 3 ans pour l’approche psychanalytique de
l’enfant. L’idée d’une
psychothérapie psychanalytique d’enfants de 5 mois
représenterait alors une avancée
« technique » considérable. Mais,
d’une part, Winnicott ne semble pas particulièrement
vouloir considérer son petit jeu comme une méthode
proprement psychanalytique. Ce qui plus est, Winnicott semble se
limiter d’en esquisser la possibilité, et en fait,
s’il dit cette possibilité confirmée par son
expérience, nous n’avons que deux cas qui viennent
l’illustrer.
Voyons la description d’une variante du jeu :
Margaret, une petite
fille de sept mois souffre d’asthme. La mère
elle-même souffrait d’asthme quand alors qu’elle
était enceinte de sa fille, et elle a reconnu le
problème de sa fille à cause de sa respiration
sifflante pendant le sommeil. Margaret a de bons rapports avec sa
mère, et même avec sa sœur, plus
âgée de 16 mois, bien que cette dernière ait
été jalouse à sa naissance. Mais c’est
son papa que Margaret préfère. C’est vers lui
qu’elle se tourne quand elle a des problèmes, et
c’est lui qui arrive à la faire dormir. Margaret sait
déjà l’appeler par son nom, mais pas sa
maman.L’asthme de
Margaret s’est annoncé progressivement. D’abord,
elle avait le sommeil agité, elle ne dormait que de courts
moments pour se réveiller, crier, pleurer et trembler.
Ensuite, elle a commencé à introduire son poing dans
la bouche de manière de plus en plus compulsive. Puis,
à la suite d’un rhume, le sifflement s’est
manifesté.Au jeu de la
spatule, Margaret se montre immédiatement saisie par le plus
vif intérêt face au petit objet brillant qu’elle
découvre à portée main. Elle se tourne vers le
docteur, le regarde longuement avec de grands yeux en
émettant de petits soupirs. Cette hésitation
s’étend sur 5 minutes et Margaret ne semble pas
à même de se décider. Elle finit tout de
même par s’emparer du petit objet, mais seulement pour
recommencer à hésiter. Le mettra-t-elle dans sa
bouche ? Ce n’est pas l’envie qui semble lui
manquer, mais à nouveau, elle ne parvient pas vraiment
à se décider. Quoi qu’il en soit de la longueur
de ces hésitations, Winnicott n’y voit rien qui se
distingue de la situation normale.Plus significatif
est le fait que pendant ces deux moments d’hésitation,
Margaret manifeste tous les signes d’une petite crise
d’asthme. L’asthme cesse pour de bon le moment
où elle réussit à mettre la spatule dans sa
bouche, au moment où, selon la description de Winnicott,
l’observation a pris fin et où elle se réjouit
de son activité ludique. Winnicott ne fait que relever la
simultanéité des deux phénomènes.À la
deuxième consultation, même hésitation chez
Margaret. Puis, après plusieurs visites, c’est la
confiance qui l’emporte, Margaret se saisit de la spatule
avec assurance, la met dans sa bouche et la mordille avec plaisir
en faisant des bruits. Elle commence par laisser tomber la spatule,
pour la jeter ensuite, et pour recommencer à en jouer avec
le plus grand plaisir, et en faisant plein de bruits tout en
regardant sa maman et le docteur avec des yeux remplis de
joie.Lentement, elle se
désintéresse de la spatule pour aller à la
découverte d’autres objets dans la salle. Elle
s’intéresse surtout à une petite
écuelle, découverte sur la table, joue avec, puis la
laisse tomber à son tour. Après cela, elle manifeste
son souhait d’être déposée par terre, ce
qui est fait. Le docteur lui met également la spatule et
l’écuelle par terre. Margaret a l’air
d’être content de vivre. Elle regarde sa maman, elle
regarde le docteur, joue avec ses orteils, avec la spatule avec
l’écuelle, mais jamais avec plusieurs objets à
la fois. À un moment donné, elle se saisit de
l’écuelle et de la spatule en même temps, mais
seulement pour jeter la spatule. Quand, comme auparavant, le
docteur la lui ramène, elle commence par la prendre en main
et pour finir l’utiliser en tapant dessus en faisant le plus
de bruit possible.À la
prochaine consultation, deux semaines plus tard, Margaret n’a
plus fait de crises d’asthme. Et bien qu’elle reste
toujours susceptible d’en refaire, même 21 mois plus
tard, elle semble en avoir été
épargnée. Note intéressante : la
mère remarque que pendant cette période, son asthme
à elle s’est déclaré de nouveau.Interprétation :
La variation la plus fréquente par rapport à la
‘situation normale’ se situe au moment de
l’hésitation. C’est ici que les avis des
bébés semblent différer de la manière
la plus importante. Ce n’est pas le cas de Margaret.
Une première observation de Winnicott, somme toute assez
évidente, est que les spasmes bronchiaux qui vont de pair
avec les moments d’hésitation ont un rapport intime
avec l’angoisse. L’angoisse, quant à elle,
naît des événements du monde intérieur.
Ce qui fournirait une orientation de base pour une approche
psychanalytique de la composante psychique de l’asthme. Le
rapport entre angoisse et asthme n’est néanmoins
qu’une hypothèse de travail. Il se pourrait, selon
Winnicott, qu’en l’occurrence, il ne s’agisse que
d’un simple hasard.
L’observation des enfants ne permet néanmoins jamais
de dépasser les hypothèses explicatives. Ces
hypothèses peuvent être émises avec plus ou
moins de probabilité, mais ne correspondent jamais au
degré plus grand de certitude qui peut être acquis par
le biais du travail analytique avec les enfants. La limite des deux
ou trois ans reste.On remarque en effet que ce stade pose souvent
des problèmes jusqu’à l’âge adulte.
Qui ne connaît ces personnes ou, pourquoi pas, ces moments
chez nous-mêmes, où le naît le sentiment de ne
plus supporter le groupe, de ne plus supporter d’être
avec plusieurs personnes à la fois. Un dîner en
tête-à-tête semble parfaitement agréable,
mais dès qu’on est à plusieurs, rien ne va
plus.Selon Winnicott, cette étape du
développement se décide avant la fin de la
première année. En dépend la capacité
pour l’enfant de participer à la vie familiale, et
plus tard à la vie sociale.
L’articulation de deux ou plusieurs personnes ajoute une
complication supplémentaire aux réalisations de la
position dépressive. Si la perlaboration de la position
dépressive donne lieu à la synthèse de
l’amour et de la haine en un seul objet, de
l’ambivalence à l’égard d’une
personne qui n’a plus, dès lors, besoin
d’être clivée en une partie absolument bonne et
une partie tout aussi méchante, l’articulation de
plusieurs personnes multiplie le phénomène et
l’effort psychique pour le mettre en œuvre.
L’envie, l’avidité, la jalousie, la haine,
l’angoisse persécutrice et l’angoisse de la
culpabilité se distribuent alors selon l’articulation
des personnes.
Est-il possible de prendre la spatule, de laisser libre cours
à son avidité, sans que l’une des personnes ne
s’en offense ou devienne persécutrice ? Est-ce
que ce sera maman qui se fâchera ou le docteur ? Ce qui
est en question, par exemple, est le partage du sein maternel. Si
l’avidité est assumée avec trop de plaisir, il
ne restera rien du sein pour papa ou la sœur ou le
frère. Ce serait les priver, et dans une certaine mesure,
les détruire. Nous retrouvons là une variante du
« retour des mauvais objets » (Fairbairn),
dans une situation devenue plus complexe. Ma satisfaction
complète comporte en même temps l’attaque
fantasmatique d’autres personnes. Quand je suis vraiment bien
avec maman, je tue mes frères et sœurs et mon
père.
Il s’agit d’une pensée fantasmatique que
l’on retrouve tout autant chez les adultes. « Je
ne puis pas goûter au bonheur parfait, alors que parfois, je
le ressens », entend-on dire parfois. « Si je
vis ce bonheur, il m’arrive toujours toutes sortes de
malheurs. » C’est notamment la personne
aimée qui ne pourra plus me supporter. Donc : il ne
faut pas montrer son bonheur, car ma copine, mon épouse ou
mon copain ou mon époux ne supportent pas.
Qui sait ? L’idée de la castration
transfigurée en morale est peut-être née de
fantasmes de ce type ? Je ne dois pas
« transgresser », c’est-à-dire
laisser libre cours à mon avidité, à mon
envie, à ma jalousie ou à ma haine, parce que sinon,
j’attaque les autres, et il m’arrivera toutes sortes de
malheurs en retour. Il faut donc que je me retienne, que je me
bride, que je ne fasse pas à autrui ce que ne
n’aimerais pas ce qu’ils me fassent. Ainsi, la Loi de
la castration rejoint en effet les principes de la charité
chrétienne.
6. Considérations théoriques générales
Spatule et fantasmes
Le moment de l’hésitation accompagnée
d’angoisse ne répond, en règle
générale, pas à une crainte de la
réaction de la mère. L’angoisse est bien une
angoisse de conscience, elle est endogène. (Dans le cas
normal, c’est-à-dire quand la mère
n’intervient pas.) Et Winnicott de remarquer que dans ce cas,
c’est une angoisse issue du surmoi. Ce qui signifie aussi que
Winnicott reprend l’idée kleinienne du surmoi
précoce, du surmoi qui précède de loin la
situation œdipienne, telle que conçue par Freud.
Si ce n’est pas de l’attitude de la mère que
naît l’angoisse, c’est de l’image de la
mère réprobatrice, sévère, etc. Le lieu
d’origine de l’angoisse, c’est-à-dire
l’attente ou l’anticipation angoissée de la part
du bébé, est à l’origine d’un
conflit que l’on pourrait certainement appeler
« conflit de conscience ».
Et si, à l’instar de Winnicott, nous adoptons la
perspective kleinienne, la mère de l’angoisse du
bébé n’est pas simplement le décalque de
la mère réelle. Elle peut tout aussi bien
représenter l’expérience réelle
mélangée aux divers fantasmes (oraux, anaux)
sadiques. Winnicott remarque que l’idée du fantasme de
l’enfant ne plait pas à tout le monde, mais
qu’il faut la supposer pour expliquer les
phénomènes psychiques de cet âge. Le
mélange d’expérience réelle et de
fantasme se conçoit comme un mélange de
représentations d’objets, de personnes réelles,
et de parties de personnes. Le monde intérieur correspond
à la configuration de ces objets et il existe en relation
permanente avec le monde extérieur.
Winnicott soutient donc avec Mélanie Klein que les enfants,
même ceux de 7 mois, ont des fantasmes. Ce qui distingue ces
fantasmes de ceux des adultes, c’est que les premiers ne sont
pas encore « attachés à des
représentations de mots »[2]. Ils
n’en sont pas moins riches de contenu et
d’émotions et peuvent constituer le fondement sur
lequel toute la vie fantasmatique subséquente est
construite.Que représente la spatule dans ce
jeu ? La première réponse serait que la spatule
peut représenter le sein. Le fait que l’enfant la
porte à sa bouche, la suce, la mordille pointe dans cette
direction. Qu’en est-il alors, demande Winnicott, de
l’idée qu’il s’agirait d’un symbole
du pénis ?
La réponse paraît désarmante dans sa
simplicité, et en dit long sur l’impact que peuvent
avoir les belles théories sur la manière
d’épeler les phénomènes. Pour
l’enfant, il ne peut s’agir d’un pénis ou
d’un phallus parce qu’à ce stade, l’enfant
ne sait rien ou pas grand chose du pénis, de sa fonction et
de sa signification. Qu’est-ce que le pénis pour un
bébé de sept mois ? Peut-être tout au plus
quelque chose qui a plus à voir avec papa qu’avec
maman. Si donc l’on voulait absolument maintenir le symbole
du pénis, on pourrait dire : voilà quelque chose
comme un sein, le seul objet que l’enfant connaisse vraiment,
mais qui est peut-être plus du côté de papa que
de maman. On aurait sauvé la théorie, mais pas
gagné grand chose dans l’explication du
phénomène.
Par ailleurs, remarque Winnicott, ce que le garçon apprendra
à connaître plus tard comme pénis, il
l’attribue d’abord à la mère et au
sein : le fait d’être vivant, la
ponctualité des moments de nutrition, la fiabilité,
peut-être le fait de se pointer sur le corps, de la posture
en érection du corps, etc. Ce qui fait qu’en fin de
compte, le pénis lui-même, avant d’être
pénis à proprement parler, est perçu à
partir de l’expérience du sein, et
l’expérience du sein elle-même se compose
d’une synthèse de perceptions, de fantasmes
(eux-mêmes issus de perceptions et d’expériences
sensibles mélangés à des
« pensées inconscientes ») et de
« cent autre choses qui relèvent de la
mère et qui ne sont pas essentiellement
elle-même. »[3]Sinon, la spatule peut représenter
d’autres personnes. Freud l’avait montré avec un
garçon de 18 mois, identifiant une bobine à sa
mère : le regard permet d’intérioriser des
personnes entières. Winnicott pense qu’il en est ainsi
dès l’age de 4 mois, soit le début de la
position dépressive selon Mélanie Klein.
Sur ce point, une différence nette se fait sentir entre
l’approche freudienne et l’approche lacanienne. Cette
différence porte sur la fonction et la place du langage dans
le psychisme. Pour résumer cette opposition en une formule
concise : dans les approches freudiennes (Abraham, Ferenczi,
Klein, Winnicott, Bion, etc.), le langage relève toujours
des processus secondaires
– conscients ou préconscients – alors que
l’inconscient précède le langage et y reste
étranger. Dans les approches lacaniennes, le langage est
conçu comme le milieu essentiel du psychisme en
général.
Du point de vue freudien, cet absolu du langage ne parvient jamais
à saisir l’inconscient, mais se voit contraint de
rester « en surface ». Du point de vue
lacanien, Freud se serait trompé dans sa conception de
l’inconscient en raison de ses partis pris
« scientistes » et parce qu’il
n’aurait pas eu accès aux
« bonnes » ou
« vraies » conceptions du langage. Dans cette
mesure, Winnicott semble donc résolument freudien.
Remarques sur les
effets thérapeutiques du jeu
Le jeu des enfants de Winnicott semble d’abord assez simple.
Il permet néanmoins une observation assez fine de
l’enfant. D’un certain point de vue, on pourrait
même y voir comme une avancée dans l’abord
psychanalytique des enfants, peut-être un modèle que
l’on pourrait varier, développer, etc. Quoi
qu’il en soit, le jeu s’avère surtout utile pour
l’observation de l’enfant.
Ce qui reste bien plus obscur, c’est l’idée de
l’effet thérapeutique du jeu. Pourquoi, le fait de
laisser jouer un bébé avec une spatule serait-il
thérapeutique ? Winnicott, n’exagère-t-il
pas en affirmant que cette observation est en même temps
thérapeutique ?
Comment s’opère la thérapie ?
La réponse de Winnicott est la suivante :
L’expérience de l’enfant, qui consiste à
souhaiter prendre la spatule, à oser la prendre, à la
prendre et puis à la rejeter, même à
l’utiliser pour en faire un bruit d’enfer, a des effets
si elle peut s’effectuer dans un environnement stable. Un
environnement qui tient le coup, quoi qu’il en soit de
l’avidité qui puisse s’y développer.
C’est ce que Bion désignera plus tard de
« contenant ». Or, la
répétition de cette expérience est à la
base de l’effet thérapeutique du jeu de la spatule. La
répétition permet à l’enfant de gagner
confiance en soi, dans l’environnement,
c’est-à-dire dans les personnes adultes. En
résulte un « sentiment général de
sécurité ». Ce qui plus est, grâce
à cet environnement stable et amical, les personnages du
monde intérieur trouvent également la paix et la
conviction qu’à l’intérieur, les choses
peuvent être aussi stables qu’à
l’extérieur. S’il faut en croire Winnicott, Les
répercussions de cette expérience ne sont pas
seulement psychiques, mais apportent également quelques
améliorations sur le plan de la santé physique. La
sécurité intérieure et l’assurance, la
possibilité de vivre et d’élaborer les pulsions
agressives transforme le jeu en une expérience active et
stabilisante.
L’effet thérapeutique vient donc de la
possibilité de « l’expérience
complète », d’une expérience faite
de bout en bout, et non pas interrompue par une quelconque
nécessité de castration ou d’imposition des
limites. (Sur ce point, Winnicott sait toutefois nuancer. Il ne
s’agit pas pour lui de soutenir qu’il ne faut jamais et
nulle part mettre des limites. Dans certaines situations, notamment
dans le cas de tendances asociales et criminelles ou même
schizophréniques, l’adulte qui impose des
« limites » peut libérer
l’enfant d’une excitation – positive ou
négative – dépourvue de tout frein et qui
menace provoquer les angoisses les plus importantes. Ici la limite
sert de protection contre un déchaînement ou une
décompensation fantasmatique.) L’astuce du jeu
consiste dans cette idée : fournir à
l’enfant un environnement où il peut s’adonner
une « expérience complète ».
C’est ce qui distingue fondamentalement la notion de
l’environnement de celle du cadre, à proprement
parler. Car le cadre se caractérise justement
d’imposer des limites, des lignes à ne pas franchir.
L’environnement rassurant de Winnicott, au contraire, se
caractérise par la suppression de ces lignes. On pourrait
penser que le cadre importe ses limites depuis un
‘extérieur’ – des convictions morales,
religieuses, philosophiques ou simplement névrotiques
– alors que l’environnement doit permettre à
l’enfant de créer ou de découvrir et de suivre
ses propres lignes. La différence entre le « faux
soi » et le « vrai soi »
s’annonce déjà. (Le faux soi résulte de
la soumission passive aux injonctions extérieures. Il est
aux antipodes de la créativité.)
La psychanalyse comme jeu de spatules
Sur ce point, il vient une idée à Winnicott (1941),
qui s’avérera fondamentale pour son approche de la
psychanalyse. La psychanalyse, remarque Winnicott en passant,
ressemble au jeu de la spatule. L’analyste laisse le patient
imposer sa vitesse, son rythme, le laisse même, autant que
faire se peut, décider de ses allées et venues et
s’en tient aux horaires qui ont été
fixés. À partir de là, il lui fournit un
environnement Où des processus d’élaboration et
de maturation peuvent se mettre en place, au prix parfois de
profondes régressions. La différence est que,
contrairement au jeu de la spatule, l’analyste tente de
saisir, dans le matériel que lui fournit le patient, ce qui
se passe sur le plan de l’inconscient. Dans cette mesure
– même si c’est parfois difficile à croire
– le psychanalyste est plus actif que le pédiatre du
jeu de la spatule, qui peut se satisfaire de fournir un
environnement pour des expériences complètes. Et
parfois, quand l’analyste parvient à voir
derrière tous les détails du matériel, il
fournit une interprétation qui ressemble au petit objet
étincelant, et qui stimule l’avidité du
patient.
Rien ne nous empêche d’ailleurs d’inverser la
perspective. L’idée qu’acquiert l’analyse
au fil d’une séance peut tout aussi bien
représenter un bel objet étincelant pour
lui-même, un objet devant lequel il peut hésiter,
qu’il peut faire sien, et jeter, etc.
Bibliographie
D.W.
Winnicott, Collected Papers. Through
Paediatrics to Psycho-Analysis, London, Tavistock Publications, 1958; New York:
Basic Books, 1958; London: Hogarth Press and the Inst. of Psa, 1975; London:
Inst of Psa and Karnac Books, 1992. Brunner/ Mazel, 1992
D.W.
Winnicott, The Child, the Family and the
Outside World (1964), Harmondsorth: Penguin; Reading, Mass.:
Addison-Wesley, 1987
D.W.
Winnicott, Psychoanalytic
Explorations, London, Karnac Books; Cambridge, Mass: Harvard
University Press, 19891944,
[1] D.W.
Winnicott, « Appetite and Emotional
Disorder », dans Collected Papers, p. 34.
[2] D.W.
Winnicott, Collected
Papers [1958], London, Karnac Books, 1975, 2002, p.61:
« The idea that infants have fantasies is not acceptable
to everyone, but probably all of us who have analysed children at
two years have found it necessary to postulate that an infant, even
an infant of seven months [...] has fantasies. These are not yet
attached to word-presentations, but they are full of content and
rich in emotion, and it can be said that they provide the
foundation on which all later fantasy life is
built. »
[3]
Collected papers. p.
64
