Voltaire
De l'horrible danger de la lecture (1765)
"Fanatiques papistes et fanatiques
calvinistes
sont tous pétris de la même merde
détrempée de sang corrompu."
Voltaire,
"Lettre à d'Alembert" (12/11/1757)
Nous Joussouf Chéribi, par la grâce de Dieu
mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu
entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes
verront, sottise et bénédiction.
Comme ainsi soit que
Saïd Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime Porte vers un petit
État nommé Frankrom, situé entre l'Espagne et l'Italie, a
rapporté parmi nous le pernicieux usage de l'imprimerie, ayant
consulté sur cette nouveauté nos vénérables
frères les cadis et imans de la ville impériale de Stamboul, et
surtout les fakirs connus pour leur zèle contre l'esprit, il a
semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire,
anathématiser ladite infernale invention de l'imprimerie, pour les causes
ci-dessous énoncées :
1. Cette facilité de communiquer
ses pensées tend évidemment à dissiper l'ignorance, qui est
la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.
2. Il
est à craindre que, parmi les livres apportés d'Occident, il ne
s'en trouve quelques-uns sur l'agriculture et sur les moyens de perfectionner
les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce
qu'à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs
et de nos manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et
leur inspirer un jour quelque élévation d'âme, quelque amour
du bien public, sentiments absolument opposés à la sainte
doctrine.
3. Il arriverait à la fin que nous aurions des livres
d'histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans
une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l'imprudence de rendre
justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander
l'équité et l'amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire
aux droits de notre place.
4. Il se pourrait, dans la suite des temps, que
de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais
punissable, d'éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient
nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de
connaissance.
5. Ils pourraient, en augmentant le respect qu'ils ont pour
Dieu, et en imprimant scandaleusement qu'il remplit tout de sa présence,
diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment
du salut des âmes.
6. Il arriverait sans doute qu'à force de
lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et
de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour
nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les
ordres de la Providence.
À ces causes et autres, pour
l'édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes,
nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation
éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de
s'instruire, nous défendons aux pères et aux mères
d'enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute
contravention à notre ordonnance, nous leur défendons
expressément de penser, sous les mêmes peines; enjoignons à
tous les vrais croyants de dénoncer à notre
officialité‚ quiconque aurait prononcé‚ quatre phrases
liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et
net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de
termes qui ne signifient rien, selon l'ancien usage de la Sublime-Porte.
Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de
Muharem, l'an 1143 de l'hégire.
Mouphti : chef suprême de la religion ottomane.
Sublime Porte : empire ottoman.
Cadi : juge.
Iman : prêtre.
Fakir : moine.
Anathématiser : maudire.
Officialité : tribunal ecclésiastique français
correspondant au diocèse sous la direction d'un évêque.
Hégire : début de l'ère musulmane (an 622 de
l'ère chrétienne)