Donald Winnicott
Addendum à « La place[1]de
l’expérience culturelle »
(
Trad. Par Thierry Simonelli[*])
Daté du 18 décembre 1967
Depuis que j’ai écrit l’article « La place
de l’expérience culturelle »
[2],
je suis graduellement parvenu à un besoin [need] inattendu pour quelque
chose de correspondant à l’expérience culturelle, mais
localisé à l’intérieur plutôt qu’à l’extérieur.
C’est sur le matériel présenté par des patients
que j’ai étayé l’écriture de cet addendum à mon
article précédent. Néanmoins, je fais appel à ma
propre expérience personnelle en essayant d’illustrer ce que je
veux dire. Il vaut peut-être la peine de noter que je ressentais un grand
besoin de dormir assis par terre dans ma pièce, faisant face à la
partie obscure de la pièce. C’était pendant que j’essayais
de découvrir ce que je souhaitais formuler. Je m’endormais en
pensant que peut-être, j’allais me réveiller pour trouver
qu’un certain cas allait convenablement illustrer le jeu du gribouillis
[the squiggle game], et je fus surpris de ce qui avait apparu. Le rêve
me disait ce que j’essayais de formuler et quand je me réveillais,
avant que je n’ouvrisse les yeux, je savais avec certitude que je faisais
face à la fenêtre ; bien que je savais également,
aussitôt que je commençais à penser [began to think], que
j’étais tourné dans l’autre sens. Je m’accordais
un long moment pour éprouver la pleine sensation de cette expérience
en miroir. Finalement, quand je sentais que j’en avais assez et quand
j’avais la certitude qu’en ouvrant mes yeux, je verrais la fenêtre,
je m’accordais le luxe de l’expérience complète
[3] du
réveil pour me trouver assis face à l’autre côté avec
mon dos tourné vers la fenêtre.
J’allais tout droit dans l’autre pièce pour dicter quelque
chose qui formulerait ce que j’avais à l’esprit, étant
assez au clair désormais sur ce dont il s’agissait.
Dans l’article précédent, je posais qu’il existe
un besoin pour de l’espace potentiel pour la localisation du jeu [playing]
et de l’expérience culturelle en général. L’impression
donnée délibérément était que cet espace
potentiel, s’il existait, se situerait au-dehors de la ligne qui divise
l’intérieur de l’extérieur. J’aimerais maintenant
[201] me référer à un espace potentiel à l’intérieur
de cette ligne.
Dans le rêve qui m’occupait très intensément pendant
mon sommeil, j’avais une expérience dans une aire que j’appelle
mon club. C’est là quelque chose que j’ai découvert
très récemment. Il me vint soudainement à l’esprit
[it suddenly dawned on me], il y a quelques années, que pendant de nombreuses
années, j’avais vécu dans une sorte de communauté qui était
juste sur le versant onirique de l’éveil et qui pourtant n’était
pas du matériel onirique. Aussitôt que je m’étais
souvenu de ce genre de rêve [dreaming], je savais retourner tout droit à son
début bien que, jusqu’au moment où je commençais à m’en
souvenir, je ne l’eusse jamais apporté à ma conscience.
Cela a commencé il y peut-être trente ou quarante ans et je l’appelle
mon club en raison de deux choses. L’une est que à cette époque
je démissionnais de l’Athenaeum
[4],
et l’autre est que dans le genre de rêve auquel je me réfère,
il s’est toujours agi d’un club. Je me souvenais de la fois où je
rêvais et je descendais vers le côté sud et j’y découvris,
probablement entre les collines des Downs
[5] du
sud, une grande maison qui semblait vide ou, en tout cas, pas accessible pour
moi. Très graduellement, dans le cours d’années de rêves
[years of dreaming], cet endroit devenait une sorte de communauté à laquelle
je parvenais à entrer. Le nombre de gens se multipliait et ils développaient
leurs relations et ils changeaient et, à tout prendre, ce club m’a
donné un énorme [tremendous] sens de stabilité, correspondant
beaucoup à l’usage que les gens, en effet, font d’un club
tel que l’Athenaeum.
Je n’ai jamais essayé de faire usage de ce matériel
sauf pour m’y référer quelques fois avec humour quand on
me demandait : « De quoi as-tu rêvé ? » et
que je disais : « J’ai été à mon
club. » [“I have been to my club.”] Dans l’expérience
que j’ai faite juste avant de dicter ces lignes, j’avais une aventure
extrêmement vive où il s’agissait de sortir du club avec
toutes sortes d’amis pour visiter un endroit loin du club. J’avais
fait un rêve la nuit précédente dans lequel nous allions,
en plusieurs groupes avec plusieurs voitures, rendre visite à un autre
club où j’étais supposé donner une conférence.
Ce n’était pas agréable de découvrir que nous étions
en retard et que nous étions supposés porter une tenue de soirée
et que l’hôtesse se plaignait de mon apparence miteuse.
La vie au club et autour du club n’est pas habituellement désagréable,
mais à cette occasion j’étais très heureux de me
réveiller comme ma conférence n’allait peut-être
pas être bonne à cause de la confusion qui avait entourée
les préparatifs. La très vive excursion du club, que j’avais
vécue juste avant de décider d’en écrire, était,
dans une certaine mesure, une continuation de la vie du club de la nuit précédente.
Quand je réfléchis bien sur la question, je peux voir qu’elle
a une sorte de [202] parenté [relationship] avec le rêve [dreaming]
profond, plutôt comme ce que nous appelons habituellement la rêverie
[fantasying]
[6] des enfants,
surtout parce qu’il est manipulé dans une certaine mesure, et
il est certain qu’il ne contiendra jamais les excitations et angoisses
majeures qui appartiennent au vrai rêve.
Dans ce type de rêve, il y a une continuité précise
dans le temps, et pour le placer, je dois le mettre juste sur le versant sommeil
[sleep side] de la ligne entre l’éveil [waking] et le rêve
[dreaming]. Il y a indubitablement une relation entre ceci et la fantaisie
en développement [developing fantasy] d’un romancier.
C’est comme si, grâce à cette expérience, je savais
comment ce serait d’être John Galsworthy, avec la Forsyte Saga
[7] en
continuel développement dans son esprit [mind] au cours de quelques
années, les personnages ayant des personnalités et des caractéristiques
et même des maladies précises. Et je pourrais bien comprendre
le besoin d’un auteur de mettre par écrit ces expériences
et de les publier sous forme de roman. L’esprit est époustouflé [boggles
at] par l’idée de quel genre de club, ou quoi que ce fût
qui corresponde à un club, se déroulait dans l’esprit d’un
Tolstoï et quel besoin [need] un tel homme pouvait ressentir d’écrire
ces expériences, de façon à ce que les personnages pussent
se développer et évoluer et mourir et, en fait, ne pas devenir
un énorme blocage dans la vie mentale de l’auteur.
Dans mon cas, il n’y a pas de richesse particulière et rien
qui vaille la peine de tenter de l’écrire et pourtant, cette histoire,
rien que par sa continuité et par les choses surprenantes qui y arrivent,
me donne un roman permanent que je sais lire sans lire ou écrire sans écrire.
J’ai remarqué qu’un excès de thé ou de café augmente
de beaucoup mes chances de vivre dans cette aire pendant le sommeil ;
ce par quoi je veux dire que le sommeil tout juste possible, mais menacé par
l’insomnie, est la place [place] où je vis en relation avec tous
les gens de mon club, et que je suis très heureux d’avoir. Je
sais, par contre, que je dois tenir compte [allow for] du matériel onirique
qui ne vient que dans le vrai sommeil profond, quand l’esprit n’a
pas besoin d’être actif et créatif et en contrôle,
comme avec l’aide de la caféine.
Je pense que cette idée n’est pas d’une importance particulière
pour l’analyste, excepté qu’elle lui permet d’éviter
de faire l’analyse de ce genre de rêve quand il est mentionné,
de même que dans l’analyse de l’enfant, on évite de
faire l’analyse de la rêverie [fantasying] et de la capacité infinie
de l’enfant à écrire des bandes dessinées. Ainsi
l’on sait qu’on a à attendre un matériel qui vient
d’une couche plus profonde, avant d’utiliser le matériel
comme une communication de l’inconscient.
[1] Ndt : J’ai
préféré traduire « location » par
place, plutôt que par localisation. Winnicott parle bien de « location » et
non pas de « localization », qui existe également
en anglais. Dans l’article cité, il s’agit moins d’assigner
une place à..., que de caractériser un lieu particulier. Winnicott
utilise d’ailleurs lui-même le terme de « place » dans « The
Location of Cultural Experience » : « Dans sa topographie
de l’esprit [mind], Freud n’avait pas de place pour l’expérience
des choses culturelles. » (dans Playing and Reality (1971), Londres,
Brunner-Routledge, 1991, p. 95.) Plus loin dans le même paragraphe : « Freud
utilisait le mot de « sublimation » pour indiquer la direction
vers une place où l’expérience culturelle a un sens [...] ».
Le terme anglais de « location » présente d’ailleurs
une ambiguïté intéressante : il ne désigne pas
seulement la place ou le lieu, mais surtout l’endroit où l’on
tourne un film et d’où l’on émet une émission
télévisée. Rien que sur le plan du vocabulaire, « location » se
rapproche donc du « setting ».
[*] Ndt : Après
la traduction de ce texte, je me suis tourné vers la traduction de Michel Gribinski,
dans l’espoir d’y découvrir des différences intéressantes,
notamment en rapport à deux ou trois passages où je me sentais
hésitant, et qui m’aideraient à mieux comprendre. À ma
grande et heureuse surprise, les deux traductions étaient néanmoins
quasi identiques. Ce fut un très grand plaisir car, pensais-je, le destin
français de Winnicott est donc infiniment meilleur que celui de Freud
ou (surtout) de Mélanie Klein. J’ai noté quelques minuscules
différences de la traduction dans le texte, en mettant les termes anglais
de Winnicott entre parenthèses. Au lecteur de décider laquelle
des deux traductions il préfère. Deux ou trois différences
me semblaient suffisamment intéressantes pour m’en expliquer dans
des notes. Pour la plupart, il me semble qu’il s’agit surtout de
différences de « goût » ou d’interprétation
contextuelles, au sens le plus large. Je n’ai pas signalé les
différences qui, à mon avis, s’avèrent insignifiantes.
Dans un cas ou deux, j’ai ressenti le besoin d’ajouter quelques
précisions en note, bien que mes choix aient été identiques à ceux
du traducteur précédent.
[2] « The
Location of Cultural Experience » (1967), dans
Playing
and Reality (1971),
Londres, Brunner-Routledge, 1991.
[3] Ndt : « Je
me suis accordé le luxe de ressentir pleinement... » est assurément
une traduction juste et indiscutable. J’ai néanmoins préféré traduire « full
expérience » de façon plus tortueuse par « expérience
complète », comme l’expression me semble également évoquer
un concept winnicottien, et non seulement une description de l’intensité d’un
vécu. Dans un article de 1941 intitulé « The Observation
of Infants in a Set Situation », qui décrit le jeu de la spatule,
Winnicott soutient l’efficience thérapeutique de ce jeu où la
mère, ou le médecin, interviennent aussi peu que possible. Plus
précisément : Winnicott demande aux mères de n’intervenir
en aucune manière et n’intervient pas non plus. L’effet
thérapeutique de ce jeu relève de ce que Winnicott désigne
alors de « whole experience » ; l’expérience
complète : « What there is of therapeutics in this work
lies, I think, in the fact that the full course of an experience is allowed »,
dans
Through Paediatrics to Psychoanalysis (1958), Londres, Karnac Books, 2002,
p. 67. [Ce qu’il y a de thérapeutique dans ce travail se tient,
je pense, dans le fait que le cours complet d’une expérience est
permis.] Dans « La place de l’expérience culturelle » (
Playing
and Reality (1971), Londres, Brunner-Routledge, 1991, p. 96), désigne
encore cette idée d’expérience « totale ».
Comme Winnicott décrit une méthode particulière de recherche,
l’accentuation porte peut-être moins sur la jouissance affective
que sur l’expérience et ce à quoi elle peut donner lieu.
Autrement dit, dans ma lecture, Winnicott tente de suivre l’expérience ‘en
miroir’ jusqu’au bout, d’un côté comme de l’autre,
pour voir jusqu’où elle peut le mener. Voir également plus
loin dans le texte. « Ressentir pleinement » peut bien évidemment être
interprété dans le même sens.
[4] Ndt : L’Athenaeum
est un club privé à Londres, créé en 1823 par l’écrivain
John Wilson Croker et le peintre Sir Thomas Lawrence. Sa bibliothèque
privée comptait rapidement parmi les meilleures de Londres. Voir Humphry
Ward, History of the Athenaeum, 1824-1925, Londres, 1926.
[5] Ndt : Les
Downs sont
des collines herbeuses au sud de l'Angleterre. Winnciott nous en a averti :
il ne s’agit pas de rêve ou de matériel du rêve. Je
ne puis néanmoins m’empêcher de penser à trois choses.
D’abord, Winnicott est originaire de la ville côtière de
Plymouth, située au sud-ouest de l’Angleterre : « Winnciott
aimait beaucoup se baigner dans l’eau du détroit de Plymouth, à proximité de
sa maison ; et des années plus tard, il allait toujours se souvenir
de la beauté de la lumière du soleil étincelante sur les
vagues (Dockar-Drysdale, communication personnelle, 13 juillet 1991). » (Cité d’après
Brett Kahr,
D.W. Winnicott, a biographical portrait, Londres, Karnac Books,
1996, p.11.) Les plages et collines de Plymouth font partie des bons souvenirs
d’enfance de Winnicott. En 1961, alors qu’il a 65 ans, Winnicott écrit
qu’il est particulièrement fortuné par son enfance et que
la maison parentale existe toujours dans l’état où il l’a
connue quand il y jouait encore avec ses sœurs, ses cousins et cousines.
Il l’a maintenue dans l’état originel jusqu’à al
fin de sa vie. Enfin, Brett Kahr rappelle que le nom de Winnicott dérive
de l’ancien anglais « Winn » qui signifie ami, et
de « cot » qui signifie petite maison. On retrouve ce dernier
dans « cottage ».
[6] Ndt : Winnicott
n’utilise pas le terme psychanalytique courant de « fantasizing » :
fantasmer. Peut-être, ce terme est-il trop intimement lié au fantasme
sexuel. « Fantasying » est un synonyme poétique
ou littéraire (
Oxford Dictionary) de « fantasizing » qui
devrait permettre de ne pas immédiatement penser aux fantasmes sexuels.
Dans ce contexte, Winnicott pourrait donc vouloir accentuer davantage le coté ludique,
le rêve diurne, le libre de jeu de l’imagination dans la mesure
ou ceux-ci n’ont pas nécessairement un contenu sexuel manifeste.
On pensera également aux « rêveries » du promeneur
solitaire. La traduction de M. Gribinsky a retenu la même traduction.
[7] Ndt : La
Forsyte
Saga comporte 6 volumes –
The Man of Property (1906),
In
Chancery (1920),
To
Let (1921),
The White Monkey (1924),
The Silver
Spoon (1926),
Swan Song (1928) – ,
et 2 interludes :
A Silent Wooing et
Passersby (1927). Suite au succès
de la
Forsyte Saga, Galsworthy y rajoute, en 1931, la collection de nouvelles
On
Forsyte Change. John Galsworthy (1867-1933) a reçu le prix Nobel de
littérature en 1932. En 1967, la
Forsyte Saga a été mise
en image dans une série télévisée diffusée à la
BBC2. La série s’étend sur 26 épisodes et relate
l'histoire de la famille Forsyte entre 1879 et 1926. Ce faisant, elle excède
donc la période des romans.