Didier Anzieu
Intervention de au discours de Lacan, Rome 1953
(« La Psychanalyse », n° 1, pp.
228- 231)
A l'inverse de ce qu'il est ordinaire de faire en pareille circonstance, je
commencerai par adresser des critiques à M. Lacan, avant de dégager
ce que j'ai retiré de profitable de son rapport.
La critique, on peut la ramasser en deux formules : il n’est pas sûr
que le langage soit tout dans l'analyse, et il n’est pas nécessaire
de considérer que le langage est plus qu’un simple signe de la
pensée, il n'est pas nécessaire dé considérer,
comme le fait M. Lacan, que le langage constitue la chose en la dénommant.
Il me semble que tout ce que le Dr Lacan a pu montrer relativement à la
psychanalyse d'une façon particulièrement vivante et féconde
n'est pas inséparable de ces deux propositions sur lesquelles il se
fonde : il veut identifier d'une part le langage à la totalité du
champ de la psychanalyse, et d'autre part le langage à la totalité de
la praxis humaine. Descartes, pour qui justement le 1angage n'était
jamais qu'un signe de la pensée, nous disait cependant dans la Ve Partie
du Discours de la méthode qu'il y avait un moyen très
simple pour distinguer un automate - nous dirions aujourd'hui un robot - d'un
homme, car on pourrait croire, avec la théorie des animaux-machines,
qu'il n'y aurait aucun moyen pour distinguer l’homme de l'automate si
celui-ci avait la figure d'un homme.
« Au lieu que, s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps
et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions
toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne
seraient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que jamais elles
ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous
faisons pour déclarer aux autres nos pensées; car on peut bien
concevoir qu’une machine soit tellement faite qu'elle profère des
paroles, et même qu'elle en profère quelques-unes à propos
des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes, comme
si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on veut lui dire; si,
en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, ou choses semblables; mais .non
pas quelle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui
se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés
peuvent faire »; (le deuxième moyen serait que l’automate ferait
les choses trop parfaitement).
On devine, à partir de là, comment une simple théorie
du langage-signe, pourtant répudiée par M. Lacan, pourrait également
rendre compte des mêmes faits dont lui-même a si habilement rendu
compte.
Une seconde chose est que, pour situer la pensée de M. Lacan, il ne
suffit peut-être pas, comme le Pr. Lagache l'a esquissé ou comme
le rapporteur demande à le faire en se situant de Rabelais à Hegel,
il ne suffit peut-être pas de recourir à ce mouvement de la phénoménologie
et de l'existentialisme contemporains. Il en est un autre qui me semble tout
aussi important, un courant qui, au cours e son histoire, a produit l'illuminisme
et le surréalisme, le courant, qui remontant à la réflexion
sur le pouvoir de la parole et son univers s'est efforcé d'expliquer
l'origine de tout par une certaine interprétation et spéculation
sur les agencements et les mystères des nombres et des mots et dont
certains ouvrages des plus obscurs de Balzac, comme La recherche de l’Absolu,
ou certains poèmes de Gérard de Nerval, de Milosz, Rimbaud, etc.,
font partie. Il me semble qu'il y a là tout un courant qui donne. assurément à penser,
que ce courant ne se trouve guère dévoilé dans l'exposé du
rapporteur, mais qu'il est peut-être plus ou moins inconsciemment à l’origine
des thèmes qu'il nous propose ; dans cet effort pour faire du langage
le centre d'un système qui rendrait compte du champ de l'expérience
psychanalytique, il subsiste peut-être q quelques restes de mystérieuses
adorations devant ce pouvoir surprenant chanté par les poètes
et que le surréalisme a été le dernier à renouveler.
Quand le rapporteur nous dit que Freud a découvert une chose que jamais
on n'avait découverte auparavant, à savoir qu'il y a des maladies
qui parlent, il faudrait limiter cette découverte en disant que le propre
de toute science est de nous donner le chiffre des choses, ou encore, pour
reprendre l'exemple de Champollion, de déchiffrer des hiéroglyphes
; qu'assurément la différence entre les autres sciences et la
psychanalyse est que dans les autres sciences, quand on ne peut pas rendre
compte d'un certain secteur de la réalité, on fabrique un algorithme qui
lui soit approprié, alors que l'originalité de la découverte
de Freud est que, ces maladies, on pouvait les déchiffrer dans le langage
qui était le langage ordinaire.
Voici donc comment se préciserait ma critique : M. Lacan a voulu faire
un système, système qui repose sur un seul principe d’explication,
et qui est le langage ; une fois l'idée dominante trouvée,
il multiplie indéfiniment les arguments en faveur de la thèse.
En fait, le rapporteur a fait la même chose que d'autres psychologues
font, d'une façon tout à fait différente ; ainsi
Watson ou Pavlov essayant de tout expliquer à partir du réflexe ;
d'une façon plus proche de nous, la psychologie projective s'efforçant
d'expliquer la totalité de l'expérience humaine dans sa richesse
aussi bien que dans son détail à partir de la perception ;
la perception devient la clef d'un système d'explication de l'homme,
et on pourrait poser la question : pourquoi ici plutôt le réflexe,
ici plutôt le langage, ici plutôt la perception ?
Pour mon compte, je penserais volontiers en termes de modèle. D'ailleurs,
M. Lacan nous y invite par moments puisqu'il nous dit qu’avant d'observer
des faits, on construit d'abord des théories; tout au moins, cela est
vrai de la science moderne ; cela était moins vrai de la science à l'ère
positiviste. Et cette théorie va permettre, au contraire, d'observer
des faits. Il nous a esquissé même en certains endroits qui sont
extrêmement intéressants, quels auraient été les
cadres théoriques, les modèles dont Freud se serait servi et
qui lui auraient permis de maîtriser toute cette richesse des faits, à partir
de quoi s'est constituée la psychanalyse. M. Lacan a même très
bien montré que, parmi ces cadres théoriques, il y avait justement
certains préjuges qui ont gêné ensuite le développement
de la science psychologique et psychanalytique, et même de la technique.
Par exemple, les préjugés de la prise de conscience, de l'affectivité,
de l'inconscient. On pourrait rapprocher cela de tous les travaux que Bernfeld
a consacrés au jeune Freud, et dans lesquels il s'est efforcé de
montrer que toute la neurologie dynamique qui s'est constituée sous
l'impulsion de Helmholtz, Dubois-Reymond et Brücke et qui a été enseignée à Freud
par ses premiers maîtres, lui a fourni un modèle qu'il a ensuite
transposé à la psychologie. Et c'est la transposition de ce modèle
qui a permis d'effectuer une découverte, auquel ce modèle ne
pouvait en même temps plus s'ajuster ; d'où les difficultés
que le rapporteur a signalées.
Ce que je voudrais savoir, c'est si, à son tour, M. Lacan pense avoir
proposé un modèle pour rendre compte de l'expérience psychanalytique,
auquel cas ce modèle sera valable de par les règles qui sont
classiques quand on les applique à un modèle, à savoir
l'économie dans ses principes et la commodité ou la fécondité dans
les résultats ; ou s'il pense, comme la lecture un peu rapide de son
rapport le suggère, qu'il fait plus que nous proposer un modèle
et qu'il pense atteindre à l'essence même des choses, appliquant
là encore un nouveau modèle qui est celui de la phénoménologie,
selon laquelle décrire une expérience sans aucun préjugé est
justement en faire apparaître l’essence constituante, et par-là même,
il n'y a aucune différence entre décrire et expliquer.
Il est vrai qu'il est extrêmement difficile de pouvoir parler de langage
puisqu'on s'engage soi-même dans cette action, et que M. Lacan ne l’a
pas fait sans y déployer les plus grands prestiges.
Toutefois, est-ce que ce qu'il nous a dit du langage n'est qu'une façon
de parler - (J'en reviens donc toujours à la question du modèle),
- ou bien, est-ce qu'il appuie sur cette théorie du langage, créant
la chose elle-même ? Est-ce que le langage est plus qu'un véhicule,
plus même que la réalité ? Puisque le rapporteur est hostile
au préjugé de la réification, c'est l'acte même
qui engendre, en même temps que l'homme, la réalité dont
cet homme se nourrit.
Il me semble qu’alors, pour reprendre tout le développement de
ma critique, il me semble qu'en faisant cela, en pensant qu'il nous apporte
plus qu'un modèle, qu'il atteint l'essence même de notre expérience,
M. Lacan dépasse donc ce qu’il est scientifiquement possible d’affirmer,
et que, s’il le dépasse c'est en vertu du prestige magique et
mystique que conserve encore sur son esprit toute cette tradition illuministe
cabalistique et surréaliste. Autrement dit : quel est le propre
de l'homme ? Formule très ancienne, à laquelle il a pensé nous
apporter une réponse : le propre de l’homme, c'est le langage.
Mais que de propres à l'homme n’a-t-on pas assignés depuis
que les hommes pensent ! Le propre de l'homme, c'est d'être un animal
social, et toute une école sociologique s'est efforcée de montrer
que tout ce qui est dans l'homme personnalité, et même langage,
vient de la société. D'autres en ont fait un animal politique
ou religieux ; et M. Lacan ne m'en voudra pas de citer Rabelais et de
dire que le rire aussi est le propre de l'homme.
Nous pourrons, dans un contexte plus contemporain, l'opposer à la pensée
d'un Karl Marx pour qui ce qui constitue la réalité de l'homme
en même temps que celle du monde, c’est le travail. Et le pense
que c’est ce que M. Lacan avait en tête quand il s'est efforcé fort
habilement de nous présenter la règle des associations d'idées
et le « working through », comme étant justement
le travail propre qui est fourni par le patient ; mais peut-être
que cette expérience, cette interprétation extrêmement
intéressante peut difficilement rendre compte de toute la richesse de
pensée qu'un Marx a voulu mettre dans la notion de travail.
Voilà, pour les critiques.
Car ce rapport est riche, car il donne à penser. Parce que, comme mon
ami Granoff l’a dit, quand j'ai commencé mon cursus psychanalytique,
il y avait un certain nombre de problèmes dont j'attendais que la psychanalyse
fût la première à les attaquer, et dont j'ai craint pendant
un certain moment qu'elle fût la première à les craindre
; le problème des fins de l’analyse, le problème du caractère
culturel de ces fins, le problème de toute l'idolâtrie qui peut
régner autour de ce nouveau mythe moderne. Assurément, le rapport
ici nous rassure. Cette démystification de l'analyste-idole, cette façon
de poser le problème des fins de l'analyse, correspondent étroitement à ce
que la plupart d'entre nous ici, et moi, avons vécu pendant ces derniers
mois : la parenté de notre mouvement avec ceux qui agitent les groupements
humains dans notre culture, avec ce conflit des générations,
et surtout cette expérience fondamentale de ce qu'est le groupe, le
groupe vécu, source des valeurs.
Aussi, m'apparaît comme étant des plus intéressante dans
ce rapport, dans l’introduction plus particulièrement, ce pouvoir
qui est rendu à l’analyse de traiter de tout ce qui la concerne.
Et de tout ce qui la concerne, c'est-à-dire aussi bien des rapports
des psychanalystes entre eux, de l'organisation et de la vie d’un mouvement
psychanalytique : appliquer la psychanalyse non seulement aux autres en tant
qu'objets réifiés de l'exercice professionnel, mais aussi l'appliquer à soi-même,
aux relations avec les collègues, aux associations que nous créons
et aux tensions qui les animent.
Tout cela, serait à rapprocher des abondantes réflexions actuelles
sur le contre-transfert ou d'autres réflexions sur l'auto-psychanalyse,
l'adjuration de Reik dans La troisième oreille : « Psychanalyste,
psychanalyse-toi toi-même » ; ce qui nous obligerait à recourir à l'origine
même de Freud, à cette auto-analyse par laquelle il s'est formé et
que, dans un de ses derniers articles, il considère comme devant prolonger
sous une forme interminable la psychanalyse. Cela serait aussi à rapprocher
de ces tentatives récentes pour décrire l'expérience psychanalytique,
non plus du point de vue du psychanalyste, mais aussi du point de vue du patient.
Je crois qu'un livre comme celui de Knight, Story of my psychoanalysis,
ouvre la voie à quelque chose d'important. C'est la première
fois qu'un patient s'efforce de donner un compte rendu honnête clé sa
psychanalyse.
Nous pouvons en effet nous débarrasser de ces modèles qui ont été des
béquilles pour soutenir le travail psychanalytique jusque-là ;
maintenant nous sommes assez grands pour voir les faits par nous-mêmes,
mais c'est seulement une fois que nous les aurons vus dans leur totalité que
nous pourrons nous risquer à en rendre compte dans une expérience
plus complète.