Marie Bonaparte
Freud à Paris (1938)
Article paru dans Marianne du mercredi 15 juin 1938
Le
professeur Freud, qui, sur le chemin de l'exil, vient de passer par Paris, a
dû y retrouver, pendant les quelques heures où il s'y reposa des
fatigues de son voyage, maint souvenir de sa jeunesse. Le maître,
aujourd'hui âgé de quatre-vingt-deux ans, y fit, en effet, un
séjour de plusieurs mois l'hiver de 1885-1886. Attiré par le renom
mondial de Charcot, il y était venu, après avoir achevé,
à Vienne, ses études de médecine, afin d'y suivre
l'enseignement de la Salpêtrière.
Charcot devait bientôt
distinguer, parmi ses nombreux élèves tant étrangers que
Français, le jeune médecin autrichien.
Freud habitait alors,
dans le quartier latin, impasse Royer-Collard, une très modeste pension.
Un soir où il prenait un frugal repas avec un autre condisciple, il
apprit de celui-ci que Charcot cherchait un traducteur allemand pour ses
œuvres. Il s'offrit au maître et Charcot l'agréa. Dès
lors, Charcot put le mieux connaître; il l'initia à tout ce qui se
passait à sa clinique. Freud devint ainsi un familier de sa maison et les
Leçons du Mardi et les Nouvelles Leçons eurent leur
traducteur.
Freud a gardé de son séjour de jeunesse à
Paris des souvenirs émus : les soirées chez Charcot, où il
rencontra tant de figures célèbres de la science ou de la
littérature, Alphonse Daudet, Pierre Marie et tant d'autres; les longs
errements le long des quais de la Seine, qu'il n'a jamais oubliés. Il se
souvient aussi des heures passées à lire, étudier ou
rêver, sur la large terrasse de Notre-Dame, au pied des monstres et des
diables de pierre; des représentations du
Théâtre-Français où, du haut du “ poulailler
”, seul accessible à ses moyens modestes, le découvreur
futur du “ complexe d'Œdipe ” applaudissait le grand
Mounet-Sully dans son inoubliable incarnation d'Œdipe-roi.
Avant
même de venir à Paris, Freud avait, à Vienne, fait la
connaissance du psychiatre Joseph Breuer. Celui-ci lui avait fait part d'une
cure d'apparence merveilleuse qu'il venait d'accomplir. il s'agissait d'une
jeune fille hystérique tombée malade au chevet de son père
mortellement atteint. Elle présentait un tableau clinique bigarré
: paralysie, contractures, états de confusion mentale. Or Breuer avait pu
la guérir en l'hypnotisant. Mais, au lieu de ne se servir de l'hypnose
que pour la " suggestionner ”, lui suggérer sa guérison,
ainsi qu'on l'eût fait chez Bernheim, à Nancy, il avait
employé l'hypnose à la faire se “ ressouvenir ”. Et
à mesure que la jeune malade se rappelait les émois
pénibles, les traumatismes douloureux qui avaient causé ses
symptômes et qu'à l'état de veille elle avait
oubliés, ces divers symptômes s'évanouissaient,
disparaissaient.
Freud avait parlé à Charcot, à Paris,
de cette cure “ psychologique ”, mais Charcot, peu attiré par
la psychologie, n'y avait pas prêté attention.
De retour
à Vienne, Freud traita à son tour des malades suivant la
méthode hypnotique du ressouvenir. Mais il abandonna bientôt
l'adjuvant peu sûr et instable de l'hypnose et, en invitant simplement le
malade à se laisser librement aller au fil de ses associations
d'idées remarquait que, par cette méthode éveillée,
les souvenirs refoulés étaient tout aussi bien retrouvés et
les symptômes morbides résolus. Le chemin était ainsi plus
long, mais autrement sûr. La psychanalyse était née.
Je
n'en referai pas l'historique dans un si court article. Je rappellerai seulement
quels divers domaines de l'âme humaine furent explorés par Freud.
Les hommes depuis toujours s'étaient efforcés de résoudre
l'énigme de leurs rêves, de ce monde mystérieux où
chaque nuit nous emporte le sommeil : Freud le premier, nouvel Œdipe la
déchiffra. Son ouvrage capital : La Science des Rêves, paru
en 1900, marque la plus grande des dates dans l'histoire de la psychologie,
puisqu'il constitue la première psychologie de l'inconscient, dont tant
parlaient sans le connaître. Freud aussi rechercha par quelle
élaboration se crée l'œuvre d'art, et comment le mot d'esprit
prend naissance. Enfin, ses travaux jetèrent un jour puissant sur ces
plus grands de tous les problèmes : la genèse de la civilisation,
de la religion, de la morale.
Pour édifier une œuvre aussi
monumentale que contiennent à peine les douze gros volumes des
Œuvres complètes de Freud, il fallut une vie
régulière, calme. Telle fut, en effet, l'existence de Freud.
Marié à trente ans avec une femme douce et dévouée
qui éloigna de lui tous les tracas domestiques, il devait, dans la
même maison, passer près d'un demi-siècle de sa vie de
labeur. Père de six enfants, il eut la joie, dans la plus jeune de ses
filles, Anna, de trouver sa plus fidèle collaboratrice, dont les travaux
originaux continuent les siens. Ses fils, comme ses filles, l'ont d'ailleurs
précédé ou suivi sur le chemin de l'exil.
Après
son séjour chez Charcot, Freud ne devait plus revenir à Paris que
quelques jours, en 1912.
Vingt-six ans passèrent encore, l'âge
vint, avec parfois ses misères. Cependant le grand penseur poursuivait
ses travaux, continuait à soigner des malades, à former des
élèves, à concevoir des essais, des livres, dans ce
même appartement de la tranquille Berggasse, où la psychanalyse,
à la fin du siècle dernier, avait été
créée.
Mais voilà que le vieux maître a dû
s'expatrier. Autrefois, paraît-il, ses ancêtres, juifs de
Rhénanie, fuyant au XIVe ou au XVe siècle
l'une de ces persécutions que nos temps, si fiers de leur civilisation,
ne devraient plus connaître, s'étaient réfugiés en
Lithuanie. Puis, de là, descendus en Galicie, ils gagnaient Freiberg en
Moravie où naquit Sigmund Freud, enfin Vienne, où celui-ci passa
près de quatre-vingts ans de sa vie. Or le chemin de l'Occident vient de
se rouvrir à lui ; après avoir traversé Paris, Sigmund
Freud et les siens ont été accueillis par la libérale
Angleterre. Que le grand penseur, le frère de “ race ” des
Spinoza et des Einstein, y trouve la paix nécessaire à
l’accomplissement des travaux que son esprit toujours jeune peut encore
méditer !