Joël Bernat
Thierry Simonelli : Lacan, la théorie. Essai de
critique intérieure.
Collection « Passages », Heinz Wismann dir., Paris,
Éditions du Cerf, 2000.
« Si une théorie finit par signifier
trop,
elle ne signifie plus rien. »
Alfred
Binet
L’œuvre, essentiellement parlée, de Jacques Lacan
est immense, et dès lors l’inconvénient et le danger sont
immédiats : chacun risque d’élire un fragment et
d’y réduire l’ensemble, comme cela se fait aussi pour Freud.
Ce qui écarte toute possibilité d’une vue d’ensemble,
et donc d’une réception critique de Lacan.
Il y a à
s’équiper d’une grande patience pour parcourir cette
œuvre en son entier, de façon diachronique et
systématique ; mais, encore, faut-il ne pas perdre en route sa
lecture critique, ou bien et mieux encore, faut-il avoir le souci d’en
relever le fil, son mouvement interne.
Cette patience courageuse, Thierry Simonelli l’a eue, et nous offre un
travail considérable et, qui plus est, original et très « fouillé »,
ce qui nous restitue plusieurs choses :
- le fil particulier qui a mené la pensée de Lacan ;
- mais aussi la méthode et les logiques de pensée de cet
auteur.
C’est sur ces points que bien des surprises - et
leurs « effets de vérité » - nous
attendent ! Car la démonstration de Thierry Simonelli est efficace,
on ne peut en ressortir indemne... Nous en relèverons quelques
exemples :
1°) sur le « retour à
Freud », formule célèbre devenue véritable
slogan, voire, étendard :
- ce qui n’est pas dit,
c’est le mode de ce retour : une lecture
« hégélienne » appliquée de
l’extérieur sur un auteur anti-hégélien notoire, et
non une lecture de l’intérieur : ou encore et par
conséquent, un discours métaphysique (et non pas
métapsychologique) sur une pensée
anti-métaphysique ;
- ce retour repose sur une assertion
« épatante » élevée en principe qui
gouverne le tout : Freud manquait de « vrais » outils
théoriques... ce qui autorise par la suite l’assertion
suivante : « ce que Freud découvre, Lacan le
fonde ». Déni des outils de Freud, affirmation que Lacan, lui,
en a, et de bons : selon quels critères ?
- Freud a tout
découvert, mais finalement n’a pas su s’y prendre :
Lacan est là, heureusement ;
- la méthode de re-lecture consiste à arracher un mot de son contexte,
ce qui en perverti forcément le sens et la visée, et de construire
à partir de là ; (p. 260) « Il se sert de Freud
comme de Kant, Hegel ou Heidegger », leur appliquant le même
traitement en deux étapes. D’abord leur accorder qu’ils ont
découvert des vérités (du signifiant), ce qui en fait des
précurseurs de la théorie psychanalytique structuraliste. Puis
affirmer, qu’en fait, ils sont dans « la méprise imaginaire »,
ce qui impose leur dépassement, ce que permet le structuralisme. Ceci
n’est pas une lecture « de l’intérieur »
(selon un principe d'Heisenberg), mais une interprétation « de
l’extérieur » par l’application d’un outil
« autre », étranger : « Ses interprétations
[de Lacan] sont toujours strictement déterminées par l’anticipation
de ses résultats. »
2°) conséquences de ces
positions a priori :
- évacuation du
« biologisme » de Freud, et donc du corporel, des affects,
du sexuel, ouvrant la voie classique de la métaphysique ;
- en
fait, une opposition radicale entre Freud et Lacan, par exemple sur la place
topique du langage dans la psyché ; le mot devient la chose
même après l’exclusion du système
perception-conscience si important chez Freud (pp. 25 & 72 par
exemple) ; et l’on peut passer ainsi d’une théorie
instrumentale du langage (chez Freud) à une théorie instrumentale
du sujet (chez Lacan) ; pour arriver (p. 118) à ceci, c’est
que la vérité n’est plus une vérité
d’adéquation mais une vérité de parole...
-
apparition d’un primat (le signifiant) face au dualisme, voire, la
tiercéité freudienne ; la libido devient l’autonomie du
signifiant, et les processus psychiques se réduisent à des
processus de langage.
3°) l’opération
structuraliste : ici aussi, les a priori ne sont pas questionnés,
l’adhésion est massive, ce qui produit ipso facto :
- la
structure fait Loi et prime peu à peu sur tout, comme
l’archétype chez Jung : nous savons bien que ce souhait de
« primat » au-delà du sujet est typique du
désir névrotique (voir p. 58) ;
- l’Œdipe
devient progressivement la Loi du père, comme structure
évidemment ; mais les autres protagonistes sont
évincés ainsi que leur tiercéité (voir p.
64) ;
- nous en arrivons à un credo : seul le signifiant
dresse la bête féroce... On croit rêver ! Quid,
dès lors, de ces institutions qui, bien que regroupant les
analysés du signifiant et donc « supposés
dressés », ne cessent de montrer leurs
férocités ? Le signifiant remplace le sujet, le surmoi, la
civilisation, etc.
- bien sûr, la structure - et sa
théorisation - convoque l’antique « mythe de la
machine » (ici, cybernétique) qui a depuis longtemps
prouvé ses échecs face au sujet humain.
4°)
L’on remarque aussi que Lacan ne cesse de parler de
l’inconscient : nous connaissons la formule de l’inconscient
structuré comme un langage. Mais lequel ? De quel inconscient nous
parle Lacan ? Il le met au singulier, là où Freud en posait
trois... C’est une sérieuse question.
Ainsi Thierry
Simonelli reprend avec patience tous les développements de Lacan, les
déplie, en montre les avancées, mais aussi les impasses, les
sauts, les oublis, les déformations, etc., dévoilant ainsi, de
l’intérieur, une logique de penser.
Mais aussi
l’intention interne de ce qui devient, au fil des ans, un
système : la psychanalyse structuraliste lacanienne peut tout
traiter : par exemple, tous les philosophes sont nuls (sauf saint
Thomas...) mais grâce au nœud borroméen, Lacan pense inventer
la première philosophie qui se tienne. Idem pour la sociologie,
l’éthique, la politique, les sciences humaines ou exactes,
l’histoire, etc.
La machine emporte tout, elle est devenue
universelle, une clef qui transforme tout en serrure. Voici donc un
système métaphysique bien complet, ce que Freud considérait
comme pathologique. Mais les humains ont une telle soif de croyances que le
message de Freud ne passera pas ! Exit la nécessaire humilité
de l’analyste face au fragmentaire de tout savoir et de toute pratique.
Nous voici dans une « mystique cryptique du Un », une
toute-puissance imaginaire du mot et de la pensée. La structure a
remplacé Dieu tout en gardant les mêmes place et fonction !
(p. 257) « ... la psychanalyse lacanienne, elle part de
l’idée d’un ordre universel inaltérable, né
avec la première parole, et qui fait de tout dialogue, de toute
compréhension et de toute entente une méprise imaginaire (...) en
vertu d’un « toujours déjà »,
conservateur de la Loi. »
Le plus terrible de l’affaire, c’est que l’on voit peu à
peu ces thèses de Lacan former un corpus théorique qui va être
appliqué sur le patient : il va falloir qu’il se soumette
à la Loi de la structure et du signifiant représentée par
un analyste devenu, non plus « sujet supposé savoir »
mais « sujet sachant ». La technique psychanalytique lacanienne
est ainsi tombée dans une suggestion hypnotique. Nous voici fort loin
du projet freudien de la cure, de l’individualisation, etc. Et ne parlons
pas de la guérison... il n’y en a plus.
C’est une
lecture passionnante, qui, hélas, ne pourra se faire entendre que des
curieux, de ceux qui ont le désir d’écouter, de ceux qui
versent plutôt dans le systématique que le
système. Le croyant, lui, ne pourra que s’offusquer et
s’interdire de penser. C’est bien dommage.