Dante dit que la beauté d'une femme disparue lui a donné d'apprendre le chemin de sa vie. Sans doute fallait-il que la chair s'efface pour que le souvenir de son visage embellisse ce que l'usage du monde aurait fatalement flétri. Plus que Béatrice, la mort l'a mis sur le sentier de la beauté. Belle, la vérité. Amoureux, le regard qui y conduit[2].
Pourquoi ai-je choisi de citer ce passage de
Raconter et mourir ? Parce qu'il me semble que cette extraordinaire évocation de la femme aimée et perdue condense trois des thèmes essentiels du livre de Thierry Hentsch : la mort, la vérité, la quête de sens. Morte, Béatrice, fournit au poète «l'argument des choses invisibles
[3]» qui lui permet de transcender la mort. Son image reflète les ombres de Dieu, de la Vérité, de la Beauté et de l'Amour.
Raconter et mourir est impossible à résumer. C'est une expérience de lecture en même temps qu'un voyage guidé dans le monde de Thierry Hentsch. Dans ce qu'il appelle l'imaginaire occidental, le sien, le nôtre. Puisant aux grands récits narratifs, recueillant leurs immenses richesses, il nous entraîne dans son sillage et nous ravit. Nous, lecteurs, encore captivés par le spectacle de nos illusions, consentons à l'arrachement que tout récit annonce ou promeut. Raconter, ce n'est pas mourir, pas tout de suite, mais c'est déjà commencer à perdre.
Lisant
Raconter et mourir, nous attendons Ulysse avec Pénélope et pleurons le départ d'Énée avec Didon. Nous découvrons notre solitude avec Gilgamesh, risquons notre vie avec Achille et visitons les enfers avec Ulysse. Nous sommes chassés du paradis comme Adam et Ève et regrettons parfois la folie des dieux de l'Olympe qui nous rassemblent tant. Nous sommes coupables avec Œdipe, nous entrons vivants au tombeau avec Antigone, et avec Platon, nous sortons de la caverne pour entrer dans le monde du désir. Nous mourons et ressuscitons avec le Christ des Évangiles, récit qui pour la première fois allie mythe et vérité. Nous assumons comme saint Augustin la faute sexuelle et prenons notre Moi comme objet de récit. Enfin, nous mourons à Roncevaux avec Roland, suivons ces preux chevaliers et poètes de l'amour courtois qui croient trouver dans la mort un passage vers l'éternité. Nous souffrons d'amour avec Perceval, Lancelot, Tristan, pendant que Blanchefleur, Guenièvre, Iseut, Ophélie, Dulcinée et Béatrice envahissent notre imaginaire. La Dame aimée, objet du deuil amoureux, remplace-t-elle Dieu ? ou est-ce Dieu qui remplace l'amour perdu, nous demandons-nous ?
Toutefois, le rire et l'ironie sont aussi une façon de raconter des histoires, écrit Thierry Hentsch. Avec Gargantua et Pentagruel nous devenons rabelaisiens, avec Dom Guichotte, nous voyons le monde à l'envers et la relativité de nos perceptions. Dom Guichotte ne doute de rien, Hamlet doute de tout. Il vacille, hésite, mélancolise, et aboutit au non-sens total. Avec Descartes, nous retrouvons la Raison et apprenons à être cartésiens, du moins à croire que nous existons puisque nous pensons.
Je pense qu'il faut lire
Raconter et mourir comme on lit un livre d'histoires, avec l'esprit et la curiosité de l'enfant. Ce livre relance en soi et hors de soi l'héritage – ou
legs narratif [4]– que nous laissent les grands auteurs. Et si tous les textes sont hantés par l'absence, si tous les textes sont orphelins de père, Thierry Hentsch en fait siens quelques-uns et leur redonne une paternité imaginaire. Il est vrai que le texte lu est amputé de son contexte, de ce qui l'animait au départ. Il est «
orphelin, privé de la voix de son père. De son vivant déjà, le père du texte, qu'il le veuille ou non, doit faire le deuil de son rejeton[5], » comme le dit Platon, dans
Phèdre.
En post-scriptum de son livre, Thierry Hentsch espère que
Raconter et mourir suscitera un intérêt qui l'encouragera à poursuivre son parcours. Il écrit ceci :
l n'y a là ni modestie ni clause de style, mais peut-être excès de confiance à penser que ce livre pourrait avoir valeur de test, que l'accueil qu'il recevra pourrait être significatif de la place que nous accordons à notre tradition narrative, tant je voudrais qu'il contribue, si peu que ce soit, à nous révéler à nous-mêmes un désir renouvelé d'y puiser une richesse de sens que je crois intarissable[6].
Lisant
Raconter et mourir, je me suis souvenue de mes premiers contacts émerveillés avec les personnages grandioses dont Thierry Hentsch rapporte à son tour les exploits et les défaites, les amours et les deuils, la vie et la mort. Et comme il l'affirme : «
une lecture vaut dans la mesure où elle éclaire le texte de l'intérieur, où elle lui donne vie et relief. (...) Les grands textes, les textes qui marquent, sont ceux dont le sens ne s'épuise jamais[7].»
LA MORT, LA VÉRITÉ, LA QUÊTE DE SENS
La mort, mais aussi la vie qui en est la compagne indissociable, fournit l'horizon indispensable à cette lecture des textes nourriciers de l'imaginaire occidental.
«C'est particulièrement vrai de l'Occident»[8] qui fut la première civilisation à se définir à partir d'un point cardinal, identifié au Couchant et à la découverte du Nouveau Monde», écrit-il.
Au temps de la civilisation dite chrétienne, la mort était un moment de passage dans l'au-delà,
le moment de vérité ultime pour chacun et qui éclairait le sens de la vie. Qu'est devenue la mort ? Une erreur, une faute, une malédiction ? un impensable, un réel à exclure ? Quoique Thierry Hentsch trouve malheureuse cette liaison de la vérité et de la mort dans nos cultures restées chrétiennes en ses soubassements, il pense que le détachement entre vérité et mort opéré par la raison moderne mène au rejet de l'autre, à son expulsion.
Une des ambitions de ce livre est de montrer comment le christianisme est parvenu à imposer un récit de vérité là où régnaient avant lui, (...) une mythologie foisonnante de sens et des histoires humaines toutes païennes et dépourvues de visée révélatrice unifiante
[9].
Il s'agit de montrer que le discours de la modernité reprend cette idée à son compte, soit cet usage chrétien de la forme narrative pour soutenir l'idée d'une vérité une et indivisible, tout en croyant se défaire de Dieu,
Après avoir montré que la philosophie et la narration se sont longtemps opposées, l'une proposant une vision du monde, l'autre une dramatisation de notre rapport au monde, Thierry Hentsch rappelle que l'une et l'autre sont portées par
le même désir de faire sens, d'expliquer l'univers
. Car si la vie n'a aucun sens, ce qui est probable, nous ne pouvons pas renoncer au désir d'en trouver un, coûte que coûte : «
La quête du sens, dit-il
, ne s'explique pas, elle se raconte. C'est ce récit que j'entame ici en essayant de lire aussi naïvement que possible ce que l'humanité a déjà raconté et ce que la civilisation a fait de cette histoire[10]. » Le pire serait de mourir sans s'être raconté, d'avoir vécu dans l'ignorance de soi-même. Or, se raconter suppose aussi de rencontrer l'étranger en soi et de côtoyer l'abîme. Ce livre se donne également à lire comme un méta-récit, un itinéraire de lectures qui renvoie aux questions de son auteur. Celui-ci, invoquant Hegel pour qui «l'esprit n'acquiert sa vérité qu'en se trouvant lui-même dans la déchirure absolue», soutient qu'il nous faut accepter que «cette blessure demeure ouverte et qu'elle ne puisse jamais se fermer
[11].»
Seul le passé intéresse Thierry Hentsch, parce qu'il constitue notre seule réalité et la matière première de l'Histoire. L'auteur ne peut donc se repérer que par sa mémoire de lui, des êtres et des choses.
Pas d'œuvres de femmes aux sources narratives de l'Imaginaire occidental ? Dans Raconter et mourir, les femmes sont absentes comme auteurs. N'interviennent-elles qu'au titre d'objet de désir (Béatrice) ou par l'intermédiaire de la parole masculine (Diotime par Socrate/Platon) ?
Arrêtée là dans ma lecture, je me suis interrogée sur mon rapport aux textes écrits par des femmes et ce, jusqu'à Descartes. J'ai lu la correspondance d'Héloïse et Abélard, les Lettres de la Religieuse portugaise (quoique dans ce cas, il y ait un doute sur le sexe de l'auteur), le récit mystique de Thérèse d'Avila, toutes trois posant la présence du désir féminin dans son absolu alors que dans La princesse de Clèves de Mme de La Fayette, ce désir est réduit au silence. J'ai adoré les ballades de Christine de Pisan (1364-1431) et les sonnets magnifiques de Louise Labé (1524-1566) dont voici un extrait :
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie. (1555)
Est-ce tout ? Force m'est d'avouer que – du moins jusqu'au XVII
e siècle- l'imaginaire occidental s'écrit au masculin.
L'absence des femmes, la solitude des femmes, l'attente des femmes dont Pénélope est le paradigme, sous-tendent les discours fondateurs de notre imaginaire. Comme si la création avait besoin de l'absence de l'autre, ou de la pensée de son absence, et parfois de son exclusion. Tout récit, toute fiction, tout discours, ne peuvent s'écrire que sur fond d'exil du sol natal, dans un effort déchirant pour sortir de l'espace maternel. À la fin du livre de Thierry Hentsch, la femme apparaît sous les traits de l'amante unique, et qui ne peut être possédée qu'une fois. Mais c'est dans les yeux de Béatrice que le poète trouve sa vérité
[12]. Qu'en est-il pour nous ?
[1] Également paru chez Bréal, 2002, sous le titre
Raconter et mourir. L'Occident et ses grands récits. L'auteur a reçu pour cet ouvrage les prix du Gouverneur Général du Canada, 2003 et Louis Pauwels, 2003. Ce texte a été présenté lors de la table ronde organisée par le GÉPI (Groupe d’études psychanalytiques interdisciplinaires) autour de l’ouvrage de Thierry Hentsch, UQÀM, 4 février 2005. Sont intervenus dans l’ordre, Louise Grenier, Isabelle Lasvergnas, Dario de Facendis et Thierry Hentsch. L'auteur a reçu pour cet ouvrage les prix du Gouverneur Général du Canada, 2003 et Louis Pauwels, 2003.
[2] P. 321 )
[3] P. 323.
[4] Ricœur le nomme «identité narrative».
[5] p. 10
[6] (p. 422
[7] P. 11
[8] p. 13
[9] p. 21
[10] P. 31
[11] P. 33
[12] p. 318