L'ouvrage que je publie manquait à notre
littérature. Les mythologues, les scrutateurs de l'antiquité y
trouveront quelques aperçus nouveaux, des explications sur l'origine,
jusqu'à présent inconnue, de plusieurs divinités, quelques
découvertes, et surtout le rapprochement d'un grand nombre de traits
épars dans une immensité de livres peu communs, de notions
inédites, puisées dans des manuscrits, ou fournies par des
amateurs, dont l'ensemble offrira une face nouvelle de l'histoire.
Je ne me
borne point à l'historique du culte du
Phallus, à
débrouiller le chaos de son origine, à suivre ses ramifications,
ses différences, ses rapports dans chaque pays; j'y joins le tableau des
opinions, des moeurs, des institutions correspondantes qui dirigeaient les
différentes nations où ce culte est en vigueur. On verra qu'entre
elles et lui, il existe une harmonie parfaite. Je traite aussi de toutes les
divinités créées par le même motif, adorées
dans la même intention. J’établis leur source commune, leur
filiation, leurs altérations diverses.
« Ce qui regarde les
moeurs et les coutumes des peuples, dit Rollin, en fait connaître le
génie et le caractère ; c'est ce qu'on peut appeler l'
âme
de l'histoire. » Ce sentiment n'a pas été
généralement adopté par les historiens ; plusieurs ont
négligé de peindre les moeurs, et se sont plus
particulièrement attachés aux événements politiques.
Je ne dirai cependant pas qu'ils ont écrit des histoires sans âme ;
mais, en les privant de ce qui pouvait en accroître l'agrément et
l'instruction, ils les ont appauvries, et ont diminué les fruits qu'elles
devaient produire.
Une histoire où les moeurs, les institutions, les
habitudes, les opinions des peuples ne se trouvent point décrites,
devient monotone, fatigue à la longue, et repousse le lecteur. C'est
toujours la même scène, où toujours les mêmes
passions, les mêmes vices, les mêmes vertus, les mêmes
ressorts sont enjeu. On y voit constamment figurer au premier rang l'ambition,
l'avidité du pouvoir et des richesses ; la faiblesse s'associant
à la ruse pour résister à la force ; les mêmes
ressources employées avec plus ou moins de génie, plus ou moins de
bonheur. On y trouve encore en abondance des nomenclatures arides qui
échappent à la mémoire ou la surchargent ; alors, les faits
se confondent, l'attention se relâche, l'esprit n’est plus
intéressé, et le fil qui nous guidait dans ce labyrinthe
d'événements politiques étant rompu, on ne peut plus en
suivre la marche.
De ces histoires purement politiques, aucunes
lumières ne jaillissent sur les temps antérieurs, sur
l’origine des nations, sur celles des opinions établies, sur leurs
causes, sur les progrès de l'esprit humain, et sur le
développement successif des facultés
intellectuelles.
L'histoire des moeurs, jointe à celle des
événements politiques, en découvre souvent les causes,
explique les motifs des diverses déterminations, parle à l'esprit
et au, coeur, plaît et instruit à la fois. Voilà pourquoi la
lecture des oeuvres de Plutarque est si attachante.
L'histoire des moeurs,
des institutions, des usages, lorsqu'elle est détachée des
événements politiques, présente l'espèce humaine
sous un jour nouveau, ouvre un vaste champ aux réflexions, agrandit la
carrière des conjectures, et prépare des découvertes dans
l'océan du passé. Elle ne se rapporte plus à un seul
peuple, à un seul pays ; elle ne se borne pas à des traits
particuliers ; elle s'étend sur la généralité des
nations de la terre ; elle embrasse tous les rapports qui les unissent, qui les
divisent ; elle classe les différentes familles primitives qui, en
se séparant, ont formé les différents peuples; elle indique
les sources d'où chacun d'eux est découlé, ainsi que les
altérations qu'a fait subir à leur caractère antique
l'influence des climats, du sol, des événements et des
lois.
La comparaison des usages, des cultes, des idiomes, des costumes
mêmes, celle des moyens de transmettre le langage ou de
l’écrire ; celle des cérémonies superstitieuses
observées lors des naissances, des mariages et des morts ; des pratiques
propres à détourner les accidents fâcheux, les
calamités, les maladies, à amener l'abondance et la
prospérité, à implorer la divinité et à se la
rendre favorable ; ces comparaisons, dis-je, peuvent procurer, sur l'origine des
différents peuples, des connaissances plus certaines que celles qu'on
peut retirer de la plupart de nos traditions historiques.
Mais un obstacle
peut arrêter la plume de l'historien des moeurs ; et cet obstacle
résulte de la grande différence que la distance des temps et celle
des lieux ont établie entre les opinions, les bienséances et la
langue des siècles passés, des pays étrangers, et celles du
siècle présent et du pays pour lequel on écrit. Est-il
permis de dire aujourd'hui, et parmi nous, sans craindre de blesser les
convenances, ce qu'il était permis de dire et de faire autrefois, et ce
qui se fait encore maintenant chez certaines nations éloignées de
nous ? Faut-il franchir brusquement cet obstacle en bravant les
bienséances, ou bien faut-il renoncer à l'histoire des moeurs, aux
leçons et aux lumières qui en résultent ?
Il m'importe
de fixer les idées sur ces questions indécises.
Ces deux
partis sont extrêmes; mais il est un terme moyen où je dois
m'arrêter. Il faut tout dire, parce que, pour faire connaître une
matière à fond, il ne faut rien cacher ; mais il faut tout dire
convenablement à nos moeurs mais, en disant tout, ne point heurter les
formes reçues car la délicatesse extrême de notre langue,
notre hypocrisie, ou, si l'on veut, nos bienséances, exigent
impérieusement que ces formes soient respectées. J'y soumettrai
donc mes expressions; elles seront ici comme un voile léger qui,
satisfaisant à la décence, couvre des nudités sans en
dérober les formes.
C’est à ce terme moyen que je
m'arrête. Je décrirai des institutions, des pratiques, des
divinités, indécentes pour nos moeurs ; mais je les
décrirai décemment.
L'histoire n'existerait pas, ou ne
présenterait qu'un corps desséché, qu'un triste squelette,
si l'on en bannissait les faits qui choquent la raison, la justice, qui blessent
la décence, qui révoltent l'humanité. Aucune leçon
n'en ressortirait, si la corruption, les erreurs et les crimes qui ont si
longtemps souillé l'espèce humaine, y étaient passés
sous silence. Comment pouvoir juger du mérite de telles institutions
religieuses ou civiles, si l'on laisse ignorer leurs résultats funestes
ou heureux sur la conduite des hommes ? Comment apprécier la valeur des
causes, si leurs effets restent inconnus ?
Pour retracer des crimes,
l'historien n'est point criminel ; pour retracer des indécences,
l'historien n'est point indécent. L'historien,
pénétré de ses devoirs, les lecteurs, amis de la
vérité, ne connaissent d'indécent, dans une histoire, que
la grossièreté de l'expression et le mensonge.
Il faut avouer
qu'à certains égards, notre raison a fait peu de progrès,
et que nos moeurs se ressentent encore de notre barbarie originelle. Les mots
bourreaux, assassins, etc., n'ont pour nous rien d'indécent. Notre
délicatesse n'est point blessée, lorsque nous nommons un
poignard, une
épée, un
stylet, du
poison, etc. Nous prononçons sans honte les instruments qui
donnent la mort, et nous rougissons de nommer ceux qui donnent la
vie
[1].
Cette
inconséquence dans nos moeurs ne doit pas empêcher
l'écrivain de s'y soumettre. Il doit, en peignant les erreurs et les
vices, les improuver, et faire partager à son lecteur l'horreur qu'ils
lui inspirent ; il doit, afin que l'expression ne soit pas jugée aussi
criminelle que l'action exprimée, la présenter sous des formes et
des couleurs qui ne blessent point les yeux faibles de ceux à qui le
tableau en est offert. Si la raison condamne notre délicatesse
extrême, la raison veut aussi que cette délicatesse, lorsqu'elle
existe, soit respectée.
Tels sont les principes qui m'ont
dirigé dans la composition de cet ouvrage ; et, pour concilier la
vérité des faits avec la délicatesse de notre langue, j'ai
eu soin de ne jamais les perdre de vue.
Cependant, il est possible que des
personnes, dont la pudeur exquise et facilement sensible, se regimbant au
moindre mot, comme une plaie enflammée s’irrite au moindre
attouchement, ou bien que celles qui, du temps de Molière, auraient
été nommées
collets montés,
précieuses ridicules, sans avoir égard à la
décence soutenue de mes expressions, s’attachant uniquement
à la matière de cet ouvrage, lui appliquent cette maxime
d'Isocrate :
ce qui est malhonnête à faire est malhonnête
à dire.Cette maxime n'est point applicable ici; elle est en
outre fausse dans le plus grand nombre des cas.
Elle n'est point
applicable, parce que les institutions, les cérémonies, les idoles
dont je parle dans mon ouvrage, étaient et sont encore des choses
très honnêtes, puisqu'elles étaient et qu'elles sont des
choses sacrées et religieuses, des objets de la vénération
de plusieurs peuples, depuis une longue suite de siècles.
Elle est
fausse, parce qu'en la suivant, on ferait plus de mal qu'on n'en
empêcherait. Il faudrait brûler toutes les histoires et tous les
ouvrages de morale qui présentent des tableaux de la dépravation
des moeurs ; tous les livres sur la jurisprudence criminelle, et une
infinité d'autres ; parce que ces ouvrages contiennent souvent le
récit d'actions fort malhonnêtes. Si le rhéteur
athénien avait dit :
On ne doit jamais, sans les improuver, rapporter
des actions malhonnêtes, sa maxime aurait été moins
tranchante, mais elle aurait eu plus de justesse.
Ce que je vais exposer
fera connaître le plan de mon ouvrage, et justifiera le motif qui me l'a
fait entreprendre.
Tout ce qui peut agrandir le champ des connaissances
humaines, tout ce qui tend à augmenter le faisceau de nos
lumières, à les diriger vers les ténèbres des temps
primitifs, est incontestablement utile ; et les efforts de ceux qui, par de
longues méditations et de pénibles recherches, se dévouent
à de telles entreprises, ne peuvent être que louables. Leurs
résultats, ne seraient-ils que des erreurs, doivent encore mériter
la reconnaissance publique, parce que ce n'est qu'en s'avançant au milieu
du tourbillon d'erreurs qui la cachent, qu'on parvient à découvrir
la vérité; et des erreurs, bien reconnues, sont des pas de plus
faits vers son sanctuaire.
Les difficultés nombreuses de la
mythologie sont de nature à piquer la curiosité, à exercer
l'esprit, à enflammer le courage des amateurs de l'antiquité, et
de tous ceux qui voient avec inquiétude le voile qui couvre encore nos
origines. J'essaie de lever un coin de ce voile, d'expliquer quelques
difficultés et de mettre au jour quelques vérités
inconnues.
On connaissait l'existence du
Phallus, celle de Priape
mais on ignorait leur origine. On savait que chez les anciens, ils
étaient les emblèmes de la fécondité, parce que leur
forme indiquait clairement ce motif; mais on ignorait à quelle occasion
ces emblèmes furent établis, et on n'avait à cet
égard d'autres notions à donner que celles que fournissent leurs
fables, c'est-à-dire qu'on était réduit à prouver le
certain par l'incertain, et la vérité par le mensonge.
On
savait que le culte du
Phallus existait chez différents peuples de
la terre ; mais on n'avait pas encore observé les altérations
qu'il avait subies, ni son union constante avec les divinités-soleil de
chaque pays ; union qui contribue à lier ensemble les différentes
parties du système qui établit l'origine de cette
divinité.
On ignorait que, dans le principe, le
Phallus avait
été absolument isolé. On ignorait la cause de sa
disproportion avec le corps humain, auquel on l'adjoignit ensuite ; on ignorait
que son adjonction à différents corps, tels que troncs d'arbres,
bornes, figures humaines, avait donné naissance à plusieurs
divinités ; aux
Hermès, à
Phallus, à
Priape, à
Pan, aux
Faunes, aux
Satyres. On se
doutait de l'affinité de ces diverses divinités ; mais on n'avait
pas encore aperçu le lien qui les unissait, ni ce qu'ils avaient de,
commun dans leur origine.
On ne savait pas non plus ou l'on ne savait que
vaguement, que le culte du
Phallus se fût conservé en Europe
jusqu'à nos jours.
On n'avait jamais comparé ce culte avec
celui des autres divinités génératrices, ni montré
l'identité de leurs motifs ; on ne l'avait point comparé avec des
institutions, des moeurs qui y ont un grand rapport ; comparaison qui
démontre une uniformité d'intentions chez les anciens, et donne
l'explication de plusieurs pratiques qui, présentées
isolées, restaient inexplicables.
Mon ouvrage a pour objet
d’éclairer ces points ignorés, de dissiper ces doutes, de
fixer ces incertitudes.
Je prouve, d'une manière incontestable,
l'origine du
Phallus. Je suis son culte dans ses ramifications, ses
progrès, ses altérations, ses abus, durant plusieurs
siècles, et chez diverses nations de la terre où il a
été établi. Je le trouve presque partout où le
soleil a été adoré, où la religion astronomique a
été en vigueur.
Ce culte a existé longtemps chez les
peuples modernes de l'Europe ; ils ont conservé au
Phallus sa
forme, ont cru, comme les anciens, à sa vertu fécondante ; mais
ils ont déguisé son nom, et lui ont appliqué des
dénominations appropriées au temps et conformes à la
religion dominante. J'ai recueilli avec soin les différents
matériaux que l'histoire et les monuments m'ont fournis sur la
continuation de ce culte. Cette partie de mon ouvrage qui n'est pas la moins
intéressante, montre quelle est la force des habitudes religieuses chez
les peuples, puisqu'elles peuvent se maintenir très longtemps,
malgré les efforts que lui opposent les religions contraires et
exclusives.
Pour rendre plus vraisemblable l'existence de ce culte
indécent parmi les chrétiens, pour prouver qu'il n'était
pas aussi étranger à leurs moeurs qu'on le pense, il a fallu
donner le tableau des moeurs du temps où ce culte existait, y joindre
celui de quelques pratiques, de quelques institutions dont l'indécence
s'accorde assez bien avec celle du
Phallus. On en conclura facilement
qu'un peuple habitué à de telles moeurs, à de telles
pratiques, à de telles institutions, pouvait bien accueillir, loin de les
rejeter, le culte et la figure obscènes du dieu des
jardins.
D'après cet exposé, on doit juger qu'il m'a fallu
entrer dans les détails qui, par leur nature, peuvent alarmer des esprits
, timides et ombrageux. Qu'ils se rassurent cependant. Ils ne trouveront dans
cet ouvrage aucun tableau capable d'émouvoir les sens ; son ton
scientifique repoussera d'ailleurs des lecteurs qui, par leur âge,
pourraient y puiser des instructions prématurées. Je serai
décent, je le répète, et je le serai plus que la plupart
des autorités respectables dont je me suis appuyé; je le serai
plus que ne le sont certains livres de la Bible, plus que certains Pères
de l'Église, que je n'ai cités qu'en employant des
circonlocutions. Je serai plus décent que ne l'étaient Arnobe, un
des premiers défenseurs du christianisme, et saint Clément
d'Alexandrie, que plusieurs autres écrivains ecclésiastiques ;
plus décent que plusieurs prélats rédacteurs de certains
Canons pénitentiaux, dont les expressions sont d'une naïveté,
d'une liberté étonnantes, et que, par respect pour nos moeurs, je
me suis bien gardé de traduire, mais que, pour les progrès de
l'instruction, que je respecte aussi beaucoup, j'ai conservées dans leur
texte original.
Mes expressions seront conformes aux convenances actuelles,
et le mot le plus honnête que les médecins, les jurisconsultes et
les casuistes aient imaginé pour désigner le sexe de l'homme, se
trouvera ici rarement employé, et ne le sera que dans les citations
auxquelles il m'a fallu recourir. S'il se trouve deux ou trois contes graveleux,
quelques expressions grossières, c'est que les uns et les autres m'ont
été fournis par des docteurs en théologie, par des
prédicateurs ; leur citation était nécessaire à mes
preuves. Devais-je sacrifier à la pusillanimité de certains
lecteurs des couleurs que réclamait la vérité du tableau
?
Tout ce que peut trouver à reprendre dans mon ouvrage la pudeur la
plus susceptible de s'effaroucher, ne m'appartient point, mais appartient le
plus souvent à des écrivains ecclésiastiques,
recommandables par leur piété et leur doctrine. Et si, sous ce
rapport, mon ouvrage a quelque blâme à encourir, ce n'est pas sur
moi, c'est sur eux qu'il doit
tomber.
[2]Au reste, mon
intention, que j'ai développée, est mon excuse.
Je sens que,
sur ce point, j'en ai déjà trop dit pour les lecteurs
raisonnables, et que ce serait vainement que j'en dirais davantage pour ceux qui
ne le sont pas.