Luis Carlos Fernández
Neuropop ?
(Paru dans Liberté, n º 265, septembre
2004, p. 103-116)
Bien rares doivent être les lecteurs de cette chronique qui
ignoreraient encore que l’on peut guérir le stress,
l’anxiété et la dépression sans médicaments ni
psychanalyse, comme le claironne le livre de David Servan-Schreiber ainsi
intitulé. Car l’auteur ne semble pas avoir raté une occasion
de diffuser la bonne nouvelle par tous les canaux : presse, radio,
télé, conférences et, last but not least, le site
Internet qu’il a créé – en français
(http://www.guerir.fr) et en anglais (http://www.instincttoheal.org) –
pour en pérenniser l’annonce. S’enchaînant à un
rythme d’enfer, ses prestations médiatiques se poursuivaient encore
un an après la sortie du bouquin avec autant de succès — le
13 février de cette année grasse, il se produisait à
guichets fermés dans le cadre des Grandes conférences de
l’Université de Montréal. Côté logistique
promotionnelle, on lui accordera donc 10 sur 10 sans la moindre
hésitation.
Publié en mars 2003 chez Robert Laffont, ce primus opus est
vite devenu le champion des best-sellers hexagonaux. En novembre de la
même année, il était déjà traduit dans
dix-neuf pays, et les ventes en France atteignaient les 250 000
exemplaires. Nul doute que la version américaine (The Instinct to
Heal : Curing Stress, Anxiety, and Depression Without Drugs and Without
Talk Therapy. New York : Rodale Press, 2004), établie par
l’auteur, marchera tout aussi fort.
L’heureux messager est le fils cadet de Jean-Jacques
Servan-Schreiber, journaliste français de renom, fondateur de
L’Express, homme politique et auteur du célèbre
Défi américain, un énorme succès du milieu
des années 1960. Il est psychiatre de son état (tendance bio,
naturellement) et docteur en neurosciences cognitives ; formé en
France, au Québec et surtout aux États-Unis, où il a
exercé pendant vingt ans. Un scientifique pur jus, mais dont le
« Yin » soignant aurait pris quelque peu le dessus sur le
« Yang » chercheur, ce léger
déséquilibre étant au principe de l’ouvrage dont il
sera question. Un essai qui peut se lire comme le récit d’une
conversion aux « médecines
complémentaires ».
Deux expériences cruciales auraient ébranlé les
préjugés de DSS
[1]
à l’égard de celles-ci. D’abord la rencontre à
Dharamsala de médecins tibétains qui soignaient uniquement par
l’acupuncture et les plantes « toute une gamme de maladies
chroniques », avec, vraisemblablement, « autant de
succès » que leurs collègues occidentaux, mais à
un coût infiniment moindre et avec moins d’effets secondaires. Vint
s’ajouter à cela le cas d’une amie d’enfance
qu’« une sorte de guérisseuse » semblait avoir
tirée d’un épisode dépressif sérieux au moyen
d’une « technique de relaxation proche de
l’hypnose ».
On peut s’étonner qu’un toubib aussi savant y ait
trouvé de quoi jeter son scepticisme par-dessus les moulins. Car,
contrairement à ce que laisse entendre notre auteur, la médecine
scientifique occidentale n’a pas rejeté les prétentions des
soi-disant médecines « parallèles »,
« naturelles », « douces » ou
« traditionnelles » – qu’elle tient à
juste titre pour des patamédecines – sans les avoir dûment
étudiées
[2]. Quant
à l’histoire de guérison, elle n’aurait dû
guère titiller sa fibre scientifique ; n’écrit-il
lui-même :
En médecine, il faut toujours se méfier de ce que l’on
appelle les « cas anecdotiques » :
c’est-à-dire qu’il ne faut pas bâtir une théorie
ou recommander un traitement à tour de bras sur la base d’un seul
patient, ou même de quelques cas, si extraordinaires soient-ils.
Ces deux épisodes l’incitèrent pourtant à
s’ouvrir de plus en plus à la « nouvelle médecine
des émotions » qui part des principes suivants : 1) notre
cerveau comporte deux structures distinctes : le néocortex,
« siège du langage et de la pensée », et le
cerveau limbique, responsable du « bien-être psychologique et
d’une grande partie de la physiologie du corps » ; 2) le
dernier « fonctionne souvent indépendamment » du
premier. Les « désordres émotionnels » sont
les manifestations de son dysfonctionnement ; 3) « Le cerveau
émotionnel possède des mécanismes naturels
d’autoguérison » que le langage et la pensée ne
peuvent guère stimuler. D’où l’intérêt du
recours aux procédures qui activeraient ces mécanismes en passant
par le corps.
(Signalons incidemment que cette vogue du somato-émotionnel ne
séduit pas l’ensemble de la communauté scientifique. Le
neurophysiologiste Marc Jeannerod, par exemple, trouve « ce mouvement
pour le moins suspect » :
Le public, dit-il, est généralement sensible à ces
spéculations biologiques qui veulent tout expliquer. [...] Ce retour du
corps, qui ne s’observe d’ailleurs pas que dans la science, est
à mon sens politique, protestataire, même fasciste. [...] Joseph
LeDoux [figure de proue dudit mouvement] réduit les comportements de
l’homme à des conditionnements émotionnels exactement comme
le faisaient jadis les
béhavioristes
[3])
Les techniques dont DSS est devenu un ardent et infatigable promoteur se
nomment : régularisation du rythme cardiaque, intégration
neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires (EMDR — sigle
anglais), synchronisation des horloges biologiques, acupuncture, ingestion
d’acides gras « oméga-3 », exercice physique et
techniques de « communication affective ». Un
« patchwork foutraque » – pour reprendre le mot
irrévérencieusement amical d’une journaliste de
Libé – de thérapies inorthodoxes apparemment le mieux
éprouvées et les plus efficaces pour le traitement de ces
fléaux de notre ère que sont le stress,
l’anxiété et la dépression.
Bien meilleures, en tout cas, que les psychotropes et la psychanalyse. Mais
ceci n’est un scoop que pour le grand public auquel s’adresse
surtout le souriant docteur ; l’autre public, le tout petit monde de
ceux qui s’intéressent de près aux questions de santé
mentale, sait depuis un moment que la prescription massive de psychotropes
n’empêche pas l’expansion desdits fléaux, et que la
« cure » psychanalytique en tant que telle n’a
probablement jamais remis quiconque d’aplomb.
En lisant le titre choisi par DSS – une trouvaille avunculaire de
Jean-Louis Servan-Schreiber, directeur du lucratif magazine
Psychologies
– , on se dit que l’ouvrage doit bien contenir une certaine critique
de ces deux formes de traitement. Erreur ! Il s’agit d’un livre
doux, aimable, sans la moindre aspérité, écrit, de toute
évidence, avec le souci le plus extrême de ne froisser personne et
de plaire au plus grand nombre. « Un livre qui n’est contre
rien », comme l’auteur prenait soin de le préciser lors
d’un entretien radiophonique avec Yanick
Villedieu
[4].
L’illustration parfaite de cette communication gentiment
« assertive » qui soignerait si bien nos âmes
meurtries.
Ce qui distingue nettement
Guérir des innombrables produits
du charlatanisme guérisseur auxquels son titre risque néanmoins de
l’associer
[5], c’est
la citation d’études scientifiques censées garantir
l’efficacité des méthodes qu’il présente.
Est-il pour autant aussi inattaquable qu’il peut en avoir
l’air ? Loin de là.
Il y a les fausses attributions :
[...] Alfred Binet, le psychologue français du début du
siècle qui a inventé [sic] l’idée de
« quotient intellectuel » [...] Jung et Piaget,
déjà, avaient proposé qu’il existe plusieurs types
d’intelligence.
et les affirmations surprenantes qui trahissent, elles aussi, une
singulière méconnaissance des questions
évoquées
[6] :
[...] les grands principes de cette « cure par la
parole » ne sont pas véritablement remis en question [...] dans
les trente dernières années, la sociobiologie a fait la
démonstration que ce sont nos gènes eux-mêmes qui sont
altruistes.
Il y a aussi, plus gravement, l’évacuation en douce de toute
causalité autre que cérébrale.
Guérir est une
illustration caricaturale du réductionnisme neuroscientiste dont parle
Alain Ehrenberg, qui consiste à faire du cerveau
« l’acteur des opérations mentales, le moteur de la
personne
[7] », et le
vrai responsable des déboires de celle-ci. Voyez
plutôt :
Un cerveau qui ne laisse pas l’information émotionnelle jouer
son rôle se trouve confronté à d’autres
problèmes. [...] Rien ne fait autant grincer des dents notre cerveau
émotionnel que les conflits avec ceux et celles qui font partie de notre
environnement direct. [...] Dès la naissance, le cerveau
émotionnel du bébé appelle : “ Es-tu
là ? ” Et, encore et encore, celui de la mère lui
répond : « Oui, je suis là ! ».
[...] l’important c’est de connaître les mots qui permettent
de faire passer le courant émotionnel d’un cerveau à
l’autre, efficacement, sans que cela prenne trop de temps.
Certes, l’auteur ne nie pas que les troubles dont il s’agit
aient souvent « pour origine des expériences douloureuses
vécues dans le passé », mais le rôle qu’il
attribue à ces malencontreuses expériences est manifestement celui
du simple élément déclencheur qui met en évidence
une faiblesse subcorticale. Nous aurions tous tendance à penser :
« Si seulement je pouvais changer ma situation je me sentirais
beaucoup mieux dans ma tête », et ne ferions ainsi que prolonger
l’impasse :
Au lieu d’essayer perpétuellement d’obtenir des
circonstances extérieures idéales, il faut commencer par
contrôler l’intérieur : notre physiologie. En jugulant
le chaos physiologique et en maximisant la cohérence, nous nous sentons
automatiquement mieux, tout de suite, et nous améliorons notre rapport
aux autres, notre concentration, notre performance et nos résultats. Du
coup, les circonstances favorables après lesquelles on ne cesse de courir
finissent par se produire, mais c’est presque un effet
dérivé, un bénéfice secondaire de la
cohérence. Dès lors que nous avons apprivoisé notre
être intérieur, ce qui peut arriver dans le monde extérieur
a moins de prise sur nous.
Dans la perspective de ces propos sur les bienfaits de la cohérence
cardiaque (que l’on peut, semble-t-il, atteindre sans grand effort), les
conditions extérieures sont « presque » un corollaire
du souci physiologique de soi. On croirait entendre le manifeste railleur
d’un neuropsy hégélien : Les philosophes ont trop
longtemps rêvé de changer le monde, au lieu d’exhorter les
masses stressées, dépressives et anxieuses à sagement
respirer par le nez. Mais celui qui les tient est sérieusement
persuadé que la véritable raison de la misère affective est
l’inadaptation (cérébrale) au réel (social,
existentiel), et non la nature, souvent intenable, de ce dernier. Il est
beaucoup question dans Guérir de chefs d’entreprise,
directeurs commerciaux, spécialistes du marketing et autres cadres
supérieurs au bout de leur rouleau promptement requinqués ;
de gens dévoués qui, ayant « appris à
gérer leur réponses physiologiques aux demandes constantes de leur
travail », peuvent stopper « leur déperdition
constante d’énergie ». Sans oublier ces pauvres courtiers
en bourse, rongés par le stress comme ce n’est pas permis et
souffrant d’hypertension artérielle précoce, mais qui se
portent mieux dès qu’ils commencent à s’occuper
d’un animal domestique — prendre soin d’un gentil toutou aide,
faut-il croire, à supporter d’être soi-même un
clébard anxieux du capitalisme financier.
Soigner ces travailleurs zélés par la douce médecine
des émotions, c’est les aider à rester sur la brèche,
et surtout pas leur suggérer de quitter un métier qui les tue. De
quoi se mêlerait-on. Et puis, rien dans cet ouvrage n’indique
clairement que l’auteur, qui a pourtant mis l’épaule à
la roue humanitaire de
Médecins sans frontières, jugerait
pathogène un milieu de travail qui noie ses « ressources
humaines » sous un flot permanent de demandes, et qu’il
s’offusquerait de ce que l’adaptation à tout prix et à
toute chose soit devenue le critère de la normalité
« biopsychosociale
[8] ».
Qu’en est-il des techniques dont il vante les résultats
mirobolants ? Je n’ai bien sûr pas eu le loisir de
vérifier – comme il faudrait toujours le faire en pareil cas
– si les études citées en appui de chacune d’elles
sont toutes aussi probantes que DSS le prétend. Mais voici un premier
constat peu rassurant : sauf erreur, à une exception près,
notre neurothérapeute ne cite pas des travaux défavorables
à sa position. Je n’aborderai cette question qu’à
propos des techniques vedettes : la prise d’oméga-3 et
l’EMDR, mais je dirai d’abord quelques mots sur trois autres.
La course à pied (ou toute autre forme d’exercice
physique). Bien sûr, ça peut aider à remonter et à
garder le moral... de qui en a encore assez pour s’y mettre. Avec une
remarquable suite dans les idées, DSS se demande « par quelles
mystérieuses voies l’exercice a-t-il un impact sur le cerveau
émotionnel ». C’est peut-être une question sans
grand intérêt, vu que l’on conçoit sans peine comment
cela peut agir sur le moral du coureur. Celui qui croit que courir
l’aidera à sortir de son humeur cafardeuse fait un premier essai
qui, en effet, l’en éloigne ; ce résultat
l’encourage à en faire un deuxième, puis un troisième
avec le même résultat, et c’est ainsi qu’il devient
« accro » à son « antidépresseur
naturel ». Cela s’appelle tout bêtement de
l’autorenforcement, et vaut sans doute pour n’importe quelle
activité entreprise avec espoir.
L’acupuncture. Bien que les notions fondamentales
(« Yin », « Yang »,
« Ch’i », « Méridiens »,
etc.) de cette pratique millénaire ne soient que pure fantasmagorie, il
semble avéré que l’insertion d’aiguilles dans certains
points du corps produit quelque effet anesthésiant. Je n’ai pas pu
creuser la question de savoir si les bienfaits que l’on peut en attendre
pour le traitement des troubles de l’humeur sont vraiment
appréciables et scientifiquement établis hors de tout doute
raisonnable. Mais je parie qu’en lisant le récit que fait DSS de
son expérience de la chose en tant que patient d’une acupunctrice
aux allures de « chaman » (p. 133-136), le lecteur
à tête froide pensera irrésistiblement aux réactions
ébahies de la clientèle des voyantes.
La communication non violente vous apprend à purger votre
langage (verbal et non verbal) de toute trace d’hostilité.
C’est un rude et interminable apprentissage, mais si payant pour votre
santé émotionnelle et celle de vos interlocuteurs. Cette technique
a évidemment ses maîtres formateurs. L’un d’eux est
le psychologue Marshall Rosenberg, qui l’a
enseigné et pratiqué dans toutes les circonstances et toutes
les régions du monde où la gestion des conflits est indispensable,
qu’il s’agisse d’écoles de quartiers
défavorisés, de grandes entreprises en cours de restructuration,
du Moyen-Orient ou de l’Afrique du Sud.
Eh bien, pour ce qui est des régions susdites, le moins qu’on
puisse dire est que les magistrales leçons ne semblent pas avoir
opéré des miracles. Mais les grandes entreprises, contraintes,
hélas, de licencier massivement, ont sûrement appris
l’importance de ne jamais « restructurer » sans
sourire...
C’est avec Le défi américain du père en
tête que le fils a formulé le sien. L’écart entre les
« cultures d’entreprise » états-unienne et
française n’est plus technologique ; il tient
aujourd’hui, nous dit-il, au fait que
les meilleures entreprises américaines [...] ont
réinventé la nature des relations humaines au travail. Elles ont
saisi l’importance de l’intelligence émotionnelle, du travail
d’équipe, du respect de l’intégrité de
l’autre, des encouragements (le « feed-back
positif »). Elles ont compris que rien n’est plus mauvais pour
l’entreprise que la violence inutile des rapports entre les gens
[...].
Si la vieille France veut relever le nouveau défit et devenir
à son tour un paisible et lucratif royaume de working poors, elle
fera bien de tremper les rouages de son marché du travail dans
l’huile de la psychologie industrielle. On ne soupçonne pas
l’immense rentabilité de mesures aussi simples et peu
coûteuses que la photo affichée de
l’« employé du mois », qui gonfle de
fierté la poitrine dudit et porte ses camarades à une saine
émulation. Des petites marques d’humanisme entrepreneurial comme
celle-ci constituent, mine de rien, le meilleur antidote contre le sentiment
morbide d’exploitation et ses conséquences désastreuses.
Nourri au « feed-back positif », le brave trimeur se sentira
membre d’une famille planétaire – le clan MacDo, par exemple
– , au lieu de s’en croire l’un des innombrables domestiques
sous-payés et éminemment jetables.
L’absorption d’oméga-3. Se souvient-on que le
phosphore était censé fortifier nos méninges et le yaourt
expliquer l’enviable longévité des Bulgares, deux
« découvertes » parmi tant d’autres dont on
n’entend plus parler ? Les apôtres de la
« révolution alimentaire » ne jurent à
présent que par les acides gras essentiels, ces fameux
« oméga-3 » que contiennent surtout les poissons
d’eau froide. C’est que notre cerveau est « pour les deux
tiers, constitué d’acides gras », et ne carburerait bien
que s’il en reçoit la bonne dose. Autrement, nos membranes
neuronales deviendraient rigides, et c’est la lenteur intellectuelle, la
déprime, l’anxiété et bien d’autres
calamités encore qui nous guetteraient.
La passion de guérir n’excluant pas le sens des affaires, DSS
veilla à la création d’Isodis Natura
(http://www.isodisnatura.com), compagnie dont il préside le comité
scientifique et détient une part du capital. Isodis vend des capsules
d’oméga-3 à tour de bras (pas précisément
à vil prix) grâce à une intense publicité qui
souligne le rôle du produit dans l’amélioration de
l’équilibre émotionnel. Or cette action
bénéfique est loin d’être confirmée, comme le
montrent clairement la modestie et la variabilité des résultats de
quatorze essais cliniques – de qualité méthodologie
variable, elle aussi – faits pendant les trois derniers années sur
des échantillons relativement petits de patients souffrant de
dépression (unipolaire, bipolaire, post-partum), schizophrénie, et
autres troubles
psychiatriques
[9]. Par ailleurs,
l’avis de l’Agence française de sécurité
sanitaire des aliments (AFSSA) concernant les prétendus bienfaits de ces
substances pour la santé cardiovasculaire n’est pas moins
dégrisant ; les experts de son comité scientifique trouvent
la plupart des allégations des industriels à cet égard
vagues, problématiques ou injustifiées, et concluent
qu’« il n’existe pas de preuve que les acides gras
oméga-3 améliorent globalement la fonction cardiaque de
manière cliniquement
significative
[10] ».
L’EMDR, thérapie miraculeuse conçue par la
psychologue californienne Francine Shapiro pour soigner l’état de
stress post-traumatique (ESPT), c’est-à-dire les séquelles
affectives d’épreuves douloureuses qu’on n’arrive pas
à surmonter. Elle consiste simplement à demander au patient
d’évoquer le souvenir de l’événement
pénible tout en bougeant les yeux de droite à gauche sans
arrêt. Incroyable mais (apparemment) vrai : quelques brèves
séries de ce va-et-vient oculaire peuvent suffire à balayer les
émotions les plus handicapantes en induisant un « traitement
accéléré de l’information » —
phénomène dont rien ne prouve l’existence.
Depuis son arrivé sur le marché de la psychothérapie
en 1989, la popularité de cette approche n’a cessé de
croître. Elle suscitait déjà l’engouement des
professionnels avant que des études sur son efficacité aient vu le
jour, ce qui ne surprend guère quand on sait le gouffre qui sépare
la psychologie scientifique de sa brouillonne sœur
« appliquée », et la dynamique publicitaire qui dicte
l’évolution de celle-ci. Résultat : ses praticiens sont
aujourd’hui légion (comme pour les autres techniques de la
panoplie, Guérir procure de bonnes adresses). DSS lui consacre
deux chapitres remplis d’illustrations persuasives, ne manquant pas de
noter que l’American Psychological Association (APA) la juge efficace, et
s’étonnant du refus obstiné que lui opposent ses critiques.
Que doit-on en penser ? (Les commentaires qui suivent doivent beaucoup aux
communications personnelles de James D. Herbert, que je remercie
vivement.)
De la caution de l’APA, pas grand-chose, puisqu’elle peut
être accordée à tout traitement dont deux études
montreraient qu’il est statistiquement plus efficace que l’absence
de traitement — un critère si laxiste que le placebo et la
prière et y satisfont ! C’est que, loin d’être
l’instance impartiale et souveraine que l’on croit, l’APA est
au contraire sensible aux pressions des lobbys qui s’agitent en son sein
et portée au
compromis
[11].
Et des reproches adressés aux critiques (mépris des faits,
étroitesse d’esprit), qu’ils sont sans fondement. C’est
à propos de l’EMDR que l’on trouve l’exception à
la règle de la citation sélective : le travail de Herbert,
Lilienfeld
et alia, mentionné, sans doute, parce que DSS pense que
la « réponse détaillée » de Perkins et
Rouanzoin
[12] en fait justice
— ce qui, à mon humble avis, n’est pas le cas. Les analyses
critiques de la littérature sur l’EMDR sont du reste assez
nombreuses. Voici les conclusions de celles que j’ai pu
consulter
[13] :
l’EMDR n’est pas plus efficace que les techniques de simple
exposition, et le mouvement oculaire – ou tout autre forme de mouvement
bilatéral – n’est pour rien dans les résultats
positifs qu’elle permet d’obtenir (deux conclusions communes
à toutes ces analyses) ; ses résultats sont moins importants
et nécessitent bien plus de séances qu’on ne le dit ;
il n’y a guère de données empiriques permettant
d’affirmer (comme le font certains) qu’elle est utile pour le
traitement d’autres conditions que l’ESPT ; le caractère
changeant de la procédure et l’absence d’hypothèses
théoriques falsifiables font obstacle au règlement scientifique du
débat.
Les sérieuses réserves que suscite cette pratique semblent
donc – n’en déplaise à l’auteur de
Guérir – pleinement justifiées.
***
Un bon conseil pour finir. Si ce nouveau guide de la santé
émotionnelle ne vous a pas conquis, n’allez surtout pas croire que
votre cervelle limbique tourne au ralenti ; c’est bien plutôt
que l’autre, la sèchement cognitive, ne s’en laisse pas trop
compter. Quoi qu’il en soit, on verra bien si ses recettes tiennent la
route. Rendez-vous dans dix ans.
[1] Je cède par
commodité à l’usage – déjà bien
établi, paraît-il – qui consiste à désigner
l’auteur par ses initiales.
[2] On trouve des documents qui
en attestent dans bon nombre de sites, tels que celui de l’Association
Française pour l’Information Scientifique
(http://www.pseudo-sciences.org), Charlatans (http://charlatans.free.fr), Les
pseudo-médecines (http://www.pseudo-medecines.org) et Le guide sur la
fraude et le charlatanisme dans le domaine de la santé
(http://www.allerg.qc.ca/quackwatchfrancais.html). [Les url citées dans
ce commentaire ont été vérifiées le 10 mai
2004].
[3] Propos recueillis par Patrick
Jean-Baptiste dans « Le corps, matière à
pensée »,
Sciences et Avenir, décembre 2003,
p. 68. Quant aux thèses d’Antonio Damasio –
célèbre spécialiste de la neurologie des émotions
– , elles ont été réduites à néant par
Colin McGinn (Fear Factor,
The New York Times Book Review, February 23,
2003), et sérieusement malmenées par Ian Hacking (Minding the
Brain,
The New York Review of Books, volume 51, number 11 June 24,
2004).
[4] Le 2 novembre 2003, dans le
cadre de l’émission radio-canadienne
Les années
lumière.
[5] Au pléthorique rayon
américain où
The Instinct to Heal fait carrière, la
resemmblance des titres est frappante. Qu’on en juge :
Anxiety and
Depression : A Natural Approach ; Curing Depression Naturally with
Chinese Medicine ; Depression : Practical Ways to Restore Health Using
Complementary Medicine ; Emotional Healing in Minutes : Simple
Acupressure Techniques for Your Emotions ; Prozac Free : Homeopathic
Alternatives to Conventional Drug Therapies ; The Natural Way of Healing
Stress, Anxiety, & Depression, etc.
[6] Comment peut-on avoir
passé les vingt dernières années aux États-Unis et
ne pas savoir que la psychanalyse – « cette “ cure
par la parole ” » – a été
intégralement remise en cause par un nombre considérable de
travaux ? On peut en dire autant de la sociobiologie (et de son avatar, la
psychologie évolutionniste), qui n’a rien démontré
d’autre que son aptitude à s’attirer les critiques le plus
dévastatrices du côté de toutes les disciplines
consternées par ses fables — sociologie, philosophie,
anthropologie, biologie et génétique.
[7] Michel Botbol, « La
dépression, maladie de l’autonomie ? Interview d’Alain
Ehrenberg ».
Nervure, Tome XVI - 3 - Numéro
Spécial - Septembre 2003, p. 35-40. Pour une critique en
règle du travers réductionniste en neurosciences, voir M. R.,
Bennett, P. M. S. Hacker,
Philosophical Foundations of
Neuroscience. Oxford : Blackwell, 2003.
[8] Sur la thématique de
l’impératif d’adaptation, on lira l’excellent essai de
Marcelo Otero,
Le règles de l’individualité
contemporaine. Santé mentale et société (Québec,
Les Presses de l’Université Laval, 2003). Pour une critique des
postulats biopsychiatriques, voir Elliot S. Valenstein,
Blaming the Brain.
The Truth About Drugs and Mental Health. New York : The Free Press,
1998 ; Peter R. Breggin,
The Antidepressant Fact Book : What Your
Doctor Won’t Tell You About Prozac, Zoloft, Paxil, Celexa and Luvox.
Cambridge, Massachusetts : Perseus Books, 2001.
[9] Voir Martinez, J. M.,
Marangell, L. B. (2004). Omega-3 Fatty Acids : Do ‘ Fish
Oils ’ Have a Therapeutic Role In Psychiatry ?
Current
Psychiatry Online, vol. 3, n º 1, January
(http://www.currentpsychiatry.com/2004_01/0104_omega-3_fatty_acids.asp).
[10] Rapport sur les acides
gras de la famille oméga-3 et système cardiovasculaire :
intérêt nutritionnel et allégations, juin 2003 ;
Réunion d’échanges et d’information, 10 juillet 2003.
(http://www.sante.gouv.fr)
[11] Sur la question de la
scientificité des psychothérapies, voir Herbert, J. D.
(2003). The Science and Practice of Empirically Supported Treatments.
Behavior Modification, vol. 27(3), July : 412-430 ; voir aussi
Crews, F. (2004). The Trauma Trap.
The New York Review of Books, vol.
15(4), March 11 (http://www.nybooks.com/articles/16951).
[12] Herbert, J. D.,
Lilienfeld, S. O. et al. (2000). Science and Pseudoscience in the
Development of Eye Movement Desensitization and Reprogramming (EMDR) :
Implications for Clinical Psychology.
Clinical Psychology Review, vol.
20(8) : 945–971 ; Perkins, B. R., Rouanzoin, C. C.
(2002). A Critical Evaluation of Current Views Regarding Eye Movement
Desensitization and Reprogramming (EMDR) : Clarifying Points of Confusion.
Journal of Clinical Psychology, vol. 58(1) : 77–97.
[13] Pas moins de sept, dont je
ne citerai que les plus récentes : Rubin, A. (2003). Unanswered
Questions about the Empirical Support for EMDR in the Treatment of PTSD : A
Review of Research.
Traumatology, vol. 9(1) : 4-30, March ;
Devilly, G. J. (2002). Eye Movement Desensitization and Reprocessing :
A Chronology of its Development and Scientific Standing.
Scientific Review of
Mental Health Practice, 1(2) : 113-138 ; Davidson, P. R.,
Parker, K. C. H. (2001). Eye movement desensitization and reprocessing
(EMDR) : A meta-analysis.
Journal of Consulting & Clinical
Psychology, Apr., vol. 69(2) : 305-316 ; Muris, P. &
Merckelbach, H. (1999). Traumatic memories, eye movements, phobia, and panic. A
critical note on the proliferation of EMDR.
Journal of Anxiety Disorders,
13, Issues 1-2 : 209-223.
