Gérard Pommier
L'altérité, c'est
le sexe
Nous pourrions reconnaître en notre semblable
quelqu'un de différent, parce que nous le sommes pour
nous-même. La naissance de l'altérité pourrait
résulter de la division du sujet, puisque nous sommes à chaque
instant la proie d'un dédoublement interne À peine
né, nous avons commencé dans cette voie : nos parents nous
ont voulus à une certaine place et nous n'avons eu de cesse que de
les contredire. Nous avons appris à affirmer notre existence en disant
non à ce qui nous détermine : non est notre premier Nom et le
reste. Son patronyme nous fouette et fait de nous d'éternels
voyageurs. Mais cette dualité interne suffit-elle à engendrer la
reconnaissance de l'altérité ? Ce n'est pas
sûr, car assoiffé de la résolution de sa contradiction, la
mêmeté va tenter ce sujet divisé. Il lui faut de l'Un,
il aime le groupe qui l'unifie et rejette l'étranger. Il lui
faut de l'Un, solution que n'offre pas le traumatisme sexuel.
Peut-on
espérer maintenant que l'amour va dispenser la grâce
d'une reconnaissance du prochain ? Le christianisme a promis une
telle rédemption par l'amour. Mais comme son amour s'est
clivé du sexe, il a obtenu le contraire. L'autre de l'amour
ne diffère pas vraiment de nous, il est encore notre double ou notre
idéal narcissique. L'amour de narcisse se retourne si
aisément en haine.
Pour Lévinas,
la découverte de l'altérité, le visage du semblable
suppose la transcendance divine, qu'il réduit à un grand
Autre dans le cadre de ses essais philosophiques. Cette reconnaissance
d'autrui frappe celui qui la fait et l'éveil de la conscience
reste le... » mouvement premier vers autrui dont la
réduction intersubjective relève le traumatisme frappant
secrètement la subjectivité du sujet » (E.
Levinas : Entre nous. Essais sur le penser à l'autre.
Paris Grasset 1991). Mais on ignore la nature de ce traumatisme, de même
que l'on comprend mal ce qui pousse à l'affronter sinon un
choix éthique mystérieux. En écrivant « Malaise
dans la culture », Freud situe le problème différemment
puisque l'amour du prochain n'y est envisagé que comme une
inversion (un refoulement) de la haine pulsionnelle. La naissance du Surmoi qui
en procède amène le sujet à respecter son semblable, mais
seulement dans la mesure où il ne saurait porter atteinte à un
autre lui-même sans s'anéantir du même coup : le
surmoi traite le moi avec la même violence que le sujet aurait voulu
traiter son semblable. Cette dimension du Surmoi ne suffit pas à
découvrir
l'altérité.
La
portée exacte du traumatisme sexuel se découvre à la fin de
l'adolescence et elle refonde le sujet de fond en comble. Et lorsque cela
lui arrive il découvre l'altérité, la
différence, à commencer par celle des sexes. Avant ce moment
violent, le semblable existait sans doute, mais il était seulement
l'autre du narcissisme, celui avec lequel on pouvait s'amuser, rire
de la sexualité si grotesque des adultes. La découverte du visage
d'autrui telle qu'a pu la chanter Levinas n'y suffit pas.
C'est seulement avec cette différence que se rompt la solitude de
l'enfance. Dans les verts paradis de la sexualité infantile, les
théories sexuelles pulsionnelles auto-engendrent un moi clonique,
toujours en instance de séparation du même. La sexualité
infantile méconnaît le rapport sexuel sous l'angle de sa
jouissance, et cette ignorance ne résulte pas d'une pudibonderie
parentale ou de la répression sociale. C'est spontanément
que les héros de l'enfance, par exemple Tintin, Bécassine,
ou Tarzan ont toujours en vue de plus belles aventures que la rencontre de
l'autre sexe.
Et puis un jour, ce sujet
apprend ce que veut dire l'altérité du sexe. Les
transformations de son corps le lui annoncent, mais cela ne suffit pas. Il faut
qu'il se produise un autre événement, une violence
qu'il subit, directement par le biais d'un semblable, quelque chose
qui lui évoque vaguement une violence passée, pour comprendre
soudain que la différence des sexes l'engage dans un drame
où il est désormais engagé. Lorsqu'il était
enfant, ce n'était pas pareil. Il avait bien un pressentiment, mais
ce qui agitait son corps ne regardait que lui, même lorsqu'il jouait
avec d'autres.
Dans les
« Leçons d'introduction à la
psychanalyse » (XV, GWXI 422) Freud remarque que
« les premières phobies de situation des enfants sont
celles de l'obscurité et de la solitude ». La phobie
naît de nuit dans l'absence de reflet ou lorsque fait défaut
l'écho d'une parole – qui, elle aussi à sa
manière reflète : « Wenn jemand spricht, wird
es heller » (quand quelqu'un parle, il fait plus clair
– Leçons d'introduction à la psychanalyse XV,
GW9, 422). Dès qu'il n'a plus le support de la vision,
l'enfant peut craindre que son corps soit aspiré dans
l'obscurité et qu'il devienne alors ce que lui a toujours
demandé sa mère : son objet à elle, son phallus.
C'est la conséquence première de l'angoisse de la
castration maternelle. La solitude et l'obscurité confrontent au
vertige du vide de l'Autre et c'est dans ces circonstances
angoissantes que commencent les pratiques masturbatoires : l'onanisme
décharge l'omniprésence de cet inceste latent :
« La phobie de la solitude veut détourner la tentation
d'une onanie solitaire » écrit Freud dans
« Inhibition, symptôme, angoisse (VII.GW.XIV.158). La peur de
l'obscurité a cette conséquence bizarre de provoquer
l'érection et la masturbation. Tout se passe comme si
l'impérieuse érogénéité du pénis
ou du clitoris venait affirmer que le corps n'était pas le phallus.
La masturbation est un mouvement de résistance et de protestation. Le
corps dit non en jouant la partie contre le tout, en entamant en quelque sorte
une lutte du pénis contre le phallus. C'est une façon de
dire : « non je ne suis pas ton phallus, puisque j'ai un
pénis ». La jouissance angoissée qui en résulte
ne soulage rien, car l'orgasme est aussitôt suivi de la menace
d'une retombée dans le néant de l'identification
phallique. De sorte que la masturbation doit reprendre presque aussitôt.
Parfois effrénée,
l'excitation solitaire devient ainsi une modalité de la survie. Se
masturber, c'est plutôt masturber son double, un autre
soi-même pris dans le reflet, avec lequel la copulation engendre une chute
en abyme. Cette frénésie de l'onanisme reste ensuite souvent
une habitude de l'adulte : elle peut se prolonger en masturbation
devant le miroir, et il arrive aussi qu'elle trouve son équivalent
dans l'amour les yeux fermés qui tombe dans les bras de ce
double : un moi au carré dont les bras se referme sur rien –
en tout cas pas sur celle ou celui avec qui l'amour se fait cette
intimité.
Contrairement à ce que
le mot laisserait prévoir, l'angoisse de la castration maternelle
excite sexuellement, mais elle exclut l'altérité. Le corps
se débat contre lui-même dans une sorte de masturbation du double
qui lutte pour la survie. Pas d'altérité dans cette
excitation dont la jouissance signifie une chute en miroir. S'il y a de
l'autre, il reste tapi dans la duplicité d'un double
assassin. C'est pourtant à partir de ce reflet que va naître la
différence, si elle naît. Le narcissisme ne reconnaît que
lui-même dans cette course-poursuite avec son double, qui va se poursuivre
jusqu'à l'heure où la différence des sexes va
se découvrir. Le narcissisme ne résulte pas d'un mouvement
premier du moi ne pensant qu'à lui-même, il résulte du
désir de l'Autre (et c'est par facilité du langage
qu'on parle d'un narcissisme primordial). Le désir de
l'Autre maternel réclame ce narcissisme :
l'identification au phallus qui lui manque cloue le sujet à
l'image de son corps, objet convoité moins par lui-même que
par l'Autre.
Les théories
sexuelles infantiles cherchent à satisfaire cette demande de diverses
façons, essentiellement par les voies de la pulsion : il
s'agit de faire un avec la mère grâce à toutes les
satisfactions pulsionnelles du corps. Et lorsque l'enfant rêve
très tôt de se marier, d'harmoniser de l'homme avec de
la femme, c'est encore pour lui une façon de faire du Un. Ce
mariage de rêve des enfants ne connaît pas la différence
sexuelle, il connaît une différence des genres masculin et
féminin sans signification érotique. Sa cérémonie se
déroule toujours en blanc. Promesse qui sera trompée la nuit de
noces elle-même : le blanc vire au rouge lorsque la différence
des sexes se découvre et que le rêve de l'Un explose. Cette
découverte expérimente l'altérité la plus
redoutable : celle que chacun est d'abord pour lui-même :
elle commande, pour peu qu'elle soit regardée en face, la
reconnaissance de l'altérité dans sa plus grande
généralité. Ce n'est pas simplement que l'homme
aurait à découvrir la femme, et réciproquement. C'est
en chacun d'entre eux de la castration, de l'existence du
féminin dont il s'agit (l'homosexualité
n'invalide pas cette reconnaissance de l'altérité).
C'est sans doute à cette expérience que Lacan faisait
allusion dans la séance du huit mai 1957 de la Relation
d'objet : « Le « je » et le
« tu » ; tout démontre que ce tu est le
signifiant limite... un autre qui d'ores et déjà est en nous
sous forme de l'inconscient, mais qui vient dans notre propre
développement... un autre absolu comme siège de la
parole ».
Le sexe
métamorphose l'amour, lévite le prochain à la hauteur
d'un semblable différent, et cela grâce à la
potentialité de l'identification phallique elle-même.
Être le phallus de l'Autre, chacun l'est d'abord :
c'est là que nous naissons, identifiés au manque de la
mère, qui du coup ne manque plus de rien. Et comme notre transitivisme
nous identifie à elle, nous aussi nous l'avons. Ça,
c'est facile : garçon et fille, nous avons tout d'abord
un pénis, comme notre mère à laquelle nous le
donnons : « Je le suis, donc je l'ai ». Je
pense donc je suis, je suis donc je l'ai. C'est pourquoi les
premières théories sexuelles infantiles distribuent
généreusement le pénis aux deux genres : pas de
différence, pas d'altérité, pas de jaloux ! Tout le
monde l'est, tout le monde l'a ! Cependant, cette
répartition anatomique égalitaire ne décide pas encore de
l'usage qui va être fait de ce pénis. Il y a là une
profonde raison, qui explique pourquoi Freud a considéré que la
différence du masculin et du féminin n'était pas
faite d'abord par l'anatomie mais s'établissait en
termes d'activité ou de passivité. En ce sens, l'acte
qui correspond à la masculinité est l'érection. Car,
la possession universelle du pénis ne suffit pas pour l'avoir en
érection, état sans lequel il sert à peu de chose, fors
l'honneur.
Quel est ce chemin qui permet
d'accéder à la jouissance phallique ? Pour Freud, la
masculinité se distingue par l'activité, ou aussi bien par
le sadisme. On pense tout de suite au texte de Freud : « on bat
un enfant » qui montre une permission de l'inceste et comment
par conséquent les coups font jouir. La conséquence seconde est
immédiate : celui qui veut être maître de la jouissance
phallique doit être violent. Pour obtenir l'érection, il faut
la guerre. Dans le rapport du semblable au semblable, l'usage de la force
décide de qui se trouve du côté féminin, et qui du
côté masculin. La brutalité contre l'autre est le
premier trait de masculinité, alors que le rapport sexuel est encore
complètement méconnu. Cette activité brutale décide
du but sexuel et elle ne peut se faire sans reconnaissance d'une
altérité qu'elle fait naître. La violence instaure une
dissemblance sur le fond d'une communauté
d'appartenance : la masculinité s'impose par la lutte
sur le fond de la féminité. La virilité n'est jamais
gagnée d'avance, elle constitue une épreuve constante.
Cette première distinction de la
masculinité à but actif et de la féminité à
but passif ne résout pourtant pas un problème : comment est
fait le sexe féminin ? La nature même du sexe féminin
et son anatomie sont l'occasion d'une incertitude permanente.
L'étrangeté de l'identité féminine se
détache sur ce fond. Les genres féminins et masculin se
distinguent d'abord grâce aux oppositions du but sexuel
activité / passivité, ou encore : érection ou pas
d'érection. Et c'est encore une autre découverte que
celle de l'absence de pénis, qui se profile sur le fond de la
croyance persistante en une présence. Cette croyance énonce que
les « femmes ne sont pas faites comme tout le monde »,
sans que l'on puisse affirmer comment elles sont faites. Quand bien
même l'anatomie serait-elle vue de la manière la plus
aveuglante, elle continue de receler un mystère. Le sexe féminin
reste ainsi l'objet d'une fascination angoissée : il
annonce une altérité inquiétante dont il n'y a
pourtant pas moyen de passer, puisque c'est grâce à elle que
la virilité s'affirme. L'incrédulité concernant
le sexe féminin contamine l'ensemble de la vie psychique, non pas
latéralement ou pathologiquement, mais à titre de fondement,
puisque le refoulement originaire est commandé par l'hallucination
de la mère phallique. Combien de temps faut-il à un enfant pour
reconnaître que sa mère n'a pas de pénis ? Toute
sa vie, puisque toute sa vie il restera son enfant, qui naquit au lieu de cette
absence. Son être dépend donc de cette croyance, c'est sa
philosophie. Le doute se stratifie à partir de cette origine,
jusqu'à son déploiement dans les fantasmes de scène
primitive et de séduction. Le doute cartésien n'est que son
parent pauvre : c'est la pensée ratiocinante qui fuit
infiniment ce qu'elle doit au sexe.
Cette altérité de
l'être féminin que les garçons craignent
d'être, et que les filles n'acceptent que jusqu'à
un certain point distingue un genre de l'autre très abstraitement,
car concrètement, les garçons comme les filles rejettent le
féminin : c'est une altérité qui ne sera
reconnue qu'avec la sexualité elle-même, qui
n'était pas encore à l'ordre du jour.
Comment une altérité si
traumatisante arrive-t-elle à s'imposer dans le vert paradis de
l'enfance ? Il est vrai que l'angoisse incoercible de son
onanisme, sa jouissance épuisante et sans fin vont pousser l'enfant
à chercher des solutions pour s'en sortir. Mais ce n'est pas
suffisant : il s'y ajoute aussi ce qui se produit à la fin de
la période de latence avec la découverte brutale du traumatisme
sexuel, c'est-à-dire de la séduction subie dans
l'enfance sans que son impact se soit fait sentir avant ce moment.
À l'adolescence, la réalité physiologique du rapport
sexuel était peut-être connue, mais la jouissance que cela
représentait restait un mystère.
Tout change dans le cadre de la
rivalité pour l'amour : l'amour fait sortir le sexe de
son anonymat, il oblige à un choix contre un tiers, et mettant en jeu
l'interdit, la jouissance qui était d'abord masturbation va
prendre un autre sens. La présence du tiers est toujours implicite dans
l'amour, de même que la demande d'exclusivité, et cet
amour introduit sa dimension dans la sexualité. C'est à
l'occasion des jeux de la rivalité pour l'exclusivité
que le « deux » de la reconnaissance de l'autre va
s'établir à partir du trois, et non plus comme
c'était dans le rapport narcissique au service du un. C'est
à partir de l'exclusion de la troisième personne que le deux
de l'altérité apparaît. La jouissance sexuelle prend
alors brusquement son sens à partir de cet interdit du tiers et il ne se
découvre jamais si bien l'heure de la rivalité malheureuse
que ce sens découvre. Voir le ou la rivale l'emporter, c'est
voir ou imaginer la scène primitive, et la souffrance de cette
défaite remémore et fait comprendre la séduction
traumatisante qui a été subie dans le passé par
l'enfant. Un adulte presque toujours malgré lui, l'a
séduit sans qu'il le comprenne. Et l'adolescent ne prend
rétroactivement la mesure de ce traumatisme que lorsqu'il voit
devant lui quelqu'un qui lui ressemble en proie à cette
séduction.
Le traumatisme actuel de la
rivalité malheureuse remémore le traumatisme passé. Devant
la victoire du ou de la rivale, sa jouissance est imaginée, jouissance
qu'il ne faudrait pas, et la copulation cesse d'avoir la dimension
comique qu'elle avait pour l'enfant lorsqu'il en était
informé. La demande d'exclusivité de l'amour programme
ainsi une scénographie à trois, qui rallume le drame œdipien
d'autant plus visiblement que le ou la troisième est une personne
à laquelle l'on peut s'identifier : par le biais de ce
transitivisme, le traumatisme devient jouissif, au point que la trahison est
parfois recherchée pour elle-même, ou devient pour le moins
l'occasion d'une souffrance délicieuse, souvent
ruminée durant des années. La remémoration du traumatisme
est le plus évident lors d'une rivalité malheureuse, mais
elle est latente lors de l'expression de n'importe quelle forme de
jalousie. Elle extériorise la castration, i.e. : l'angoisse de
la féminisation qui est en quelque sorte le motif central de la
différence, de l'altérité. Le fantasme de
scène primitive, implicite dans la rivalité et la jalousie
recouvre le trauma de la séduction sexuelle par un père.
C'est parce que devant ses yeux un autre
que lui jouit, et que cette jouissance qu'il convoitait la traumatise, que
le sujet saisit brusquement, dans la souffrance, ce que le rapport à
l'autre sexe signifie. Ça le saisit brusquement sans qu'il
comprenne, mais c'est là, dans les défilés de son
enfance qu'il lui est arrivé à lui aussi cette chose
obscure, cette séduction dont il contemple aujourd'hui les effets.
Dans les Etudes sur l'hystérie, c'est lorsque Katarina
aperçoit ce que son propre père fait à une fille de son
âge, qu'elle tombe malade, puis qu'elle se souvient que son
père a tenté de faire la même chose avec elle dans le
passé, sans qu'elle comprenne ce qu'il voulait.
L'altérité
c'est le sexe, mais cette altérité ne prend effet
qu'après avoir appris à compté jusqu'à
trois. La fonction du tiers n'est pas celle du père interdicteur de
l'inceste selon les versions roses du complexe d'œdipe.
C'est celle du père du traumatisme sexuel, celle de ce père
qui a été considéré au moins une fois dans un
rêverie comme un violeur potentiel. Ce traumatisme subjectif imprime
profondément sa marque, alors qu'il ne s'est rien
passé. C'est la conséquence sexuelle de l'amour qui a
engendré la rêverie, alors qu'en même temps, cet
érotisme de l'amour est insupportable : il réclame
vengeance de la jouissance même qu'il provoque, qu'il ne
faudrait pas. C'est cette conjonction de l'amour et de la haine que
la conscience ignore et qui n'arrive à ressurgir que lorsque cela
tombe sous les yeux, lorsqu'un (ou une) semblable montre malgré lui
comme c'est : grâce à la souffrance s'actualise un
traumatisme qui est aussi une jouissance.
Il existe des traumatismes sexuels de
l'enfance ou il s'est vraiment passé quelque chose, mais ce
n'est pas de cela dont il s'agit dans le traumatisme sexuel
« subjectif ». Il s'agit de cette rêverie ou
l'amour et la haine se bousculent, s'entraînant l'un
l'autre dans une chute qui rend cet événement psychique
opaque à la conscience. « On » se sait plus qui a
désiré qui : il s'agit du désir du
père, marqué par le génitif à la fois subjectif et
objectif. Le traumatisme sexuel « subjectif » (ce
désir « du » père où l'on ne
sait plus qui a désiré qui) engendre un fantasme de meurtre du
père déchu de sa majesté paternelle par le désir. Il
n'en reste qu'une violence méconnue d'elle même,
qui coupe les jambes, qui parfois recroqueville et interrompt
l'élan vital au moment même de la vie où il est le
plus fort. C'est le trauma qui donne à la féminité sa
dimension passive. Comment penser, même fugitivement, le meurtre de celui
là même qui est désiré, et comment aussi ne pas le
penser : car s'il y avait un lieu sexuel avec le père, ce
serait un acte qui annulerait la propre naissance de l'auteur de cette
rêverie. Faire l'amour avec son propre géniteur, c'est
n'être jamais né. La dépersonnalisation du
non-né éclate le corps à l'instant de la jouissance
de ce qu'il ne faudrait pas. L'orgasme s'installe sur cette
limite, et c'est pourquoi il divise le corps : cela arrive à
quelqu'un d'autre en même temps que cela arrive et que cela
n'aurait pas dû, à un autre corps, et l'installation de
cette altérité interne civilise la dépersonnalisation.
La « scène
primitive », qui comporte trois personnages, est d'abord un
événement interne qui permet de supporter la
dépersonnalisation de l'orgasme. Une autre personne est introduite,
au sens où le corps jouissant se sépare un instant de
lui-même. En même temps qu'à une femme, l'orgasme
arrive à un autre qu'a elle-même. Et à l'homme,
cela ne lui arrive que par le biais de la femme qu'il a risqué
d'être, celle qu'il rejette dans celle qu'il aime. Cette
« petite mort » de l'amour sexuel civilise, car elle
découvre la troisième personne l'enfant maudit du symbole.
« Maudit », parce que cela ne peut pas se dire ;
« du symbole » parce que c'est loin du père,
mais grâce à lui que naît cette altérité. Aussi
primitive que la scène qui porte son nom, cette petite mort ouvre
l'accès en même temps à la jouissance sexuelle et
à l'altérité.
Le
sexe déchaîne une jalousie de principe à cause
d'elle : la « troisième personne » est
toujours déjà présente dans la division interne de la
jouissance : c'est elle qui paralyse ou autorise l'orgasme. Le
partenaire érotique est toujours déjà couplé, il est
toujours déjà gros du tiers dont l'orgasme le
dégonflera. La jalousie mine la présence et elle explose,
d'autant mieux qu'elle ne fait pas confiance à
l'orgasme. La jalousie « fait un scène » au
sens propre : ce bâti d'altérité qui colonise
à l'avance l'impersonnalité
orgastique.
L'altérité est
ainsi doublement ce que découvre la rencontre de l'autre sexe. Dans
son rapport à l'érotisme, chacun diffère de
lui-même chacun est plus grand que lui-même. L'homme
présentifie au-delà de lui ce qui, de la mort du père
s'engage dans l'acte sexuel. La femme se divise entre
elle-même et l'autre femme, celle qui la ferait mourir ou
l'empêcherait de jouir si elle était égale à
elle. La jouissance sexuelle impose cette reconnaissance de la
différence, d'ailleurs presque insupportable et aussitôt
recouverte, car n'est-il pas trop étrange que la même
personne soit à la fois elle-même et un autre, n'est-il pas
obscène qu'elle soit à la fois morte et vive ?
Ainsi, jusqu'à aujourd'hui,
cette découverte érotique de l'altérité a
presque toujours été recouverte ou mystifiée, soit par le
rejet violent de la féminité, soit par les représentations
religieuses du père, et les coercitions qu ‘elles font peser
sur la sexualité. Cependant, quelle que soit la répression
qu'il subit, l'amour sexuel engendre une reconnaissance de
l'altérité qu'aucune des autres formes de respect de
l'altérité n'égale. Peut-être est-ce au
degré de liberté des femmes que l'on peut
l'évaluer.
Pourtant
l'altérité qui vient d'être décrit semble
se limiter à la sphère étroite de la vie privée la
plus intime, puisqu'elle ne concerne même pas l'ensemble de
nos proches, mais seulement la personne souvent unique avec laquelle le couple
produit ce trois, que nous ne reconnaissons qu'avec peine. Voilà
une définition de l'altérité qui ne ressemble en rien
aux conceptions courantes ! on se demande alors ce que deviennent les
millions de gens que nous côtoyons sans le moindre érotisme !
La question de l'altérité ne se pose-t-elle donc pas avec
eux, ou bien ne les reconnaissons-nous que vaguement, à titre de
personnage du décor dans lequel nous nous déplaçons ?
Il faut plutôt comprendre que le tiers qui naît au plus intime de la
sexualité est anonyme. Ce tiers, c'est ensuite quiconque.
N'importe quelle femme incarne potentiellement l'autre femme :
son habit et son allure se transmettent de proche en proche. N'importe
quel homme porte en lui la guerre du fils contre le père, dont le conflit
construit l'édifice politique des frères.
L'altérité contamine de proche en proche les millions de nos
semblables, secrètement érotisés par ce que nous portons de
plus intime, qui nous reste aussi étranger qu'eux. Lorsque nous les
haïssons sans raison, c'est notre propre étrangeté que
nous leur prêtons.
Le rapport
sexuel engendre cette ternarité qui veut moins dire
« troisième » que différence dans la
similarité. Car ce « troisième » n'est
pas un de plus après le un et le deux. Il est inégal au un et au
deux, qui sans lui retombe l'un dans l'autre. Rapporté
à sa dimension incestueuse, ce troisième, ce n'est pas
seulement le père, car « le père » est
lui-même deux en un mort et vif.
« Troisième », c'est
l'altérité qui se dégage du chiffrage sexuel de faire
un couple avec de l'un plus un sans engendrer de l'autre, un infini
troisième qui assiste cet étrange rapport. Il contamine de proche
en proche l'ensemble des humains, dont aucune ne peut être
excepté. Chaque fois que nous regardons un autre être humain, il
tombe sous le coup de notre propre division, prend rang au regard de notre
obsession sexuelle. C'est de lui dont nous nous abritons. Sans doute ne
s'occupe-t-il pas de nous, et nous avons fermé la porte
derrière laquelle cela nous arrive, cette
étrangeté.
Le risque
intime d'une mort interne causé par le désir lui-même
engendre au même instant un vœu meurtrier à
l'égard du père. Le vœu de mort et la jouissance
sexuelle précipitent conjointement. N'est ce pas en ce sens que
Freud écrivit dans Dostoïevski et parricide que la petite
mort de l'orgasme, l'aura épileptique et le symptôme
hystérique ordinaire était porteur de mêmes
significations ? la division du corps par sa propre jouissance fait
naître une altérité, à partir de ce qui au
départ était seulement rencontre sexuelle de deux personnes, ou
plutôt de deux fois une personne, chacune isolée dans les suites de
ses rêves onanistes. Du côté féminin comme du
côté masculin, du tiers se dégage à partir du deux.
La « troisième » dégage
l'altérité de la femme, alors que du côté
masculin, le vœu de mort et sa prévisible punition débarrasse
l'homme de la figure paternelle.
Freud écrit par exemple à
propos de l'épilepsie de Dostoïevski :
« L'accès épileptique devient ainsi un
symptôme de l'hystérie qui est adapté et
modifié par elle, tout comme le déroulement sexuel
normal » ; un moment de jouissance, l'aura
hystérique précède une crise autopunitive, puisque cette
jouissance a comme condition un meurtre fantasmatique du père :
« Pendant l'aura, un moment de suprême béatitude
est vécu, qui peut très bien avoir fixé le triomphe et la
libération lors de la nouvelle de la mort, moment suivi alors
aussitôt d'une punition d'autant plus
cruelle. »