Depuis moins
d'un siècle, les sociologues, les psychiatres et les
législateurs ont considéré comme une catégorie en
soi les consommateurs réguliers de drogues assujettis à une
addiction. Pour la clarté, on peut dater l'apparition de cette
catégorie avec les premières lois dressant la liste des drogues
interdites, et des peines prises à l'encontre des utilisateurs et
de leur fournisseurs. Avant cette date, la drogue faisait normalement partie de
la vie sociale, et cela depuis la nuit des temps et dans toutes les cultures.
Après cette date, une ligne de démarcation a été
instaurée entre les drogues légales et les drogues
illégales, dont le nombre tend à s'accroître, puisque
l'alcool et le tabac s'acheminent vers des réglementations de
plus en plus strictes. La drogue illégale, c'est celle de
l'autre dieu, celle de l'autre culture, créditée
d'être restée plus humaine. Ainsi de la prise de haschich,
d'opium, de champignons hallucinogènes, toujours quelque peu
contaminée d'un mysticisme latent. Les nouvelles drogues
légales, les sédatifs, les somnifères, etc., prennent en
revanche une extension extraordinaire, bien qu'ils soient eux aussi
l'occasion d'abus et d'une addiction qui n'avoue pas
son nom.
Ce bref rappel d'une
évolution en cours ne définit pas avec pertinence un concept de
toxicomanie, même du point de vue psychiatrique et encore moins
psychanalytique. Il s'agit au mieux d'une catégorie
sociologique, sinon policière, qui permet, parmi d'autres mesures,
de criminaliser les couches de la population adonnées aux drogues
illégales. En dehors de ce contexte, le terme de
« toxicomanie » a d'autant moins de sens qu'il
est vain d'identifier un sujet à son symptôme.
Lorsqu'on a dit : « l'alcoolique »,
« l'insomniaque »,
« l'énurétique », etc.., on s'est
seulement économisé la peine de comprendre pourquoi un sujet
boit, pourquoi il ne dort pas, s'oublie dans son lit etc... Si son but est
seulement de calmer l'angoisse, le recours aux drogues concerne aussi bien
la psychose, la névrose que la perversion. Et rien ne justifie un concept
particulier pour désigner non une maladie, mais un traitement.
L'angoisse des hommes les a toujours amenés à se droguer, et
on devrait donc ne considérer la « toxicomanie » que
comme une facilité de vocabulaire adaptée aux
particularités de la société actuelle, prompte à
occulter ce qui la dérange grâce à la médecine et
à la psychologie. Seule l'existence de centres de soins
spécialisés lui donne quelque
pertinence.
Pourtant la critique de cette
catégorie en apparence superficielle de
« toxicomanie » découvre des problèmes
nouveaux qui, en retour, la fondent. Regardons mieux les conditions de son
apparition. Le Pharmakon témoigne sans doute du malaise universel
des civilisations, mais jusque récemment, il était bien
intégré dans le tissu social, c'est-à-dire religieux.
Il avait comme fonction d'endormir le conscient et de laisser parler
l'inconscient, c'est-à-dire ce qui correspondait aux
représentations religieuses de la société concernée.
Ce rôle sacré légitimait la drogue, et elle avait ensuite un
autre rôle, plus thérapeutique, celui de calmer l'angoisse
provoquée par le désir. Dans notre culture, le vin
« sang du Christ », participe au mystère de la messe,
et en ce sens l'alcool est la drogue légitime de la
chrétienté. Dans d'autres civilisations, les servants du
culte communiquent avec les mystères sacrés en utilisant
d'autres drogues, et les shamans s'initiaient aux volontés
des « esprits auxiliaires » grâce à diverses
sortes d'hallucinogènes. Forts de la familiarité ainsi
acquise avec l'inconscient, connaissance médiatisée par les
mythes de leur culture, ils se proposaient d'exorciser ceux que ce
même inconscient faisait souffrir. En conséquence de ces pratiques
sacrées, les drogues elles-mêmes acquirent la réputation de
soulager des esprits malins. Dans le même sens, les médicaments
psychotropes ne rompent pas avec les coutumes passées : outre leur
action sur les nerfs, une part de leur efficacité relève
d'une croyance en cette nouvelle religion qu'est devenue la science.
Ils ont seulement l'inconvénient d'occulter leur propre
condition d'effectuation, en laissant croire que la cause de la souffrance
est organique, alors qu'elle est psychique dans l'immense
majorité des cas. Ne pouvant se verbaliser, la souffrance psychique se
proroge ainsi, et l'intoxication médicamenteuse est
reconduite.
La légitimité
d'un Pharmakon a donc toujours été relative à
son intégration dans la sphère sacrée d'une culture,
et l'on commence à soupçonner que les psychotropes
traditionnels ont perdu leurs lettres de créance au fur et à
mesure du déclin des croyances religieuses. Cette marginalisation des
idéaux se produit dans la mesure où l'idéal
hégémonique de notre société brille par
l'absence déclarée d'idéal . Car la
« marchandise » ou le « marché »
sont le contraire d'un idéal. Non que l'idéal soit
forcément « spirituel », mais quel qu'il soit,
il se réalise grâce aux hommes qui l'accréditent en
commun (la justice, la fraternité, la liberté, par exemple) et non
par l'acquisition de biens (qui n'en est que la conséquence
éventuelle).. Ses conséquences ne sont pas seulement celles subies
par les marginaux et les précaires du monde du travail. Elles frappent
aussi, par ricochet, les autres, y compris les nantis : eux non plus ne
peuvent plus croire aux lendemains qui chantent. Une brisure intérieure
refend tout un chacun, violence à cet égard plus grande que celle
subie par les hommes du Moyen Age, qui vivaient au moins en communauté de
croyances avec leurs oppresseurs. Au contraire, le corps se défait en
même temps que le corps social lorsqu'il perd toute perspective
idéalisée de son histoire.
De
nouvelles machines à rêver ont alors été
recherchées ailleurs, dans d'autres cultures,
créditées de proposer des idéaux plus consistants. On en
prendra pour preuve le chemin qu'empruntèrent de nouvelles drogues
avant de se populariser dans notre civilisation. Cette voie a d'abord
été littéraire, initié en Angleterre par les
« Confessions d'un mangeur d'opium » de Thomas
de Quincey, traduit par Musset, suivi d'un nombre croissant d'essais
comme ceux de Baudelaire, Balzac, Gautier ou
Nerval[1]. La mode fit le reste,
d'abord dans les cercles d'écrivains, dont des psychiatres
comme Moreau de Tour ne furent pas absents. La drogue a ainsi d'abord
fonctionné en toute innocence et en toute légalité comme un
moyen d'accès à des mondes nouveaux dans un univers trop
connu. Elle a d'abord fait rêver, moins au titre de son effet
chimique que comme objet littéraire. Nombre de romans populaires prirent
ensuite pour thème la déchéance délicieuse
engendrée par la « Fée Morphine ». Le lecteur
aura d'abord été enivré par cette littérature
avant d'avoir avalé un seul grain de
Laudanum.
Cette
rupture assez récente dans le tissu traditionnel des croyances oblige
à penser un problème nouveau, qui sort du cadre de la sociologie
dans lequel la « toxicomanie » semblait se confiner. Car
l'introduction des nouvelles drogues témoigne de la marginalisation
des idéaux du moi, si importants pour le psychisme. Leur perte
d'influence va contraindre chaque sujet à se construire des
idéaux qui lui soient propre. S'il ne le fait pas, privé du
secours de la fraternité de masse, il devra affronter une angoisse
qu'il ne connaissait pas au bon vieux temps où les cieux
étaient surpeuplés. Quel était le message de ces habitants
des cieux ? Ils figuraient d'abord sous une forme inversée les
invariants de son propre inconscient, et sa subjectivité s'en
trouvait ainsi dédouanée. Son destin lui tombait dessus de
là-haut. Et en conséquence, les dieux énonçaient les
règles et les interdits d'une jouissance bien ordonnée.
On voit donc en quel sens la marginalisation
des idéaux retentit : elle découvre la difficulté des
hommes et des femmes à se rencontrer. Elle révèle la
nudité du sexe, et l'angoisse de l'être humain aux
prises avec un érotisme dont les conditions d'effectuation sont
extérieures à son corps. De sorte que le Pharmakon change
de sens. Il quitte la sphère divine et se sécularise. Il est
désormais consacré aux difficultés de la rencontre du
prochain, à ce que la sexualité recouvre de néant, devenu
condition de la jouissance. Le désir a comme condition le vide
qu'il aspire à combler et les rituels de l'idéal qui
le bordaient n'ont plus d'efficace. Il est difficile de supporter
cette proximité du vide, mais la plupart des protagonistes de notre
société y parviennent, car la dure vérité de ce
rapport n'en représente pas moins une libération. Mais cet
affrontement ne va pas sans vin, sans tabac, sans café, sans
tranquillisants, sans ces expédients nocturnes de l'angoisse
contemporaine. En contre-partie du lâcher prise des idéaux de
masse, il faut payer le prix d'une liberté nouvelle qui crée
cette angoisse légère et hypomane facilement consommatrice
d'euphorisants, propices à son errance noctambule. Dans les
églises et les armées, où l'on sait ce qu'il
faut penser, il est interdit de fumer.
En
revanche d'autres ne le supportent pas, surtout lorsqu'ils sont
confrontés, non seulement au lot commun d'une marginalisation de
l'idéal, mais plus encore, lorsque l'image même de leur
corps, sa présence au monde est remise en question au point de flotter.
Comment cela se peut-il ? Le défaut d'amour, dont chacun a
subi un jour l'épreuve, expérimente ce que
« flotter » veut dire, quand le sol lui même se
dérobe sous les pieds, pourtant alors de plomb. Le défaut
d'amour, c'est le défaut de ce qui leste la
présence : bien plus que l'ennamoration si souvent
jouée les yeux fermés, c'est le regard et la parole qui vous
assurent que vous êtes bien là où il le paraît.
L'effondrement de ce moi aimé se produit non seulement pour ceux
qui n'ont plus la force d'aimer ou d'être aimés,
mais aussi pour ceux qui sont rejetés du lien social, sans travail,
méprisés ou criminalisés. Cela leur arrive d'autant
plus violemment qu'un idéal ne leur permet pas de prendre leur mal
en patience, qu'ils n'ont plus de tribu, même petite, qui les
assure de la vérité de demain, que leur tribu s'est
réduite à celle des sans tribu, eux les hommes devenus les
négatifs de ce que voulait dire être un homme il y encore peu.
C'est alors que flotte ce corps, dont la croissance diffère de
celle des animaux, car elle dépend de l'attention qui lui est
portée. Par la suite et tout au long de sa vie, son existence
procède de sa place par rapport aux autres, qu'il s'agisse de
sa fonction sociale, aussi modeste soit-elle, ou de l'amour dont il ne
peut se passer.
La délimitation de
cette place importe, car le corps psychique est animé par la violence des
pulsions, qui le poussent vers une jouissance anéantissante au
delà d'une certaine limite. Les idéaux dont aucune
société ne s'est dispensée refoulaient ou sublimaient
cette violence : ce n'est plus le cas. Dans ce défaut, les
hommes se fabriquent encore des idéaux à la taille de leur tribu,
mais ils ne sont vraiment efficaces que lorsqu'ils prétendent
à l'universalité. Lorsque cette ligne de défense
cède aussi, reste l'amour et l'avenir de la famille, mais de
manière détournée, la foi en l'amour dépend
elle aussi des idéaux : croire en l'amour, c'est croire
en l'Homme. Le travail et l'amour semblent appartenir à des
réalités bien différentes, mais contrairement aux
apparences, l'amour ne dépend pas simplement de la sphère
privée : des contraintes sociales et des idéaux
extérieurs au couple conditionnent son
existence.[2]
Que ce soit par les voies du travail ou par
celle de l'amour, c'est du semblable dont le soulagement de la
pulsion est attendu : c'est lui que le fantasme met en scène,
c'est de lui dont on attend le soulagement de la pulsion. C'est
beaucoup lui demander ! Mais après tout, il attend le même
service, et des arrangements sont
possibles.[3] Le défaut
d'amour va inhiber l'action, défaut d'amour de
l'homme pour la femme certes, mais aussi, mise en défaut plus
générale de l'amour dans le lien social. Ce n'est pas
d'une sorte d'idylle amoureuse de la fraternité dont il
s'agit, mais de l'empêchement concret à agir subi par
des individus, par une classe, une race, une foi, un sexe :
l'interdiction de l'action signifie un rejet, d'un
défaut d'amour en ce sens.
De
sorte que, de défection en défection, le corps se confronte
à la violence de ses pulsions. La rupture des liens à autrui, qui
faisait carburer leur excès de puissance, provoque d'abord leur
rabattement sur le corps psychique, et ce dernier se confronte ensuite à
la béance qui le sépare de l'organisme. Car notre corps
psychique se greffe seulement sur notre carcasse, qu'il commande plus
ou moins bien. Notre corps psychique, c'est ce souffle qui existait
avant nous dans le désir de nos parents. C'est lui qui tire
l'organisme vers la vie, et continue de l'orienter. Toujours
en avant de lui, il affirme que demain existe.
Ainsi, lorsque
l'idéal se marginalise, il ne reste plus que cette béance
entre le corps psychique et l'organisme, source d'une angoisse sans
nom. On la comparerait à celle de celui qui entendrait constamment battre
son propre cœur, circuler son sang, claquer ses valvules, mourir à
chaque seconde des millions de ses propres cellules. Cette béance
engendre une angoisse effrayante : celle de traîner son propre
organisme. Et il faut combler ce gouffre, sous peine de tomber à chaque
seconde dans rien, et encore dans rien. Le Pharmakon a pris cette
fonction. Il a rompu avec le sacré. Il n'aide plus à
surmonter la distance qui sépare d'autrui. Dans la solitude et sans
mots, il affronte la béance du corps psychique à la chair qui le
supporte. Cette caractéristique concerne en propre le toxicomane que la
post-modernité fait naître.
Comment une telle béance peut elle non
seulement s'ouvrir, mais encore rester dans cet état ? La
pulsion, qui donne sa surface au corps psychique, oscille constamment entre
plaisir et déplaisir. Plus exactement elle pousse vers un plaisir dont
l'excès se retourne en son
contraire[4]. En effet, son but
est l'identification du corps à une totalité, au phallus, mais
si elle l'atteignait, le corps s'anéantirait. Semblable aux
électrons de la théorie quantique, la pulsion oscille constamment
entre « être » et
« néant ». Et l'on pensera qu'il
s'instaure un instant de béance entre corps psychique et organisme,
lorsque l'identification au phallus se trouve en phase
« néant ». Mais comment pourrait-elle se maintenir
dans cette ouverture ? La fixation de la pulsion en phase
« d'être » est facile à comprendre. Elle
se produit à chaque fois qu'un traumatisme entraîne sa
« fixation ». C'est ainsi que les symptômes
s'écrivent sur le corps dans l'après-coup d'un
choc psychique, par exemple une séduction sexuelle. Les êtres
humains traversent tous de tels chocs. Le traumatisme s'envisage souvent
sous un jour négatif, mais en réalité il oblige à
faire un effort de subjectivation pour le surmonter : il pousse vers une
entrée positive dans l'humanisation, dans une symptomatisation du
corps psychique sans laquelle les liens avec l'organisme restent
défaits. On en déduira a contrario à quelle
condition la béance organisme / corps psychique se maintient : ce
sera en l'absence de traumatisme. Le traumatisme fixait
« l'être » à coup de symptômes.
L'absence de traumatisme va fixer le « néant ».
Pour comprendre la production d'une
béance, on en arrive donc à une notion aussi bizarre que celle
d'un « traumatisme par absence de traumatisme ».
Toutefois, cette étrangeté disparaît si l'on
considère ce qu'elle signifie : le traumatisme par absence de
traumatisme, c'est le défaut d'intérêt des
parents pour leur enfant, le manque d'érotisation de la relation
qui implique qu'aucune occasion n'a fait germer un fantasme de
séduction[5]. Une fixation
sur la phase « néant » du mouvement pulsionnel
résulte du défaut de traumatisme sexuel, c'est-à-dire
d'un défaut d'intérêt érotique des
parents pour leur enfant, dont le corps les a laissé froid. Ce
désintérêt n'a pas d'implication structurale, il
ne décide pas si le sujet sera du côté de la psychose, de la
névrose, ou de la perversion.
On
approche ainsi d'encore un peu plus près une caractéristique
transtructurale de la toxicomanie. La stase de la libido, qui désactive
le mouvement pulsionnel, laisse en quelque sorte le sujet tomber en
lui-même, dans le trou de l'organisme qu'il traîne, dont
il faut combler la béance. Pour le dire encore plus simplement,
l'amour des parents dynamise, parce qu'il faut lui échapper,
passer de l'endogamie à l'exogamie, passer à
l'action. Privé de cet amour qu'il faut fuir, le sujet reste
en proie à l'inhibition. On isole ainsi le concept clef qui
légitime qu'on puisse parler de « toxicomanie »
autrement que comme d'un symptôme. Ce n'est pas une nouvelle
catégorie clinique, car l'inhibition qui l'engendre ne
concerne pas une structure particulière : l'inhibition
diffère complètement du
symptôme[6]. L'inhibition
procède du défaut d'amour, alors que le symptôme
témoigne des embarras du désir. L'amour et le désir
se distinguent dans leurs causes et dans leurs effets. Le symptôme fait la
structure, en revanche l'inhibition est transtructurale, et un sujet
s'adonnera peu ou prou à une drogue pour la surmonter. Qui ne
constate qu'il lui faut parfois prendre un verre, ou fumer une cigarette,
afin d'avoir le courage d'agir ? Lorsqu'un homme parle
à une femme et la désire, il peut éprouver en même
temps une forte envie de boire ou de fumer (dans certaines occasions, son
émotion est telle qu'à dire vrai, il pourrait même
fumer du foin).