Il s'agit ici de l'histoire d'une institution psychanalytique et de différents
groupes qui la constituent à un moment donné, de ce qui s'y
dit. Elle est exemplaire, en ceci qu'il s'agit avant tout d'une crise et que
ce qui la détermine porte bien au-delà de la psychanalyse ou
de l'institution qui se trouve en être garante. Comme histoire d'une
crise, elle nous intéresse de près, pour nous éclaircir
quant à celle que nous traversons, que depuis longtemps nous ne cessons
de traverser. C'est une histoire où tous ont quelque raison, tout en
prétendant l'avoir toute, tout en ayant quelque tort. C'est une histoire
où chacun entend faire de son mieux, ce en quoi souvent il réussit,
mais en faisant aussi le pire. Elle a été appelée histoire
du conflit Freud-Klein, mais c'est une dénomination qui ne me convient
pas, car elle impose une compréhension prédéterminée
de la lecture qui sera faite de l'histoire, compréhension qui me semble
tendancieuse.
Il n'y a jamais eu de conflit personnel entre Sigmund Freud et Melanie Klein
et les défis théoriques que les thèses de l'une ont représentés
pour l'autre, tout comme les solutions qu'il leur trouve, restent à
étudier. Parmi ces défis, ceux relatifs à la constitution
du surmoi, telle qu'elle est élaborée dans Le malaise dans
la culture, ne furent pas les moindres. Freud y reconnaît
sans difficulté l'apport de l'« école anglaise »
et, particulièrement, de Melanie Klein, en admettant que ses nouvelles
thèses complètent heureusement les siennes propres, anciennes,
et en proposant une discussion plutôt confuse de leurs rapports [2].
Le conflit entre Anna et Melanie lors de ces controverses a été
plutôt discret ou, du moins, assez retenu. En fait, pour l'essentiel,
ce conflit a eu lieu longtemps avant, après la publication par Anna
de son livre sur la psychanalyse d'enfants, reçu par des violentes
critiques de Melanie. Par ailleurs, Freud a fait promettre à sa fille,
sinon aux viennois, qu'ils ne troubleraient en aucune manière le jeu
institutionnel psychanalytique anglais.
En revanche, un conflit extrêmement dur se produit entre Melanie Klein
et Edward Glover, entraînant leur entourage selon des intensités
variables. Le conflit entre Melitta Schmideberg, alors en analyse avec Glover,
et sa mère, Melanie, est d'une grande cruauté de part et d'autre,
mais Susan Isaacs, Paula Heimann ou Joan Riviere ne semblent pas y avoir pris
part de manière significative.
En outre, à l'intérieur de ces grandes explosions, d'autres,
plus petites et localisées se produisent, comme le heurt entre Walter
Schmideberg et Susan Isaacs, mais des rapprochements bien plus intimes que
l'on n'aurait pu le croire se révèlent aussi. Quels rêves
romantiques d'amitié se sont-ils emparés de deux élèves
de Melanie Klein amenant l'une à réécrire un concept
théorique, transformant le fantasme en phantasme, de manière
à y faire figurer les initiales du nom de l'autre, tout en pouvant
se justifier d’une germanisation du mot anglais, alors même que
les deux se préparent en même temps à signer, la main
dans la main, un texte sur la régression ?
Edward Glover est à l'époque vice-président de la Société
Britannique de Psychanalyse et il rêve, en devenant son président,
de remplacer Jones. A ce titre, il se veut protecteur du dogme psychanalytique.
Il se veut freudien et sans doute il l'est, à beaucoup d'égards.
Il soutient certains aspects de la première topique freudienne et il
insiste sur l'approche métapsychologique des problèmes abordés,
ce que négligent les kleiniens. Ses critiques de leurs thèses
sont correctes à l'occasion, mais lorsqu'il dénonce leur déviation
par rapport à la psychanalyse freudienne, il obéit aux modèles
politiques et culturels dont il dispose, qui parlent aussi de déviationnisme,
de fractionnisme, de trahison, mots d'une idéologie particulière,
identifiés au modèle de la lutte entre Staline et Trotsky. Glover
se veut peut-être comme le très stalinien gardien d’un
ordre psychanalytique à ses yeux attaqué par une Melanie Klein
trotskiste, qu’il souhaite excommunier et tuer dans son enseignement.
A l’époque de ces controverses, le monde s’effraie encore
de l’assassinat des trotskistes par les stalinistes pendant la guerre
d’Espagne. Ces crimes aboutiront au meurtre de Trotsky en 1940. Le culte
de Staline remplace l’effroi comme une traînée de poudre.
Les mots d'ordre dont Glover fait usage appartiennent à un champ idéologique
précis, mais les procédés liés à ce champ
ne lui sont pas exclusifs. Une comparaison rapide entre le texte présenté
par Susan Isaacs lors de ces débats de la Société Britannique
de Psychanalyse et ce même texte tel qu'il apparaît dans Développements
de la psychanalyse se révèle surprenante. Dans cette version
tardive, le nom de Glover a été effacé. De même,
Melanie Klein procède à des montages de citations de Freud dont
l'une des conséquences est l'effacement du nom d'Anna Freud [3].
Melanie Klein aussi se veut freudienne et sans doute elle l'est, à
beaucoup d'égards. Dans sa manière de prendre à bras
le corps la question de la sexualité ou dans son insistance sur une
origine archaïque, dans son effort pour rendre clair ce que Freud si
souvent qualifie de brumeux. Elle n'a pas de modèle politique ou culturel
précis, sinon la cohérence entre ses idées et celles
de l'histoire de la psychanalyse telle qu'elle la connaît, ce qui la
rend particulièrement claire et précise, contrairement à
Glover.
Anna Freud, elle aussi, est freudienne, et il faut une touche de délire
vindicatif pour affirmer qu'elle ne l'est pas. D'abord, au sens théorique,
tout comme les autres. Elle poursuit la théorie de son père
là où il l'a laissée avec la deuxième topique.
Elle le fait sans doute d'après ses conseils et ses orientations. Elle
soutient Glover à l'occasion, mais jamais de manière systématique
et elle finit par faire des choix qui s'opposent à ceux de son ami,
tout en étant attentive à prendre conseil auprès de lui.
Elle se retire de la vie institutionnelle pendant un certain temps, peut-être
envisage-t-elle vaguement la constitution de deux institutions psychanalytiques
distinctes, possibilité qui plane sur tous les esprits à l'époque.
Elle se consacre au travail clinique, à la formation d'analystes d'enfants
et aux enfants rescapés des camps de concentration, avant de reprendre
ses fonctions didactiques officielles. Elle est la seule dans sa famille à
représenter le nom de Freud dans le milieux analytique : son frère,
Ernst, ne se manifeste pas avant quelque temps. Très probablement elle
partage avec Melanie Klein un certain nombre d'idéaux culturels, dus
à leur appartenance à la communauté juive.
Quoiqu'il en soit des prises de position effectives de ces deux femmes entre
1941 et 1945, l'enjeu principal des controverses n'est pas le débat
entre Anna Freud et Melanie Klein et même si un projet et un fantasme
d'excommunication de celle-ci plane dans tous les esprits, Anna Freud ne semble
jamais y jouer un rôle important, préférant se retirer
des débats elle-même [4].
Affirmer que lors des " Controversial Discussions " la vie
scientifique de la Société Britannique de Psychanalyse est dominée
par le conflit entre ces deux femmes immédiatement après avoir
signalé les rôles qui y jouèrent Glover et Melitta Schmideberg,
comme le fait Hanna Segal, correspond non seulement à une lecture rapide
de ces controverses mais aussi à un contresens évident [5].
Il est correct de prétendre que dans ces divergences se joue une certaine
rivalité entre sœurs, disons, entre une fille légitime
préférée et une fille mal-aimée, qui veut se faire
adopter. Il est correct de prétendre que si l'une a un père
célèbre, elle n'a pas d'enfants, alors que l'autre, orpheline
de père relativement tôt, a suffisamment procréé.
Mais Anna Freud n'a strictement aucune raison d'entrer en rivalité
sororale avec Melanie Klein par rapport au père. On a pu affirmer que
toute l'histoire de la crise de l'institution britannique responsable de la
transmission de la psychanalyse peut se résumer en une seule question
: qui d'entre nous est l'enfant préféré de Freud ?
Toutes ces thèses sont correctes et ont été soutenues.
Cependant, elles n'épuisent pas l'histoire, si tant est qu'il soit
possible de l'épuiser. Autrement redoutable, car bien plus inconsciente,
est la rivalité sororale entre Anna Freud et Melanie Klein par rapport
à la mère, ainsi que la rivalité fraternelle entre Edward
Glover et Melanie Klein par rapport à leurs frères et leurs
filles. En effet, Edward, son frère James, et Melanie ont été
tous trois en analyse avec Karl Abraham, quasiment en même temps. La
mort de James, analyste comme Edward, n'a pas été moins douloureuse
pour son frère que ne l’a été, pour Melanie, la
mort de son propre frère, qui se voulait poète pour sa sœur,
bien longtemps avant. Edward et Melanie ont aussi enduré la blessure
du malheur de leurs enfants. L'un se voit dans l'autre, sans se reconnaître.
Il n'y a pas de plus grande haine que celle puisée aux sources du narcissisme.
Melitta et Glover approchent une étincelle d'un tonneau de poudre lorsqu'ils
décident d'entreprendre une analyse. En effet, la violence entre l'analyste
et la mère n'est pas antérieure à cette décision,
mais postérieure : la fraternité devient incestueuse et
mortifère, jouant sur les morts. Là encore Melanie Klein a un
avantage sur son rival et sur la position d'accusateur qu'il occupe, puisque
au moins ses fantasmes homosexuels sont écartés lors de sa prise
de position incestueuse à l'égard de son frère.
Quant à l'élaboration théorique, il est sans doute juste
de considérer Melanie Klein comme un précurseur de Jacques Lacan,
en ceci qu'elle a été la première à réactualiser
« le sens d'une œuvre à distance de son auteur, en créant
la sienne propre » [6].
L'histoire de la crise de la psychanalyse britannique présente les
signes avant coureurs de ce qui se produira autrement en France. L'évitement
d'une scission imaginée implique sa réapparition à distance.
Dans ce sens, le nom qui convient le mieux pour cette histoire est donc simplement
celui de « histoire de la crise ».
Nous pourrions nous contenter de désigner ce moment particulier de
l'histoire du mouvement psychanalytique comme étant celui des Grandes
Controverses. Outre que cette désignation a l'inconvénient de
magnifier l'épisode – ce ne sont en rien des débats aussi
étendus que ceux de Freud avec Jung, par exemple –, cette désignation
a déjà servi à une compréhension très particulière
des controverses, où elles apparaissent comme « dominées
par les femmes » [7].
Sans nier leur importance, cette conception est pour le moins curieuse, vu
ceux qui ont su dénouer cette crise, en proposer une analyse acceptable
et vu les conditions même de ce dénouement.
Ce changement de dénomination porte un intérêt théorique
et pratique. Lorsqu'il nous est dit qu'il s'agit des controverses Freud-Klein,
nous sommes maintenus dans une illusion, qui vise au renforcement d'une idéologie
et d'une politique psychanalytique précise. Lorsque je dis qu'il s'agit
de l'histoire d'une crise, j'essaye aussi d'attirer l’attention sur
les enjeux idéologiques et politiques de cette crise, car la science
n'y est qu'un « noyau de vérité ». Ces noyaux
sont souvent déterminants, mais encore faut-il préciser dans
quel sens ils le sont ou dans quel sens se produit leur mode de travail pour
le devenir. Il est difficile de savoir si la science en débat n’épouse
pas la forme des idéologies qui l'enrobent ou des politiques qui les
gouvernent, dans cette crise comme dans toutes les autres.
Une trentaine de personnes sont impliquées au le plus vif de cette
histoire, vingt-huit plus exactement. Parmi elles, quinze sont d'origine britannique
et treize donc d'origine étrangère. Parmi les étrangers,
cinq sont autrichiens, quatre allemands, deux hongrois, un nord-américain
et un canadien. Presque tous sont venus en Angleterre dans une situation plus
ou moins catastrophique, fuyant des situations assez difficiles. Melanie Klein
est de ceux-là, bien qu'elle soit arrivée longtemps avant les
autres, à une époque où l'accueil des étrangers
était plus favorable. Sa qualité d'étrangère naturalisée
constitue l'assise de son ambiguïté envers la réception
des nouveaux venus, ce qui apparaît clairement dans sa correspondance
avec Jones.
Cette distribution purement statistique brouille pourtant la compréhension
des choses. Car les anglais ont un rapport très personnel avec l'étranger,
sinon avec les étrangers. Parmi la quinzaine d'anglais, cinq seulement
ont une expérience très limitée, ayant eu une formation
analytique fondamentalement britannique, ce qui ne les met pas moins dans
une position particulière au sujet de la question de l'étranger.
Winnicott, par exemple, dont l’analyste est Joan Rivière et dont
la femme suit une analyse avec Melanie Klein, est lui-même l’analyste
d’Eric, plus jeune fils de Melanie. Les relations fantasmatiques à
caractère incestueux ne se limitent pas à celles existant entre
Glover et Melanie ou Melitta.
Deux autres analystes ont une expérience assez anglaise de l'étranger,
entièrement en dehors du monde analytique : Joan Riviere, qui partit,
comme il se doit, en Allemagne apprendre l'allemand et qui seulement plus
tard est venue à une analyse avec Freud, après en avoir suivi
une avec Jones, et John Rickman, qui a participé en Russie de la première
guerre mondiale, avant d'entreprendre une analyse avec Freud.
Parmi les anglais donc dix ont une formation analytique à l'étranger,
dans une langue étrangère, avec Freud, Abraham, Ferenczi, Sachs
ou d'autres. Il est très clair que la crise qu'ils traversent est fortement
marquée d'enjeux transférentiels. Certains le reconnaissent,
sans que cela change le cours des choses. Certains des participants à
cette crise se réclament du transfert à haute voix, comme Walter
Schmideberg à propos de ses liens avec Freud, sans que pour autant
sa participation aux débats ou les preuves qu'il donne de sa compréhension
des enjeux théoriques soient particulièrement convaincantes.
D'autres encore ne veulent rien en savoir.
Les analystes étrangers ne le sont pas tous au même titre. Anna
Freud est une jeune femme de bonne famille viennoise. Elle sait à qui
s'adresser et elle ne s'adresse jamais à n'importe qui, elle ne s'adresse
jamais aux seconds rôles des champs théoriques autres que le
sien. Melanie Klein, pour sa part, est comme un juif errant entre Vienne,
Budapest, Berlin et Londres, mère de famille déchirée
entre la banalité d'une vie de ménagère et l'illumination
de l'expérience psychanalytique, aux accents parfois mystiques.
Très tôt Anna Freud décide d’apprendre l’anglais
de manière à pouvoir l’utiliser couramment, Melanie Klein
ne l'a jamais appris ou bien elle a dû l'apprendre sur le tas. Ses textes
sont traduits par Alix Strachey, au départ. Mais Melanie Klein est
bien établie en Angleterre, et bien ancrée dans la psychanalyse,
quand Anna Freud vient. C'est du bout des lèvres qu'elle accepte l'accueil
par Jones de la famille Freud et elle souhaite ouvertement le départ
vers l'USA des autrichiens ou des allemands qui ne partagent pas ses thèses.
Les étrangers ne sont pas toujours accueillants avec leurs semblables.
Melanie Klein reçoit Anna Freud comme une intruse, comme une étrangère,
plus étrangère qu'elle ne l'est elle-même, pourtant maîtrisant
mieux qu'elle la langue, et héritière de Freud. Les éditeurs
britanniques de ces débats, sensibles aux conséquences psychiques
de l'immigration, se limitent aux immigrés récents, négligeant
les problèmes similaires, sinon plus graves, des immigrés d'ancienne
date. Dans l’appréciation de cette crise, comme dans celle de
toute autre crise, ce ne sont pas les immigrés de fraîche date
qui éprouvent toujours le plus de difficultés : ceux de
longue date en éprouvent d’autres, souvent plus redoutables,
surtout lorsqu’ils cherchent à correspondre davantage que les
nationaux à ce qu’ils pensent être leur nouveau « nationalisme ».
Une bonne partie des textes de Melanie Klein a été écrite
d'abord en allemand et revue par elle dans leur traduction anglaise. Or, cette
traduction les modifie et les traducteurs français ne se référent
jamais aux originaux , ayant pris le texte anglais comme source. Ils ont travaillé
singulièrement les textes de Melanie Klein, en les rendant clairs.
Je prends un exemple frappant. Ils traduisent par nourrisson, bébé
ou petit enfant, probablement avec son accord, là où le plus
souvent Melanie Klein emploie le terme infans. Les traducteurs français
de Melanie Klein ne le signalent jamais. Ce terme est plus courant en anglais
qu'il ne l'est en français, mais il n'est pas d'un usage quotidien
même dans la pratique d'un pédiatre. Il figure cependant au dictionnaire,
alors que le terme français n'y figure plus, même s'il existe.
Dès 1954, pourtant, Pontalis signale son hésitation à
traduire infans par nourrisson [8].
Récemment, ce terme d'infans a connu un regain d'intérêt.
Piera Aulagnier s’en sert abondamment, par exemple [9].
Je rappelle qu'infans signifie « celui qui ne parle pas ».
C'est dans le contexte langagier que je viens d'évoquer que Melanie
Klein écrit sur ceux qui ne parlent pas.
J.-M. Petot a remarqué, avec beaucoup de précision, ces problèmes.
Les traductions françaises sont claires et précises, écrit-il,
lorsqu'on les compare à leur version anglaise, mais cette dernière
« s'écarte souvent notablement de l'allemand, et de ce fait
les textes dont nous disposons en langue française se révèlent
souvent difficiles à utiliser dans le cadre serré de l'appareil
notionnel de Melanie Klein, en tant qu'il est supporté par un vocabulaire
généralement précis, et chargé en allemand de
connotations multiples qui s'évanouissent dans la meilleure des traductions
[10].»
Nicolas Abraham et Maria Torok ont raison d'écrire que les débats
qui eurent lieu pendant cette crise de la psychanalyse britannique « ne
furent qu'un interminable dialogue de sourds ». Ajoutons qu'il s'agit
de discussions entre des sourds-muets, tenues par des gens qui ne peuvent
pas animer leurs discours de toutes les nuances issues des choses les plus
intimes les concernant [11]. C'est
Glover qui s'épuise à vouloir présenter comme débat
ce qui pour les kleiniens n'est qu'une occasion d'exposer leurs thèses.
Une édition critique des œuvres de Melanie Klein serait nécessaire
qui laisserait claire la langue d'origine de ses textes et les diverses versions
disponibles. Cela permettrait de bien évaluer l'extension des problèmes
posés par son anglais, de bien comprendre la part de rhétorique
présente dans ses élaborations théoriques, certaines
très riches et révolutionnaires, mais tissées dans une
étoffe absolument idéologique, caractère qui se manifeste
d'emblée dans sa manière d'organiser le monde selon un clivage
entre le « bon » et le « mauvais ».
Les concepts de Melanie Klein ont une fâcheuse tendance à se
comporter comme des mots d'ordre. Son anglais est souvent lourd, répétitif,
confus.
Je pense que l’intérêt d’une édition critique
n’est pas d’accabler ou d’accuser encore, mais de permettre
de bien comprendre comment la rhétorique et l'idéologie dominent
toujours débats et divergences, les plus scientifiques et théoriques
soient-elles.
Lorsque trop souvent il est question de la mauvaise qualité de la langue
anglaise en psychanalyse, un formidable oubli se produit. L'anglais psychanalytique
est une langue en très grande partie façonnée par l'allemand,
et par un allemand bien particulier. L'anglais de Paula Heimann ou de Kate
Friedlander est certes aride, mais l'anglais psychanalytique est surtout celui
de Melanie Klein, travaillé par un allemand déchiré entre
Vienne, Budapest et Berlin. Cet anglais là souffre de toutes les souffrances
de celle qui l'emploie. Elle a un accent « atroce », écrit
Alix à son mari James Strachey. Lorsqu’elle vient faire ses premières
conférences à Londres, Jones se fait du souci pour son anglais.
Grosskurth écrit : « Son problème n’était
pas simplement de s’exprimer clairement ou d’arriver à
maîtriser une langue qui n’était pas sa langue maternelle »,
mais aussi que « la structure linéaire du langage ne permet
de décrire que de manière séquentielle des impulsions
contradictoires ». Encore en 1958, sa voix porte un « fort
accent germanique » [12].
Si Melanie Klein avait pu accepter l’aide d’Alix Strachey pour
la traduire, plus tard, plus sûre, quand Jones lui propose de corriger
son anglais pour le rendre plus clair, elle répond : « Ce
serait clair, mais ce ne serait plus moi [13].»
Il est difficile d’accorder un sens unique à cette phrase. Référence
aux tourbillonnements de son âme, accentuation démesurée
de son propre moi, croyance à la possibilité de maîtriser
l’anglais comme une deuxième langue maternelle ? Ces possibilités
sont présentes, alors que nul ne peut prétendre maîtriser
une langue, fut-elle sa véritable langue maternelle, et que la possibilité
de l’envol de la psychanalyse se niche dans l’interstice entre
langue et expérience, l’un des interstices fondamentaux à
l’exercice de cette discipline.
La torture infligée à l’anglais par Melanie est pourtant
acceptée par ceux qui l’entendent pour deux raisons au moins :
d'une part, elle véhicule quelque chose d'extrêmement intéressant
dans l'histoire des idées et des thèmes de la psychanalyse,
quelque chose d'absolument radical dans ce domaine, une conception de la sexualité
foncièrement baroque, qui va jusqu'à ébranler les thèses
de Freud sur ce sujet, beaucoup plus romantiques quant à elles. Mais,
d'autre part, surtout, cette douleur de la langue est aussi une douleur proprement
britannique. L'anglais de Glover est un anglais déformé par
l'allemand, par tout ce que lui était resté de son analyse avec
Abraham, par tout le trouble de ses relations avec son frère. Cet anglais
tiraillé de Glover est mis sous haute tension lorsqu'il entre en contact
avec l'anglais torturé de Melitta Schmideberg.
A titre de comparaison, et pour bien souligner la souffrance de la langue
de Glover, nous la comparerons avec l'élégance de l'anglais
de Strachey, qui ne semble pas avoir souffert de son contact avec l'allemand
de Freud. Aussi avec la simplicité de la langue de Winnicott ou avec
la clarté de Sylvia Payne, analysée par Hans Sachs et James
Glover, frère d'Edward, à qui elle succéderait dans la
hiérarchie de la Société Britannique de Psychanalyse.
L'allemand qui vient façonner l'anglais est, lui aussi, une langue
torturée, persécutée par le nazisme, marquée par
le nazisme. Melitta Schmideberg suggère le rapprochement entre les
thèses de sa mère et les thèses nazies. Les initiales
du nom de sa mère sont les mêmes que celles du livre de combat
des nazis : Mein Kampf. Les vocabulaires militaire et guerrier sont
très présents dans tous ces débats qui se déroulent,
ne l'oublions pas, sous les bombes allemandes. Il s'agit d'attaques et de
défenses, de repérages, de postes avancés, de lignes
de retraite, de contre-offensives plutôt que de contre-investissements.
Nous disposons d’une saisissante description de la langue allemande
de ces années là : « C’étaient des
lambeaux de phrase, des mots, des exclamations, » partout. Des « mots
noirs, imprimés, morts... ». Et, encore : « Ce
qui se produisait d’abord... c’était un rétrécissement
généralisé de la volonté de porter soi-même
un verdict. Il y avait une invasion de décisions fortes, inexorables,
qui ne permettaient pas le plus léger doute. Ce qui avait été,
une fois, décrété par cette instance supérieure,
était une cause entendue ; il aurait paru outrecuidant d’aller
vérifier soi-même [14]. »
Plus tard, dans d’autres systèmes totalitaires, la langue allait
prendre toujours ces caractéristiques là.
J'avance donc ceci : la crise de la psychanalyse anglaise correspond
à une violente crise de la langue anglaise et des langues en général.
Ce n'est peut-être pas pleinement une crise au sens linguistique, au
sens, par exemple, de la crise du latin au moment où Dante écrit
à propos Du parler en langue vulgaire ou, plus tard en France,
la querelle des Anciens et des Modernes. Ce n'est peut-être pas une
crise qui atteint la structure des langues concernées, mais c'est une
crise qui affecte l'ensemble des dispositifs langagiers constitués.
Elle n'est pas non plus localisée au domaine de la langue psychanalytique.
Elle se dissémine à tous les niveaux de la langue, partout.
La belle et fragile langue de la fin du siècle précèdent
est pour longtemps remplacée par une autre langue dont certaines des
principales sources sont les mots d'ordres, les commandements, les hurlements,
les idéologies et les exercices de rhétorique qui prendront
leur essor entre les deux grandes guerres, pour commencer à s'écrouler
enfin de nos jours.
Parfois un auteur comme Friedlander semble avoir l'intuition des rapports
entre la crise et les difficultés de traduction, mais cette intuition
ne peut ni se généraliser ni se formuler clairement, sous une
forme réfléchie et conceptuelle. Elle est donc écrasée
par la violence des discussions. C'est peut-être aussi ce dont se souvient
Anna Freud bien des années plus tard, à la mort de James Strachey,
lorsqu'elle écrit : « Ce qui est naturel pour un auteur
de langue allemande, allusions, analogies, imagerie, etc., est trop fleuri
et inacceptable pour le lecteur anglais ; à l'inverse ce qui se
donne comme expression précise en anglais, frappe l'allemand par son
aridité. » Elle poursuit : « Il y a encore
les nuances d'expression locale, qui troublent tout étranger qui aurait
appris la langue selon un autre usage local. » Elle donne en exemple
les différences entre les expressions du nord et du sud de l'Allemagne
[15]. Ces nuances éloignent
encore plus entre elles les langues parlées à Berlin, à
Vienne et à Budapest.
Ce ne sont pas seulement les mots russes ou allemands qui envahissent l'Angleterre
bien avant les bombardiers : dans une certaine mesure les anglais ne
peuvent faire autrement que de rêver à la discipline des ennemis.
Elias Canneti, dans son formidable Masse et puissance, affirme qu'à
l'origine, le mot slogan, remis en circulation en Angleterre pendant
l'époque la plus dure de la résistance aux bombardements allemands,
désigne à l’origine, en Haute Écosse, un cri de
ralliement de l’armée des morts qui reviennent à la vie
[16].
La violence que subissent alors les langues correspond à la violence
que subissent les peuples. Et l'on s'attend au pire. Le lexique kleinien correspond
aussi à cette attente et d'une manière générale
les débats subissent l'empreinte de cette tension. Mais, d’autre
part, la crise de la psychanalyse anglaise correspond aussi à un effort
de métaphorisation de la crise que traverse le monde. Ceux qui y participent
déploient toutes leurs forces pour survivre à leurs craintes,
créant ainsi les moyens qui leur sont nécessaires. Paradoxalement,
la querelle institutionnelle peut faire partie de ces moyens. En psychanalyse,
la querelle et les exclusions institutionnelles sont des défenses contre
les mouvements du monde.
Nicolas Abraham et Maria Torok Incidences de la guerre sur la crise ont
eu
également raison de dire que dès le début de la guerre,
et peut-être même bien avant, tout du moins pour Glover, les
enjeux sont clairs. Il s'agit d'exclure Melanie Klein et les kleiniens,
sinon de l'institution psychanalytique, du moins de ses organes d'enseignement
et de formation. Il s'agit de stigmatiser sa théorie. Pour cela,
il compte jouer sur les divisions entre les analystes « continentaux »
et sur l'union des britanniques. En effet, au début des débats
il reçoit une lettre de Strachey qui l'encourage dans ce sens, puisqu'elle
parle de la tranquillité britannique perturbée par tous les
étrangers du « continent ».
Mais d'autres facteurs étaient en jeu que Glover semble négliger,
du point de vue de ses ambitions institutionnelles, mais qu’il a remarquablement
réglé, du point de vue du fantasme de ceux qui échouent
devant le succès, selon le titre de l’étude de Freud,
car l'issue de la crise pour Glover, qui souhaite une excommunication, sera
finalement de s'excommunier.
Ces facteurs négligés ont trait à la guerre. Sous les
bombes, ceux qui se trouvent à Londres ont trois solutions possibles :
ils s'engagent dans l'armée ou dans une autre organisation visant l'effort
de guerre et luttent pour leur pays ; ou ils luttent là où ils
se trouvent, en essayant de garder l'essentiel de leur pratique des temps
de paix et en considérant que c'est en cela que réside leur
participation à l'effort de guerre commun ; ou bien ils partent à
la campagne, ils s'enfuient, solution qui n'est pas permise aux réfugiés,
limités dans leurs déplacements par les restrictions imposées
aux étrangers. Ce sont les seules solutions dans toute crise.
Melanie Klein est dans une situation particulière. Elle est étrangère,
mais elle a été naturalisée anglaise. Donc les limitations
imposées aux autres ne s'appliquent pas à elle. Elle n'était
pas non plus venue en Angleterre comme les autres, elle ne fuyait pas les
mêmes menaces, les mêmes dangers. Dans la crainte des bombardements,
elle part à la campagne.
Je suis enclin à croire que le bruit des bombes est pour elle métaphorique.
Elle fuit des morts ou des deuils qui la talonnent de près depuis son
enfance : du décès d'une sœur aînée jusqu'au
décès, pour elle dramatique, d'un frère aîné,
en passant par la mort relativement précoce de son père après
une longue période de déclin de ses facultés, et, beaucoup
plus tard, par le départ au loin, vers la fin 1933, d'un homme aimé.
L'aboutissement de ses peines de l'époque sera la mort de son fils
en avril 1934. Peu après, elle lira sa contribution à l'étude
de la genèse des états maniaco-dépressifs au congrès
psychanalytique international.
Il y a ici un point que je veux soulever. Le rapprochement entre ces événements
a été souligné à diverses reprises. Le caractère
accidentel de la mort de Hans a été questionné. Cependant,
un autre événement n'a jamais été rapproché
de ceux qui se sont précipités dans la vie de Melanie Klein
pendant cette période et de la production de ce texte. Il s'agit de
l'obtention de sa nationalité anglaise en juin 1934. Même s'il
s'agissait d'un troisième changement de nationalité, celui-ci
a été le seul de son fait.
Or, une naturalisation est une longue démarche, tout comme celle de
la maturation inconsciente d'un texte. Nous pouvons concevoir que l'un et
l'autre étaient bien plus liés que ne l'étaient ce texte
et les autres événements. La naturalisation de Melanie Klein,
avec la violence de sentiments extrêmement mortifiants et mortifères
impliqués en toute perte d'une nationalité, fût-ce en
échange d'une autre, plus avantageuse d'un point de vue administratif,
aurait jeté son ombre sur ses expériences de l’époque
et sur son remaniement d'anciennes douleurs qui réapparaissaient alors.
Un texte, en général, par sa nature même, est bien plus
intimement lié à la possibilité de symbolisation de la
mort qu'à la réalité de la mort. Cette naturalisation
étant préparée de longue date, elle aurait pu jouer un
rôle dans les déterminations inconscientes de la mort de Hans,
car selon l'équivalence entre la perte de la nationalité et
la mort, il s'agissait bien pour la famille Klein de la circulation de signifiants
liés aux fantasmes relatifs à cette expérience ultime.
Le changement de nom étant intimement lié au changement de nationalité,
celle-ci n'aurait pas été non plus étrangère à
l'anglicisation du nom du deuxième fils de Melanie Klein, intervenue
trois années plus tard, qui le faisait devenir Eric Clyne. Même
si cette démarche obéissait aux conseils d'un ami de la famille
et si elle visait à dissimuler une origine juive, il fallait encore
croire que cette identité était vraiment menacée et décider
de se protéger de cette manière. Désormais le nom d'Arthur
Evans, père des enfants et mari de Melanie, s'effaçait et, avec
lui, d'autres noms. La démarche de changement de nom est en tout point
opposé à celle de la fille de Freud, restée célibataire,
parmi d'autres raisons, pour garder le nom de son père. Adolescente,
c’était du nom d’annafreud qu’elle signait le sien.
La mort talonne chacun des membres de cette crise, mais différemment.
Melitta, par exemple, reste à Londres et avec Glover, son analyste,
elle maintient en fonctionnement la London Clinic of Psycho-Analysis,
tout comme reste Anna Freud, qui prolonge à Londres son expérience
avec les enfants juifs de Vienne et créé la Hampstead War
Nurseries. De leur point de vue, ils forment le noyau dur de la psychanalyse
anglaise sous les bombes allemandes.
D'autres, comme Rickman et Bowlby, se considèrent eux-mêmes comme
le fer de lance psychanalytique dans la violence des conflits du monde. Ils
se sont engagés dans la guerre.
Lorsque Melanie Klein rentre à Londres, ce n'est pas un banal retour,
mais la réactivation de tous les retours imaginés, après
toutes les morts intervenues. Ce retour mobilise les douleurs liées
à l'exil. Immédiatement les thèmes de la trahison, du
devoir accompli, du courage nécessaire et d'autres similaires sont
présents dans les réunions. Ceux qui étaient partis sont
soupçonnés. Le mérite de ceux qui avaient poursuivi leur
exercice de la psychanalyse est comparé à celui de ceux qui
avaient intégré l'Armée et qui donc se considéraient
comme des combattants, et ce d'autant plus qu'ils avaient déjà
participé à d’autres guerres. Peut-être cette crise
de la psychanalyse anglaise ne se serait-elle pas cristallisée à
ce point s'il n'y avait pas eu, pour tant de participants, l'exil et le retour
d'exil, avec l'ensemble de fantasmes et de sentiments qui les accompagnent.
Et c'est un fait qu'elle n'aurait pas épousé une telle violence
si elle n'avait pas été alimentée par l'arrivée
massive des étrangers « continentaux », due elle-même
à la guerre.
Il y a une dimension du retour d'exil qui est toujours négligée,
au profit de son idéalisation, alors qu'elle est pourtant bien indiquée
dans le mythe d'Ulysse et dans la légende du fils prodigue : le
retour se fait dans la violence, il ne peut pas se faire autrement. Le retour
d'Ulysse, parsemé d'émerveillement et de joies, se fait dans
un bain de sang. Seule la violence est à même de permettre la
transmutation de l'absence en présence lorsqu'elle a présidé
auparavant à la transformation de la présence en absence, au
cours de séparations accompagnées de chagrin et de hargne autant
que de nostalgie et de tendresse.
Une chose est sûre : on ne pardonne pas facilement le fait d'être
partis à ceux qui reviennent. Au contraire, on leur en veut d'avoir
imposé un deuil qui se révèle maintenant inutile. Il
aurait fallu autrefois accepter d'être témoin de l'absence pour
être en mesure plus tard de louer la présence.
Peut-être en écho à Strachey, déplaçant
les accusations, car l'arrivée de l'étranger équivaut
aussi à un retour pour ceux qui l'accueillent, Glover le signale dès
le début : tous les troubles de la Société Britannique
de Psychanalyse ont commencé du moment où ceux qui se trouvaient
à la campagne regagnent Londres. C'est de leur faute. Melitta Schmideberg
le soutient.
De quels départs, de quels retours en veulent-ils à Melanie ?
Du départ de James, pour Edward. De quelles absences n'ont-ils pas
été les témoins ? De l’absence d'un père
et d’un frère, pour Melitta. Et Melanie Klein, pour sa part,
où rentre-t-elle au juste, pour se défendre avec une telle rage ?
Pour sauver ses créations et ses créatures du danger de destruction,
elle devient la mauvaise mère qui hante sa théorie.
Glover est d'une effroyable maladresse. Ce n'est pas du fait qu'il parle autant
pendant la crise au nom des « théories admises »
que nous pouvons conclure qu'elles l'étaient vraiment et aussi qu'il
y avait effectivement un choc disséminé entre « anciennes »
et « nouvelles » théories. Ce n'est pas du fait
qu'il se pose comme gardien du temple et de l'orthodoxie que nous pouvons
conclure qu'il avait encore quelque chose à garder, à moins
d'examiner en détail sa contribution personnelle. Parfois, comme lors
de sa longue intervention du 17 Mars 1943, son discours semble proprement
délirant, mais certaines lettres de Melanie Klein possèdent
aussi ce caractère. Lors des luttes fratricides dans des sociétés
analytiques un certain délire sur le savoir vient remplacer le savoir
sur le délire.
Nous pouvons concéder à Glover d'avoir raison sur toutes les
questions de principe. Ses critiques aux kleiniens fondées sur l'abîme
existant entre leurs thèses et celles de Freud sont le plus souvent
justes. Ses critiques sur une certaine utilisation militaire de la psychanalyse
sont apparemment pertinentes. Rien n'y fera. Il créera une situation
qui exclura pour lui toute possibilité d'être entendu à
l'intérieur de la Société Britannique de Psychanalyse.
Progressivement il creuse l'abîme qui le séparera de ses collègues.
Il s'évertue à se rendre inaudible. Il deviendra un de ceux
qui ne parlent pas, si présents dans la théorie kleinienne.
Parmi les nombreux préjugés de Glover, ceux de classe ne sont
pas le moindres. Il ne peut pas admettre qu'un non-médecin dise son
mot au sujet des psychoses et les éclaire d'une toute nouvelle lumière.
Critiquer les thèses de Melanie Klein en raison de son absence de titres
en psychiatrie n'est pas seulement un tort : c'est une faute grave, qui
invalide les raisons qu'il a par ailleurs de la critiquer. Ces critiques,
étroites et réductrices, témoignent d'une appartenance
à un corporatisme médical d’autant plus sectaire qu’il
est sans fondement. Endosser la critique de psychologisme faite par Melitta
Schmideberg contre sa mère, alors que Freud réclame avec insistance
pour la psychanalyse le titre de psychologie des couches profondes et que
les psychiatres militaires ouvrent de nouvelles approches de cette science
témoigne de cette même étroitesse de vues [17].
Critiquer pendant la guerre des psychanalystes qui exercent dans ces dures
circonstances en tant que psychiatres militaires est impardonnable, alors
qu'au moins l'un d'entre eux a suivi une analyse avec Freud et, surtout, que
l'Armée qui sauve l'Angleterre est héroïque. Glover s’attaque
à des héros de guerre, en se voulant, lui, un héros de
la psychanalyse. Provoquer la colère de Melanie Klein et de John Rickman
équivaut à promouvoir leur alliance et les avoir unis comme
ennemis correspond à une décision de suicide institutionnel.
C'est ce que fait Glover : chose étonnante pour un homme si habitué
au pouvoir depuis de si longues années et qui redevient un homme de
pouvoir dans une autre institution après cette crise. Il faut toute
la ruse procédurière de Jones et des instances dirigeantes de
l’Association psychanalytique internationale pour l’expulser,
alors qu’il l’a si longtemps et si bien servi.
Les éditeurs anglais de ces controverses, kleiniens à coup sûr,
ont une fâcheuse tendance à présenter les choses comme
s'il avait existé un champ freudien, ne serait-ce qu'annafreudien,
qui se serait affronté à un champ kleinien pendant ces débats.
Ce faisant, ils accréditent la perspective de Glover pour conclure
que Melanie Klein possède d'inépuisables ressources de sagesse
stratégique, sans avancer aucune preuve conclusive de cela, si ce n'est
quelques propositions ou suggestions qu'elle fait à ses intimes, qui
révèlent plutôt un caractère envahissant et obsédé
par des thèmes limités, entêtement corroboré par
sa correspondance avec son amant après son départ vers Israël.
Mais ni Susan Isaacs ni Paula Heimann ne sont des enfants de chœur :
elles savent l'arrêter et la contrecarrer quand cela leur semble nécessaire.
L'évolution de leur œuvre le montre bien. En fait, il n'existe
aucun front annafreudien actif au cours des controverses, y intervenant en
cette qualité. Considérer ces débats comme freudo-kleiniens
est une pure proposition idéologique qui accorde au kleinisme un blason
que Glover a essayé de lui enlever, quitte à créditer
les thèses gloveriennes. Il n'y a pas eu de front annafreudien, mais
il y a eu plutôt un front gloverien, toujours limité, virulent
au début des discussions et s'affaiblissant graduellement. Rarement
Anna Freud le soutient et rarement semble-t-il chercher ouvertement son soutien,
acceptant le partage qu’elle établit entre amitié sans
faille et vie institutionnelle.
Il n'y a jamais eu de front kleinien immuable, au-delà du moment bien
particulier des controverses, même si certains des participants aux
débats ont tendance à se représenter la situation de
cette manière, et même si un certain usage de la langue psychanalytique,
qui la durcit et l'appauvrit, se produit partout, sauf rare exception, jusqu'à
ce qu'apparaissent un Winnicott, un Bion ou un Lacan. Melanie Klein n'a aucun
besoin d'être stratège pour recueillir les fruits de son travail.
Ils lui tombent entre les mains, alors que Glover lui secoue son arbre et
que la guerre lui donne ses héros.
Les discussions pour essayer de résoudre cette crise connaissent
différentes phases. Tout d'abord se produit un très long débat
administratif où l'aspect organisationnel de la vie associative, sans
doute utile, révèle aussi ses misères. De trop longues
discussions pour décider de la nécessité d'une discussion,
de sa forme, des procédures de décision et autres innombrables
points de détail. Comme d'habitude, ceux qui craignent la pensée
se servent de toutes sortes d'obstacles pour éviter son progrès.
Cinq assemblées administratives extraordinaires sont nécessaires
à l'organisation des discussions scientifiques. Celles-ci sont inaugurées
par les contributions de Susan Isaacs sur ce qu'elle appelle le phantasme,
pour bien le différencier du terme homonyme dont se servait Freud.
Elles sont également au nombre de cinq et la présentation de
la contribution de Paula Heimann sur l'introjection et la projection les suivra.
Elle est curieusement interrompue par une assemblée consacrée
à la constitution d'un Comité Médical et d'un Comité
d'Aide à l'Enfance, où sont résolues des questions qui
souffrent toujours d'un évitement suspect en France, comme celle du
rapport entre les médecins et les non-médecins dans le champ
de l'exercice professionnel de la psychanalyse. L’élection de
Sylvia Payne à la présidence de ces comités laisse augurer
de l’issue d’une élection à la présidence
de la Société britannique de psychanalyse. Glover y est sensible.
Deux réunions seront accordées au texte de Paula Heimann et,
plus tard, autant seront réservées à la présentation
d'un travail conjoint de cet auteur avec sa collègue, Susan Isaacs,
sur la régression. Quelques réunions de plus seront accordées
aux contributions de Melanie Klein.
Toutes ces contributions scientifiques sont depuis longtemps accessibles au
lecteur français dans leur forme définitive, réunies
sous le titre de Développements de la psychanalyse, qui comprend
aussi un texte de Joan Riviere. Néanmoins, la lecture comparative des
versions éditées plus tard et celles qui apparaissent lors des
débats présente un grand intérêt. Elle permet de
voire à l’œuvre l’idéologie et la politique
dans la constitution du texte scientifique psychanalytique. Toutes les citations
de Glover, d’Anna Freud et de Melitta Schmideberg présentes dans
les textes des débats, par exemple, sont rayées des textes publiés
plus tard. L’articulation cherchée pendant les débats
entre une pensée et une autre, qui lui étrangère ou ennemie,
disparaît une fois éliminés ou écartés ceux
qui la soutiennent. Ces débats porteront enfin sur la réorganisation
administrative de la Société britannique de psychanalyse et
sur la constitution ultérieure, déjà pourtant bien présente,
de deux ou trois filières distinctes de formation.
Ces débats sont difficiles, lourds et vraisemblablement, au moins pour
un certain nombre de ceux qui y participent, sans intérêt. Aussi
la décision est-elle prise de l'organisation de quelque chose de plus
vivant et dynamique : l'exposé des notes de chacun sur sa pratique
et sur sa pensée au sujet de la formation psychanalytique. C'est la
partie la plus riche de ces controverses, qui viennent les diviser en deux
périodes distinctes : avant et après qu'elle n'eût
lieu. Des questions qui demeurent encore entièrement pertinentes de
nos jours, brûlantes mêmes et qui semblent avoir été
écartées depuis, y sont soulevées. Ce sont ces questions
qui vont déterminer l'issue de la crise psychanalytique anglaise.
Un premier apport théorique de taille, d'une très grande importance
et dont l'actualité est surprenante, qui aurait dû servir d'avertissement
à Glover, vient de l'introduction faite par James Strachey au débat
sur la technique. Il n’y entend pas rejeter les thèses de Glover,
même si celui-ci le comprend ainsi. Ce texte avance des thèses
absolument révolutionnaires d'un point de vue épistémologique,
extrêmement riches par rapport aux thèses d'un Popper, par exemple.
Elles obéissent à un raisonnement rigoureux et s'appuient sur
un questionnement du rapport des psychanalystes à leur formation et
à leur théorie. Strachey signale l'incomplétude et l'imperfection
de toute formation comme de toute théorie. Son analyse affirme que
la prétention à l'état de béatitude rêvé
pour et par ceux qui auraient été longuement analysés
est une chimère. La théorie est toujours défectueuse
et ne peut couvrir qu'un champ limité de l'expérience de chacun.
Strachey refuse tout rapport de causalité entre théorie et pratique
analytiques. L'institution analytique elle-même est défaillante
par rapport à ses buts et doit en permanence réviser ses méthodes
de travail. La crise, souligne-t-il, est bien plus fréquente qu'on
ne l'aurait voulu.
Il discute encore la relation entre le psychanalyste et sa théorie.
Il est erroné de prétendre, avance Strachey, qu'une théorie
fausse ou incomplète disqualifie un analyste pour la conduite de la
cure ou pour l'entreprise de son travail d'enseignement et de formation. Ce
n'est pas la théorie qui est en cause, mais le rapport de chacun à
la théorie, répète-t-il inlassablement. Bien évidement,
s'empresse-t-il d'ajouter : il y a des degrés de fausseté
ou d'incomplétude, il y a ce qui est tolérable et ce qui ne
l'est pas. Ce n'est pas un défaut majeur de ne pas avoir lu tel article
de tel auteur publié dans tel journal en telle année, mais ce
sera un défaut majeur que de ne pas bien connaître l'œuvre
de Freud. Les divergences sur la pulsion de mort ne disqualifieront personne
pour l'analyse d'un obsessionnel ou d'un mélancolique et ne seront
pas non plus utilisées comme arguments disqualifiants lors des débats
sur ces cures analytiques. Les points essentiels pour la psychanalyse, définis
par Freud, sont la reconnaissance des processus mentaux inconscients, du refoulement
et des résistances, ainsi que la prise en considération du rôle
déterminant de la sexualité et du complexe œdipien.
De même, par rapport à la vie institutionnelle, si chacun était
un peu plus sceptique sur ses propres thèses et un peu plus enclin
à envisager la possibilité d'une certaine vérité
des thèses des autres, les choses seraient grandement facilitées.
En revanche, tout dogmatisme serait à exclure, le meilleur critère
des défauts d'un analyste étant le nombre de ses adeptes sortis
du rang de ses analysants, puisque la visée ultime de l'analyse est
l'éveil du patient à la singularité de sa pensée.
Ces thèses sont reçues avec douleur par Glover, alors qu'il
aurait pu s'en servir. Melanie Klein s'empresse de les soutenir, alors qu'elle
aurait dû s'en offusquer. C'est que la logique de ce que soutient l'un
exclut tout compromis, alors que celle qui porte l'autre en exige.
Les remarques de Strachey sont d'une telle importance, elles ont un tel effet
d'interprétation pour ceux qui participent des débats, qu'elles
mettent presque immédiatement fin à la violence qui tend à
y régner. Le document de Strachey constitue proprement le programme
du Middle Group, qu'il fonde ainsi en vérité, soutenu
par Marjorie Brierley, Ella Sharpe, Sylvia Payne et même Melanie Klein.
Quelque temps après Balint et Winnicott les relaieront.
Curieusement, Melanie Klein peut accepter ces thèses, puisque les enjeux
institutionnels qui en découlent lui donnent entièrement satisfaction.
Glover, en revanche, ne peut rien en entendre, du moins de ce qu'elles signifient
d'enjeux institutionnels pour lui-même, tout en étant vraisemblablement
en pratique bien plus proche d'elles que son ennemie. Glover est un gentleman,
affable et plein de civilité, alors que Melanie Klein est dogmatique
et envahissante. Pendant les controverses, leurs caractères se renversent.
Elle est sûre du caractère rédempteur de ses thèses.
Elle est prête à lutter pour elles jusqu'au bout et à
accepter bien des compromis. Glover en revanche est sûr qu'elles représentent
la fin de la psychanalyse freudienne. Il doit se battre jusqu'au bout pour
les exclure. Strachey dénoue le conflit, en donnant une première
forme institutionnelle à ce qui provoquera la démission de Glover,
alors même qu'il propose une réconciliation. Par ailleurs, même
démissionnaire de la Société britannique, Glover est
sûr de continuer à appartenir à l’Association psychanalytique
internationale. A son insu, il met en marche l’implacable rouage d’une
bureaucratie faite pour exclure plus que pour intégrer, au service
du refoulement plus qu’à celui de la créativité.
Glover a perdu, mais, vaincu, il obtient des victoires de taille. D'abord,
celle d'avoir fermement établi les distinctions entre un certain freudisme
et un certain kleinisme, entendus tous les deux comme des mots d'ordre, au
détriment de Melanie Klein, ce qui rend impossible ou extrêmement
difficile l'acceptation de ses thèses, ou simplement leur étude,
en Europe continentale et aux États-Unis. Vainqueur, pour ne pas se
trouver confiné à une île, le kleinisme immigre en Amérique
Latine.
Glover annonce des propositions tout à fait nouvelles pour le mode
d'organisation des psychanalystes entre eux, comme celle de la constitution
de deux ou trois groupes distincts à l'intérieur d'une même
institution ou celle, absolument novatrice, d'un retour à d'anciens
modes d'organisation qui éliminerait une catégorie spéciale
de psychanalystes, les didacticiens, seuls aptes à l'époque
à former des analystes. Il est le premier à dénoncer
les voies de la psychanalyse aux États-Unis où il est invité
à enseigner même après son exclusion de l’Association
psychanalytique internationale. Il est encore le premier à revendiquer
toute la valeur de la première topique freudienne. Nombre des thèses
et propositions de Glover seront reprises en France et, notamment par Lacan,
à qui l’Association psychanalytique internationale réserve
un même sort. Glover commet aussi de lourdes fautes. Il croit pouvoir
compter avec Anna Freud autrement que comme une amie, alors que pour l'essentiel
elle se dérobe. Il croit pouvoir diviser, entre eux, les « continentaux »,
méprisant les liens qui se tissent en exil. Il ne saisit pas l’occasion
que les nord-américains lui offrent. Il se cantonne à la création
de l’Institute for the Social Treatment of Deliquency, restant
ainsi proche de Melitta Schmideberg.
Une fois posée la démission de Glover, Balint propose une explication
psychanalytique de l'ensemble de la situation. Ce n'est pas seulement que
tous ces débats se déroulent à l'ombre du deuil de Freud,
ce n'est pas seulement qu’ils constituent une manière d'élaboration
d'un deuil pour ce groupe d'analystes. C'est aussi qu'un passage se prépare,
où la psychanalyse abandonne une forme d'organisation de type patriarcal
pour aller vers un mode d'organisation de type fraternel, avec un très
large pouvoir accordé aux mères. Les frères, unis dans
la démocratie, ne veulent plus des pères usurpateurs, qui ont
rêvé de prendre la place des véritables pères fondateurs.
Je dois ici m’engager dans un long détour et revenir à
la question des pères, que j’ai déjà pu débattre
en proposant une approche qui demeure singulière [18].
Formulé de cette manière les propos de Balint semblent aujourd'hui
d'une remarquable banalité. Ils ne l'étaient pas à l'époque
et, à mon avis, ils ne le sont en vérité toujours pas,
dans la mesure où les conséquences des propositions avancées
par Freud dès Totem et tabou jusqu'à l'Homme Moïse
et le monothéisme n'ont pas été épuisées
et que cette situation est due en bonne partie à ce que des analystes
ont considéré comme un oubli de Freud, cette considération
étant accompagnée de manières particulières d'évaluer
certaines de ses thèses.
Ce qu'avance Balint n'est pas banal à l'époque : parvenant
à la fin d'interminables discussions où ne sont cités
que rarement les textes de Freud que je viens de mentionner, l'intervention
de Balint a, elle aussi, un effet d'interprétation. L'écrit
final de Freud sur Moïse est un écrit sur l'exil, à partir
d'une perspective d'exil, terminé en exil, et il est à ce titre
beaucoup trop proche de tous ceux qui participent des controverses pour qu'ils
puissent tirer les conclusions qui s'imposent. Si Balint peut le faire, c'est
dû à la position particulière qu'il occupe entre Freud,
Ferenczi et Jones.
Les conclusions de Balint restent d’actualité. Ce que ne peuvent
pas voir ceux qui se trouvent en Angleterre, à l'exception de Balint,
les français le verront dans un aveuglant éblouissement. Alors
que les uns sont beaucoup trop proches, les autres se trouvent bien trop éloignés,
vu leur position particulière par rapport à l'exil et à
l'étranger. Car toute l'importance des textes de Freud sera reconnue
plus tard, en France, d'abord par Lacan et son insistance sur la question
du père, mais les difficultés de ces textes seront méconnues.
Balint non plus ne peut pas voir ce qui désormais préside aux
destins de la psychanalyse dans le monde jusqu'à Lacan. Nous non plus
n'avons pas l'habitude de considérer ce que je rappelle ici.
Il est devenu banal d’affirmer que Freud oublie complètement
le texte d'Abraham sur Amenhotep IV, ayant ce nom dans son titre, lorsqu'il
écrit son Moïse. Amenhotep, de nos jours plutôt Aménophis,
prendra le nom d'Ecknaton ou Acknaton. lorsqu'il deviendra monothéiste,
et précurseur de Moïse.
L'affirmation de la banalité de la remarque de l'oubli de Freud risque
de refouler toute remarque sur ce que Freud a oublié en oubliant le
texte d'Abraham et qu’Abraham lui-même oublie déjà
dans son propre texte. Les positions du problème sont connues :
il s’agît de l'oubli de l'existence du prédécesseur
et de l'ancêtre, l'un et l'autre portant le nom d'Abraham. Cet “oubli”
est facilité par la mort prématurée de cet
élève de Freud, mort qui le hausse à la catégorie
“d’ancêtre”, dont “l’oubli” est
un moment du deuil. Un autre oubli cependant est présent dans le texte
de Freud, apparent car la forclusion n’en est pas un : il s’agît
maintenant de l’oubli du rôle des femmes auprès des ancêtres,
de Sarah comme de Hagar et, d’une manière plus générale,
de l’exclusion de tout personnage féminin comme sujet dans la
scène de la menace de castration. Moïse et le monothéisme
apparaît enfin comme “texte panique”, selon la forte
et juste expression de Maria Torok [19].
Cependant, ces analyses ne me semblent pas rendre compte d’autres aspects
essentiels du problème. Contrairement à son élève,
Karl Abraham, qui étudie le rapport d’Amenhotep à sa mère
et à son épouse, Freud les écarte de son essai. Sans
cet oubli de la contribution pionnière de l’élève,
il aurait été gêné dans son analyse de Moïse
par le schéma analytique qui avait servi à Abraham dans l'analyse
d'Amenhotep, ou par le détour qui lui aurait imposé la discussion
des thèses avancées par l’élève. Karl Abraham,
à son tour, en oubliant l’ancêtre, évite d’avoir
à analyser ses rapports à Sarah et à Hagar, ainsi que
les rapports existant entre les deux femmes, entre elles, le père et
leurs fils, et enfin les conséquences pour les cultures monothéistes
de cette constellation fondatrice.
Une fois le fantasme du meurtre du fils, Isaac ou Ismaël, transformé
en supposée réalité du meurtre du père, les frères
ne gardent jamais longtemps le pouvoir. Ils s'empressent de le remettre à
leur mère. Ce que Freud écrit dans son Moïse est :
« La puissance paternelle ayant ainsi été brisée,
les familles s'organisèrent d'après le droit matriarcal. »
Ou bien un passage s'était effectué du matriarcat au patriarcat
et maintenant, après le meurtre du père, le retour de ce que
le père avait refoulé se produit, ou bien le patriarcat s'était
installé d'emblée et il fera retour après ce passage
temporaire par le matriarcat, thèse que préfère Freud.
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas négliger son autre thèse,
qui rend le père héritier d'investissements dont la mère
était l'objet au départ. Autrement dit, il n’y a pas que
le père du père, mais également la mère du père,
celui-ci étant issu de deux ancêtres. Le père ne se réduit
pas à son personnage, contre qui la mère peut se dresser en
obtenant l'appui du fils. Il y aura toujours un autre père, un père
antérieur à toute mère, qui, refoulé, reviendra
sous la forme de la plus haute figure de Dieu. Le fondement de l’ordre
symbolique, pour une part, n’est donc pas le père, mais les ancêtres
du père et son rapport à eux.
Autrement dit : s'il y a un père antérieur à la
mère, il y a aussi une mère antérieure au père.
Il y a certes le père de la mère, mais il y a aussi la mère
du père, même si Freud ne s'attarde pas à une pensée
sur la mère [20]. Lorsque
les frères remettent immédiatement aux mères leur pouvoir
nouvellement conquis, ils essayent aussi de s'assurer de la bienveillance
de leurs ancêtres parentaux, car la mère, elle aussi, a ses ancêtres
propres, qui constituent les fondements de l’ordre imaginaire.
Même s’il n’y a pas de symétrie entre eux et que
le fil de l’un tisse sans cesse l’étoffe de l’autre,
il importe de constater leur existence et la complexité des thèses
freudiennes.
L’oubli de Freud, à cet endroit où il est question de
Moïse, est d’autant plus curieux que ses thèses sont invariables :
le rôle des femmes ne se réduit pas à celui d'objets sexuels.
Elles portent aussi les trois coffrets magiques de l'existence : celui
de la naissance, celui de l'amour et, enfin, celui de la mort.
La question de cet oubli est très délicate. Il pourrait correspondre
à un désaveu de l’analyse si pertinente d'Abraham, de
ce qu'elles laissent supposer, au bénéfice d'autres thèses,
partielles et partiales. Il pourrait correspondre aussi à une intimité
beaucoup trop grande avec les thèses de son élève, qui
l'avait devancé là où Freud devait maintenant se rendre,
à la fin de ses jours. Cependant, tous ont rêvé de tuer
le père, même si l'épouse se sert du fils pour tuer l'époux,
ou pour le désavouer. La participation de la mère au meurtre
du père, tout comme le meurtre de la mère, demeurent, eux, impensables,
y compris en rêve, avec Freud [21].
Pendant longtemps, l'organisation institutionnelle fraternelle de la transmission
de la psychanalyse a abouti au pouvoir des mères. Ce fut à Melanie
Klein d’étudier le fantasme de meurtre de la mère.
Le royaume des femmes, pour l'essentiel, avec Freud, appartient à l'enfoui,
au brumeux, même s'il en donne des repères sûrs. Ces repères
peuvent amener par exemple à envisager autrement le conflit sororal
entre Melanie Klein et Anna Freud. Auparavant, lorsque je l’ai considéré
comme presque inexistant, je l'ai situé par rapport au père,
quand ils portent sur la cure analytique des enfants. Maintenant, il est possible
de le situer par rapport aux mères et aux frères.
Peut-être les sœurs aiment leurs frères d'un amour qu'elles
réservaient autrefois à leur père et elles ne veulent
alors rien savoir de leur mère, au sens du refoulement. Anna Freud
partage avec son frère, Ernst, le nom de leur père, et elle
ne veut rien savoir de sa mère, de ce qu'elles auraient pu partager.
Melanie Klein souffre beaucoup de la mort de son frère aîné,
qui la préfère entre toutes. Elle rivalise avec sa mère
et a dû la vaincre, pour plaire enfin à un père mort.
Vaincue, cette mère devient terrible, et lui impose une sévère
dépression, notamment après qu’elle ait imposé
à sa fille, Melitta, de s’identifier à elle dans le partage
de la douleur d’un frère mort.
Par rapport aux mères, le conflit entre Anna Freud et Melanie Klein
est d'une violence effroyable. Leurs deux symptômes majeurs le montrent :
la stérilité d'Anna Freud et la douleur infinie infligée
à Melitta, qui succombe à une sorte d'infanticide. Cette effroyable
violence était celle de la mise en pièces de l'enfant après
le matricide [22].
La compréhension que Balint avait eue de la crise obéit à
cette logique des pères et des frères seuls entre eux, où
la mère semble vivre dans un isolement splendide en tant qu'objet de
leur convoitise ou rabaissée en tant qu'objet de leur mépris,
destin partagé par les sœurs, qui semblent ne jamais se réunir
entre elles. Cette logique a été reprise plus tard. Melanie
Klein, à l'époque, lance son mot d'ordre : « à
la mère, toute! » Elle ne prend aucun risque. Elle fait le
bonheur des oreilles insulaires. Pas de mère ou trop de mère,
pas d'enfants ou trop d'enfants, pas de père ou trop de père,
voilà bien des conceptions qui doivent finir par se rejoindre. Melanie
Klein ne veut rien savoir, au sens du refoulement, des mères réelles.
Winnicott rétablit cette négligence.
S'agit-il de la psychanalyse dans ces controverses, et non pas seulement
des problèmes institutionnels ou du narcissisme des petites différences
? Sans doute, mais non pas de la théorie psychanalytique telle que
nous l'entendons aujourd'hui, pour reprendre un mot d'Anna Freud qui a servi
comme boutade aux kleiniens : « la psychanalyse telle que je
l'entends », ou « la psychanalyse d'après moi »
(« Justement », insistait Melanie Klein, « d'après
vous. Il faut toujours le dire. »), sans s’aviser qu'il y
en est de même pour elle.
De nos jours nous sommes devenus plus précautionneux. Ou nous aurions
dû l'être, compte tenu de ce que nous avons appris,. A l'époque,
les psychanalystes sont bien plus enthousiastes. Aujourd'hui nous pouvons
être plus sensibles au rôle du transfert et du contre-transfert
dans l'élaboration de la théorie psychanalytique. A l'époque,
souvent, les psychanalystes se prétendent « scientifiques »
et « objectifs ». La notion de « science »
s'est beaucoup transformée depuis et n'exclut plus celle de « subjectivité »,
la psychanalyse étant l'un des précurseurs de cette transformation
du sens de l'objectivité scientifique. L'ambition scientifique de nos
prédécesseurs les rend inattentifs aux risques idéologiques
propres à leur entreprise. L'histoire nous rend plus soucieux de ces
risques. La discussion prétendument scientifique des concepts sert
le plus souvent comme période de latence à l'élaboration
inconsciente et préconsciente de plus graves conflits. Sous la logique
consciente couvent les passions, qui obéissent à d’autres
logiques. La psychanalyse s'est ouverte enfin à des domaines du savoir
dont avant elle s’est tenu relativement écartée, comme
la philosophie ou la linguistique, ce qui l'a rend sensible à la dimension
poétique du langage et à la valeur métaphorique de la
parole.
Cependant, même s'il n'est pas inutile d'insister sur le caractère
novateur des thèses kleiniennes dans de nombreux domaines de la clinique
psychanalytique, certains points particuliers où elles nous devancent
encore méritent notre attention. Un exemple : certains auteurs
ont critiqué les conceptions kleiniennes, en affirmant que selon Melanie
Klein le petit enfant construit la totalité de la mère à
partir de ses pièces détachées, pour ainsi dire. En toile
de fond de ces critiques, nous avons le long débat entre les tenants
de différentes variations de thèses plus tard soutenues autrement
par Lacan sur les rapports existant entre l'Autre, le grand, et l'autre, le
petit. Dans un sens, ces critiques sont justes : dans le sens des textes
des kleiniens jusqu'ici disponibles, la mère est effectivement présentée
comme issue d'un bricolage. La question se pose en effet de savoir comment
Melanie Klein a laissé échapper si belle occasion d'affirmer
la finesse de son esprit, à moins de supposer que les thèses
qu'elle présente à ces débats n'ont d'autre fonction
que de servir à l'argumentation. Car ce qu'elle y avance est assez
révolutionnaire. Bien sûr, dit-elle, la mère totale, la
mère globale existe dès le début pour le petit enfant.
Mais elle existe d'une manière floue, ses contours sont vagues, elle
n’est encore que l'ombre lumineuse de la mère. En revanche, les
pièces détachées, les morceaux de mère, eux, sont
bien concrets, bien présents ou absents. Dans la mesure où le
petit enfant se débrouille avec les pièces détachées,
l'ombre lumineuse gagne en précision, ses contours deviennent plus
fermes, la mère devient une personne. Melanie Klein propose un mouvement
dialectique entre l'Autre, le grand, et l'autre, le petit.
C'est à dessein que j'emploie la métaphore de l'ombre lumineuse,
en opposition à celle de l'ombre sombre qui tombe sur le moi dans Deuil
et Mélancolie. C'est que les thèses de Melanie Klein impliquent
l'existence d'un deuil fondamental, d'une position dépressive fondamentale,
contemporaine de la position schizo-paranoïde et portant un versant maniaque.
Cette dépression inaugurale, liée à l'ombre lumineuse,
n'a pas comme destin le sombre effondrement mélancolique, mais, tout
au contraire, un éveil émerveillé au monde et à
la créativité. Ce qui permet de beaucoup mieux comprendre les
liens intimes qui unissent création et folie.
Quelques mots sur la considération de l'enfant comme paradigme de la
psychanalyse à certains moments de ces débats. Une question
curieuse mérite d'être soulevée : d'où vient-il,
en général, dans un groupe si important de chercheurs et de
penseurs, cet intérêt, si persistant, pour ces périodes
reculées de la vie humaine ? Il y a, pour la psychanalyse, l'aboutissement
de la quête radicale qui commence avec Rousseau et qui attribue la résolution
des arcanes et des mystères de l'homme à l'enfant. Abraham annonce
que l'avenir de la psychanalyse réside dans son application aux enfants
et Freud le soutient par des voies étranges, qui attribuent à
l’Égypte l’enfance de l’humanité et font de
Moïse un égyptien identifié à sa propre enfance
[23]. Mais il y a aussi d'autres
arguments qui soutiennent cette prévalence de la question de l’enfant.
Je soulève quatre points.
Premier point : juste après la mort de Freud, le questionnement
sur l'enfant sert comme métaphore au questionnement sur les origines
de la psychanalyse et sur les capacités à la transmettre de
ceux à qui revient cette tâche. En effet, l'enfant peut paraître
comme le paradigme de l'objet de transmission entre les générations.
Celles-ci le plus souvent se disputent au sujet de leurs mérites respectifs
dans l’effort qu’elles font pour lui permettre d’accéder
à la position de sujet, ce en quoi elles le dérangent, et ce
d'autant plus que, ce faisant, elles oublient de se laisser interroger par
lui [24].
Deuxième point : ce n'est pas seulement que l'affectivité
des psychanalystes présents est touchée, que leur mode de participation
affective aux débats est imprégné du deuil de Freud :
leur pensée ne se départage pas de ce deuil, qui vient, pour
chacun, en recouvrir d'autres. Le deuil de Freud implique la poursuite et,
en même temps l'évitement des voies qu'il a tracées. Le
questionnement sur les origines les plus archaïques lui appartient en
propre, et il revient à Anna Freud de signaler, la première,
que toutes les divergences dans le champ analytique prennent source dans les
différentes hypothèses qu'il avance.
Troisième point : le questionnement sur l'enfant est en rapport
avec l'usage que font ces auteurs de la ressource de style constituée
par la citation, symptôme majeur du mouvement analytique, très
tôt étudié par Rickman [25].
La citation sert à la légitimation des origines, mais cette
explication reste insuffisante, car elle sert aussi, parmi d'autres, à
exprimer l'étonnement devant la possibilité d'une falsification
de ces mêmes origines [26].
Pour la première fois, l’usage de la citation est si massif
dans les milieux psychanalytiques qu’il se met en consonance avec ce
qui se fait alors dans les milieux politiques. Or, les psychanalystes qui
participaient à ses débats, notamment les kleiniens, puisque
c'étaient eux qui citaient le plus, déforment régulièrement
leurs citations, qui deviennent parfois des assemblages de morceaux de textes
freudiens. Il est curieux que ce problème, soulevé au cours
des discussions, ne le fut que d'un point de vue moraliste, et non pas d'un
point de vue politique et théorique. Sans doute ne peut-on pas alors
faire autrement et cela a contribué à l'attribution d'un large
domaine à la rhétorique dans le champ psychanalytique. La citation
occupe une place prédominante dans ce domaine.
Quatrième point : il ne faut pas croire que l'enfant soit l'objet de
Freud ou celui de la psychanalyse. L’objet de la psychanalyse est l’inconscient.
L’enfance est l’un des moments privilégiés de la
constitution de l’inconscient, comme d’autres, dont le mythe.
L’enfance et le mythe gardent pour Freud un rapport intime. « L'enfant
est le mythe théorique de l'infantile [27].»
En grande partie, l'enfant possède une existence mythique dans bon
nombre de théories psychanalytiques et en particulier dans la théorie
kleinienne. Melanie Klein et les kleiniens semblent s’enfermer dans
ce mythe, alors qu'Anna Freud s'en méfie.
Et comme le mythe est si proche du fantasme, je dirai un mot encore sur la
question des fantasmes, sans ph, cet inutile maniérisme. On
a pu critiquer la conception kleinienne du fantasme tel que Susan Isaacs la
formule [28]. La portée
du concept est tout autre avec Freud, qui indique comme principaux scénarios
fantasmatiques la séduction, la castration et la scène primitive,
auxquels plus tard s'ajoute le meurtre du père. La thèse du
fantasme comme représentant psychique de la pulsion est certainement
réductrice, mais elle n’est pas pour autant dénuée
de fondements. Susan Isaacs et, dans un certain sens les kleiniens, ne se
limitent pas à négliger certains aspects de la pensée
freudienne : ils semblent les méconnaître. Sa place comme
représentant psychique de la pulsion est pourtant, elle aussi, bien
représentée parmi les conceptions de Freud. Les théories
sexuelles infantiles sont bien fantasmatiques. Le roman familial du névrosé
appartient, lui aussi, au champ des fantasmes. Or, les thèses qui portent
sur les théories sexuelles infantiles ou sur le roman familial du névrosé
s’appuient sur la notion du fantasme en tant que représentant
psychique de la pulsion. Les thèses de la fécondation orale
ou de la naissance anale impliquent un rebattement rétroactif de l'élaboration
fantasmatique sur le mouvement des pulsions orales et anales. Séduction
et castration, scène primitive et meurtre du père ne sont nullement
des fantasmes privilégiés ou alors il reste à démontrer
en quoi ils le sont, car en vérité ils sont en permanence infiltrés
par des fantasmes de dévoration ou de cannibalisme, d’enfantement
oral et anal. Ces théories, ces romans, ces thèses, ainsi que
leur articulation, constituent même la plus large et plus habituelle
partie de la pratique psychanalytique auprès des patients, adultes
ou enfants. Susan Isaacs ne semble pas soutenir ses thèses d'après
une étude soigneuse des textes de Freud, car sinon elle n'aurait pas
éprouvé le besoin de nommer autrement le concept freudien, en
changeant inutilement sa graphie. Sauf à considérer que le “p”
et le “h” qui lui servent à transformer le fantasm de
l’anglais d’après le modèle du phantasie
de l’allemand implique aussi l’incorporation dans un concept des
initiales du nom de son amie intime, Paula Heiman.
Les thèses de Lacan sur la nature foncièrement inter-subjective
du fantasme constituent une grande avancée. Seulement, elles négligent
doublement les apports antérieurs aux siens : d'un point de vue
épistémologique et d'un point de vue clinique. La critique du
« réalisme » des thèses kleiniennes, qui
auraient négligé la subjectivité humaine, est bien développée
par Brierley et par Sharpe ; d'un point de vue clinique, la critique de l'absence
de subjectivation néglige l'importance du transfert et du contre-transfert
dans sa propre formulation. Nous y reviendrons.
D'autres thèses sont assez connues : celles qui portent sur l'introjection
et sur la projection, résumées par Paula Heimann, présentent
un grand intérêt et de grands problèmes. Leur intérêt
provient de ce que pour la première fois une exigence métapsychologique
est imposée à l'opposition formulée par Freud entre monde
interne et monde externe. Cette exigence implique de répondre d'une
dynamique, d'une économie et d'une topique en vue d'une large compréhension
du passage entre ces deux mondes. Leurs problèmes proviennent du caractère
assez circonscrit de l'élaboration kleinienne sur ces points, puisqu'elle
exclut les autres modes du travail psychique dégagés par Freud
et que le plus souvent elle se limite à l'aspect génétique
et topique de la métapsychologie. Ni le déplacement, ni la condensation,
ni la prise en compte de la figurabilité n'y jouent aucun rôle.
La transformation du plaisir en déplaisir n'y semble d'aucune importance.
L'économie y obéit à la plus simple loi du tout ou rien,
alors que pour Freud elle garde le secret de tout. « Thrift, Horatio,
thrift », cite-t-il à ce propos.
Les réflexions sur l'introjection, sur la projection et sur le clivage
provoqueront l'élaboration du concept d'identification projective,
à partir des thèses dont Tausk est le précurseur. Ces
réflexions et ces thèses sont essentielles à la compréhension
des psychoses, mais leur l'articulation avec le concept d'identification narcissique,
proposé par Freud dans le même but, reste problématique.
Cette articulation, de manière préliminaire, se comprend ainsi :
le concept kleinien appartient à l'univers des objets partiels, en
grande partie celui des petits autres, qui seraient introduits de manière
fantasmatique à l'intérieur du corps d'autrui. Le concept freudien
appartient à l'univers de l'intersubjectivité. Avec Freud, l'ombre
de l'objet tombe sur le moi. Avec Melanie Klein, l'ombre fragmentaire d'un
moi qui ne parvient pas à se constituer envahit l'objet et tend à
le remplacer [29].
Ce sont des questions difficiles, cependant, et leur seule formulation est
déjà révolutionnaire. D'autres se sont constituées
depuis, nombreuses. Parmi elles nous mentionnerons l'atténuation de
l'opposition entre monde intérieur et monde extérieur, à
partir de la proposition que le propre de l'intériorité de l'homme
est de lui échapper et de lui apparaître d’abord comme
extériorité. Les divertissements topologiques de Lacan signalent
la curiosité devant les frayages entre l'un et l'autre, en induisant
une plus grande sensibilité dans l'approche de la question, plutôt
qu'ils ne proposent des solutions, sauf à pouvoir les relier à
ce qui a constitué la plus grande richesse de la contribution de cet
auteur : l'attention apportée au travail du langage.
Il y a encore pendant les débats les thèses qui portent sur
la régression et sur la vie émotionnelle de l'infans. Il convient
de rappeler, avec Freud, que dans des cas semblables seul le premier pas compte.
Une fois admise la précocité de l'élaboration œdipienne,
et il n'y a strictement aucune raison de ne pas le faire, tout le reste est
conséquence d'une implacable rigueur logique. La thèse qui fait
de l'infans un être doué d'une vie émotionnelle tourmentée
est de nos jours généralement admise. A l'époque de Melanie
Klein, c'était une découverte révolutionnaire. Que ces
émotions ne puissent être nommées autrement qu'à
partir de la vie émotionnelle de l'adulte est une démarche périlleuse,
mais inévitable. Melanie Klein a été accusée “d'adultocentrisme”.
Comment faire autrement dans la compréhension de l'univers ? Curieusement
il se reproduit à propos de ces thèses le même mouvement
général que j'ai décrit au sujet de la question de la
mère. Au cours des controverses chacune de ces questions reçoit
des développements parfois particulièrement fins qui plus tard
ne figureront pas toujours dans les textes publiés dans Développements
de la psychanalyse.
Ce qui vient d'être exposé constitue l'essentiel de cette crise,
de ces controverses, selon le nom qu'elle reçut alors. D'autres
thèses, d'autres idées y circulent, pourtant, qui n'ont pas
été développées, mais qui annoncent notre pensée
psychanalytique contemporaine. Il est intéressant de les mentionner
pour accroître la part de modestie qui devrait nous revenir à
chacun.
Par exemple : la boutade de l'impossibilité ou de l'inexistence
des rapports sexuels n’a pas son origine avec Lacan, mais avec Paula
Heimann lors de la réunion du 17 novembre 1943, et elle la démontre.
Il s'agit en somme de bien comprendre comment s'articulent auto-érotisme,
narcissisme et relations objectales. Si les uns excluent les autres, la conclusion
s'impose de l'inexistence des rapports sexuels. La boutade de Lacan tient
à sa notion du « manque » qui mettrait les relations
sexuelles en question, fondant ainsi la possibilité de l'amour et la
religion. La boutade de Heimann tient à sa manière de prouver
que les relations objectales coexistent avec le narcissisme et avec l’auto-érotisme.
C’est encore au cours de ces débats que les concepts d'imaginaire,
de symbolique et de réel sont ébauchés,
ainsi qu’une conception de la constitution du moi, où cette instance
psychique apparaît comme un système de signes inconscients organisés
en séquences qui oscillent entre le continu et le discontinu.
Je reviens à la question de la critique de l'objectivation du psychisme
dont souffre la pensée kleinienne. Elle est ancienne et les psychanalystes
qui vivaient cette crise en étaient prodigues. Cependant, la critique
de l'objectivation du monde psychique oublie sa propre subjectivité
et s'objective à la mesure de sa formulation. Celui qui accuse une
négligence du transfert néglige du même coup son propre
transfert envers celui qu'il accuse. La résolution de ces paradoxes
est difficile.
Je signale, au titre de ces avancées pionnières encore peu explorées,
quelques autres exemples. Celui de l'analyse faite par Marjorie Brierley de
l'effet « après-coup » constitutif du fantasme,
analyse qui peut s’étendre à celle de la formation du
souvenir-écran. Le déplacement et la condensation sont à
l'œuvre à l'intérieur de ce qui est élaboré
après-coup, semble-t-elle affirmer dans son intervention du 19 Mai
1943. Ce n'est pas seulement que le souvenir et son écran s'organisent
selon l'une des possibilités d'articulation du refoulement au retour
du refoulé, celle qui le ferait correspondre à un mouvement
rétroactif, poursuivant les mêmes voies à deux reprises,
mais en sens inverse, possibilité vite écartée par Freud.
L'élaboration après-coup et le souvenir-écran se plient,
eux aussi, aux modes de travail du rêve, au déplacement, à
la condensation et à la prise en compte de la figurabilité,
tout comme la constitution du fantasme, qui n'est en rien une transcription
psychique de pulsions assimilées au développement biologique
de l'organisme, pouvons-nous déduire de son intervention. Ni l'élaboration
après-coup, ni le souvenir-écran, ni le fantasme ne constituent
un seul bloc. La possibilité de leur analyse implique le découpage
imposé par la possibilité de l’analyse du rêve.
Au sujet de la critique de « biologisme », surtout à
l'égard des conceptions relatives aux pulsions de vie et aux pulsions
de mort, critique souvent faite à Melanie Klein et qui cherche à
se fonder sur son manque de formation médicale, elle est bien oiseuse.
Cette critique néglige le fait que c'est Paula Heimann qui formalise
ces conceptions, sinon qui les inspire, et qu'elle est médecin. Elle
néglige le fait qu'un grand nombre de kleiniens sont médecins.
Elle partage les mêmes préjugés qui ont inspiré
Glover. Les débats du 16 Février 1944, portant sur la pulsion
de mort, sont remarquables de précision et de largeur de vues. Le rattachement
de cette pulsion à la seule agressivité est sévèrement
critiqué.
Ces controverses ne sont pourtant pas l'occasion d'un permanent étonnement.
Le plus souvent elles sont plutôt d'une épuisante lourdeur. Les
thèses les plus révolutionnaires se trouvent enfouies au milieu
d'affirmations qui frôlent fréquemment la sottise. Les plus fines
élaborations se cachent au milieu d'exercices fatigants de rhétorique.
Les compréhensions psychanalytiques les plus aiguës sont accompagnées
de longues formulations idéologiques. Aussi, la langue a vieilli, et
plutôt mal. Des mythes psychanalytiques divers s'y élaborent,
qui aujourd'hui sont difficilement admissibles, comme celui de la longue expérience
de Freud auprès des psychotiques ou celui de l'absence de conflits
parmi les premiers psychanalystes.
Il reste un fait majeur : les psychanalystes qui se retrouvent à
Londres à l'époque sont héroïques. Ils ont sauvé
la psychanalyse d'une nuit qui, sans eux, aurait bien plus longuement duré
en Europe. L'élaboration kleinienne est un moment extrêmement
fécond de la pensée analytique et de son avancée, malgré
ses risques. Sa fertilité réside dans sa capacité d'accueillir
le retour des thèses élaborées par les contemporains
de Freud et restées refoulées par la puissance de la force d'attraction
de la pensée freudienne, ainsi que dans le courage de tirer les conséquences,
toutes les conséquences, de ce retour du refoulé. Le risque
qu’elle encourt réside dans la sauvagerie de sa fertilité
et de la levée du refoulement auquel elle procède et qui, inévitablement,
donne lieu à d’autres refoulements.
Parallèlement, les gens qui participent de ces controverses nous renvoient
nos images les plus courantes de nous-mêmes. Ils offrent l'image de
ce que nous sommes dans notre psychopathologie de la vie quotidienne à
nous. Il est important de les comprendre pour être en mesure de poursuivre
les changements qui nous sont nécessaires dans notre manière
d'envisager notre travail et notre pensée.
Ils nous donnent une excellente occasion d'étudier comment fonctionnent,
dans la science, la rhétorique et l'idéologie [30].
Ni l'une ni l'autre n’ont été l’objet d'une fine
réflexion psychanalytique, alors que notre pensée dans ce domaine,
comme ailleurs, est régulièrement assaillie par des mots d'ordre.
Relations d'objet, introjection et projection, jadis, accompagnés d'images
du corps, morcellements et autres castrations symboliques. Autre, nom-du-père,
forclusion, plus récemment. Très vite, en psychanalyse comme
ailleurs, le concept se fige et sa créativité s'épuise.
Il importe alors de revenir à la langue commune pour mieux nourrir
le retour d'une pensée fertile. L'idéologie et la rhétorique
s'étiolent au loin des grands noms.
Je propose les choses suivantes : depuis toujours la rhétorique
fait partie d'un art de la mémoire. Depuis toujours elle sert à
assurer la possibilité du souvenir. Dans cette visée, elle fait
appel à une théorie des lieux et à une théorie
des images, précédant ainsi les soucis de la psychanalyse. La
rhétorique correspond au mécanisme qui met en place l’idéologie.
Celle-ci, pour sa part, correspond à une pensée qui abandonne
le sol de la réalité. Même si cette réalité
est en très grande partie un produit du discours, elle ne s’y
réduit jamais. Lorsque l’un et l’autre s’éloignent
trop, la réalité finit par imposer son ordre et sa logique à
ceux du discours. L’idéologie finit toujours par se figer, perplexe
et égarée devant ce qu'elle ose. L'idéologie rêve,
même lorsque ce sont des cauchemars. La rhétorique met en place
l’idéologie. Il est bien évident que l'une ne peut se
passer de l'autre, même si l'idéologie ne reconnaît pas
ce qu'elle porte de rhétorique, et que celle-ci oublie ses fondements
et ses conséquences idéologiques.
La métapsychologie proposée par Freud révèle ici
de nouveaux potentiels, dans la mesure où elle s’appuie sur la
rhétorique et bâtit une idéologie, les réunissant
dans le but commun de les anéantir en tant que telles pour permettre
le plein envol de la pensée, l'éveil de l'imagination aux surprises
et à la diversité du monde.
Alors, beaucoup de bruit pour rien ? Pas tout à fait. Rien qu'une
légende, remplie de bruit et de fureur ? Il y a eu aussi du silence,
qui ne saurait sans doute pas exister sans l'un ni l'autre, ce que le poète
semble avoir oublié [31].
Ces silences sont parfois très longs, mais ce sont eux qui ont permis
les interventions qui décident de l'issue de ces débats.
Vous aurez compris le sens de ma démarche, ses enjeux, le propos de
mon exposé et de cet exercice de traduction, de transfert : remplacer
les grilles de notre compréhension par des principes qui puissent mener
à une formulation plus saine des politiques psychanalytiques d'élaboration
théorique ou de vie institutionnelle, que ce soit pour nous permettre
d'en rêver ou de mieux les vivre, ce qui ne manquerait pas d'avoir des
retentissements sur notre manière de penser à nos patients.
L. Bleger, G. Diatkine, J. Levine et J. Nadal m'ont questionné sur
certains points particuliers, m'amenant à les développer.