(De ceux qui se sont occupés d'enfants et de ce qu'ils ont fait
croire [1])
"To the last syllable of recorded time"
Macbeth — Shakespeare
L'histoire du mouvement psychanalytique se nourrit parfois de quelques mythes.
Ils peuvent déranger la compréhension des moments d'élaboration
d'une pensée, des enjeux qui l'ont fait naître, de son orientation.
Ils peuvent conforter des positions conservatrices ou imposer certaines voies
à la pensée qui cherche à se développer sans se
débarrasser des légendes qui l'entourent. La cure psychanalytique
des enfants d'une part, le conflit entre Anna Freud et Melanie Klein d'autre
part ont servi à la création de ces mythes. Il y a d'abord une
légende sur l'extension et sur la persistance de ce conflit, et aussi
une autre sur ses lieux, entre Vienne, Londres et New York. Elles servent
souvent à masquer les véritables enjeux des questions relatives
à la présence de la pédagogie à l'intérieur
de la psychanalyse — formulation plus moderne du vieux problème
portant sur la présence de la suggestion à l'intérieur
de la cure analytique — et du rôle du contre-transfert dans l'appréciation
du transfert. Ces deux questions ont leurs ramifications, qui ouvrent parfois
des nouvelles pistes de recherche, mais qui peuvent aussi créer de
nouvelles légendes psychanalytiques.
En reprenant pas à pas le déroulement des divergences entre
Anna Freud et Melanie Klein, j'entends dissiper certains de ces mythes et
légendes, ce qui, j'espère, pourra apporter de nouvelles perspectives
sur nos véritables problèmes.
La pensée sur l'enfant est déterminante pour Freud, plus qu'on
ne veut d'habitude l'admettre dans certains milieux psychanalytiques. Ce n'est
pas seulement l'Œdipe comme modèle de l'humanité ou Hans
comme prototype de la névrose de l'adulte. Si Freud pense le rapport
entre l'homme civilisé et son ancêtre, dans Totem et tabou
par exemple, l'enfant lui sert de médiateur. L'observation de l'enfant
fonde encore la réflexion sur la pulsion de mort et sur la solitude.
L'enfant est celui qui ne se croit pas seul lorsqu'on lui parle. Si l'enfant
n'est sans doute pas l'unique objet de la psychanalyse, il est certainement
l'un de ses principaux objets. Loin d'être un mythe, il y possède
une réalité qui lui est propre [2].
Ce refus d'une prise en considération de la psychanalyse d'enfants
comme partie constitutive à part entière de la psychanalyse
a aussi une histoire qui prend fin avec Melanie Klein. Ce qui en reste sont
les dernières traces d'un fantôme qui s'évanouit et qui
sert à vilipender tantôt la pensée d'Anna Freud, tantôt
la pensée de Melanie Klein, plutôt que de les comprendre. Il
faut dire, il est vrai, que le prosélytisme kleinien, comme tout prosélytisme,
engendre les accusations dont il est l'objet et ne veut surtout pas être
compris. La compréhension est la plus grande menace pour les formations
idéologiques et pour la rhétorique qui les constituent.
En 1921, Freud écrit à Ferenczi : « Le 13 mars
de cette année, je suis entré brusquement dans la véritable
vieillesse. Depuis, la pensée de la mort ne m'a pas quitté...[3] ».
La même année Melanie Klein publie "Le développement d'un
enfant", où elle travaille déjà la question de la lutte
entre le principe de plaisir et le principe de réalité, ainsi
que celle de l'importance de la mort pour l'enfant [4].
En 1926, le jour de son anniversaire, Freud renonce à participer activement
au mouvement psychanalytique. Karl Abraham, qui avait chérit l'application
de la psychanalyse à l'enfance, est mort. Anna Freud, qui analyse des
enfants depuis quelques années, se prépare à publier
l'Introduction à la technique psychanalytique des enfants à
partir de quatre conférences qu'elle vient de donner à la Société
psychanalytique de Vienne. Freud publie Inhibition, symptôme et angoisse.
Les coïncidences ne sont pas fortuites et se laissent explorer ou exploiter
dans tous les sens. Les débuts de la psychanalyse d'enfants et des
questions relatives à la mort se trouvent intimement liés. Ces
débuts ont été aussi marqués par de sérieuses
dissensions.
Les controverses qui se sont produites à la Société britannique
de psychanalyse entre 1942 et 1944 ont reçu différents épithètes :
« lutte sans merci », « combat acharné »,
« violence inouïe », « la période
la plus importante de l'histoire de la psychanalyse en Grande-Bretagne »
[5]. Ces divergences sont tantôt
comprises comme un affrontement entre Anna Freud et Melanie Klein, tantôt
entendues comme mettant aux prises les psychanalystes britanniques et « leurs
homologues continentaux » ou encore comme « un épisode
de la guerre des sexes ». Leur champ a été diversement
délimité : Ernest Jones le circonscrit le premier :
« le développement de la sexualité, chez la femme
en particulier, les origines du surmoi et ses rapports avec le complexe d'Œdipe,
la technique de l'analyse des enfants et la conception d'un instinct de mort [6] ».
Jean Laplanche réduit ce champ : la technique du jeu, la
question du transfert, la présence de la pédagogie à
l'intérieur de la psychanalyse [7].
C. et P. Geissmann l'élargissent à nouveau : les questions
du narcissisme, de l'existence d'un moi, d'un surmoi, d'un complexe d’Œdipe
et de relations d'objet très précoces [8].
Revu par des analystes contemporains de formation britannique, le paysage
peut acquérir d'autres aspects, obéissant cependant à
un mouvement similaire d'élargissement ou de rétrécissement.
Il peut comprendre le rôle du Nachträglichkeit et son incidence
sur l'élaboration œdipienne, ainsi que sur la perlaboration de
l'angoisse de castration, l'articulation de la métapsychologie kleinienne
à la métapsychologie freudienne, les différentes conceptions
de la technique analytique et du rôle de l'interprétation [9].
Mais il peut se réduire aux thèses traditionnellement reconnues : la
compréhension du fantasme, l'anticipation du complexe d’Œdipe,
l'insistance sur la destructivité, l'assimilation du jeu de l'enfant
à la libre association de l'adulte, la question du transfert de l'enfant
[10].
Ces différentes approches sont correctes. Comment ignorer les points
de divergence que les deux parties reconnaissent les séparer séparant ?
Comment en refuser d'autres lorsque certains psychanalystes de l'époque
furent assez clairvoyants pour les signaler, au moins en partie, même
si les factions en conflit ne s'accordaient pas pour les admettre ? Cependant
d'autres points me semblent encore obscurs, d'autres éléments
ne me semblent pas avoir été pris suffisamment en considération,
qui pourraient faire basculer l'axe même dont se soutiennent ces différentes
approches des divergences en question. L'emphase des épithètes
attribués aux discussions semble plutôt contribuer à leur
dramatisation au détriment de leur clarification, outre la hâte
qu'elle implique de les considérer d'une manière homogène
tout au long de leur décours, qui s'étend sur plus d'une vingtaine
d'années. Cet ensemble de considérations justifie un retour
à ces questions. Dernièrement, quelques analystes ont reconnu
le rôle du transfert qui se produit lors de débats institutionnels
et, particulièrement, dans le cas de ces controverses [11].
Cependant, ils ne l’étudient pas, ni dans son histoire, ni dans
son incidence précise à l’époque.
Très tôt certains analystes, dont Ferenczi reste le meilleur
exemple, réduisent les principales différences entre Anna Freud
et Melanie Klein à une divergence de conceptions du rapport entre la
pédagogie et la psychanalyse [12].
Cette réduction présente beaucoup d'intérêt pour
son auteur, vu qu'il peut prétendre avoir éclairé les
rapports entre ces deux disciplines dès 1908, mais elle contribue aussi
à l'engagement de la pensée psychanalytique dans un formidable
détour, rempli de confusions et de troubles.
Dans un certain sens, Anna Freud ouvre les hostilités, car sans doute
c'est ainsi que Melanie Klein entend les critiques qui lui sont adressées,
ou les questions qui lui sont posées. En 1926, Anna Freud donne quatre
conférences à la Société viennoise de psychanalyse.
Ces conférences sont presque immédiatement publiées.
Elle poursuit ses critiques dans une autre conférence, cette fois-ci
à la Société de Berlin, au mois de mars de l'année
suivante. Barbara Low présente leur compte-rendu, « presque
une traduction » selon les mots de Jones, au cours d'une réunion
organisée à la Société britannique de psychanalyse
au mois de mai. Melanie Klein répond alors avec sévérité
à ces critiques dans une contribution qui porte le titre du Colloque
où elle a été présentée [13].
Ce débat se poursuit partiellement au X Congrès international
de psychanalyse, à Innsbrück, cette même année. Rarement
des documents disponibles sont aussi clairs sur la genèse d'une controverse
scientifique, sur ses liens avec les personnages qui s'affrontent, sur le
rôle de la rhétorique dans le camouflage de la compréhension
des uns par les autres.
Le style des interventions des principaux participants de ces débats
intéresse ici davantage que l'étude des thèmes sur lesquels
elles portent, déjà répandue. Le livre que publie Anna
Freud en 1926 n'est certainement pas porteur de la même violence que
la critique qu'en fait Melanie Klein l'année suivante. Anna Freud ouvre
sa première conférence très simplement : « Voilà »,
semble-t-elle, dire, « dans le domaine de la psychanalyse d'enfants
il y a les opinions de Melanie Klein. Nous en avons discuté parmi nous
à Vienne. Ceux qui ne partagent pas son avis sont nombreux. Je n'ai
rien à y ajouter moi-même, n'étant pas en situation de
trancher. En revanche, je veux vous exposer mon travail. » C'est
ce qu'elle dit en somme [14].
Et elle oublie Melanie Klein. Cet oubli persiste jusqu'à la fin de
sa deuxième conférence, quand elle reprend: « Melanie
Klein pense que le jeu de l'enfant équivaut à la libre association
de l'adulte. A première vue, cela résout tous les problèmes.
Ce n'est pas le cas. » Et Anna Freud consacre toute sa troisième
conférence à l'examen de cette question, pour refuser simplement
l'expérience kleinienne. « Non, le jeu de l'enfant ne correspond
pas à la libre association [15] ».
Elle s'explique et puis elle oublie encore Melanie Klein. A sa quatrième
conférence elle n'en parle pas et se consacre à exposer sa conception
des rapports existant entre psychanalyse d'enfants et pédagogie, pour
terminer en amoindrissant la première. Elle néglige entièrement
Melanie Klein. Voilà la violence fondamentale d'Anna Freud : elle
considère l'autre d'un air distrait, elle veut pouvoir l'ignorer, ne
pas la voir. Il est vrai que l'expression de ce trait de sa personnalité
n'est pas réservée à Melanie Klein. Il s'applique à
tous ceux dont elle ne parvient pas à saisir l'intérêt
pour la promotion de sa cause.
A cette époque, Melanie Klein a déjà écrit à
peu près une dizaine de textes sur l'analyse des enfants, mais elle
ne les a pas tous publiés et surtout elle n'a publié aucun livre,
habituellement pourvu d'un plus grand prestige. Elle vient de s'installer
à Londres. Ses principales thèses sont bien établies :
la différence entre la psychanalyse d'enfants et celle d'adultes porte
sur une technique, et non pas sur les principes [16] ;
dans l'analyse des enfants, le transfert s'établit dès le début [17] ;
l'objet de l'analyse est le complexe d’Œdipe, le refoulement, la
peur de la castration [18]. Anna
Freud n'en tient aucun compte. La réponse de Melanie Klein aux thèses
qu'elle avance est implacable.
Anna Freud s'adresse à la communauté analytique lorsqu'elle
parle de Melanie Klein. Elle expose ce qu'elle considère comme leurs
différences. Melanie Klein, au contraire, appelle au témoignage
de la communauté analytique au sujet de ses charges personnelles contre
Anna Freud. Au-delà de la communauté psychanalytique, c'est
directement Anna Freud, en personne, qu'elle vise. En retraçant l'histoire
de la psychanalyse d'enfants, elle montre l'avancée et les erreurs
de Hug-Hellmuth, elle prend appui sur l'expérience de Freud et elle
réfute quasiment chaque ligne du texte de sa rivale. En somme, ce que
dit Melanie Klein est simple : « Anna Freud ne comprend rien
à rien, elle ne dit pas un mot sur le complexe œdipien, pas un
mot sur le complexe de castration, pas un mot sur la culpabilité, rien
sur l'inconscient, rien sur l'angoisse, rien sur les particularités
du transfert »; « les prémisses et les conclusions
d'Anna Freud forment un cercle vicieux », « je ne comprends
pas ce qu'elle veut dire », « je ne puis que combattre
énergiquement l'affirmation d'Anna Freud », « Anna
Freud, je pense, surestime beaucoup et n'interprète donc pas correctement »,
« ...contrairement à Anna Freud... », « ...une
des raisons des divergences entre Anna Freud et moi... », « ma
connaissance analytique des petits enfants m'oblige à avoir sur ce
point un avis tout différent », « probablement
la différence la plus frappante et la plus fondamentale entre nos attitudes »
et, enfin : « Qu'est-ce qui se trouvait donc omis dans l'interprétation
d'Anna Freud ? Tout...[19] ».
Anna Freud « n’est pas en mesure de trancher ».
Melanie Klein tranche.
Telle est la violence de Melanie Klein. Elle estime savoir ce qu'elle considère
que l'autre ignore. Elle sait. Elle regarde Anna Freud de près et ne
veut surtout pas que sa rivale échappe à son regard scrutateur,
alors que l'autre prétend en détourner ses yeux. Elle seule
sait ce que l'autre ignore. Elle seule connaît tous les textes, et elle
les cite. Melanie Klein ne peut pas supporter que l'autre réduise et
amoindrisse systématiquement la psychanalyse d'enfants, la considérant
comme un sous-produit de l'analyse d'adultes, position sans doute en retrait
par rapport à celle de Freud. L'une et l'autre ne veulent surtout pas
voir que ce n'est pas du même enfant qu'elles s'occupent, à l'origine.
Leur violence, l'une à l'égard de l'autre, est diamétralement
opposée et, avec le temps, celle de l'une épousera les formes
de celle de l'autre. Ce sera Melanie Klein qui ne fera plus attention au travail
théorique d'Anna Freud et ce sera Anna Freud qui restera toujours attentive
au travail de Melanie Klein. Tout autre est la violence des controverses qui
commencent formellement en 1942 à la Société britannique
de psychanalyse.
Le Congrès psychanalytique international d'Innsbruck, en 1927, se déroule
sur un fond de soupçons généralisés de violence.
Violence de la censure déguisée exercée par Jones et
par Radò sur les publications psychanalytiques, violence des discussions
entre Jones et Freud au sujet de l'analyse d'Anna, violence du triumvirat
formé par Freud, Ferenczi et Eitingon contre l'accession de Jones à
la présidence de l'Internationale psychanalytique, violence de la superposition
de la question de l'analyse laïque aux questions de la psychanalyse de
l'enfant.
C'est dans ce climat qu'Anna Freud apporte une réponse invariable à
Melanie Klein : elle prétend ne rien entendre. Dans le texte qu'elle
présente à ce Congrès, « Contribution à
la théorie de l'analyse infantile », elle fait même
semblant de croire que Melanie Klein soutient ses thèses à elle.
Revendiquant pour elle-même et quelques autres analystes d'enfants des
avancées importantes par rapport aux thèses kleiniennes, Anna
Freud s’adonne à un long exposé de cas et conclut que
l'analyste doit pouvoir connaître « les influences éducatives
que subit l'enfant, et — quand la chose paraît nécessaire
— d'enlever aux éducateurs leur tâche pour toute la durée
de l'analyse et s'en charger lui-même [20]. »
Or, c'est à ce Congrès que Melanie Klein expose un texte extrêmement
important, qui sort la psychanalyse d'enfants de sa préhistoire et
qui la fait entrer dans son histoire, outre la révolution qu’il
apporte à la psychanalyse [21].
« Les stades précoces du conflit œdipien »
est un texte d’importance majeure : il aborde la conception de la formation
du moi et du surmoi, les différences entre le développement
sexuel féminin et masculin, par exemple. Il élargit aussi les
voies d'approche de la psychose. Melanie Klein n'y fait aucune référence
à Anna Freud et, malheureusement, certaines de ses thèses semblent
singulièrement proches de celles de Rank, avec qui Freud vient de rompre.
Et le débat théorique entre les deux femmes est clos !
Finies les querelles cliniques entre Melanie Klein et Anna Freud. Dans l'introduction
à son livre de 1932, Melanie Klein fait le point de leurs divergences.
Elles portent essentiellement sur le transfert de l'enfant et sur la technique
de son interprétation, ainsi que sur la précocité du
surmoi [22]. Jusqu'à 1947,
l'une et l'autre ne se mentionnent plus dans leurs écrits. Cette année-là,
Melanie Klein ajoute une brève note d'introduction à son texte
où elle s'attaquait si vivement aux thèses d'Anna Freud :
« Les choses ont beaucoup évolué, Anna Freud a beaucoup
changé, ses idées se sont rapprochées des miennes ! »
C'est tout. Cette note s'appuie sur la dernière intervention de Susan
Isaacs au débat sur son propre texte au cours des controverses à
la Société britannique de psychanalyse, car dans son livre de
1946, même si Anna Freud réaffirme encore ses doutes relatifs
aux possibilités d'une identification parfaite entre la technique du
jeu et la libre association, le nom de Melanie Klein n'est jamais mentionné.
Si les notes de Melanie Klein de 1947 ne manquent pas d'avoir un certain bien-fondé,
désormais chacune de ces deux analystes campe sur ses positions, cherchant
à ignorer l'autre dans leurs écrits et interventions publiques
de caractère théorique, quitte à chercher à se
nuire réciproquement au moyen d'intermédiaires.
Cela ne veut pas dire que quelques passes d'armes entre ces deux femmes ne
se produisent pas lorsqu'elles se rencontrent à Londres, dans les réunions
de la Société britannique de psychanalyse, ou que les rares
contacts personnels qu'elles ont, témoignant d'une certaine entente,
puissent effacer une animosité réciproque. Le vif du débat,
cependant, sa période la plus violente et aussi la plus fertile, n'a
duré que quelques mois, au cours de cette année 1927. Ce qui
commence par des rumeurs, vers les années 20, atteint son apogée,
cédant ensuite la place à une ignorance mutuelle. Si les deux
analystes se rencontrent encore en 1929, dans la commission chargée
de la psychanalyse d'enfants du Congrès psychanalytique international
d'Oxford, la teneur de leurs débats reste inconnue. Je reviendrai aux
questions soulevées par les controverses qui eurent cours pendant la
deuxième grande guerre.
Pour la première fois au congrès d'Innsbruck les analystes
britanniques sont présents en force sur une scène internationale.
Ils soutiennent Melanie Klein qui compte notamment avec l'appui de l'appareil
de l'institution qui l’accueille, notamment par Jones, son président,
et Glover, vice-président. Jusqu'alors les britanniques gardaient à
l'égard de la scène analytique « continentale »,
par définition berlinoise et surtout viennoise, une position d'infériorité.
Jones, qui soutient Melanie Klein de près, les a conduits dans l'arène
internationale et ils ont des raisons d'en être fiers. Les « continentaux »
n'ont aucune nouvelle thèse ou aucun argument sérieux à
leur opposer. Il est donc évident qu'il ne s'agit pas simplement d'une
querelle de jalousie ou de priorités entre Anna Freud et Melanie Klein,
mais de bien autre chose, mettant plus considérablement en cause les
thèses psychanalytiques jusqu'alors établies. Il apparaît
aussi que la relation entre deux groupes importants d'analystes, les « britanniques »
et les « continentaux » risque de s'envenimer. La décision
fut donc prise, entre Federn et Jones, sans doute conseillés par Freud,
d'organiser un échange de conférences entre Vienne et Londres.
La première d'entre elles se produit le 24 avril 1935 à Vienne.
Pour parler de la sexualité féminine infantile, Jones expose
sa compréhension des différences entre les deux groupes psychanalytiques.
Il affirme pourtant que, pour lui, il ne s'agit nullement de divergences entre
deux écoles de psychanalyse, ni même entre différentes
tendances existantes à l'intérieur de ces deux écoles,
mais simplement de différences d'opinions individuelles d'analystes
mal renseignés les uns sur les autres, dans des pays divisés
par des conditions sociales et économiques de plus en plus difficiles.
Jones garde cette habileté diplomatique tout au long de son intervention.
Son tact l'amène à affirmer, par exemple : « Peu
nombreux sont les analystes anglais qui lisent le Zeitschrift ou les
analystes viennois qui lisent le Journal... Il est vrai que les travaux
allemands sont plus facilement reçus par le Journal que les
travaux anglais ne le sont par le Zeitschrift... » —
un exemple parmi d'autres où la revendication d'une position d'infériorité
se transforme en affirmation d'une position de supériorité.
Jones est un fin diplomate, mais il est ferme dans l'affirmation des différences
d'opinions britanniques par rapport à celle de Freud, qui les accepte
sans les traiter, ni lui, ni Melanie Klein, comme des dissidents. La réévaluation
du complexe d’Œdipe entraîne, d'une part, celle de la question
de l'angoisse de la castration pour la fille et, d'autre part, celle de l'instauration
du surmoi et de sa nature. Jones évite soigneusement de questionner
les points que Freud définit comme essentiels pour la reconnaissance
de la psychanalyse : l'existence de l'inconscient, le caractère
prédominant de la sexualité, l'existence du refoulement et de
retour de refoulé ne sont pas mis en doute, comme ne l'est pas non
plus la détermination sexuelle de la vie psychique ou l'existence elle-même
du complexe d’Œdipe.
Jones affirme que ce n'est que pour les besoins de son exposé qu'il
qualifie, d'une manière « sans doute exagérée »,
l'ensemble de ces opinions « d'écoles », et ces
écoles, de « viennoise » et « britannique ».
Et il conclue : « D'une façon plus générale,
je pense que les Viennois pourraient nous reprocher d'évaluer trop
haut la première vie fantasmatique aux dépens de la réalité
extérieure. A cela nous répondrons qu'il n'existe pas un danger
sérieux que les analystes négligent la réalité
extérieure alors qu'il est toujours possible pour eux de sous-estimer
la doctrine freudienne de l'importance de la réalité psychique
[23]. » Hélas !
Il se trompe, comme la suite le montre, et comme d'autres l'ont immédiatement
signalé.
Wälder — qui n'a pas encore modifié son patronyme en Waelder,
ce qu'il fait après son immigration aux États-Unis — se
rend à Londres en novembre de 1935, pour la présentation de
sa première conférence d'échange, qui porte le titre
de « Problèmes de la psychologie du moi ». Ce travail,
introuvable, a été probablement refait et apparaît comme
un chapitre d'un de ses livres [24].
Il mentionne souvent Melanie Klein, dont il considère les idées
très stimulantes, mais de difficile vérification étant
donné l'appui qu'elle prend sur des enfants qui ne font pas encore
usage de la parole. Cependant, il ne la considère pas comme un dissident
de la psychanalyse. Wälder garde le même ton de politesse diplomatique
que Jones. Les britanniques lui réservent un large accueil et s'organisent
en petits groupes pour le recevoir à tour de rôle et discuter
en détail tous les thèmes soulevés lors de sa conférence
[25].
Le 5 mai 1936, Joan Riviere présente une autre conférence d'échange,
cette fois-ci à Vienne. Elle porte sur la genèse du conflit
psychique dans la petite enfance. Riviere précise que les questions
dont elle traite — notamment celles relatives au sadisme oral, à
la projection et à l'introjection — ont été présentées
à Londres par son prédécesseur. Et c'est la seule fois
où elle fait une mention à un auteur viennois autre que Freud,
abondamment cité, tout comme Melanie Klein. Elle cite également
Glover, Melitta Schmideberg, Sylvia Payne, Marjorie Brierley et Karin Stephen,
mais jamais Anna Freud.
Son travail est avant tout de propagande : « L’œuvre
novatrice de Melanie Klein a mené en particulier à une étude
serrée de ces problèmes dans la Société britannique
de psychanalyse et, à mon avis, a influencé directement ou indirectement
la plus grande partie de l’œuvre de ses membres dans les dernières
années » ; « L’œuvre de Melanie Klein
et de ses disciples nous a montré que les processus psychiques de projection
et d'introjection ont une importance beaucoup plus grande et influent de façon
beaucoup plus vaste sur chaque étape du développement psychique
qu'on ne l'avait pensé [26] ».
Beaucoup de ses affirmations ne correspondent pas aux déclarations
d'autres auteurs britanniques de l'époque. Brierley, sans refuser entièrement
les thèses kleiniennes, ne les admet jamais intégralement et
surtout n'en reconnaît pas d'influence majeure sur son travail. Riviere
soutient, avec rigueur, les premières thèses kleiniennes :
il est possible d'accéder à la connaissance de la vie psychique
des bébés même pendant leurs premières semaines
de vie, l'introjection et l'incorporation s'équivalent, tout comme
la projection et l'expulsion corporelle, « états »
et « objets » internes sont identifiés au départ,
l'introjection et la projection sont les principaux mécanismes de défense
contre les pulsions et contre l'angoisse, la pulsion de mort est à
l’œuvre dès la naissance. Joan Riviere est emphatique, passionnée
et passionnante. Il lui manque en cette occasion le tact et la mesure de Wälder.
Cette même année, Wälder apporte encore la réponse
à la contribution de Riviere dans une conférence qui se contente
de constater les problèmes posés par les thèses de sa
collègue [27]. Il reconnaît
d'emblée que de nombreux analystes ont contribué à l'élargissement
des connaissances psychanalytiques — et Melanie Klein en particulier
—, mais cela ne doit pas empêcher le questionnement de ses thèses.
Wälder constate qu'il n'y a pas une unanimité parmi les auteurs
britanniques, que Riviere utilise le concept de fantasme de manière
particulière et qu'il se place, lui-même, à un niveau
plus modeste, ce qui ne l'empêche pas de développer longuement
ses conceptions relatives aux critères de toute scientificité
et en particulier ceux relatifs à la psychanalyse. Il objecte aux "kleiniens"
l'immaturité langagière du petit enfant. Wälder ne considère
aucun de ses arguments comme conclusif, mais il pense, avec plus de modestie,
qu'ils lui confèrent un droit de questionnement et qu'aucune réponse
qui s'appuie simplement sur des arguments du type « l'analyse a
montré » ou « notre expérience montre »
n’est satisfaisant. S'il est vrai que Wälder n'est pas loin d'affirmer
que les thèses "kleiniennes" correspondent à une construction
paranoïaque, ses propres conceptions de « l’expérience »
et « de la science » n’en différent pas trop.
Ses conceptions sur la formation du surmoi présentent une grande convergence
avec celles de Melanie Klein et il affirme son accord avec Joan Riviere au
sujet du rôle qu’y jouent les sentiments "archaïques".
La seule difficulté que lui semble d'une résolution plus difficile
est celle qui porte sur la compréhension du fantasme. La théorie
"kleinienne" à ce propos lui semble « d'un biologisme sans
biologie » et, encore une fois, il n'entend pas la réfuter,
mais simplement marquer des différences d'opinion. Les analystes « kleiniens »
lui semblent négliger la part de réalité dans tout transfert
et il considère traumatique leur usage de l'interprétation,
selon lui d'inspiration séductrice, puisqu’elles négligent
le caractère éducatif de la simple présence d'un adulte
auprès d'un enfant. En revanche, Wälder trouve intéressant
l'usage kleinien du concept de projection, même s'il questionne l'uniformité
de cet usage dans l'explication de phénomènes aussi divers que
l'hallucination et le délire. Wälder prend appui sur les thèses
de Katan pour relancer un questionnement qui sera intégralement repris
par Lacan : il n'est pas évident que les traits psychotiques présents
dans un moi normal soient les mêmes que ceux qui se retrouvent chez
le psychotique. Il reconnaît que les travaux de Melanie Klein sont très
riches en détail lorsqu'ils portent sur certains modes de travail psychique,
mais que bien d'autres aspects de ce travail restent à explorer ;
qu'elle a beaucoup enrichi leur compréhension des fantasmes liés
à l'oralité, mais que bien d'autres domaines fantasmatiques
doivent être encore étudiés.
Wälder est loin de posséder toute la flamme de Riviere ou toute
la diplomatie de Jones, mais il est bien plus attentif et attentionné
que ne l'avaient été les deux conférenciers britanniques.
Dans un certain sens il peut paraître parfois plus ennuyeux, mais Wälder
se soucie de véritables échanges lors de ces conférences.
Jones, et surtout Riviere, visent beaucoup plus la dissémination de
leurs thèses. Les viennois considèrent l’approche du concept
de fantasme comme l'un des principaux points de divergence, contrairement
aux britanniques, et principalement aux kleiniens, qui n'y étaient
pas encore assez attentifs. C'est à partir de cette divergence que
les discussions scientifiques sont reprises plus tard, lors des grandes controverses.
L'arrivée des nazis au pouvoir met fin aux projets d'échanges
et impose l'exil aux psychanalystes « continentaux ».
Je n'étudie pas ici l'incidence de cet exil sur les débats
en cours à la Société britannique de psychanalyse. Il
suffit ici de dire que des dissensions existent depuis environ 1933 ou 1934.
Elles impliquent essentiellement Glover et Melanie Klein et l'arrivée
progressive des psychanalystes en provenance de Vienne, de Berlin ou de Budapest
allume l'espoir ou la crainte chez l'un ou l'autre de voir ses propres positions
renforcées ou attaquées. Aussitôt après la mort
de Freud, la présence en grand nombre des « continentaux »
donne l'espoir à Glover de renverser de manière décisive
la balance en sa faveur.
Il n'est pas intéressant ici non plus de revenir encore une fois aux
principaux arguments des uns et des autres. En revanche, une analyse plus
fine des controverses impose d’écarter les thèses fréquemment
admises qui en font le terrain d'affrontement entre des groupes de femmes,
et surtout entre Melanie Klein et Anna Freud [28].
Cette analyse permet aussi de mieux comprendre l'essor de la psychanalyse
d'enfants.
La première assemblée administrative extraordinaire est convoquée
par quatre membres de la Société britannique de psychanalyse
— Barbara Low, Melitta Schmideberg, Adrian et Karin Stephen. Elle a
lieu le 25 Février 1942. Quatre autres réunions similaires se
poursuivent jusqu'au 10 Juin de la même année. Peu après,
l'assemblée annuelle du 29 Juillet décide l'organisation des
discussions scientifiques, dont le plan définitif est établi
le 21 Octobre.
Certains auteurs décident d'écarter les réunions administratives
des controverses proprement dites. Ils s'empêchent ainsi de comprendre
pleinement ce qui se déroule entre Anna Freud et Melanie Klein d'une
part, et de prendre toute la dimension du conflit existant entre Glover et
le reste de la société d'autre part, à l'exception de
Melitta Schmideberg et Barbara Low, et non seulement entre lui et Melanie
Klein. Ces réunions sont une partie intégrante des controverses.
Elles en constituent le premier volet, où l'aspect administratif dissimule
à peine différents enjeux politiques et économiques de
la pratique psychanalytique, enjeux dont les britanniques — et c'est
tout à leur honneur — ne craignent pas de débattre et
n'essayent pas de dissimuler, en évitant de les confondre avec des
questions métapsychologiques ou éthiques.
Il s'agit de savoir, au début de ces débats, si, oui ou non,
une réorganisation complète ou limitée des différentes
instances de la société est souhaitable ; si, oui
ou non, de nouveaux principes de vie sociétaire doivent être
établis et, finalement, quand devraient intervenir ces modifications,
au cas où elles seraient décidées : doivent-elles
se produire immédiatement ou seulement après la guerre, doivent-elles
se produire avant ou après l'éclaircissement des différences
scientifiques. Les champs qui s'affrontent ne sont pas clairement délimités.
Les kleiniens peuvent souhaiter des modifications immédiates, mais
alors le problème se pose de la modalité de participation à
ces transformations de ceux d'entre eux qui se trouvent en service militaire,
notamment Rickman et Bowlby. D'autres peuvent souhaiter ajourner les changements
pour après la guerre, dans le but d'assurer à tous les meilleures
conditions de participations aux débats et aux votes qui doivent décider
de la nature des transformations, mais alors se pose le problème de
la possibilité de l'élargissement progressif de l'influence
kleinienne. Certains souhaitent des modifications immédiates en dehors
de toute considération. D'autres ne souhaitent strictement aucun changement.
Glover fait une sorte d'unanimité contre lui : il détient
le pouvoir depuis bien trop longtemps. Melitta Schmideberg et lui accusent
cependant Melanie Klein et les siens de comploter en vue de s'assurer une
complète domination du Comité de formation, sans qu'il soit
exclu que Glover ne vise au même but. Pour prouver ses thèses,
il produit des chiffres erronés. A l'aide de Sylvia Payne, qui pourtant
n'est pas considérée comme une kleinienne, la vérité
des chiffres est rétablie.
Très vite après son arrivée à Londres, Anna Freud
reprend une pratique analytique et bientôt elle commence à organiser
une formation en psychanalyse d'enfants. Cependant, en 1939, elle refuse d'assumer
la responsabilité d'un séminaire sur ce thème à
la Société britannique de psychanalyse. Elle se justifie en
affirmant que ceux qui ont reçu une formation analytique obéissant
à une autre orientation que la sienne ne pourraient pas « profiter
de son enseignement ». L'année d'après elle est encore
plus directe. Lors de la réunion du Comité de formation du 24
Avril 1940, elle attaque Melanie Klein très violemment, en revendiquant
pour son seul travail et celui de ses collaborateurs le label « analyse
freudienne » et en accusant celui de Melanie Klein de n'en être
qu'un dérivatif, la preuve étant sa grande différence
par rapport à ce que ceux qu’elle considère comme « freudiens »
pratiquent et savent « être la psychanalyse ". Elle se
met ainsi dans une situation extrêmement délicate, car à
la même réunion Glover essaye de proscrire l'enseignement des
thèses kleiniennes du cursus de la société [29].
C’est la seule occasion où un front entre ces deux ennemis de
Melanie Klein se forme. Pourtant dès la veille, le 23 Avril, Strachey
écrit à Glover, alors président du Comité de formation,
prévoyant une autre solution. Il est remarquable que dans cette même
lettre, avant de se ressaisir, Strachey exprime son exaspération en
invectivant tous ces « maudits étrangers » qui
ont envahi leur île. Et pourtant, il affirme : « Je soutiens
de toutes mes forces un compromis à tout prix. Il me semble que le
problème réside chez les extrémistes des deux côtés.
Mon opinion est que Mme. K. a donné quelques contributions hautement
importantes à la PA, mais qu'il est absurde de prétendre (a)
qu'elles épuisent le sujet ou (b) que leur validité soit axiomatique.
Par ailleurs je pense qu'il est tout aussi ridicule de la part de Mlle. F.
de prétendre que la PA soit une Chasse Gardée de la famille
F et que les idées de Mme. K. soient totalement subversives [30]. »
Melanie Klein n'attend pourtant pas la lettre de Strachey pour se défendre.
Encore dans cette même réunion, elle cherche à isoler
Glover du reste du groupe britannique. A la longue, il s'y prête sans
trop de difficultés. Probablement pourtant la meilleure conclusion
à tirer de cet incident, la plus généreuse aussi, est
celle proposée par C. et P. Geissmann : ce qu'Anna Freud cherche
à défendre à ce moment là est avant tout « son
identité psychanalytique "viennoise", la seule chose qui restât
à ce groupe d'exilés [31]. »
Il convient de rappeler aussi que, pour Anna Freud toute particulièrement,
la perte du pays s'accompagne de la perte du père. C'est dans l'élaboration
d'un grand deuil qu'elle revendique pour elle seule le titre « d’analyse
freudienne ».
Une interprétation d'allure paranoïaque, qui attribue le plus
grand poids à toute sorte de supputations ou calculs manipulateurs
et bassement politiques est mal venue. Un angélisme qui attribue aux
analystes britanniques ou émigrés « continentaux »
de plus longue date un regard bénévole envers la fragilité
de l'orpheline exilée correspond à une trop grande idéalisation.
Entre ces deux extrêmes quelque chose de plus réaliste se produit.
Melanie Klein est assez courageuse pour entrer directement en contact avec
Anna Freud. Le 1er Janvier 1942, une première fois, elle l'appelle
au téléphone. Au-delà des compliments d'usage propres
à l'occasion, nous connaissons le contenu de leur conversation grâce
à ce que Melanie Klein écrit à Joan Riviere. Au cours
de cet entretien elles se montrent d'accord pour éviter la scission
de la Société. Elles réaffirment leur ancienne idée
de deux cursus de formation parallèles, qui pourraient plus tard venir
à établir une certaine coopération, mais Anna Freud craint
qu'une telle idée ne soit pas acceptée par l'ensemble des membres.
Même si elle pense que Glover est le meilleur candidat à la présidence
de la Société, elle se montre disposée à accepter
que Sylvia Payne occupe ce poste, puisqu'elle la considère comme indépendante
et assez objective à l'égard de la valeur des contributions
de toutes les deux [32].
D'autres échanges se sont peut-être produits tout au long de
l'année 1941. Les ponts entre les deux femmes ne manquent pas, Joan
Riviere et Willi Hoffer en étant les deux meilleurs exemples. Melanie
Klein propose l'organisation de rencontres « fermées »
entre les membres des deux groupes pour discuter « en intimité »
de leurs divergences. Anna Freud en accepte le principe. Toutes les deux sont
d'accord pour l'élargissement de ces rencontres à d'autres que
leurs seuls élèves. Mais finalement Anna Freud abandonne ce
projet, critiqué par Marjorie Brierley au moyen d'arguments d'apparence
institutionnelle, mais recouvrant la crainte de la rencontre des étrangers
entre eux.
L'existence de divergences théoriques n'exclut pas une certaine compréhension
mutuelle entre les deux viennoises. Il est évident que ces deux femmes
possèdent beaucoup plus de points en commun qu'il n'en existe entre
Anna Freud et Glover [33]. Melanie
Klein et ceux qui la suivent ont décidé d'empêcher à
tout prix une entente similaire à celle de la réunion du Comité
de formation du 24 Avril en se montrant prêts à reconnaître
et à accueillir les contributions d'Anna Freud, qui n'en demande pas
mieux, mais cette décision ne correspond pas à la pure application
d'une mécanique visant le maintien ou la conquête d'un certain
pouvoir. Elle s'appuie sur une reconnaissance réelle. La génialité
de l'appel téléphonique de Melanie Klein a été
telle qu'il a préfiguré tout le déroulement des controverses,
jusqu'à l'élection d'un nouveau président, en remplacement
de Jones. Les contacts téléphoniques entre ces deux femmes ne
se sont pas restreints à cette seule occasion.
Le 26 Mars de la même année Melanie Klein peut écrire
à ses amies : « De nombreux intervenants, dont le Dr.
Brierley, le Dr. Payne, etc., ont récemment insisté fortement
sur la nécessité de rétablir au sein de la Société
une atmosphère plus amicale, plus tolérante, etc.. L'accueil
plus que favorable que reçurent ces suggestions parmi les membres (parmi
lesquels Anna Freud) montre bien l'urgence que nous ressentons vis-à-vis
de cette question [34]. »
Elle est bien consciente qu'Anna Freud ne la menace pas, ni elle ni les siens.
Pendant ces cinq assemblées administratives extraordinaires Melanie
Klein et Anna Freud ne se heurtent jamais, aucun membre de l'un de leurs groupes
ne s'attaque avec violence à un membre de l'autre groupe. A lire la
plupart des descriptions que leurs contemporains ont données de ces
rencontres, se dégage une étrange impression de témoignages
d'enfants dans un cirque ou un zoo, où ceux-ci s'attendent à
ce que les dragons s'attaquent entre eux, simplement parce que cela correspond
à leurs fantasmes. L'ambiance est peut-être tendue pour certains,
elle est rarement orageuse ou bien la foudre ne se déclare pas là
où l'on l'attend. La scène primitive est d'autant plus violente
qu'elle correspond à une tempête dans le bassin des enfants.
Ce qui se passe est bien différent : à la première
assemblée, Ella Sharpe, un auteur bien trop vite considéré
comme « anti-kleinien », remercie Anna Freud, ainsi que
d'autres, du travail accompli dans les dures circonstances de la guerre. A
la deuxième assemblée Melitta Schmideberg essaye de dresser
Anna Freud contre Melanie Klein, mais aucune des deux ne dit mot. A la troisième
assemblée, Joan Riviere prononce un important éloge de l’œuvre
d'Anna Freud, la considérant comme une pierre fondatrice de l'usage
prophylactique de la psychanalyse d'enfants. La situation est telle qu'à
la quatrième assemblée Glover s'exaspère. Il dénonce
l'entente établie entre Anna Freud et Melanie Klein au Comité
de formation au sujet de l'impossibilité de l'intégration de
leurs deux enseignements, alors qu'en privé elles envisagent exactement
le contraire, même si c’est une intégration qui admet l’écart,
et il accuse Riviere de faire des éloges à celle qu'il veut
présenter à tout prix comme étant l'ennemie des kleiniens.
La position de Glover est si absurde qu'il semble accuser les kleiniens de
ne pas attaquer Anna Freud, tout en se montrant prêt à les accuser
de l'attaquer, si davantage ils le faisaient. Susan Isaacs, impassible, reprend
l'éloge de leur supposée adversaire, qui admet que si en effet
elle trouve impossible un compromis, elle ne pense pas que ce soit impossible
d'en parler.
Au sujet d'un candidat qui présente un mauvais mémoire clinique
d'admission en tant que membre, soutenu et congratulé par Winnicott,
Anna Freud est très sévère, mais Melanie Klein ne tarde
pas à la rejoindre. Là aussi, les deux s'entendent. Si à
un moment donné Anna Freud s'était plainte que son livre ne
soit pas publié en Angleterre en 1926, alors que tous les travaux de
Melanie Klein sont régulièrement publiés à Vienne,
cette plainte reste bonne enfant et boudeuse, s'adressant plutôt à
Jones.
Considérer les prises de position des kleiniens ou d'autres au cours
de ces premières discussions comme étant purement tactiques
me semble les condamner à un cynisme ou à une hypocrisie envers
Anna Freud infirmé par le déroulement des débats et de
l'histoire de la psychanalyse
La violence des discussions entre psychanalystes en cette année 1942
ne se situe pas entre les deux femmes, ni même entre leurs groupes.
La hargne est le seul fait de Glover et de Melitta Schmideberg contre Melanie
Klein et les siens. Leurs critiques sont virulentes. Ils les accusent de plagiat,
de comploter en vue de prendre le pouvoir, de débaucher des patients
pour en faire des convertis de leurs thèses, de fractionnisme et de
prosélytisme, de tout et du pire à tous les niveaux. La plupart
de ces accusations frôlent le délire. Celles qui trouvent un
quelconque fondement sont exprimées de telle manière qu'elles
recueillent la réprobation générale. Finalement, les
accusations et les attaques révèlent leur véritable nature : elles
n'ont pas pour objet une personne, ni même un groupe, mais elles visent
l'institution psychanalytique dans son intégralité, institution
dont la preuve de l'avilissement est le fait même qu'elle ne soutient
pas ceux qui rêvent de garder sa pureté, quitte à devenir
des inquisiteurs dans le meilleur des cas, ou des simples adeptes de la dénonciation
en tant que pensée politique, au pire. Même si Melanie Klein
, elle aussi, se montre découragée par la situation de la Société,
elle n'est pas venimeuse comme Glover et Melitta. Considérant que Melitta,
fille de Melanie Klein, se trouve à ce moment-là en analyse
avec Glover, la question mérite d’être posée quant
à la nature de leurs liens transférentiels et contre-transférentiels,
qui induit la mise en acte.
En revanche, la preuve de la santé de cette institution, d'une certaine
manière, réside dans les décisions qu'elle prend au cours
de son assemblée annuelle du 29 Juillet 1942. Les membres demandent
alors au Comité de formation un rapport sur ses perspectives d'activité
et l'organisation de discussions scientifiques où les kleiniens doivent
s'expliquer sur leurs thèses. Le fondement de cette décision
est un ancien argument avancé par Wälder, argument dont le caractère
conservateur et injustifié peut aujourd'hui surprendre de n'avoir pas
été dénoncé. Cet argument consiste à dire
qu'il revient à ceux qui proposent de nouvelles thèses ou une
nouvelle approche de justifier leur bien fondé et non pas à
ceux qui se tiennent aux thèses et aux approches traditionnels d'expliquer
pourquoi ils le font. Cet argument est évidemment malsain. Les kleiniens
s'aperçoivent de l'opportunité unique qui s’offre à
eux d'utiliser cette occasion comme la meilleure tribune possible pour la
divulgation de leurs thèses : ils cherchent en vérité
à s'expliquer.
Dès le 21 Septembre 1942, en réponse à la première
demande de l'assemblée annuelle, Glover présente aux membres
du Comité qui en est le responsable un document d'introduction à
la question de la formation des psychanalystes. De cette date jusqu'au mois
de Février 1944, les réunions du Comité de formation
et les assemblées scientifiques se déroulent en parallèle.
Le 27 Janvier 1943, Susan Isaacs présente aux réunions de discussion
scientifique son texte sur la nature et la fonction du fantasme, thème
jugé comporter, de la manière la plus claire, l'ensemble des
divergences existantes entre les kleiniens et les « viennois »,
sinon entre eux et le reste de la Société. La discussion, qui
commence immédiatement, se poursuit au cours des assemblées
du 17 Février, du 17 Mars, du 7 Avril et se conclut le 19 Mai. Il est
extrêmement difficile d'affirmer que ces discussions sont violentes
ou dramatiques, rarement sont-elles traitées avec passion. Il en est
de même de l'ensemble de ces débats scientifiques de l'époque.
Encore une fois, aucun affrontement ne se produit entre Melanie Klein et Anna
Freud ou entre ceux qui soutiennent leurs thèses. Les arguments qui
s'y déploient peuvent paraître aujourd'hui tantôt clairs,
tantôt obscurs, mais dans une très large mesure, les causes sont
entendues.
Entre-temps, le 24 Février, Strachey propose au Comité ses notes
sur la question de la formation, dans une perpective assez différente
des remarques d'introduction de Glover, qu'il critique sévèrement.
Glover réagit immédiatement et vivement, en réaffirmant
ses thèses et en attaquant celles de Strachey.
Melanie Klein n'intervient pas une seule fois au cours de la discussion du
texte de Susan Isaacs, pas plus qu'elle n'intervient plus tard au cours du
débat du texte de Paula Heimann, ou au début des discussion
du texte de ses deux élèves sur la régression. Pour cela,
deux raisons fondamentales sont avancées : elle souhaite
se faire la plus discrète possible, de manière à ne pas
laisser de marge au renouvellement des attaques et critiques que lui ont déjà
été adressées ; le chagrin que suscitent en
elle les positions de sa fille au cours des discussions la laissait sans voix.
Il est curieux de constater la rareté des interventions de Joan Riviere,
qui peut s’expliquer par son amitié personnelle de longue date
avec les Freud. Les thèses kleiniennes sont longuement exposées
par Susan Isaacs ou Paula Heimann, qui restent aussi d'une grande discrétion
pendant les discussions, se contentant de répondre à l'ensemble
des arguments à la fin des débats. Il est tout aussi surprenant
de constater qu'Anna Freud non plus n'intervient pas beaucoup et que Burlingham
et les Hoffer, les seuls participants dont il soit possible de dire qu'ils
sont très proches d'elle, sont aussi d'une grande discrétion.
En tout et pour tout Anna Freud n'intervient qu'à quatre reprises au
cours de la discussion du texte de Susan Isaacs, et jamais dans la discussion
du texte de Paula Heimann ou dans le débat sur la régression.
Cette rareté de manifestations mérite attention.
La première intervention d'Anna Freud se produit le jour même
de la lecture du texte de Susan Isaacs sur ce que les kleiniens appelleront
désormais phantasme, immédiatement après les interventions
de Jones et Glover. Elle remercie l'orateur de la clarté de son texte,
de ce qu'il apporte à la compréhension des divergences existantes
et de sa façon de les circonscrire. Anna Freud intervient encore deux
fois au cours de la quatrième discussion des controverses scientifiques,
le 7 Avril. Ici, elle inaugure le débat en résumant de manière
plus consistante en quoi consister pour elle — et peut-être pour
la plupart des intervenants — leurs divergences essentielle, à
savoir : l'époque du début des relations d'objet et
des fantasmes précoces ; l'existence d'une fonction synthétique
du moi et des sentiments précoces de culpabilité et de réparation ; l'utilisation
du concept de fantasme précoce, dont une critique partielle avait déjà
été faite à la première réunion par Dorothy
Burlingham. Elle reprend plus longuement ces critiques, en questionnant l'élargissement
du concept de fantasme qui, devenant le représentant psychique de la
pulsion, semble perdre tout lien avec la rêverie diurne, se rétrécissant
donc de ce point de vue ; et, enfin, sur la confusion entre les contenus
des fantasmes et les processus psychiques eux-mêmes, c'est à
dire, la confusion entre les fantasmes cannibaliques et les processus d'introjection.
Les divergences qui semblent l'intéresser sont tout autres que celles
qui attirent l'intérêt de Jones à l'époque ou,
plus tard, celui d'autres analystes. Le concept de fantasme constitue le noyau
de ces divergences.
Anna Freud reprend la parole à la fin de cette quatrième réunion
en réponse à une question que lui pose Sylvia Payne relative
à l'âge à partir duquel elle considère que la mère
est investie par l'enfant comme un objet. Payne avait cru comprendre qu'elle
n'admet pas l'existence de cet investissement avant la fin de la première
année. Anna Freud apporte un éclaircissement, considérant
la question délicate et expliquant qu'elle est prête à
admettre que l'enfant constitue la mère comme objet à partir
de la fin du sixième mois. Bien plus tard Lacan considèrera
ces discussions comme byzantines.
A la cinquième et dernière réunion de discussion scientifique
de son texte, Susan Isaacs intervient encore longuement. Elle fait le point
sur sa compréhension des positions des viennois, basée essentiellement
sur les interventions de Wälder lors des conférences d'échanges
de 1936 et 1937, et sur le livre d'Anna Freud, Le moi et les mécanismes
de défense, de 1936. Susan Isaacs montre minutieusement l'évolution
des thèses d'Anna Freud entre cette date et ses dernières interventions.
Anna Freud reprend la parole pour la dernière fois au cours de ces
débats. Elle veut consigner dans les minutes que « ne pas
répondre maintenant à Mme Isaacs ne veut ni dire que nous soyons
satisfaits des réponses qu'elle a données ni que nous acceptions
maintenant les thèses qu'elle a exprimées. »
Dans l'absence de toute nouvelle intervention d'Anna Freud ou des membres
de son groupe, et ayant en vue ce qui s'est passé dans les premières
réunions administratives, il semble pour le moins délicat de
considérer que ces controverses méritent les désignations
qu'elles ont reçues du simple fait de la participation de la fille
de Freud. La violence supposée exister entre Melanie Klein et Anna
Freud semble aussi assez surestimée. Outre les raisons de réconfort
du narcissisme d'un groupe — ici les kleiniens, qui acquièrent
ainsi leur renommée d’avoir vaincu de haute main un combat singulier
contre le nom de Freud - ou d'une institution — ici la Société
britannique de psychanalyse, qui aurait connu une deuxième naissance,
glorieuse du fait qu'elle serait issue de si illustres parents —, quelles
raisons aurions-nous de considérer ces controverses comme violentes
et comme opposant Freud et Klein[35]?
Deux : la première est que la Société britannique
de psychanalyse comprend effectivement un groupe de psychanalystes qui, sans
être ni kleinien ni annafreudien, tout en se réclamant de Freud,
souhaite réfléchir à la question des possibilités
d'articulation entre les thèses de Melanie Klein et celles qu'ils reconnaissent
comme freudiennes. Ils ne mettent nullement en cause les thèses de
Klein, mais les liens existant entre les deux ne leur semble pas clairs ou
bien il leur semble que le groupe kleinien lui-même peut tirer bénéfice
d'un questionnement plus serré de ses propres thèses. Ce groupe,
qui ne s'identifie complètement ni aux positions de Glover ni à
celles de Melanie Klein, ce groupe est majoritaire dans la Société
à l’époque : il est représenté
dans les débats principalement par Marjorie Brierley, Kate Friedlander,
Sylvia Payne, Ella Sharpe, Adrian et Karin Stephen, et d'autres, parfois d'orientation
kleinienne plus marquée, mais mettant déjà en cause certaines
de ses thèses, comme Winnicott, qui lors de la réunion du 1er
Mars 1944 pour la discussion du texte de Melanie Klein sur la vie émotionnelle
de l'infans pour la première fois se heurte à Paula Heimann.
Il y présente sa thèse sur la dyade formée par la mère
et son bébé. Heimann le reprend pour souligner l'individualité
de l'infans [36].
Les raisons qui mènent à la traditionnelle considération
de ces controverses comme violentes obéissent à d'autres facteurs.
Parallèlement aux controverses scientifiques, des discussions ont lieu
au niveau du Comité de formation visant l'établissement d'une
évaluation de ses activités et l'élaboration d'orientations
quant à son avenir. Après le document d'introduction à
la discussion présenté par Glover, après sa discussion
une première fois par Strachey et une première réponse
de Glover, comme je l'ai mentionné auparavant, alors que la Société
se prépare à la discussion du texte de Paula Heimann sur l'introjection
et la projection, et s'y applique en effet, trois documents sont présentés
au Comité de formation : en Septembre 1943, les notes d'Anna
Freud sur sa technique, en Octobre celles de Marjorie Brierley et de Melanie
Klein. Peu après la fin des discussions à propos de la contribution
de Paula Heimann — conduites donc en deux séances, avec beaucoup
plus de rapidité et peut-être d'urgence que celles du texte de
Susan Isaacs —, une réunion du Comité de formation a lieu
le 24 Novembre 1943. Après les présentations des notes sur leur
technique par Ella Sharpe et par Sylvia Payne, un rapport préliminaire
est aussi présenté et discuté. Ce document fait de longues
considérations sur le fonctionnement du Comité de formation
et, parmi d'autres recommandations, il suggère que les membres de la
Société impliqués d'une manière aiguë dans
les controverses soient écartés de l'enseignement. Ce sont des
recommandations ayant un caractère assez large.
Et elles produisent pourtant ce qui jusqu'alors est invraisemblable, mais
qui révèle maintenant sa logique implacable : Glover, qui
n'est pas d'accord avec le bilan établi, et qui se sent visé
par les nouvelles orientations, démissionne de la Société.
Depuis le 17 Décembre, le texte de Paula Heimann et de Susan Isaacs
sur la régression est divulgué, accompagné de quelques
commentaires et notamment de ceux de Glover, dont la lettre de démission
est lue à la réunion du Comité de formation du 24 Janvier
1944. A cette même réunion, Anna Freud pose la question de savoir
si elle constitue l'une des parties dont fait mention le rapport préliminaire
et déclare que, si c'est le cas, elle démissionne du Comité.
Melanie Klein ne se sent jamais visée par les recommandations du rapport.
Elle ne se considère pas comme l'une des personnes participant de manière
aiguë à ces débats. Le lendemain de cette réunion,
à propos de Glover, elle écrit aux membres de son groupe :
« La cause immédiate de sa résignation a été
le fait que la majorité des membres du Comité de formation,
sans m'avoir consultée du tout à ce sujet, s'est unie contre
lui et a exprimé sa méfiance envers son esprit partisan... ».
Les raisons de cette méfiance sont bien exprimées par Ella Sharpe,
toujours à la même réunion : « Je
ne soutiens pas la proposition du Dr Glover de communiquer à la Société
l'échec scientifique et pratique du Comité. ... D'un point de
vue pratique, la formation n'a pas échoué. Nous pouvons communiquer
ses déchirements et les difficultés qui nous ont assailli, difficultés
pour l'instant insolubles. Un véritable rapport de ce qui s'est en
fait passé au cours de quatre ans et demi peut être présenté...
. Je regrette que le Dr Glover se soit permis d'attaquer ses collègues
anglais qui pendant ces années ont apporté aux étudiants
et à leur bien l'attention la plus assidue et sans faille, croyant
que de cette manière seraient établis les plus sûrs fondements
d'un jugements sain. ... Je demande au Dr Glover de comprendre que pendant
les quatre dernières années et demie il y a eu des collègues
qui ne souhaitaient pas "apprivoiser la société", qui n'avaient
pas de cause à défendre sauf celle d'approfondir leurs vues
théoriques, qui étaient prêts à abandonner leurs
fonctions à tout instant, mais qui néanmoins, selon leurs capacités
et leurs difficultés, ont apporté une contribution solide qui
peut encore donner ses fruits dans l'avenir [37]. »
La violence de Glover contre la Société se transforme en courroux
de ses collègues contre lui. Le sol se dérobe, qu'il a voulu
d'une fermeté sans faille. Même Melitta Schmideberg ou Barbara
Low, qui se sont montrées si proches de lui pendant tous les débats,
évitent de le suivre. Implacable logique des institutions, des foules
et des groupes, que les propositions de Freud sur certains métiers
impossibles, ou bien sur la psychologie des masses, ne suffisent pas à
expliquer.
Le 2 Février cette démission est communiquée à
une assemblée administrative extraordinaire surprise et déchirée
quant aux conséquences à tirer de la lecture de la lettre de
Glover et des commentaires que Sylvia Payne apporte. Une semaine plus tard
Melanie Klein présente au Comité de formation ses critiques
du rapport préliminaire élaboré par Strachey. Elle peut
maintenant réagir en toute tranquillité aux nombreuses propositions
du rapport et revendiquer de manière ambiguë son droit à
l'enseignement, tout en se déclarant prête à démissionner
et à rester comme une sorte « d'éminence grise ».
Après tout, affirme-t-elle, le rapport de Strachey n'est qu'un projet,
et malgré les réactions qu'il suscite de la part d'Anna Freud,
il peut encore être transformé. Et, en effet, il le sera !
Les critiques envers ceux qui ont participé de manière aiguë
aux controverses n'y figureront plus. Anna Freud a donc, elle aussi, des raisons
d'être satisfaite, même si elle ne reprend pas immédiatement
ses activités didactiques au sein de la Société. Le 23
Février une autre assemblée administrative extraordinaire poursuit
la discussion des mesures à prendre au sujet de l'affaire « Glover ».
Un certain aspect des réunions officielles pour la discussion des controverses,
celui où Glover et Melitta Schmideberg se sont directement impliqués
dans une attaque personnelle contre Melanie Klein et son groupe, mis en place
le 25 Février 1942, n'a pas duré au-delà du 9 Février
1944, à peine une année. L'ombre pâle d'un débat
entre Anna Freud et Melanie Klein, à travers les seules voix de deux
analystes reconnus comme appartenant à leurs groupes respectifs, Dorothy
Burlingham et Susan Isaacs, cette reprise à peine approfondie des conférences
d'échange entre Vienne et Londres, n'a pas non plus vécu davantage
que le temps des cinq premières réunions de discussion scientifique,
soit entre le 27 Janvier et le 19 Mai 1943, presque cinq mois. L'imagination
des uns et des autres en fera des controverses séculaires.
Revenant maintenant à la question de savoir en quel sens ces controverses
sont « grandes » et impliquent le nom de Freud. Roudinesco
offre deux pistes de compréhension : d'une part, elles sont « grandes »
du fait que pour la première fois le mouvement psychanalytique est
touché par de sérieuses divergences qui n’aboutissent
pas à des exclusions ou à des dissidences. D'autre part, elles
inauguraient l'ère des divergences d'interprétation de l’œuvre
de Freud [38]. Une autre
raison s'impose cependant au psychanalyste : elles ont été
grandes et elles impliquent le nom de Freud aussi parce qu'elles sont le premier
exemple de la consolidation d'un « ...lieu privilégié
du cheminement de l'histoire orale et écrite d'un mode de transmission...[39] ».
Entendues au sens le plus large, au sens où elles ne sont qu'un long
travail d'éclaircissement des liens existant entre les thèses
de Melanie Klein et l’œuvre de Freud, les controverses se sont
poursuivies au-delà de la démission de Glover et de l'arrêt
de la participation d'Anna Freud. Une semaine après la présentation
par Melanie Klein de ses critiques encore émues au Comité de
formation ou de la communication à l'ensemble de la Société
de la décision de Glover, moins d'un mois après la prise d'effet
de cette décision, le 16 Février, une nouvelle réunion
scientifique a lieu pour discuter le texte de Susan Isaacs et de Paula Heimann
sur la régression. L'histoire jouant ses tours, pendant cette réunion
se produit curieusement l'une des plus riches discussions de ces controverses.
Elle porte sur la pulsion de mort et jamais auparavant les membres de la Société
britannique de psychanalyse n'ont pris part de manière si massive aux
discussions, n'ont été si nombreux à intervenir, avec
notamment des remarques très riches de Bowlby et de Money-Kyrle. A
une certaine occasion Freud s'est comparé à un vieux jardinier
qui, obligé de s'occuper de ses petits-enfants alors que les adultes
de la maison sont partis, ne sachant pas quel jouet leur donner pour qu'ils
puissent s'amuser dans la cour, finit par fabriquer quelque chose d'intrigant.
Freud conclut en disant que c'est ça aussi, pour lui, le concept de
pulsion de mort. L'institution psychanalytique lui donne raison.
Les discussions sur le texte de Paula Heimann et Susan Isaacs demandent deux
réunions, tout comme celles consacrées au texte de Melanie Klein
sur la vie émotionnelle de l'infans, sur la vie émotionnelle
de celui qui ne s'exprime pas en paroles, le 1er Mars et le 5 Mai, alors même
que le 8 Mars une assemblée administrative extraordinaire discute le
rapport final du Comité de formation. Au cours de cette discussion
Strachey explique son rapport et signale de nombreux passages que les opinions
de Glover ne contrediraient pas. Le rapport est accepté par l'assemblée
et Anna Freud ne le signe pas, alors qu'il ne contient plus le passage qui
lui déplaisait. Le 26 Juin une assemblée administrative change
le règlement de la Société et le 4 Octobre une assemblée
annuelle procède à l'élection de la nouvelle direction
de la Société britannique de psychanalyse.
La deuxième guerre mondiale touche à sa fin. Le groupe pionnier
des kleiniens également : dès 1947 un certain éloignement
se produit entre Joan Riviere et Melanie Klein, John Rickman n'est plus considéré
comme "kleinien", Susan Isaacs meurt prématurément en 1948 et,
dès 1949, Paula Heimann et Melanie Klein s'éloignent l’une
de l’autre, à partir de leur divergence au sujet d'un travail
de la première sur le contre-transfert.
Pendant une courte période le panorama de la psychanalyse britannique
est assez chaotique, mais pas davantage que la situation générale
de l'Europe à la fin de la guerre. Très rapidement pourtant
des mesures sont prises en vue de l'assainissement de cette situation. Dès
la fin 1945 les tractations entre les diverses parties en conflit sont inaugurées.
Les kleiniens prennent l'initiative des mesures en vue d’une collaboration
accrue avec Anna Freud, à condition qu'aucun de leurs principes ne
soit abandonné. Anna Freud pour sa part cherche à acquérir
une plus grande aire de manœuvre dans une institution et dans un monde
qui jusque-là lui ont été foncièrement étrangers.
La persistance d'analyses supposées politiques de ces événements
n’est pas de mise. Au contraire : une compréhension large
et généreuse est plus enrichissante. Anna Freud vient en Angleterre
fuyant une tragédie aux dimensions d'un continent. Indépendamment
de la qualité de l'accueil qu'elle y reçoit — et il n'a
pas toujours été le plus chaleureux, tout du moins selon ce
qu'elle considère elle-même comme ses prérogatives —,
elle arrive dans un monde toujours extrêmement menacé, plein
de douleurs. Ses souffrances s'intensifient du fait de la mort de son père.
Pour la première fois depuis sept ans ou plus, après ces controverses,
Anna Freud se trouve en situation d'envisager une certaine paix hors de son
isolement.
La préparation de la guerre est moins douloureuse que la construction
de la paix. Pourtant, cette construction, Anna Freud et Melanie Klein l'ont
envisagée et prévue de longue date, à la grande exaspération
de Glover. Qu'il y ait des tensions pendant les négociations, rien
de plus normal. Ces tensions seront surmontées : ainsi le veulent-ils
tous, même si des mots plus durs ont pu être prononcés
ici ou là, même si Jones s'amuse une dernière fois à
jouer aux pères sévères envers les viennois, ce qu'il
n'ose pas faire envers Anna Freud qui, le 26 Juin 1946, revient à une
assemblée administrative extraordinaire de la Société,
après plus de deux ans d'absence. Au mois de Novembre la paix est conclue
et le plan des deux cursus de formation établi. Pour l'instant, le
cursus "A" comprend des analystes en provenance du groupe de Melanie Klein
ou du Middle group, alors que le cursus "B" est réservé
à Anna Freud. Peu à peu d'autres configurations se dessinent.
La paix n'implique pas l'abandon de toutes sortes de critiques, d'activités
à tendance fractionniste, de tentatives de prosélytisme. Comme
je l'ai déjà signalé, pourtant, sauf pendant la période
qui va de 1926 à 1927 et, pour les kleiniens peut-être jusqu'à
1941 ou à l'appel téléphonique de Melanie Klein du 1er
Janvier 1942, tout au long de cette histoire, l'animosité n’exclut
jamais une certaine entente entre les deux femmes et même une complicité
latente, notamment à l'égard de Glover.
D'autres lignes de force continuent à se développer. La contribution
de Joan Riviere à l’œuvre collective que publient les kleiniens
pour divulguer leurs positions dans ces controverses, quelques années
après leur fin, montre la persistance de cette animosité [40].
Elle dure depuis toujours en Angleterre et ailleurs, où ce genre de
loisir peut durer, sans jamais remettre en cause l'entente établie
par la même occasion.
Un excellent exemple de l'exaspération que la tension persistante suscite
est la lettre plutôt dramatique que Winnicott envoie le 3 Juin 1954
à Anna Freud et à Melanie Klein. Il commence en commettant un
curieux lapsus, qui représente pourtant bien l'esprit de l'époque :
il considère que la raison de la constitution de deux groupes distincts
à l'intérieur de la Société est le risque d'exclusion
dont Anna Freud aurait souffert, alors que si un tel risque a jamais existé
ailleurs que dans l'esprit de Glover et de Melanie Klein, c'était elle,
Melanie Klein, qui le courait. Curieusement, à cette époque,
Winnicott a raison, car la situation de la Société britannique
de psychanalyse et de l'Association internationale de psychanalyse n'est plus
la même. En 1945, Ernst Kris invite ouvertement Anna Freud à
une scission, qu'elle a du mal à refuser et à justifier. Les
termes de sa réponse montrent l'animosité persistante entre
les deux groupes, alors même qu'ils se sentent condamnés à
la cohabitation. Anna Freud écrit : « Je suppose que
la formation doit de nouveau se faire de manière dispersée,
comme au début. Les gens doivent aller ici et là, trouver l’analyse
qu’ils veulent, choisir les conférenciers qui ont quelque chose
à leur apporter. Mon propre travail remonte à l’époque
où la formation était dispensée sous forme diffuse, et
je sais tout ce que cela a comme inconvénients. Mais si j’ai
à choisir entre des déformations organisées de l’analyse
et des inorganisées, je préfère les dernières.
... Je sais que les kleiniens sont des cas désespérés.
... Je ne veux pas former une nouvelle société au moment précis
où j’ai perdu ma foi en la fonction des sociétés [41]. »
Cette analyse est révolutionnaire, de tout point de vue.
Winnicott poursuit et indique ce qu'il considère comme la différence
fondamentale entre les deux groupes : « On pourrait dire
que, tandis que les partisans de Mme Klein sont tous des enfants et des petits
enfants, ceux de Mlle Freud ont tous été dans le même
établissement scolaire. » Autrement dit : pas plus que
ses analyses, le fait d'analyser ses enfants n'a aidé Melanie Klein
à en faire le deuil, comme cela ne l'a pas aidé non plus à
faire le deuil de la mère idéalisée qu’elle aurait
rêvé d'être ou d'avoir. De même, de longues années
de vie et d’analyse n'ont pas suffi à Anna Freud ni à
accomplir le deuil de ses rêves de jeune institutrice ni à cesser
de rêver à son Chevalier.
Winnicott poursuit encore : « Je considère qu'il est
d'une importance vitale absolue pour la Société que, toutes
deux, vous détruisiez vos groupes dans ce qu'ils ont d'officiel [42]. »
La rigidité que l'existence de ces groupes introduit dans la Société,
sans doute aussi l'animosité que leur caractère officiel entretient,
lui semblent justifier son appel. Mais ce climat implique une certaine entente.
Winnicott écrit à partir de la position du Middle group,
en grande partie garant extérieur de l'entente chamailleuse entre les
deux femmes, voire entre les deux groupes. Mais ses membres ne partagent pas
la complicité suscitée invariablement par cette même chamaille
et par certaines formes de querelle.
Dès 1963, une certaine dédramatisation des événements
se produit. Dans son discours commémoratif du jubilé de la Société
britannique de psychanalyse, Strachey tient des propos qui, même s'ils
ne s'appliquent pas directement à la période en question, ne
manquent pas d'avoir des incidences pour sa compréhension. « Si
vous lisez certains écrits de Freud », dit-il en somme, « vous
verrez que les hommes sont enclins à la construction d'une histoire
mythologique de leurs origines pour voiler des faits bien moins glorieux.
Il me semble que quelque chose de la sorte se produit également dans
le cas des sociétés scientifiques solidement établies. »
Et, plus loin, il poursuit : « Sans doute de nos jours
nous entendons plutôt parler de mamma et bien moins souvent de
papa. Mais je crois que les aspects réellement fondamentaux
des découvertes de Freud n'ont pas changé — par exemple,
la différence entre les processus de pensée primaires et secondaires
[43]. » L'exemple qu’il
choisit est l'un des points sur lesquels insiste particulièrement Glover
dans ses critiques des kleiniens, qui, selon lui, auraient fait disparaître
cette distinction.
Une fois Melanie Klein morte, dans un livre publié après un
deuil de cinq ans, mais probablement en préparation bien avant, Anna
Freud fait une large place à son ancienne rivale et reconnaît
pleinement la plupart de ses contributions, les tempérant pourtant
de ce qu'elle avait appris avec les analystes du Middle group ou dans
son analyse avec Winnicott [44].
Quelques années après, avec humour, considérant que la
Société britannique de psychanalyse était déjà
divisée en trois sous-groupes dès 1938-1939, Glover entend les
controverses comme « une manifestation presque scientifique de la
guerre des sexes. Dans son expression la plus sublimée, il s'agissait
d'une critique des vues de Freud sur le développement mental des femmes.
Cette controverse essentiellement bisexuelle avait pourtant une lourde charge
émotionnelle [45]. »
Comment l'entendre ? Si ces controverses correspondent à la guerre
des sexes, comment sont-elles considérées comme bisexuelles ?
Je ne vois qu'une explication. Elles avaient bel et bien correspondu à
cette guerre, pour Glover, qui considère la paix comme l'établissement
d'une solution bisexuelle. La guerre des sexes n'a pourtant eu lieu qu'entre
lui-même et son adversaire de choix, c'est-à-dire Melanie Klein.
Plus tard, l’analyse de Glover est reprise aux États-Unis, quand
les controverses sont considérées comme un affrontement entre
les positions patriarcales et phallocentristes de Freud et les position matriarcales
et mammocentristes de Melanie Klein [46].
Ce n’est que bien plus tard, lorsque la création de nouveaux
fondements mythologiques redevient nécessaire aux psychanalystes, que
le noyau de vérité historique présent dans cette crise
est transformé de manière à n'en retenir que ses aspects
les plus grandioses. Glover cependant est déjà bien loin des
échanges qui se produisent dans un certain mouvement psychanalytique,
même si nombre de ses thèses marquent certains analystes en Angleterre
et ailleurs, comme Balint ou Lacan. Ses pratiques institutionnelles et notamment
sa démission n'ont pas pu manquer d'impressionner et d'avoir des conséquences
pour les analystes qui démissionnent alors de la Société
psychanalytique de Paris pour aller créer la Société
française de psychanalyse, en suivant Lagache. Glover, pour sa part,
se consacre au travail pionnier de l’implantation de la psychanalyse
dans le champ des problèmes sociaux les plus graves.
La légende de la violence des conflits entre Anna Freud et Melanie
Klein se constitue à partir d'un déplacement de la virulence
d'Edward Glover et secondairement de Melitta Schmideberg — mais ce deuxième
aspect mérite une analyse bien particulière — contre Melanie
Klein [47]. L'absence elle-même
de controverses cliniques ou des débats théoriques nourrit la
légende.
La rumeur, elle aussi, nourrit la légende et la transforme en mythe.
Elle dure bien plus longtemps et résiste encore de nos jours à
l'épreuve de la vérification des documents qui restent, les
oubliant systématiquement. Strachey propose une bonne explication de
la persistance de cet état des choses : les sociétés
psychanalytiques ont aussi besoin de leur roman familial. Elles nécessitent,
elles aussi, de créer des mythes sur leur origine et, au-delà,
sur chaque moment signifiant de leur existence. Glover, à sa façon,
a apporté un complément à cette explication : le
roman familial qui prend la forme du débat théorique vise à
nier la différence des sexes. Tout ce branle-bas de combats, tout ce
bruit assourdissant sert à garder le silence sur d'autres éléments
de ces histoires, supposés encore moins avouables que les origines
factuelles des institutions analytiques. Non pas que ces éléments
soient inconnus, mais ils ne sont jamais suffisamment pris en compte. Ils
ne sont pas complètement effacés des pensées, mais nous
ignorons les connaître. L'envie d'ignorance est le premier pas vers
l'oubli, mouvement premier du refoulement.
Car si nous reprenons l'interrogation des enjeux des principales divergences
entre Anna Freud et Melanie Klein, nous pouvons dévoiler d'autres sources
qui ont tendance à rester cachées ou inarticulées au
matériel auquel elles appartiennent en propre. J'ai déjà
suggéré que le débat au sujet de la présence de
la pédagogie à l'intérieur de la psychanalyse cache d’autres
questions, plus fondamentales, lorsqu'elles ne se réduisent pas l'une
à l'autre. A cette question Freud a proposé des réponses
qui restent problématiques : elle portent sur la manière
dont sont tissées la suggestion et l'interprétation analytique,
sur une très hypothétique neutralité, indifférence
ou abstention du psychanalyste, que Freud lui-même ne semble jamais
avoir essayé d’appliquer.
Un autre aspect fondamental pour la compréhension des divergences entre
Anna Freud et Melanie Klein réside dans leurs premières modalités
d'accès au transfert. Anna Freud, en étant analysée par
son père avant d'analyser les enfants d'une amie intime, avec qui elle
partagera sa vie. Melanie Klein en analysant ses enfants, encouragée
par ses analystes, avant d'analyser la famille de Jones. Le refoulement de
l'incidence de ces situations sur l'élaboration théorique de
ces deux femmes acquiert au moins deux formes habituelles. Ou bien ces situations
sont banalisées, et l'on prétend qu'il s'agissait de pratiques
courantes, quasiment admises à l'époque, ou bien elles nourrissent
l'invective et l'accusation, comme ce fut le cas entre Jones et Freud. Ce
refoulement sert à la résistance contre la pleine prise en considération
de l’incidence de ces pratiques à trois niveaux : celui
de l’élaboration théorique qui les accompagne, des formulations
de règles de toute technique psychanalytique qui en sont issues et
des formes de vie sociale des psychanalystes dans leurs institutions et même
à l’extérieur d’elles.
Essayons d'abord d'arrêter le travail du refoulement. L'exercice de
la psychanalyse entre les membres d'une famille n'était strictement
pas une pratique admise, sinon ni Melanie Klein ni Freud n'auraient éprouvé
le besoin de garder la plus grande discrétion sur ce qu'ils faisaient.
En décembre 1920, Melanie Klein écrit à Ferenczi : « ...je
crois nécessaire de cacher le fait que le sujet de ma deuxième
étude est mon fils. ... Si, dans l'ensemble de l'article, on met "Fritz"
à la place d'"Erich", et "la mère" à la place de "je",
je pense que le déguisement sera parfait...[48] ».
Freud, pour sa part, n'évoque pas l'analyse de sa fille en public,
« et à peine y fait-il allusion en privé ; de
son côté, Anna Freud se montre tout aussi discrète. »
Si quelques rares intimes sont dans le secret, "cela devait rester une affaire
privée, et qui ne s'ébruita pas [49]. »
Jones a largement utilisé l'argument de l'analyse d'Anna par son père
pour soutenir les positions théoriques de Melanie Klein, en cachant
soigneusement que sa protégée non seulement avait analysé
ses enfants à elle, comme les siens, à lui, en même temps
que leur mère, son épouse. Ce genre d'accusations déclenchait
la plus grande colère de Freud, qui l'a manifestée à
plusieurs reprises, sans toutefois jamais s’expliquer autrement qu’en
utilisant l’argument du « fait du Prince », alors
que les associations qu’il propose pour ses relations avec sa fille
sont accablantes [50].
Ces arguments contribuent à donner aux débats théoriques
leur tonalité de violence, mais qui est tout autre chose qu'une violence
théorique, sauf à considérer comme violence fondamentale
et fondatrice le refus de prendre en compte le transfert et le contre-transfert
dans l'élaboration théorique en psychanalyse. D'autres auteurs
ont étudié en détail les conséquences de cette
analyse entreprise par Freud [51].Ce
que clame haut et fort Anna lorsqu'elle revendique le lien entre la pédagogie
et la psychanalyse, du point de vue de la présence de son transfert
à l'intérieur de son élaboration théorique, est
l'identité entre son analyste et son père. Le violent refus
par Melanie de toute présence de la pédagogie à l'intérieur
du champ analytique, du point de vue de la persistance de ses liens transférentiels
à l'intérieur de son effort théorique, correspond au
refoulement massif, voire au rejet, du souvenir d'avoir été,
elle, mère, l'analyste de ses enfants [52].
Plus : à quelle surdétermination correspondent les accusations
de Melanie Klein contre Anna Freud au sujet de ces questions ? Le
rejet du souvenir, suivi de la projection qui prend la forme de l'accusation
de l'autre, contribue au développement d'une sorte de pédagogie
psychanalytique où l'interprétation se confond avec la suggestion,
où le transfert apparaît soudé au contre-transfert et
où la technique devient tortionnaire.
J.-M. Petot fait un remarquable travail de reconstitution des divers temps
logiques de la pensée de Melanie Klein sur le transfert. Il signale
la confusion où elle s'égare à cause, selon lui, des
critiques d'Anna Freud, mais il oublie que la réciproque est tout aussi
vraie, c'est à dire qu'Anna Freud, elle aussi, exagère un certain
nombre de ses prises de position sans autre raison sinon celle de s'opposer
à Melanie Klein. Surtout, comme il est très fréquent,
Petot néglige de prendre en considération l'expérience
transférentielle de chacune de ses analystes dans l'élaboration
de leurs théories [53].
Dans un certain sens, le conflit touche à sa fin. L'ombre des images
de chacun de ses auteurs se confond déjà. Pour Young-Bruehl,
à la suite de Winnicott, la différence entre les groupes conduits
par ces deux analystes est celle qui existe entre un couvent rigoureusement
hiérarchisé et un groupe charismatique. Qu'elle n'explicite
pas leur correspondance n'a pas d'importance, mais elle ne voit pas comment
cette thèse invalide ce qu'elle montre tout au long de son livre, c'est
à dire une Anna Freud beaucoup plus marginale et révoltée
contre l'institution psychanalytique que l'on ne l'aurait jamais cru [54].
D'autres auteurs enfin, — et d'abord en France — tout en revendiquant
une filiation, n'ont pas manqué de reconnaître la part de vérité
de la théorie étrangère à leur lignée [55].
Cette possibilité de résolution de ces divergences théoriques
a été, et le reste encore, beaucoup plus problématique
en Angleterre ou aux États-Unis, comme le montre un récent numéro
de l'International Journal [56].
Entre les deux femmes, dans l'oubli presque total du père symbolique,
s'est jouée une certaine rivalité dans l'élaboration
d'une amère théorie, mais l’oubli de ce père est
déjà le fait du fondateur de la psychanalyse.
Anna Freud et Melanie ont cru que leur rivalité tournait autour d’un
père, alors que plus fondamentalement elle portait sur la mère.
L'une et l'autre ont payé le prix de cette bévue — elles
en ont recueilli aussi quelques lauriers — dans leurs théories,
qui impliquent la mise en pièces de l'enfant, alors qu'elles cherchent
— selon la belle traduction proposée par Olivier Flournoy au
poème de Shakespeare en exergue de ce texte — dans les échos
les plus lointains de la mémoire le souvenir enfoui qui aurait permis
de reconstituer l'intégralité d'une enfance. Celle d'un enfant
que l'une n'a pas eu et que l'autre écarte de sa vie. L'une était
bavarde, l'autre pas. Telles sont leurs différences, alors qu'en beaucoup
de choses leur souffrance est similaire. Parmi d'autres, dont le meilleur
exemple est le deuil de l'ancêtre, ces différences et ces similitudes
constituent notre héritage dans notre travail analytique.
L'histoire et le mythe, l'effort théorique et la vie institutionnelle, s'organisent autour du transfert, axe majeur de la réflexion psychanalytique. Lorsque nous élaborons nos théories, nous avons le sentiment réjouissant de découvrir la logique des concepts et son rapport à la clinique. Ceci recouvre un autre mouvement où les seuls enjeux sont la demande d'amour, la curiosité sexuelle et l'assouvissement de la haine, transférés de notre enfance à un monde idéalisé ou dénigré. Lorsque nous organisons notre vie sociétaire comme psychanalystes, nous avons l'orgueil ou la vanité de participer au grand mouvement historique de la psychanalyse. Ceci recouvre le travail du transfert dans la vie institutionnelle, qui porte sur les objets maternels, paternels ou fraternels originaires dans la crudité de leur sexualité. Telle est la force contraignante du transfert. En être pleinement conscient, comme Strachey ou Balint en offrent l'exemple, permet d'atténuer sa violence et de stimuler la créativité.
Mme. Rosine Perelberg, de la Société britannique de psychanalyse,
qui, la première, m'a fait confiance pour l'exercice de ce travail
de traduction et autres. Mme. Pearl King et M. Riccardo Steiner, de la même
Société, éditeurs des Freud-Klein Controversies
m'ont cordialement aidé à préparer une édition
française de ces Controverses assez enrichie par rapport à l'édition
originale. M; Serge Lebovici m'a signalé des points importants à
réviser dans la première version du manuscrit de cet article.
Mme. Jill Duncan, de la Société britannique de psychanalyse,
Mme. Danielle Chaiffre, de l'Association psychanalytique de France, Mmes.
Madeleine Aderhold et Thérèse Albenque, de la Société
psychanalytique de Paris, Mlle. Nadine Merchenec et Mme. Denise Victorion,
des Presses Universitaires de France ont eu l'amabilité de m'aider
dans l'établissement de la bibliographie de ce travail.