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Thierry Simonelli  

La désuétude de l’âme


« Das seelische Instrument ist nämlich gar nicht leicht zu spielen. »
(S. Freud, 1905, GW V, p. 18)

« Wir, Vergeuder der Schmerzen.
Wie wir sie absehn voraus, in die traurige Dauer,
ob sie nicht enden vielleicht. Sie aber sind ja
unser winterwähriges Laub, unser dunkles Sinngrün,
eine der Zeiten des heimlichen Jahres –, nicht nur
Zeit –, sind Stelle, Siedelung, Lager, Boden, Wohnort. »
(Rilke, Duineser Elegien, « Die Zehnte Elegie »)


L’Histoire, avec une majuscule, de la psychanalyse pourrait laisser entendre, ou du moins faire allusion à une sorte de continuité, d’homogénéité. Il y aurait là une histoire de la psychanalyse et qui, pour certains, commencerait avec Freud, et se terminerait avec Lacan. Bien sûr, Lacan lui-même s’est largement servi de cette formule hégélienne de l’Histoire : Freud savait déjà, mais il ne savait pas encore qu’il savait, Lacan savait, et il savait qu’il savait. Que ce savoir absolu se dise « savoir supposé », ou savoir du « pas-tout » ou du manque n’y change rien. La doctrine lacanienne avec sa répétition permanente des mêmes concepts, des mêmes idées, et des mêmes interprétations met en œuvre dans le discours ce qui ne se dit pas : quelque chose comme la fin de l’histoire de la psychanalyse. Nous en serions donc arrivés au dimanche de la psychanalyse, à ce dimanche où tout a été dit et pensé, à ce dimanche où nous pouvons passer en revue ce que nous avons créé et nous dire : cela est bon. Le « pas-tout » n’y est plus qu’une dernière concession accordée à la mauvaise conscience du psychanalyste devenu métaphysicien.

Il existe une autre idée de l’histoire, de l’histoire sans majuscule, et dont le premier trait distinctif serait de penser que la répétition de l’identique et l’histoire, à proprement parler, s’excluent.[1] Dans cette optique, il n’est pas impossible de penser que l’incessant ressassement ne vaut guère mieux qu’un refus de l’histoire. Autrement dit : la compulsion de répétition n’est pas l’histoire, même si elle peut en faire partie, et en représenter un moment parfois bien durable.
On peut entendre le refus de l’histoire dans deux sens différents, mais liés : le refus de l’histoire en général, c’est-à-dire refus de la significativité du changement et de la répétition, et le refus de l’histoire en particulier, c’est-à-dire le refus de l’expérience.

Actuellement, ce double refus de l’histoire s’est accoutré d’un nouveau nom : celui de « science ». Ce signifiant, qui ressemble à s’y méprendre au nom d’une pratique bien déterminée et à son corpus du savoir, connaît un destin paradoxal :
Non, cette « science » là n’a rien à voir avec celle dont elle n’est qu’homonyme. Car si elle en partage le nom, elle ne le fait qu’en vertu de sa fonction de signal dans un discours publicitaire.
Les livres, les articles et les conférences ne manquent évidemment pas, qui soulèvent ces problèmes et les développent de la façon la plus claire et la plus argumentée. En même temps, s’en tenir à la critique épistémologique, essayer de faire renaître la pensée enterrée sous les tableaux bien rangés, les graphiques multicolores et les courbes élégantes reviendrait à une autre erreur de catégorie. Cette erreur qui consisterait à croire que l’erreur de la « science » n’est rien qu’une erreur.

On pourrait rappeler, dans ce contexte, les trois « maîtres du soupçon », comme on les a appelés : Marx, Nietzsche, et Freud. Cette catégorisation est évidemment grosse des problèmes de toutes les catégorisations de courants ou d’écoles de pensée. Mais elle est pertinente du moins sur un point : il y a chez ces trois penseurs une approche assez similaire de l’erreur ou de la méprise. Et bien sûr, ils ne sont pas que trois à partager cette idée.
L’approche naïve de l’erreur consisterait à l’interpréter comme un défaut, une déficience, un ratage, une insuffisance ou, pourquoi pas, un manque. Bien évidemment, ce n’est pas toujours faux. Il existe de telles erreurs par déficience, ou manque, ou insuffisance ou simplement par ‘finitude humaine’.
Mais ce qu’ont apporté Marx, Nietzsche et Freud – et bien sûr, on pourrait allonger cette liste par Schopenhauer, Feuerbach et Kierkegaard, par exemple –, c’est une distinction nouvelle : il y a des erreurs qui ne sont que des erreurs, et il y en a qui sont pas que des erreurs. Des erreurs qui parfois ne sont pas des erreurs du tout, quoi qu’elles en aient l’air. En langage freudien : il y a des erreurs surdéterminées.
Marx, par exemple, s’était rendu compte que les économistes traditionnels, Smith et Ricardo, présentaient le fonctionnement économique sous forme de processus sociaux objectivés. L’idée étant qu’il existe comme des lois naturelles de l’économie, des lois que l’approche scientifique aurait à déceler et à exprimer sous forme de formules mathématiques. Il y aurait là un fonctionnement social et économique plus ou moins autonome, et qui imposerait ses lois quasi-naturelles à toute personne vivant en société ; bref : à toute personne.
À l’instar de la théorie de la terre immobile et du soleil en mouvement, la théorie de l’autonomie des processus économiques correspond à notre expérience immédiate la plus quotidienne. Bien sûr, dans notre perception, c’est toujours le soleil qui bouge et pas nous, c’est toujours la dure « loi » économique qui s’impose, aux dépens de nos souhaits et préférences personnels.
Pourtant, dans les deux cas, il y a méprise. Une méprise insidieuse qui correspond parfaitement à la vérité de notre perception. Marx se distingue des économistes et sociologues précédents pour avoir déchiffré cette méprise de façon assez particulière. Le constat semble trivial aujourd’hui : derrière les lois objectives autonomes se cachent des rapports entre hommes. Le terme que Marx a choisi pour désigner ce type de méprise, bien avant Nietzsche et Freud, est celui de fétichisme. :

« Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut aller chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »[2]

Marx dit bien : le fétichisme attaché aux produits, et non pas les fantasmes fétichistes dans les têtes des hommes.[3]
Derrière cette interprétation des choses, on retrouve un prédécesseur commun à Marx, à Nietzsche et à Freud : Ludwig Feuerbach. L’une des idées fondamentales de l’« Essence du Christianisme » (1841) tient dans le concept de projection. Feuerbach soutenait justement que Dieu était une projection de la nature, de la pensée, des souhaits et des fantasmes de l’homme.
Pour revenir à Marx, la confusion qu’il a mis à jour est celle entre la raison (ou la cause), et la conséquence (ou l’effet). Les lois économiques ne sont pas la cause de l’organisation sociale, elles ne s’imposent pas au même titre que la loi de la gravité, mais par l’effet d’un rapport social bien déterminé. C’est ce rapport social qui impose ses lois, et non pas l’inverse.
Or, le point capital de la critique Marx est que cette inversion de la cause et de l’effet n’a rien d’une simple méprise, d’une erreur anodine. La thèse de Marx est bien connue : derrière cette erreur qu’il appelle fétichisme, il y a un intérêt. Il y a un intérêt à ce que le rapport social soit conçu comme un rapport objectif, soumis à des lois quasi-naturelles, et donc inaltérables. Ce qui est mis en question par Marx n’est rien d’autre que l’atemporalité de ces lois économiques, leur anhistoricité, et le déni conséquent de leur sens social.
C’est ainsi que l’on pourrait formuler le noyau critique des « maîtres du soupçon » : il est des méprises qui ne sont pas vraiment des méprises, mais qui servent un intérêt qui, lui, ne se montre pas.
Dans son Crépuscule des idoles, Nietzsche appelait cela « die eigentliche Verderbnis der Vernunft » : la véritable corruption ou perversion de la raison. Et Nietzsche retrouvait cette figure de pensée dans deux autres domaines : celui de la religion et de la morale.
Freud a repris cette liste des ‘erreurs’, mais son originalité consiste dans les innombrables démonstrations microscopiques de leurs processus psychiques chez les individus, séparés ou en groupe. Ce n’est pas un hasard si la notion d’idéologie chez Marx, celle de décadence chez Nietzsche et celle de névrose chez Freud se présentent avec un étrange air de famille.

Rajoutons donc un autre nom à cette liste : la « science ». La méprise de la « science » n’est pas une simple méprise, elle a une bonne raison d’être.
Le terme de « science » dans le discours courant, mais également dans le discours de la législation, dans les discours publicitaires, et dans l’ensemble des discours masqués de la moralisation, de la réglementation et de la normalisation, relève du même processus. Et qu’on ne s’y méprenne : ce processus n’a évidemment pas fait halte aux portes de l’Université. Les disciplines telles que la psychologie, la littérature, la philosophie ou la psychanalyse s’engagent, parfois sans hésitation aucune, et avec la meilleure des consciences, sur la voie de cette normalisation dite scientifique.
Bien sûr, ce jeu de la « science », cette science spectacle, a pour elle un argument de taille, ou du moins, un argument qui passe comme tel. Il tient dans une alternative qui semble aujourd’hui représenter la conviction la mieux partagée du monde. L’alternative dit : soit on est dans la science, soit on fait n’importe quoi. À l’instar d’un virus informatique, l'alternative se propage sous plusieurs formulations, sous plusieurs présentations ou nominations différentes : science ou pseudoscience, science ou mystique, science ou imposture, science ou mythologie, science ou tricherie, science ou malhonnêteté.

Assurément, beaucoup rejettent cette alternative, mais rarement en tant qu’alternative. Car ceux qui la refusent procèdent simplement à une estimation inversée de ses termes : ce n’est pas la science qui est bonne, juste, légitime, mais la non-science. Autres variantes : science ou intuition, science ou humanisme, science ou sentiment, science ou imagination, science ou créativité.
Ce choix est aussi faux que le premier. Car dans les deux cas, l’alternative reste la même : le choix entre un bon et des mauvais, une bonne méthode et des mauvaises, entre une approche sérieuse et d’autres qui ne le sont pas. En effet : cette alternative, en tant qu’alternative, est partagée autant par les défenseurs de la « science », que par ses détracteurs. Et quelle que soit la conséquence du déplacement d’accent, il n’a certainement pas comme but de remettre en question l’alternative.
Il existe une autre variante bien intéressante du même jeu, et dont se régalent les sectes, les églises et les religions : pourquoi choisir ? Proclamons donc l’articulation de la science et de la religion, de la science et de la foi, l’articulation du rationnel et de l’irrationnel, l’articulation de la science et de l’intuition. Et certains prétendent même à la réconciliation accomplie de la science et de la religion.
Qui ne sait aujourd’hui que cette réconciliation se vend, le plus couramment du monde, sous le titre de psychothérapie, voire de psychanalyse ? Le mot de « scientologie » est intéressant dans ce contexte, car il se construit avec les mêmes termes que l’épistémologie (l’épistémè y est latinisée en scientia.) Quelle trouvaille ! Grâce au syncrétisme multicatégoriel, voilà donc deux au prix d'un : il a été pensé, découvert et établi par des scientifiques et des entendeurs de voix, il ne reste plus qu'à croire et acheter.

Il serait intéressant de se poser à nouveau cette question que posaient Marx, Nietzsche et Freud : que veut celui qui veut la science ? Quel intérêt anime celui qui, au nom de la science, se pose en thérapeute, en analyste, voire en législateur[4] ?
Et qu’on ne nous réponde pas d’un air naïf : il veut aider, sauver, protéger. Comme si les terroristes, les chefs de guerre et les pires escrocs ne brandissaient pas le même visage d’innocence.
Il n’y a certainement pas de réponse unique à ces questions, mais celles de Marx, de Nietzsche et de Freud restent plus que pertinentes : l’intérêt commercial, la décadence philistine, les pulsions et les fantasmes inconscients.

Voyons la rhétorique de cette « science » :
Le thème logique sous-jacent à chacun de ces énoncés apparaît aisément : c’est l’alternative. Ou bien... ou bien : choisissez votre camp. L’alternative ne laisse qu’un choix : la position. Où vous positionnez vous ? Et pourquoi pas : dites-moi quelle est votre position, et je saurai qui vous êtes. Et je saurai quoi penser, que faire de vous. La logique est celle de la suspicion, mais aussi celle du pouvoir : si vous n’êtes pas pour, vous êtes donc contre. Et si vous êtes contre, vous allez voir !
En d’autres termes, l’alternative n’est pas une vraie alternative. Ce qui se présente comme choix n’est pas un choix. Cette alternative est une formulation masquée de la contrainte ; contrainte discursive, contrainte de pensée, contrainte sociale et pour arrondir le tout : contrainte légale. Le pouvoir ne s’exprime pas seulement dans l’imposition de cette alternative, il s’impose encore dans l’élimination systématique de l’un des éléments du choix. Notre liberté consiste dès lors à vouloir ce que nous sommes censés vouloir.
Le tour est joué, évidemment, quand une certaine éthique du désir nous enjoint de ne pas céder sur ce désir qui nous est toujours déjà soufflé par le grand Autre. Est-ce que personne n’aurait donc remarqué l’étrange ressemblance entre cet Autre et les « produits du cerveau humain [qui] ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux » ?
Le discours de la « science » est essentiellement un discours de promesses. Alors que certains chercheurs scientifiques prennent un prix Nobel pour avoir apporté des éléments de réponse sur le rapport entre l’odorat – sens banal s’il en est – et un millier de gènes, le discours de la science se félicite déjà d’avoir isolé le gène du tabagisme, le gène de la dépression, le gène de l’homosexualité et, pourquoi pas, le gène des mauvais résultats à l’école, et bientôt le gène qui vous fait douter du président Bush.
Mais admettons, ne serait-ce qu’un instant, que les choses soient aussi simples, que notre corps et notre âme ne soient que le produit d’un système de rouages ; d’une machine comme aimait à penser Descartes.
Prenons un exemple banal : l’odorat ou le goût. Admettons donc que nous connaissions parfaitement la physiologie, la chimie, la biochimie et les prédéterminations génétiques de l’odorat ou du goût. Admettons encore, que par-delà ce fonctionnement local, nous ayons acquis une parfaite connaissance des processus neurologiques qui traitent, comme aime à s’exprimer le discours de la « science », sans aucune métaphore, toutes ces informations en provenance des sens. Ignorons, pour le moment, que ce simple traitement d’informations sensorielles aurait vite fait d’impliquer des processus aussi complexes que la conscience, la mémoire, les affects, voire la grande partie du vécu de la personne. Restons-en à la machine : le parfum de notre bien-aimée, le plat qu’elle nous a cuisiné pour notre anniversaire, en quoi en changeraient-ils ? Qu’est-ce que cela apporterait à ma connaissance de moi, ou même à l’expérience de mon corps, que de connaître l’ensemble des processus neurologiques, neurobiologiques, neurochimiques, biologiques, chimiques, électriques, moléculaires et physiques ?
Je répondrai sans gène : quand bien même demain ou après demain, nous connaîtrions molécule par molécule l’ensemble du fonctionnement de notre corps, inclusion faite du cerveau, cela ne changerait strictement rien à ce que nous sommes, à la façon dont nous pensons, dont nous sentons, dont nous vivons. Car quand bien même nous aurions toutes ces connaissances, elles n’expliqueraient rien de ce qui nous concerne ; et ce quand bien même elles représenteraient des connaissances inestimables de la machine.
Les effets du tabac, les conséquences de la consommation immodérée d’alcool, de la sous-nutrition et de la surnutrition sont connus. Et il n’est plus besoin d’être médecin ou chercheur en biologie moléculaire pour savoir que fumer ou manger mal, trop ou trop peu peut avoir des conséquences fâcheuses. Question au cognitiviste ou au neuropsychologue : qu’est-ce que cela change ? Qui a jamais arrêté de fumer après avoir entendu l’information que fumer peut provoquer des maladies graves ?

« Das wird nächstens schon besser gehen,
Wenn Ihr lernt alles reduzieren
Und gehörig klassifizieren. »

Entre donc le psychologue scientifique. Il lui arrivera d’être consulté par une personne qui fume trop, ou qui mange trop. Comment raisonnera notre scientifique ? Il commencera par un diagnostic. Posons : cette personne sera boulimique. Les spécialistes de la boulimie ne manquent pas, de même que les publications spécialisées en symptômes ou troubles. Notre scientifique sait, pour avoir bien fait attention à l’école, ou même pour avoir lu des articles ou avoir participé à des conférences depuis sa sortie d’école, ce que d’autres scientifiques comme lui ont démontré. Dieu sait comment, mais peu importe, pourvu que cela se soit fait selon toutes les règles de la « science ». Il connaîtra alors l’efficience des thérapies X ou Y appliquées à ce cas précis.
Actuellement, il n'est pas difficile d’ailleurs de prédire ce résultat scientifique : quelle que soit la catégorie de la nosologie officielle, il s’agira, comme de bien entendu, des thérapies comportementales ou cognitives. À prendre, peut-être, deux fois par jour avec deux comprimés de la molécule M. Notre psycho-scientifique, d’une grande humilité, déléguera les molécules au médecin, et s’occupera des mesures psycho-rééducatives.
Massage de l’âme ? Même pas !
Il s’agira de remettre les choses à leur place : la rééducation passe par des listes d’aliments, par l’apprentissage des connaissances élémentaires de la nutrition, par l’établissement de plans et d’horaires de repas. À n’en pas douter, nous en sommes au plus rationnel, voire même, au plus raisonnable. Admettons encore, pourquoi pas, que cela fonctionne. Car en effet, dans ce cas, précis, il y auait même à s’en féliciter. Admettons encore que le symptôme, le trouble en disparaîtront à tout jamais, comme si rien de tout cela ne s’était jamais produit.
Que s’est-il passé ? Un symptôme S, manifestation d’une pathologie P, a été éliminé par une technique T. Rien de plus courant : ma voiture V fait un bruit B, le garagiste diagnostique un dérèglement des soupapes S, et y apporte le réglage R. Résultat : le bruit a disparu, la santé initiale est retrouvée. Et avec un peu zèle, notre garagiste comptera ses réussites, les représentera par quelques élégants graphiques colorés, et le voilà promu au rang de scientifique de la machine. Car la « science » se prévaut aussi d’être prestation de services.
Contrairement à la machine, ce n’est pas seulement le bruit des soupapes qui a disparu chez notre patient P. Ce qui a disparu, sous les bruits de cette fête de l’efficience – « wo es zappelt von Ziel und sich blechern benimmt » –, c’est aussi ce que notre demandeur de services aurait pu dire ou penser.
Mais de toute façon, il n’avait pas besoin de parler. Car notre spécialiste ne s’intéresse pas à la parole et ne s’arrête pas à la pensée. Il s’intéresse à des symptômes, à des signes, des indicateurs, des critères, des repères, soit : à tous ces éléments de choix multiple, qui lui permettent d’isoler la pathologie P, sensible à l’efficience des techniques T et des molécules M.
Et – grand miracle de la science – voilà que la machine tourne à nouveau. Voilà que la famille retrouve son bonheur, et que la vie quotidienne reprend son cours.
Les badauds se mettent à applaudir : on est quand même bien au chaud dans la science. Et il ne peut plus rien nous arriver, car demain, les spécialistes en sauront encore plus, et nous apporteront encore plus d’assurance et de confort.

« Wer will was Lebendigs erkennen und beschreiben,
Sucht erst den Geist herauszutreiben,
Dann hat er die Teile in seiner Hand,
Fehlt, leider! nur das geistige Band. »

Heureusement que nous n’avons pas laissé parler notre boulimique, car nous en aurions entendu suffisamment pour secouer ce monde heureux qui ronronne dans le plaisir de l’efficience scientifique. Certes, nous aurions entendu des choses somme toute banales sur des parents absents, des spécialistes obtus ; ou moins banales sur des amours shakespeariens, des mélancolies sans fin et un avenir radié. Nous aurions peut-être entendu un profond malaise, une profonde incapacité à vivre dans un monde de bonnes notes, de fêtes familiales souriantes, d’amies et d’amis qui pensent positif et de scientifiques qui nous guérissent de tout symptôme. Et alors, pourvu que tout ne soit pas mort en nous, il nous aurait peut-être pris un petit malaise, et à notre tour, nous nous serions peut-être mis à réfléchir sur le sens de notre belle santé mentale et la tiède séduction de la normalité.

« Car La Thérapie Comportementale (avec des majuscules pour en faire une Chose qui peut être tuée) est une porte de sortie commode. II faut juste s'accorder sur des principes moraux. Quand on suce son pouce, on est méchant; quand on mouille son lit, on est méchant; quand on met du désordre, quand on vole, qu'on casse un carreau, on est méchant. C'est méchant de mettre les parents au défi, de critiquer les règlements de l'école, de voir les défauts des cursus universitaires, de haïr la perspective d'une vie qui tourne comme une courroie de transmission. C'est méchant de rechigner devant une vie réglée par des ordinateurs. Chacun est libre d'établir sa propre liste de « bon » et « méchant » ou « mauvais » ; et une volée de comportementalistes partageant plus ou moins des systèmes moraux identiques est libre de se rassembler et de mettre en place des cures de symptômes. »
(Winnicott, Psychoanalytic Explorations, p. 560 ; trad. française dans La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques)

De l’autre côté de l’alternative, sur le marché aux consolations, les choses n’ont assurément pas traîné. On y a rapidement découvert un créneau commercial à tendance fortement croissante. Car la critique du spécialiste de symptômes n’a plus rien de critique depuis qu’elle est devenue argument commercial.
Les médecines alternatives ou complémentaires, les approches dites holistiques, les courants de médecine ou de psychologie « humanistes », les prêtres, les gourous, les voyeurs d’esprits et autres psychothérapeutes s’en sont emparés avec un zèle publicitaire qui n’a rien à envier aux boissons sucrées et aux crèmes sans calories.
Voilà qu’on nous promet la santé intégrale, celle de l’esprit sain dans un corps tonique ; qu’on nous offre le débarras de nos vieux greniers et de nos vielles caves psychologiques, - première séance gratuite.
Voilà qu’on nous permet de découvrir ce qu’il y a vraiment en nous, ce dont nous sommes vraiment capables, de mettre à jour tous ces talents que nous ne nous connaissons pas encore, et qu’il nous suffira de trouver pour en jouir pleinement.
Voilà qu’on nous montre comment nous aussi, nous pouvons devenir des travailleurs compétitifs, des leaders respectés ou même, pour ceux qui le préfèrent, des artistes du week-end ou des aventuriers du monde, le temps de nos vacances de nouvel-an.
Voilà qu’on nous promet, grâce à la psycho-rééducation douce et humaine, de nous remettre en rapport avec notre vrai moi, ou soi ou que sais-je, du moment que c’est le vraiment vrai de nous-mêmes qui nous attend.
Voilà encore qu’on nous apprend, bons sentiments à l’appui, comment nous débarrasser définitivement de nos peurs, de nos angoisses, de tout trouble et dérangement qui, de toute façon, ne feraient que nuire au travail et à la gestion équilibrée de nos relations saines et normales. Dans la foulée, nous y retrouverons notre confiance en nous, la jouissance de notre vie et du supermarché d’à côté ; nous serons à mêmes d’exploiter nos forces et de connaître nos faiblesses.
Voilà qu’on nous apprend surtout, surtout, cela ne manque jamais, à retrouver le bonheur ; le bonheur dans notre vie, le bonheur dans nos relations, le bonheur en famille, le bonheur au travail. Ce bonheur qui résiste au journal papier du matin et au journal télévisé du soir. Du bonheur partout, rien que du bonheur. Ah, la belle santé !
Voilà à quoi ça sert d’ailleurs, que d’être sain et normal. Voilà pourquoi tenir compte de l’intégralité de la personne, de l’intuition et des sentiments profonds. Voilà pourquoi manager le stress et les conflits. Voilà pourquoi transmettre les bonnes valeurs à nos enfants et à nos adolescents.
Voilà, enfin, pourquoi nous vivons : pour être heureux, pour travailler avec des gens heureux, pour affronter les défis d’un monde changeant et ne pas fuir les vrais problèmes de nos sociétés de demain.
Soyez heureux, mais surtout, surtout ne vous arrêtez pas, ne regardez pas derrière vous, si ce n’est que pour avancer plus rapidement après. Psycho-rééduquez et éliminez au plus vite ces vielles histoires qui vous pèsent et ces malaises qui vous guettent :

« Et ça », dit le directeur de façon sentencieuse, « ça, c’est le secret du bonheur et de la vertu – aimer ce que vous avez à faire. Tout le traitement vise cela : faire aimer aux personnes leur inévitable destin social. »
« Car, comme chacun sait, ce sont les particuliers qui font la vertu et le bonheur [...] Ce ne sont pas les philosophes, mais [...] les collectionneurs de timbres qui constituent l’armature de notre société. » (Aldous Huxley, Brave New World)

À lire Marx, Nietzsche ou Freud il apparaît d’emblée que le déchiffrement des phénomènes n’y est pas soumis à l’enregistrement désintéressé des faits qui se présentent sous les yeux, à l’évaluation quantitative ou statistique des perceptions naïves. Marx ne mesure pas les cycles économiques, Nietzsche n’emmène pas la nature au laboratoire, et Freud ne range pas les énoncés et les comportements de ses patients dans les cases de la nosologie psychiatrique, pour y oublier ce qu’il pourrait leur rester de parole.
La découverte de Marx tient à l’analyse du tournant historique de l’échange et de la production, Nietzsche recourt à la généalogie[6], et Freud, quand il ne rêve pas de la biochimie de l’avenir mais réfléchit sur sa pratique concrète, recourt à l’idée de l’archéologie.
Dans les trois cas, l’objet de la recherche est plus ce qu’il est, là sous nos yeux. L’objet de la recherche ne s’est pas détaché de son devenir[7] ou de son provenir. Il n’est pas isolé de son sens social, de sa volonté ou de son intention, de sa signification pulsionnelle. Son devenir, son provenir, sa visée, sa pulsion n’en sont pas distillés, il n’est pas ravalé à ce précipité soi-disant objectif. Car la tendance ne se soustrait pas à l’objet sans que celui-ci cesse d’être ce qu’il est ; seule condition néanmoins pour le faire ressembler à cet éternel retour du même substrat mort.[8] Aux scientifiques de voir, si ça les intéresse, s’il y a là science, pseudoscience ou littérature, une chose est claire : nul ne jouera de l’instrument de l’âme qui ne se départ des alternatives simplistes.


« [...] und die findigen Tiere merken es schon,
daß wir nicht sehr verläßlich zu Haus sind
in der gedeuteten Welt. »
(Rilke, Duineser Elegien, « Die erste Elegie »)


[1] On pourrait rappeler que le même Hegel, chez qui Lacan a trouvé son histoire rétrospective du savoir pas-tout absolu avait également une autre idée de l’histoire et de la pensée : « Der Entschluß zu philosophieren wirft sich rein in Denken (– das Denken ist einsam bei sich selbst), – er wirft sich wie in einen uferlosen Ozean ; alle die bunten Farben, alle Stützpunkte sind verschwunden, alle sonstigen freundlichen Lichter sind ausgelöscht. [...] Aber es ist natürlich, dass den Geist in seinem Alleinsein mit sich gleichsam ein Grauen befällt; man weiß noch nicht, wo es hinauswolle, wo man hinkomme. Unter dem, was verschwunden ist, befindet sich vieles, was man um allen Preis der Welt nicht aufgeben wollte, und in dieser Einsamkeit aber hat es sich nocht nicht wiederhergestellt, und man ist ungewiss, ob es sich wiederfinde, wiedergeben werde. », G.W.F. Hegel, « Konzept der Rede beim Antritt des philosophischen Lehramtes an der Universität Berlin » (22 octobre 1818), dans Werke, vol. 10, Francfort, Suhrkamp, 1970, p. 416. La psychanalyse, et la psychothérapie a fortiori seraient-elles devenues l’écran de protection contre ce type d’épouvante ?
[2] « Um daher eine Analogie zu finden, müssen wir in die Nebelregion der religiösen Welt flüchten. Hier scheinen die Produkte des menschlichen Kopfes mit eignem Leben begabte, untereinander und mit den Menschen in Verhältnis stehende selbständige Gestalten. », Karl Marx, Das Kapital I, Marx-Engels Werke [=MEW], vol. 23, pp. 86-87.
[3] « Wie sehr die Lösung der theoretischen Rätsel eine Aufgabe der Praxis und praktisch vermittelt ist, wie die wahre Praxis die Bedingung einer wirklichen und positiven Theorie ist, zeigt sich z.B. am Fetischismus. Das sinnliche Bewußtsein des Fetischdieners ist ein andres wie das des Griechen, weil sein sinnliches Dasein noch ein andres ist. », Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844. MEW, vol. 40, p. 552.
[4] La question n’est ni actuelle, ni originale. Alfred Adler la posait lors de la réunion du mercredi 17 octobre 1906 de la Société Psychanalytique de Vienne : « [...] verweist Adler auf seinen vor Jahren unternommenen Versuch, die Psychologie des Politikers zu ergründen, durch dem Nachweis, daß die Ansicht, die der Politiker vertritt (insbesondere bei Reformfragen, usw.) in persönlichen Motiven wurzelt. So glaubt Adler auch, daß die Sozialpolitiker, die sich in ihrem Programm gegen den Bestande der Familie wenden, eine dunkle Ahnunhg von den inzestuösen Zusammenhängen haben. », H. Nunberg, E. Federn (éditeurs), Protokolle der Wiener psychoanalytischen Vereinigung, Band I 1906-1908, Francfort, Fischer, 1976.
[5] Que l’épistémologue me pardonne : ce fatras joint en effet des théories ou philosophies aussi diverses que le scientisme, le positivisme et le pragmatisme dans l’indifférence la plus totale.
[6] Dans les fragments posthumes datés de l’été 1878, Nietzsche donne une description de sa méthode historique qui reste intéressante pour la perspective psychanalytique : « Meine Art, Historisches zu berichten, ist eigentlich, eigene Erlebnisse bei Gelegenheit vergangener Zeiten und Menschen zu erzählen. Nichts Zusammenhängendes – einzelnes ist mir aufgegangen, anderes nicht. Unsere Literaturhistoriker sind langweilig, weil sie sich zwingen, über alles zu reden und zu urtheilen, auch wo sie nichts erlebt haben. », Nietzsche, Nachgelassene Fragmente 1875-1879, Kritische Studienausgabe VIII (Colli/Montinari), p. 532, fr. 30[60].
[7] « Unsere Bestimmung verfügt über uns, auch wenn wir sie noch nicht kennen; es ist die Zukunft die unserm Heute die Regel giebt. », Nietzsche, Menschliches Allzumenschliches I, Kritische Studienausgabe II (Colli/Montinari), p. 21.
[8] « Denn statt mit der Sache sich zu befassen, ist solchen Tun immer über sie hinaus ; statt in ihr zu verweilen und sich in ihr zu vergessen, greift solches Wissen immer nach einem Anderen und bleibt vielmehr bei sich selbst, als daß es bei der Sache ist und sich ihr hingibt. » (Hegel, Phänomenologie des Geistes, « Vorrede »)

 

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