Thierry Simonelli
Position dépressive, réparation et défense maniaque
Le bébé fait
l’expérience de sentiments dépressifs avant, pendant et
après le sevrage. Il vit alors une « mélancolie in
statu nascendi ». Le deuil que le bébé a à
faire concerne le sein, le lait et ce qu’ils représentent :
l’amour, la bonté et la sécurité. L’angoisse
de
la position dépressive est une angoisse de culpabilité :
c’est la propre avidité, les propres fantasmes agressifs qui ont
conduit à cette perte. Ainsi, la position dépressive se manifeste
d’abord par des sentiments de perte, de culpabilité, de remords,
par le chagrin, le souci, le regret, la
déception.
Selon Mélanie Klein,
les mécanismes d’introjection des personnes aimées
conduisent à l’établissement d’un véritable
monde intérieur fantasmatique composé par les différents
bons objets, c’est-à-dire les représentants fantasmatiques
des personnes réelles. Ce monde fantasmatique porte l’empreinte du
monde réel, des expériences réelles ; mais il
n’en est pas le décalque. Il s’agit d’une
représentation traversée par les souhaits et les désirs,
transie de pulsions et d’imagination créatrice. Le monde
intérieur n’est pas une copie conforme certifiée, mais un
monde composé d’éléments réels et de liens
fantasmatiques. Lors de la position dépressive, ces deux mondes ne sont
plus séparés ou détachés de la manière de la
position paranoïde-schizoïde. La différence des deux positions
n’est pourtant pas une différence radicale, elle est une
différence dans la hiérarchie du rapport des deux mondes.
De même que pour la position dépressive, le rapport à la
réalité de la position paranoïde-schizoïde est
fondamental. Mais dans la position paranoïde-schizoïde, la perception
de la réalité est surtout organisée à partir du
monde fantasmatique. Avec la position dépressive, la
réalité extérieure, non-fantasmatique gagne de
l’importance et devient capitale pour assurer et étayer le monde
intérieur.
La position
dépressive se caractérise par une importance croissante, pour
l’enfant, pour son monde fantasmatique, de la réalité
extérieure. Mélanie Klein reprend à son compte
l’idée freudienne du deuil comme épreuve de
réalité. Deux citations de Freud :
« Pour ce qui est du deuil, un laps de temps est nécessaire
pour exécuter dans ses moindres détails l’ordre imposé
par l’épreuve de la réalité [...] »
« [...] nous ne connaissons même pas
les moyens économiques grâce auxquels le travail du deuil
s’accomplit ; il est cependant possible qu’une supposition nous
vienne ici en aide. La réalité prononce son verdict –
l’objet n’existe plus – devant chacun des souvenirs et chacun
des espoirs qui attachaient la libido à l’objet perdu, et,
obligé pour ainsi dire de décider s’il veut partager le sort
de celui-ci, le moi se laisse convaincre par l’ensemble des satisfactions
narcissiques que lui donne le fait de rester en vie, et rompt son attachement
à l’objet mort. Il nous est permis d’imaginer que la lenteur
et la manière progressive avec laquelle cette rupture s’accomplit,
permet à l’énergie que celle-ci a requise de se dissiper
à mesure que le travail
s’effectue. »
Le travail
du deuil consiste dans une épreuve permanente de la
réalité. En l’absence de l’objet réel
extérieur, l’objet intérieur est progressivement,
étape par étape, et par comparaison avec la situation
réelle, désinvesti. On pourrait penser qu’ici, le lien
à la réalité serait suffisamment fort pour qu’il
puisse imposer des changements aussi importants que le désinvestissement
au monde fantasmatique. Pourtant, la citation de Freud laisse entendre une autre
option : la réalité est acceptée sous la pression
narcissique du moi. Dès lors, il faudrait tout de même supposer une
détermination intérieure de l’épreuve de la
réalité. Si l’épreuve de la réalité
conduit à une altération du monde intérieur, ce n’est
pas pour l’amour de la réalité ou parce qu’il y aurait
un lien vers l’extérieur plus fort que les liens fantasmatiques. Si
le lien vers le monde extérieur l’emporte dans cette situation,
c’est que la configuration psychique s’y prête. Dans le cas
contraire, le lien vers l’extérieur peut tout aussi bien être
rompu, l’angoisse dépressive peut donner lieu, par voie de
réaction défensive, à des mécanismes
schizoïdes-paranoïdes. La bataille pour la conquête de la
réalité n’est jamais définitivement gagnée. Le
principe de réalité reste au service du principe de
plaisir.
Dans les termes de
Mélanie Klein, cette situation se conçoit de la manière
suivante : le monde extérieur sert à étayer le monde
intérieur. S’assurer de l’existence, de la bonne santé
ou de l’amour de la personne aimée permet de préserver le
bon objet intérieur, fantasmatique. La réalité
extérieure peut être invoquée pour maintenir l’ordre
et l’harmonie dans le monde intérieur : « La
mère visible fournit donc des preuves constantes de ce qu’est la
mère « intérieure », indique si celle-ci est
aimante ou irritée, secourable ou vengeresse ». De
même : « Tous les plaisirs que le bébé
ressent dans ses rapports avec sa mère sont pour lui autant de preuves
que l’objet aimé, tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur, n’a pas subi de blessures
et ne s’est pas changé en un être vengeur. »
(Klein, 1940)
Le rapport réciproque
entre monde intérieur et monde extérieur est d’ailleurs,
selon Mélanie Klein l’une des conditions de la santé. Le
monde intérieur et les personnes introjectées échappent
à l’observation, à la certitude du jugement que permettent
les personnes réelles. Si l’enfant ne peut pas vérifier
l’état de son monde intérieur en s’appuyant sur
l’état du monde externe, il est soumis aux aléas du monde
fantasmatique et pulsionnel, inconscient pour la majeure partie. La
réalité permet ici d’intervenir comme par-angoisse. Ainsi,
il peut s’avérer de la plus haute importance pour
l’équilibre mental de constater que la personne réelle
n’a pas été détruite par les agressions
fantasmatiques, qu’elle est toujours aimante, et ne s’apprête
pas à se venger pour les attaques
subies.
Plus généralement
parlant, dans la position dépressive la réalité
extérieure acquiert une importance première en ce qu’elle
permet de tempérer les conflits intérieurs, en ce qu’elle
permet progressivement de tempérer l’importance accordée aux
agressions fantasmatiques toute-puissantes. L’épreuve de la
réalité y représente moins un désir
épistémique ou une soif de réalité ou de
vérité qu’une assurance multirisque ou une assurance-vie du
monde intérieur. Et c’est cette assurance fournie par la
réalité extérieure qui permet à l’enfant de
dépasser les angoisses psychotiques pour des angoisses
névrotiques. Inversement, le monde extérieur ne peut pleinement
assumer cette fonction que quand le chaos originel de la position
paranoïde-schizoïde a été dépassé
grâce à l’introjection d’objets suffisamment bons,
c’est-à-dire d’objets qui tiennent, qui ne risquent pas
d’être détruits par la première agression. Ce qui ne
signifie certainement pas qu’ils ne puissent plus être
attaqués ou même lésés, blessés ou
endommagés.
Face à cette
nouvelle angoisse de l’agression du bon objet, il existe deux grands types
de réactions : la mécanismes défensifs et la
réparation. Une telle distinction n’est pourtant pas très
satisfaisante dans la mesure où la réparation elle-même peut
être prise dans un mécanisme défensif. Mais la
réparation en tant que telle se rapproche de ce que Freud appelait la
« sublimation ». Dans les Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, Freud écrit à
ce sujet : « Nous désignons de sublimation une certaine
sorte de modification de but et de changement d’objet dans laquelle entre
en considération notre évaluation sociale. » La
sublimation implique un changement de but de la pulsion, mais sans
refoulement.
Hanna Ségal décrit la réparation de la manière suivante :
« Quand le nourrisson entre dans la position dépressive et
se voit confronté avec le sentiment d’avoir, par sa toute-puisance,
détruit sa mère, sa culpabilité et son désespoir
de l’avoir perdue éveillent en lui le désir de la restaurer
et de la recréer afin de la récupérer aussi bien extérieurement
qu’intérieurement. » À ce moment, « [d]es
fantasmes et des actions de réparation dissipent les angoisses de la
position dépressive. » (Segal, 1969)
Agression et réparation dans L’enfant
et les sortilèges
Quand Mélanie Klein vit l’opéra de Ravel à Vienne
en 1929, elle devait avoir une impression étrange.
L’enfant
et les sortilèges (présenté pour la première
fois en 1925), écrit par Colette, semble reprendre point par point les
théories de la position dépressive, de la position paranoïde
et de leur oscillation sur le plan des défenses. Dans « Les
situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre
d’art et dans l’élan créateur » (Klein,
1929), l’exposé de l’histoire est à peine plus courte
que son interprétation. Si la grande partie de l’article est consacrée
à une autre histoire, c’est que quelque part, Mélanie Klein
a dû se sentir bien en mal d’en dire plus, tellement cette histoire
paraît kleinienne.
La scène s’ouvre
sur une pièce d’une maison à la
campagne.
[1] On y voit assis un
garçon à table, essayant de faire ses devoirs mais incapable de
s’y concentrer : « il mord son porte-plume, se gratte la
tête et chantonne à
demi-voix ».
Il se plaint :
« J’ai pas envie de faire ma page, j’ai envie
d’aller me promener, j’ai envie de manger tous les gâteaux.
J’ai envie de tirer la queue du chat et de couper celle de
l’écureuil. J’ai envie de gronder tout le monde !
J’ai envie de mettre Maman en
pénitence. »
À ce
moment, entre la mère, représentée par une grande jupe et
le bas d’un tablier.
La mère lui
demande : « Bébé a été sage ? Il
a fini sa page ? » Elle se penche sur le cahier, mais elle voit
que rien n’a été fait, que le tapis à
été éclaboussé d’encre. À la question
s’il veut demander pardon, le petit garçon répond en tirant
sa langue. La mère, fâchée dépose le goûter en
disant : « Voici le goûter d’un méchant
enfant : du thé sans sucre, du pain sec. Restez seul jusqu’au
dîner ! Et songez à votre faute ! Et songez à vos
devoirs ! Songez, songez surtout au chagrin de
Maman ! »
La mère sortie,
le garçon se fâche, il crie : « Ça
m’est égal ! Justement je n’ai pas faim !
Justement, j’aime beaucoup mieux rester tout seul ! Je n’aime
personne ! je suis très méchant ! Méchant !
Méchant ! Méchant ! »
Ce sur quoi il jette le plateau avec le
goûter par terre, la théière et la tasse se brisent en mille
morceaux. Ensuite, il se précipite vers la cage de
l’écureuil, accroché près de la fenêtre, en
ouvre la porte et pique l’animal avec sa plume de fer. Blessé et
criant, l’animal s’enfuit. Ensuite, il se lance sur le chat et lui
tire la queue. Le chat jure et s’enfuit à son tour.
Là-dessus, d’un coup de pied, le garçon balance la
bouilloire dans le feu produisant des flots de cendre et de fumée.
L’heure est alors venue pour
l’horloge dont il ouvre la boîte et se pend au pendule qui se
détache et lui reste entre les mains. Finalement, il retourne à la
table et se met à déchirer ses livres et cahiers en criant :
« Hourrah ! Plus de leçons ! Plus de devoirs !
Je suis libre, libre, méchant et
libre !
Fatigué et
essoufflé, le garçon se laisse tomber sur le grand fauteuil. Mais
à son grand étonnement le fauteuil esquive. À ce moment,
tout à coup, le monde semble avoir changé. Le fauteuil se
lève, commence à parler à la bergère qui se
réjouissent tous les deux de la disparition de l’enfant :
« nous voilà donc débarrassés ». Suit
le cortège de tous les meubles qui s’en réjouissent à
leur tour.
Et voilà que la grande
horloge se met à marcher, face à un enfant effrayé.
L’horloge se plaint longuement de sa mutilation, elle ne peut plus
s’empêcher de sonner à tout moment, l’ordre des douces
heures de dormir, de veiller, de naître et de mourir est
dégondé. Il ne lui reste plus qu’à aller se cacher
face au mur.
Soudainement, des voix remontent
du sol, ce sont la théière et la tasse qui se relèvent, se
mettent debout et commencent à parler. La théière, un noir
aux muscles d’acier lance dans un « franglais de
bazar » : « I punch, Sir, I punch your nose, I knock
you out, stupid chose ! Black and thick, and vrai beau gosse, I boxe you, I
marm’lad’ you ... ». Après quoi, c’est
à la tasse chinoise de brandir des
menaces.
Après leur sortie, le feu saute
hors de la cheminée : « Arrière ! je
réchauffe les bons, mais je brûle les méchants ! Petit
barbare imprudent, tu as insulté tous les Dieux bienveillants, qui
tendaient entre le malheur et toi la fragile barrière. » Le feu
une fois reparti, la chambre reste noire, la nuit vient de tomber et
l’enfant prend peur. Mais il entrevoit une princesse de compte de
fées qui se lève. Plein d’espoir l’enfant
s’adresse à elle, mais s’en voit aussitôt averti :
il a déchiré le livre dont elle est sortie, maintenant, elle est
peut-être vouée à la mort. Le malin enchanteur la rendra au
sommeil de la mort ou la dissoudra en nuée, car son collier magique est
déchiré. L’enfant essaye de la retenir, mais la voilà
qui part à son tour. Il essaye de rechercher les feuilles du livre
déchiré par terre, mais ne trouve rien hormis ceux de ses
amères et sèches leçon. Tout à coup, de petites voix
aigres sortent des papiers et il en sort un petit vieillard coiffé
d’un π et qui
chante d’un air menaçant : « Deux robinets coulent
dans un réservoir ! Deux trains omnibus quittent une gare à
vingt minutes d’intervalle, Valle, valle valle. » L’enfant
comprend aussitôt : « Mon Dieu ! C’est
l’arithmétique ! » Et le petit vieillard en
écho : « Tique, tique, tique ! » Commence
une angoissante leçon de calcul avec le vieillard battant le rythme de
son bâton, des chiffres qui entraînent l’enfant dans leur
danse. Enfin, l’enfant entrevoit le chat qui jure toujours et qui sort
dans le jardin rejoindre la chatte. Changement de scène, l’enfant
ayant suivi le chat se retrouve maintenant dans le jardin, éclairé
par la pleine lune. Enfin rassuré, l’enfant se
réjouit : « Ah ! Quelle joie de te retrouver,
jardin ! », pour entendre aussitôt la voix
gémissante d’un arbre : « Ma blessure, ma blessure,
[...] celle que tu me fis aujourd’hui à mon flanc avec ton couteau
Hélas, elle saigne encore de sève ... » Les autres
arbres se joignent au cœur gémissant « Nos blessures,
nos blessures... »
Passe une
libellule languissante, qui cherche sa compagne, sa bien-aimée ;
horrifié, l’enfant se souvient l’avoir épinglée
contre le mur. Il en va de même avec la chauve
souris.
Entrée de
l’écureuil qui reproche son emprisonnement et sa torture à
l’enfant. Et pour la première fois, l’enfant tente de se
racheter : « La cage, c’était pour mieux voir ma
prestesse, tes quatre petites mains, tes beaux yeux. » Et
l’écureuil de lui répondre : « Sais-tu ce
qu’ils reflètent, mes beaux yeux ? Le ciel libre, le vent
libre, mes libres frères, au bond sûr comme un vol... Regarde donc
ce qu’ils reflètent mes beaux yeux tout miroitants de
larmes ! »
Enfin, c’est
l’enfant qui se plaint, voyant partir le chat et la chatte :
« Ils s’aiment. Ils sont heureux. Ils m’oublient. Ils
s’aiment... Ils m’oublient... je suis seul... » Et puis,
un cri s’échappe de sa gorge :
« Maman ! »
Mais les
arbres et les animaux ne l’entendent guère
ainsi : « Ah ! C’est l’enfant au
couteau ! C’est l’enfant au bâton ! Le
méchant à la cage ! Le méchant au filet ! Celui
qui n’aime personne, Et que personne n’aime ! Faut-il
fuir ? Non il faut châtier. » Ce sur quoi les bêtes
entourent l’enfant, le poussent et le tirent ; une lutte
générale commence.
À un
moment donné, l’enfant est éjecté du cercle de la
bagarre, de même qu’un petit écureuil qui tombe à
côté de lui, la patte blessée, criant de manière
aiguë. Les animaux effrayés s’arrêtent et
s’écartent. On voit alors l’enfant défaire le ruban
sur son cou et panser la patte de l’écureuil. Après quoi, il
retombe sans force. « Profond silence, stupeur parmi les
bêtes. » Ils s’étonnent - il a pansé la
plaie... il a lié la patte... étanché le sang – puis
se saisissent de mauvaise conscience et s’apitoient sur
l’enfant : « Il est blessé... Il saigne... Que
faire ? Il sait, lui, guérir le mal... Que faire ? Nous
l’avons blessé... Que
faire ? »
Un bête se
souvient alors du cri de l’enfant :
« Maman ! » Et les bêtes : « Nous
ne savons pas lier la main... étancher le sang... Ramenons-le au
nid ! Il faut que l’on entende, là-bas, le mot qu’il a
crié tout à l’heure... Essayons de crier le mot ».
Et les bêtes se mettent lentement à crier
« maman », et puis toujours plus
haut : « maman ! ». Enfin, une lumière
s’allume dans la maison, l’aube se lève, les bêtes
ramènent l’enfant à la maison en le tenant, puis le
lâchent lentement. Il revient à lui en chantant :
« Il est bon l’Enfant, il est sage, bien sage, il est si sage,
si bon. Il a pansé la plaie, étanché le sang. Il est sage,
si sage, si doux ... » L’enfant, enfin revenu chez lui tend ses
bras :
« Maman ! »
L’histoire
commence par la « joie de détruire » qui, selon
Mélanie Klein, se décline par autant d’attaques
dirigées contre le corps maternel et contre ses contenus : les
enfants aussi bien que les pénis paternels qui y sont cachés.
L’attaque du balancier de l’horloge aussi bien que
l’écureuil dans la cage représentent, aux yeux de
Mélanie Klein, des « symboles évidents du pénis
dans le corps de la mère ». Dans cette perspective,
l’attaque du pénis paternel équivaut à une attaque du
coït parental. Les armes de l’enfant – le style pointu,
l’encre éclaboussée et la bouilloire –
s’avèrent tout aussi clairs aux yeux de Klein : il
s’agit de représentants phalliques et urétraux. Les
excrétions des petits enfants constituent en même temps leur
premières armes fantasmatiques. Dans les fantasmes infantiles,
l’urine et les excréments empoisonnent, corrodent et brûlent
celles et ceux contre qui ils sont dirigés. Toujours selon Mélanie
Klein, l’angoisse du garçon, décrite par Colette,
relève de cette angoisse primaire de l’enfant face au coït
parental. Et Klein de préciser que cette angoisse est plus originelle
encore que celle de perdre la personne aimée, que celle de la
castration.
Dans le même sens
interprétatif, les différentes angoisses vécues par
l’enfant de l’opéra, suite à son attaque du ventre
maternel et du pénis paternel, se transforment en angoisses
paranoïdes. Tout d’abord, ce sont les objets du ventre maternel qui
se réaniment, reprennent vie, se lamentent et deviennent progressivement
menaçants. Ensuite, une fois dans le jardin, les animaux hostiles
reviennent comme autant d’écureuils vengeurs, comme autant de
pénis paternels cherchant revanche et
représailles.
Dans ce cœur
d’angoisses paranoïdes naît alors une autre angoisse,
l’angoisse d’avoir blessé l’être aimé.
Celle-ci va de pair avec le déclin de l’agressivité. En
termes kleiniens, nous assistons alors à la naissance de la position
dépressive au sein même de la position paranoïde. Si dans la
chambre, l’enfant reste presque spectateur passif du réveil des
objets cassés, pour finir par perdre connaissance par peur du vieillard
Arithmétique, dans le jardin, sa position change en effet. Il commence
à parler aux animaux, il leur pose des questions, et surtout il commence
à comprendre la raison de leurs lamentations.
Les scènes charnières sont
peut-être celles des animaux – chat, libellule, chauve-souris et
écureuil – qui rappellent la perte de l’être
aimé. Ils évoquent un danger nouveau, qui n’est plus
seulement de type paranoïde : l’agression a peut-être
blessé, voire tué l’être
aimé.
Dans « Amour,
culpabilité et haine » (Klein, 1937), Mélanie Klein
décrit l’importance capitale de l’identification dans la
naissance du regret. Les égards et la préoccupation face à
l’autre dépend de la possibilité que nous avons de nous
identifier à lui. Dans ce cas : nous savons nous « mettre
à leur place ». En fait, ce souci de l’autre nous
contraint également à sacrifier nos propres sentiments et
désirs. Mais ce qui est ainsi perdu d’un côté, nous le
regagnons de l’autre, grâce à la même identification.
En nous identifiant à la personne aimée, nous adoptons en
même temps le rôle du parent protecteur, que nous connaissons de nos
propres expériences. Ainsi, nous recréons la situation rassurante
de l’amour parental.
Le garçon du
rêve se souvient de sa maman dans un moment d’angoisse
paranoïde, et où il semble ne plus comprendre son
agressivité, où il n’en est plus poussé à la
fuite. Le jardin est d’abord un lieu rassurant, un lieu de plaisir et de
bons souvenirs. Sa propre agressivité s’y semble presque
détachée de lui, il la subit plus qu’il n’y prend
part. La libellule et la chauve-souris lui rappellent alors cet être
aimé que peu avant, il détestait suffisamment pour ne pas y
penser. « Maman ! » Mais il semble s’en falloir
plus pour que l’enfant se mette à réparer ses
attaques : le fait d’être attaqué et agressé
lui-même par les bêtes de la manière dont il les attaquait
auparavant. Talion de nouveau, qui lui renvoie en miroir son propre
comportement. Le point de départ du soin accordé à
l’écureuil se situe là. Et l’on pourrait
rajouter : l’identification de l’agresseur à
l’agressé représente comme le moment de la naissance de la
morale sur le plan du psychisme. La morale naît avec ce souci pour
l’autre que je pourrais être moi-même.
En même temps, un autre point intéressant se fait jour : si
la réparation fait suite à l’agression, et si la réparation
est l’une des sources de la créativité, il faudrait se demander
ce qui reste de la créativité dans le cas d’une morale bien
assumée. Que penser de ces séries : agressivité, réparation,
créativité d’un côté, et agressivité,
morale, introversion de l’agression et (mauvaise) conscience morale ?
Comment ne pas penser à Valéry dans ce contexte : « L’Église
n’autorise pas le suicide. Elle ne nous empêche pas pourtant (elle
nous le conseille) de nous dire : je suis un sot, une bête, un misérable
gredin : autant de suicides. » (Paul Valéry, 1960)
Réparations
La blessure, l’endommagement fantasmatique du bon objet suscite un
désir de réparation. Nous ne nous sentons coupables d’agresser
que quand nous agressons celles ou ceux que nous aimons. Dans le cas contraire,
l’agression peut évidemment ne donner lieu à aucun sentiment
de culpabilité. Il est des agressions perpétrées avec plaisir
et sans aucun sentiment de culpabilité.
Réparation et défenses
Le fantasme de la destruction de la personne
aimée, chez l’enfant, peut naître avec chaque disparition de
cette personne. La position dépressive se caractérise par les
moyens mis en œuvre pour affronter, combattre, gérer ou dissiper
l’angoisse de l’objet aimé
agressé.
Il existe plusieurs
options :
- Si l’angoisse est trop
importante, elle peut conditionner un retour à la position
paranoïde-schizoïde, avec son organisation fantasmatique et ses
défenses caractéristiques. Ce qui a lieu dans un premier temps
selon Mélanie Klein : le passage de la position
paranoïde-schizoïde travers d’abord une période
d’oscillation entre les deux positions. Bion extrapole cette idée
en en faisant la base de toute vie psychique, chez l’enfant aussi bien que
chez l’adulte.
- L’angoisse peut
donner lieu à différents types de défense,
spécifiques de la position dépressive. Klein en mentionne trois
– les défenses obsessionnelles, les défenses maniaques et
les défenses schizoïdes.
La notion
de défense obsessionnelle reste assez peu déterminée, et
disparaît rapidement des textes, pour être intégrée,
en partie dans la notion de réparation. Les notions de défenses
maniaques et paranoïdes sont mieux développées. La
défense paranoïde est un autre terme pour retour à la
position paranoïde-schizoïde.
Les
défenses maniaques ressemblent assez à un état narcissique
très poussé. Les deux caractéristiques principales des
défenses maniaques sont le déni – de la
réalité psychique intérieure – et la conviction de ne
plus dépendre des relations d’objet : « je
n’ai besoin de personne », « je sais résoudre
tous mes problèmes moi-même », « on ne peut
faire confiance qu’à soi-même ». Sur le plan
fantasmatique et pulsionnel, cette défense se caractérise par un
compromis entre l’impossibilité de lâcher le bon objet
et la nécessité d’échapper à l’angoisse
causée par son agression. Ainsi, par une sorte d’analogie, la
diminution de l’angoisse passe par une diminution de l’importance du
bon objet. Ce ravalement du bon objet qui, dans les états narcissiques
peut aller de pair avec un ravalement des personnes extérieures, ne
relève donc pas en première instance d’un sentiment du
supériorité. Le sentiment de supériorité
étant lui-même une formation défensive qui vise à
protéger le bon objet.
La dernière option face à l’attaque de l’objet aimé
est la réparation. La réparation, en tant que telle est différente
d’un mécanisme de défense, bien qu’il y ait des mélanges.
La réparation ne relève pas d’une fuite face aux angoisses
dépressives, elle ne relève pas non plus d’un déni,
mais d’une modification progressive de ces angoisses. L’expérience
de la réparation réussie permet de tempérer les angoisse,
permet d’y faire face de mieux en mieux. C’est l’expérience
que les dommages peuvent être réparés, qu’il existe
assez de bien pour réparer le mal. Ce serait également la naissance
d’un « optimisme » face à l’agression.
La réparation maniaque
La réparation maniaque fait partie des
« défenses maniaques ». Ces dernières se
caractérisent essentiellement par l’idéalisation, la
toute-puissance et le déni de la réalité psychique.
L’idéalisation du bon objet intérieur jusqu’à
la toute-puissance permet d’éviter en même temps les
angoisses d’endommagement de cet objet, et l’ambivalence même
qui pourrait l’endommager. La déni ou la scotomisation de la
réalité psychique à son tour sustente le sentiment de
toute-puissance.
La réparation peut
s’enraciner dans une telle disposition, voire une telle position. Dans
Le deuil ... Mélanie Klein mentionne en effet une
« position maniaque ». La réparation est alors
vécue comme triomphe. Elle est souvent liée à des
sentiments de mépris dans une situation de rivalité. Ici, la
pulsion agressive refait surface, mais dans le déni. Ce type de
réparation a lieu dans les situations où l’enfant tente de
renverser ou renverse la relation parents-enfants. Afin d’échapper
à ses angoisses dépressives, il est possible de
s’ériger en sauveur tout-puissant de ses objets, voire en sauveur
du sauveur.
Un analysant fortement
narcissique manifeste beaucoup de problèmes face aux interventions de
l’analyste. Il est des interventions qui passent comme une lettre à
la poste, et puis il en est également qui touchent à quelque
chose, qui lui apportent une compréhension ou une perspective nouvelle
sur les questions qui le préoccupent. Parfois, de telles
interprétations ne font pourtant aucun effet, et parfois, tout à
fait au contraire, elles font naître un profond agacement qui se manifeste
dans la même séance ou dans la séance suivante. Il passe
quelque temps avant que l’analysant raconte s’adonner
régulièrement à des rêveries diurnes, qui commencent
par une simple idée, mais dont il aime à jouer par la suite :
animé par des sentiments de vif plaisir et d’agréable
excitation, il s’imagine toutes sortes de scènes dans lesquelles il
sauve son analyste. Ainsi, par exemple, il rencontrerait par hasard son analyste
dans le métro qui serait sur le point de se faire agresser par des
voleurs. Sans hésitation aucune, l’analysant s’interpose
alors et règle le compte aux agresseurs avec l’aisance et la force
convaincante des héros de films d’arts martiaux. L’analysant
a l’impression que ces deux scènes – l’impact positif
de l’intervention de l’analyste et le sauvetage de l’analyste
– ont un lien, mais il n’arrive pas à saisir lequel. La suite
de l’analyse montre progressivement le sens caché de sa
réaction aux interventions de l’analyste. À chaque fois que
l’analysant ressent comme une
« révélation » le concernant, une
compréhension dont il a l’impression qu’il n’aurait
jamais pu la découvrir lui-même, il se sent dépendant et
même soumis à son analyste. Ce qui le fâche le plus
c’est que ce soit l’analyste qui a eu l’idée et pas
lui-même. Dans ce contexte, il se rappelle que son père
n’acceptait jamais ses idées ou ses découvertes, et pour se
venger, adolescent, il ne cessait de lui contester les siennes. En fait, de ces
situations de rivalité, il ressentait parfois comme une haine sans
limites à l’égard de son père : « je
pourrais le tuer quand il me fait ça ». En même temps, ce
qui le fâchait d’avantage dans cette situation, c’était
son sentiment de dépendance à l’égard du père.
Il savait avoir besoin de lui, matériellement. De fil en aiguille, il se
souvient alors avoir commencé les rêveries héroïques
lors de cette période de son
adolescence.
Inconsciemment, l’analyste
tout comme le père semble être ressenti comme humiliant. Le
père, en ce qu’il ne lui permet pas d’avoir une parole
à lui, l’analyste en découvrant ce que lui n’aurait pu
mettre à jour tout seul. De par ses interventions, l’analyste lui
rappelle cette parole sienne impossible. Mais les sentiments de vengeance lui
sont tout aussi insupportables parce qu’ils ne feraient que souligner son
infériorité. Les rêveries diurnes manifestent alors comme
une élision de sa vengeance – blesser le père, blesser
l’analyste à la manière dont eux l’ont blessé
– avec un renversement de la situation en son contraire : ce
n’est pas lui qui agresse, c’est lui qui sauve. L’agression
quant à elle n’est pas pour autant élidée, mais
seulement déplacée : ce n’est pas le
père/l’analyste qui est agressé, mais les agresseurs (les
représentants de sa propre envie d’agression). Par-là
même, par son identification à un surhomme, à
quelqu’un qui maîtrise la situation et qui sauve le sauveur (celui
dont il se sent dépendre), il arrive à se défaire du
sentiment de dépendance et de l’angoisse. Le fantasme du sauvetage
lui permet de cacher sa haine et son agressivité en les transformant en
une bonne action.
Cette réparation maniaque articule la réparation efficiente et
le représentant de l’agressivité refoulée. Signe
d’amour, la réparation en devient en même temps le signal
de l’agression refoulée.
Références
- Klein Mélanie, 1929, « Les situations d’angoisse
de l’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan
créateur. », dans Essais de psychanalyse, 1968, Paris,
Payot ; Love, Guilt and Reparation, The Writings of Melanie Klein Volume
I, 1975, Londres, The Free Press.
- Klein Mélanie, 1936,
« Amour, culpabilité et haine », dans Mélanie
Klein, Joan Rivière, L’amour et le haine, Paris, Petite
bibliothèque Payot ; Love, Guilt and Reparation, The Writings of
Melanie Klein Volume I, 1975, Londres, The Free
Press.
- Klein Mélanie, 1940,
« Le deuil et ses rapports avec les états
maniaco-dépressifs », dans Essais de psychanalyse, 1968,
Paris, Payot ; Love, Guilt and Reparation, The Writings of Melanie Klein
Volume I, 1975, Londres, The Free Press.
-
Segal Hanna, Introduction à l’œuvre de Mélanie
Klein, Paris, Puf, 1969.
- Valéry
Paul, Tel Quel I, dans Paul Valéry Oeuvres II, Paris,
Pléiade, 1960.
[1]
Je cite le livret d’après
Avant-scène opéra
N°127, janvier 1990