Thierry Simonelli
L’Esquisse d’une psychologie
scientifique (2)
Dans cette deuxième partie, je m'intéresserai d'abord à la pensée et au rêve. Ensuite, j'aborderai la seconde partie de l'Esquisse freudienne qui développe une véritable métapsychologie de l'hystérie. De ce fait, cette partie peut être lue comme complément métapsychologique aux explications cliniques des Études sur l'Hystérie.
La pensée
Du fait de la première expérience de satisfaction, le
système-ψ a été altéré. Et cette
altération consiste en une voie privilégiée
d’accès à l’écoulement des quantités.
Freud nomme le processus d’investissement hallucinatoire des frayages de
cette expérience « processus du souhait ».
Or,
trois situations peuvent se présenter dans le cas de la présence
du souhait.
1. Dans le cas le plus simple et le plus rare, l’image
mnésique et l’image de la perception consciente se correspondant.
Dans ce cas, rien ne s’oppose à la mise en œuvre des
réflexes d’assimilation.
2. Il est plus fréquent que
l’image de la perception consciente ne correspond que partiellement
à l’image mnésique. Dans ce cas, il apparaît que ces
images ne sont jamais simples, mais consistent toujours en des complexes
perceptifs. Il suffira dès lors de distinguer deux parties distinctes de
cet objet : une partie de la perception qui est identique à
l’image mnésique et une partie qui n’y est pas identique.
Dans ce cas, l’« apprentissage biologique » aura
montré qu’il est plus prudent d’inhiber le libre
écoulement, afin d’éviter les déceptions.
Freud
pense à un cas très concret, et facile à comprendre :
au lieu de voir le sein maternel du point de vue frontal de la première
expérience de satisfaction, le nourrisson voit ce sein du
côté. L’expérience lui aura montré que la
restitution de l’image initiale dépend d’un mouvement. En
tournant le regard, l’image mnésique initiale peut être
restituée. Et une fois cette restitution acquise, l’action
spécifique peut être déclenchée.
La distinction
en une partie identique, que Freud nomme « chose »
[
Ding] et une partie changeante, qu’il nomme
« prédicat », donne lieu à une activité
nouvelle au sein de ψ. Une activité de pensée, ou plus
précisément, une activité de
jugement.
[1]
Le jugement est
déclenché par le processus du souhait, dans la mesure où ce
dernier ne retrouve pas d’emblée l’objet de la satisfaction,
mais seulement une partie – la
chose
[2] – de cet objet. La
finalité de la pensée jugeante consiste dans la restitution de
l’objet initial, c’est-à-dire dans la restitution du
prédicat original à la chose. Car, contrairement à ce que
Lacan introduit (de son propre fait) au séminaire sur
l’éthique
[3], la
« chose » est la composante de l’objet
retrouvée le plus fréquemment et le plus aisément.
C’est le prédicat d’origine qui, par rapport aux
retrouvailles de la chose, semble plus souvent ‘en
manque’.
[4]
De même
que la distinction entre souvenir et
connaissance
[5], le jugement
n’est possible que du fait de l’inhibition du
moi
[6].
Le jugement n’est
possible qu’à partir d’images motrices ou, plus
généralement parlant, d’expériences issues du propre
corps
[7]. A défaut de telles
expériences, le prédicat ne peut pas être reproduit. Ainsi,
par exemple, les expériences sexuelles infantiles ne pourront être
comprises qu’au moment de la puberté, au moment où des
expériences du corps propre viendront fournir le matériel aux
associations qui permettent le processus du jugement.
3. Un
troisième cas est pensable, où l’objet de la perception ne
correspond en rien à l’objet de la satisfaction. Or, cet objet
ferait tout de même naître un intérêt, dans la mesure
où il pourrait tout de même comprendre une voie vers l’objet
originel. En général, les parties non-identiques sont celles qui
suscitent l’intérêt et, par conséquent,
l’activité de pensée. Mais dans ce cas,
l’activité de pensée reste sans but.
Au départ,
la pensée est déterminée par un but éminemment
pratique, qui consiste à restituer l’identité de la
perception originelle, c’est-à-dire de faire cheminer les
issues de la perception vers les neurones non-investis de l’objet initial.
Mais il existe également une pensée qui se situerait, dans
une certaine mesure, en dehors des nécessités immédiates du
besoin. Une pensée dont le seul but serait de restituer
l’identité, sans pour autant préparer l’action
spécifique.
Dans le cas d’une autre personne, cet
intérêt se comprend du fait qu’un autre être humain a
été le premier objet de satisfaction. Les autres êtres
humains représentent les premiers objets à susciter
l’intérêt en général, et les premiers objets
sur lesquels s’exerce l’intérêt à
connaître. Et cet objet reste toujours scindé en deux aspects dont
le premier, inassimilable, est la
chose, et le second, le
prédicat, reproductible à partir des images motrices du
propre corps
[8].
Il
s’ensuit que pensée connaissante, reproductrice et jugeante
constituent des processus dans le système-ψ qui ne sont possibles que
grâce à l’intervention permanente d’un moi. Elles
appartiennent donc aux processus secondaires, et visent l’acquisition
d’un signe de réalité, c’est-à-dire d’un
signe de présence réelle de l’objet
désiré.
Dormir, rêver...
L’expérience biologique a montré combien il est
dangereux de laisser libre cours aux processus primaires. L’existence
d’un système cohérent de neurones à investissement
permanent, le Moi, s’en porte garant.
Or, le sommeil présente
une altération importante du fonctionnement du moi. Le nourrisson dort,
écrit Freud, quand tous ses besoins sont satisfaits et quand aucun
dérangement extérieur ne l’en empêche. Le sommeil
représente un abaissement de la « tension » dans le
noyau de ψ. Le sommeil constitue, dès lors
« l’état idéal de l’inertie »
où les réserves de
ont été
écoulées
[9]. Le vidage
du moi dans le sommeil restitue par conséquent le libre cours aux
processus primaires. Freud n’est pas sûr pour autant, si le moi de
l’adulte se vide complètement, ou s’il garde une tension
résiduelle
[10].
Évidemment, si le moi était dépourvu de toute tension, le
rêve ne serait plus possible. Par ailleurs, Freud reconnaît que les
souhaits qui se manifestent dans les rêves sont déformés par
les mêmes processus ψ qui se retrouvent dans les
névroses
[11]. Ce sont
d’ailleurs ces processus de déformation qui
« caractérisent la nature pathologique de ces
dernières ». Freud ne développe pas ce point dans
l’
Esquisse, mais il permet néanmoins de supposer une
identité des mécanismes de formation des symptômes
névrotiques et les processus de couverture des souhaits dans les
rêves.
Les spécificités neurologiques du sommeil sont
la paralysie de la volonté, la fermeture des organes sensoriels,
l’allègement partiel du tonus spinal et l’évacuation
de la réserve quantitative du moi, qui interdit tout
phénomène d’attention. De ce dernier point, Freud conclut
que la perception (la production de signe de réalité) devient
peut-être impossible à défaut de l’investissement des
neurones ψ.
Mais quoi qu’il en soit de ces altérations, le
sommeil manifeste tout de même des processus ψ sous forme de rêves.
Les rêves gardent beaucoup de caractéristiques incomprises et
présentent également des transitions vers la pensée
éveillée. Mais Freud pense qu’il est possible de
dégager six caractéristiques typiques du
rêve :
- Du fait de l’absence d’investissement spinal, le rêve
est dépourvu de tout écoulement moteur.
- Les liens entre les représentations du rêve paraissent
absurdes (widersinnig) ou idiots (schwachsinnig) en raison la
« contrainte d’association [12] » qui règne
dans le rêve. Freud pense exclusivement à l’association par
simultanéité, qui peut être expliquée par les
connexions entre frayages perceptifs.
- Les représentations du rêve sont hallucinatoires. Elles
produisent donc des phénomènes de conscience et
d’authenticité[13]. Il
s’agit, dans ce cas, de la caractéristique la plus importante du
rêve selon Freud : « on ferme les yeux, et on hallucine, on
les ouvre et pense en mots. [14] »
Freud se
heurte néanmoins à des difficultés majeures quand il
s’agit d’expliquer le caractère mécanique de cette
production ‘régressive’ de signes de réalité.
Car la première idée serait de penser que dans le rêve, les
quantités de ψ empruntent la voie de retour vers φ et y produisent des
signes de qualité. Mais comme l’absence de perception en provenance
de φ est assurée par le vidage des neurones ψ afférents, cette
explication semble peu convaincante. Il serait possible, néanmoins, de
s’en remettre à la nature des processus primaires, qui suppose tout
investissement de souhait hallucinatoire en principe. À défaut
d’inhibition du moi, le processus primaire serait donc
intégralement restitué et le recours à l’innervation
des neurones φ superflu.
- Il apparaît dès lors que le sens des rêves peut
être défini « avec certitude » : les
rêves sont des satisfactions de souhaits et fournissent le modèle
même du processus primaire de l’expérience de
satisfaction[15]. Freud ne
s’en cache pas : « C’est justement de ce fait que
j’aimerais déduire la nature hallucinatoire de
l’investissement primaire du souhait ».
Remarque
étonnante : contrairement aux expériences de satisfaction,
les rêves, écrit Freud, ne produisent pas ou peu d’affects
(« fast affektlos »).
- La difficulté à se souvenir des rêves provient du fait
que les rêves n’altèrent rien au niveau du système-ψ.
Ils ne font qu’emprunter des frayages déjà acquis. Dans le
cas contraire, il se pourrait que les rêves altèrent la perception
de la réalité extérieure.
- Le rêve apporte une nuance supplémentaire quant à la
nature consciente ou non-consciente des processus primaires. Car le rêve
manifeste une conscience de qualités qui ne se distingue en rien de la
conscience éveillée. Il faudra en déduire que tout
processus ψ est susceptible de conscience par
principe.
Après avoir énuméré
ces caractéristiques, Freud est en mesure de fournir un premier exemple
du processus particulier de la conscience du rêve. Le problème
majeur de la conscience du rêve consiste dans son caractère
discontinu.
Dans une toute première approche du rêve de
l’injection à Irma
[16],
décrit cette discontinuité de la manière suivante.
Supposons A une représentation du rêve consciente qui
s’associe à B. Mais au lieu d’une conscience qui passerait de
la représentation A à la représentation B, la conscience de
l’exemple passe de A à C, qui elle-même s’associe
à D.
Sur le plan de la conscience, il est possible dès lors de penser
que C s’est substitué à B. La déviation de la
conscience s’est produite du fait de l’investissement,
lui-même inconscient, de D. Et cet investissement latéral aurait
aspiré, ou fait sursauter l’étape B, plus proche de la
représentation du souhait, pour immédiatement faire passer les
quantités vers C.
Dans le rêve d’Irma, A
représenterait l’injection au propylène, B la chimie
sexuelle discutée avec Fließ, C la triméthylamine et D la
nature sexuelle de l’affection de Irma. La formule de la
triméthylamine vient à la conscience du fait le
l’investissement simultané de A, conscient, et de D, inconscient.
Mais les raisons de l’élision de B et de l’inconscience de D
restent « mystérieuses » pour Freud
[17] et demandent une
explication.
La neurologie de l’hystérie
La première chose que constate celui qui étudie les
hystéries, c’est la contrainte exercée par des
représentations trop fortes. Ainsi, il se fait qu’une
représentation s’impose à la conscience sans que son
apparition soit justifiée ou même compréhensible. Ce qui
plus est, cette représentation produit des effets – affects,
innervations motrices, inhibitions – qui ne peuvent être ni
contrôles, ni compris.
De telles représentations surpuissantes
n’existent néanmoins pas seulement dans l’hystérie. En
dehors de l’hystérie, il existe également des
« contraintes névrotiques simples ». De telles
contraintes sont compréhensibles car leur origine est connue. Elles sont
congruentes dans leurs associations aux expériences déclencheuses.
Mais elle ne peuvent pas non plus être résolues par la
pensée. Pourtant, cette résistance ne semble pas pathologique en
soi, car elle existe également dans le cas des représentations
surpuissantes de la vie psychique normale. Le caractère pathologique de
la contrainte névrotique tient à sa durée.
Contrairement à la contrainte névrotique simple, la
contrainte hystérique est incompréhensible, sa source reste
cachée. Mais de même que la contrainte névrotique simple, la
contrainte hystérique semble indissoluble.
Or, les analyses de ces
cas ont montré qu’elles disparaissent aussitôt qu’elles
ont été expliquées et comprises. À cette occasion,
il apparaît également comment l’impression de
l’incongruence a pu naitre.
D’après Freud, la formation
du symptôme hystérique correspond à la règle
suivante : soit a une représentation surpuissante qui s’impose
trop souvent à la conscience et qui provoque des larmes. La personne
saisie par cette certitude ne sait pas indiquer les raisons de ce qui lui arrive
et risque de trouver le phénomène absurde. Mais il ne lui semble
pas moins impossible de se soutirer à cette contrainte. L’analyse
pourra permettre de mettre à jour une représentation qui provoque
les larmes à juste tire. Les effets produits par cette
représentation B ne paraissent donc ni absurdes, ni incongruentes. La
personne sait également trouver les moyens psychiques de lutter contre
les effets de cette représentation.
Une fois que B a
été ramené à la conscience, il apparaît un
lien d’association particulier à A. Par exemple, il existe une
expérience qui impliquait à la fois A et B et où A
représente une circonstance secondaire. Dans le phénomène
hystérique, A prend la place de B dans le souvenir. A devient ainsi le
« substitut » ou le « symbole » de B.
Freud précise que le symbole n’a rien de pathologique en soi.
Dans la vie psychique normale, il existe également des formations de
symbole, et qui ne ressemblent ne rien aux symboles névrotiques. La
différence entre le symbole normal et le symbole névrotique tient
dans une caractéristique particulière. Le chevalier qui se bat
pour le gant de sa dame, par exemple, sait que cet accessoire n’a de sens
qu’en rapport avec sa bienaimée. Et ce gant ne
l’empêche pas non plus d’exprimer ses sentiments à
l’endroit de sa dame et de la servir.
L’hystérique, par
contre, qui pleure avec la représentation A, ne sait pas pourquoi il
pleure. Dans ce cas, « le symbole s’est complètement
substitué à la chose
[18] ». L’analyse de
cette contrainte montre dans quelle mesure le symbole hystérique repose
sur un refoulement. Le caractère compulsif de A correspond au refoulement
de B. En termes de quantité, on pensera que les Q de B se sont
déplacées vers A.
Sur le plan neurologique, la formation de
symbole correspond à un déplacement de quantités. Le terme
de déplacement est donc censé nommer un mécanisme
neurologique, dont l’équivalent psychique serait la formation de
symbole
La formation et la fixité du symbole est ce qui
distingue la défense hystérique de la défense normale. Mais
le caractère pénible et angoissant du souvenir ne permet pas,
à lui seul, d’expliquer le refoulement hystérique. Car il
est bien des expériences pénibles et angoissantes qui justement,
du fait de leur importante charge affective, ne peuvent être
oubliées, refoulées ou remplacées par un symbole. Pour
qu’il y ait défense pathologique, il faut donc un
élément de plus, et cet élément est
nécessairement le sexuel, selon Freud. C’est un fait clinique
avéré
[19] :
seules les représentations sexuelles sont soumises au refoulement. Et
elles ne le sont pas parce qu’elles seraient plus pénibles ou plus
angoissantes que d’autres représentations. La
spécificité des représentations sexuelles n’est pas
d’ordre quantitatif.
Il ne faudrait pas penser que le
mécanisme du refoulement a été expliqué en
même temps. Car dans le cas des névroses obsessionnelles, par
exemple, le refoulement se passe de la substitution dans un premier temps. La
substitution peut se produire des années suivant le refoulement. Freud se
heurte donc à deux nouvelles questions :
- Si la contrainte hystérique repose sur la formation de symbole, et
si cette dernière relève d’un processus primaire, la
« force motrice » de ce processus est nécessairement
le moi. Comment expliquer dès lors qu’un processus du moi puisse
avoir comme résultat des effets qui ressemblent aux processus
primaires ?
- L’expérience clinique montre que les symptômes
hystériques relèvent toujours du sexuel. Mais quel rapport faut-il
voir entre ces symptômes hystériques et les caractéristiques
naturelles de la sexualité ?
Or, il existe une
constellation psychique particulière qui fournit un point de
départ pour l’explication du rapport entre symptôme
hystérique et la nature de la sexualité. En règle
générale, écrit Freud, la sexualité de
l’être humain n’apparaît qu’au moment de la
puberté. Ce n’est donc qu’avec la puberté que
l’excitation sexuelle entre dans le domaine de la proprioception et
qu’elle peut être comprise pour ce qu’elle est.
En
même temps, il peut exister des souvenirs d’enfance, de nature
sexuelle, qui n’ont donné lieu ni à l’excitation
sexuelle, ni à la compréhension de leur qualité sexuelle.
Il faudrait néanmoins également supposer des excitations sexuelles
précoces chez certaines personnes, souvent dues à la masturbation
infantile. Plus cette excitation est précoce, plus son effet sera
important par la suite. Mais la force de l’excitation elle-même peut
avoir le même effet : une excitation plus tardive peut
équivaloir à une excitation précoce si elle est plus
importante que cette
dernière.
[20]
Il arrive
dès lors, qu’au moment de la puberté, au moment de
l’apparition de la sexualité, le souvenir produit un effet que
l’expérience elle-même n’a pas produit. En guise
d’exemple, Freud cite le cas d’Emma Eckstein.
Emma est
incapable d’entrer seule dans un magasin. Elle s’explique cette
impossibilité par un souvenir qui date de ses 12 ans
(« après sa puberté »). Quand elle entrait
dans un magasin, elle y voyait deux commis qui rigolaient entre eux. Elle garde
en mémoire l’un des deux. Au moment où elle vit les deux
rire, elle fut saisie d’un effroi et se précipita hors du magasin.
Elle se souvient avoir pensé, à ce moment, que les deux riaient de
ses vêtements. Et elle trouvait sexuellement attirant l’un des deux
commis.
L’événement paraît
incompréhensible et incohérent. Bien qu’elle ait pu changer
de vêtements, elle ne parvient toujours pas à entrer dans des
boutiques. Aussi parait-il difficile à comprendre que l’un des deux
commis, qui l’ont effrayée, lui ait plu. Pourquoi, dès lors,
son angoisse disparaît-elle dès qu’elle est
accompagnée ? Ainsi, remarque Freud, les associations liées
à l’événement traumatique n’expliquent ni cette
contrainte, ni la détermination du symptôme
phobique.
[21]
Une recherche
plus poussée ramène à la conscience d’Emma un autre
souvenir, dont elle ne se souvenait pas au moment du traumatisme. À huit
ans, elle était allée à l’épicerie du quartier
pour s’y acheter des sucreries à deux reprises. La première
fois, l’épicier lui pinça l’organe génital
à travers ses vêtements. La seconde, fois, même
scénario. En se souvenant de ces deux scènes, Emma se reproche
d’y être allée deux fois de suite, comme si, ce qui
était arrivé, était de sa faute. Un sentiment de
« mauvaise conscience pesante » s’attache à ce
souvenir.
La première scène, celle du magasin avec les
commis, peut être comprise si on l’interprète au travers de
la seconde scène, avec l’épicier.
Freud en déduit
deux conditions générales de la formation du symbole
hystérique : 1. la décharge sexuelle se lie à un
souvenir et non à une expérience, 2. une décharge sexuelle
s’est produite de manière précoce.
Ce deux
phénomènes permettent de comprendre dans quelle mesure, un
processus du moi peut en venir à ressembler à un processus
primaire et dans quelle mesure, la spécificité de la
sexualité compte dans la production du symptôme
hystérique.
Dans le cas d’un affect fort, les processus
normaux du moi sont dérangés. D’une part, l’affect
semble faire oublier des voies de pensée qui sont empruntées en
temps normal. D’autre part, des voies de pensée plus
récentes s’effacent devant des voies plus anciennes. En guise
d’exemple, Freud cite une propre expérience : dans une
situation d’excitation importante où il devait transmettre une
information d’urgence, il oubliait le téléphone, une
acquisition récente.
Sous l’emprise d’un affect fort,
sous l’emprise de quantités importantes, les processus du moi
s’apparentent à des processus primaires. Le moi échoue dans
sa fonction de régulation et de gestion des quantités. Et dans ce
cas, les processus de pensée en viennent progressivement à
ressembler des processus du rêve, c’est-à-dire qu’ils
s’avèrent de plus en plus déterminés par les
contraintes d’association qui régissent les processus primaires.
Il s’ensuit deux conséquences : lors d’une
décharge d’affects, la représentation qui cause cette
décharge est renforcée et la fonction principale du moi consiste
dans l’évitement de nouvelles décharges affectives et dans
l’appauvrissement des anciennes voies de frayage.
L’explication
neurologique des difficultés de pensée sous l’effet de
l’affect est la suivante : l’investissement d’une
représentation conduit à une expérience de douleur qui
renforce la représentation. La Q ainsi produite s’écoule par
d’anciennes voies de frayage. Avec l’apparition du moi,
l’attention à de nouveaux investissements et la mécanique
des investissements latéraux empêchent cet investissement. De cette
manière, le déplaisir est bridé et de nouveaux frayages
évités. Évidemment, plus le déplaisir est fort, plus
le moi échoue à contrôler le processus primaire. De
même, plus l’expérience du déplaisir est investie,
plus le moi a des difficultés à mettre en œuvre les petits
déplacements de quantité de la pensée. Par ailleurs, la
réflexion requiert un laps de temps qui n’est pas donné en
cas d’urgence, au moment de l’irruption de grandes
quantités. Dans ce cas, le moi doit réagir le plus rapidement
possible afin d’enrayer le déclenchement d’une
expérience de douleur complète. Le moi qui se bat contre
l’envahissement de quantités fortes ne sait plus qu’assurer
des processus qui s’apparentent aux processus primaires.
Le bon
fonctionnement de l’inhibition du moi tient à son attention. Si une
expérience de déplaisir pouvait se soustraire à
l’attention du moi, son inhibition viendrait trop tard, et le
déplaisir ne saurait plus être évité.
Or, ce
court-circuitage de l’attention constitue le problème majeur du
pr÷ton yeìdoV hystérique. Comme dans ce cas, il ne
s’agit pas d’une perception, mais seulement d’un souvenir et,
qui plus est, semble tout à fait anodin au départ.
L’attention du moi n’a donc aucune raison, à priori, de
suspecter de tels souvenirs d’enfance.
Mais, au moment où ce
souvenir change de nature, et se transforme d’expérience neutre en
expérience de douleur, l’attention du moi est donc
déjouée. Le processus de l’investissement de
l’expérience de douleur est donc déclenché sans que
le moi puisse intervenir. Et quand il intervient, quand son attention est
attirée par ce qui se passe, le moi vient nécessairement trop
tard, et ne peut plus que tenter de limiter les dégâts. En
d’autres termes, le moi a laissé passer un processus primaire parce
qu’il ne s’y attendait
pas
[23].
Dans quelle mesure,
ce processus se distingue-t-il des autres souvenirs
désagréables ? Car il est bien des souvenirs qui produisent
de la douleur. Au moment du traumatisme, si le moi existe déjà,
une expérience de douleur a lieu, mais avec un moi actif. Quand ce
souvenir se répète, les frayages du moi existent
déjà, et la décharge affective est nettement moins forte.
Dans le cas du souvenir traumatique après-coup, l’inhibition du moi
est complètement déjouée. En définitive :
« Le retard de la puberté permet des processus primaires
posthumes.
[24] »
[1] GW,
Nachtragsband,
p. 423.
[2] La
« chose » n’est pas l’objet lui-même, mais
une partie de l’objet. La distinction freudienne repose sur la distinction
aristotélicienne classique entre substance première (être ou
essence) et substance seconde (accident). La substance première fait
partie de la liste des dix catégories énoncées par Aristote
et qui sont : la « substance » ou le
« quoi », ou « ce-qui-est », et
« l'essence » ; le
« combien » ; le « quel » ; le
« relativement-à-quoi » ; le
« où » ; le « quand » ;
l'« être-en-position » ;
l'« avoir » ou
« être-en-état » ; le
« faire » ;
l'« être-affecté » ou le
« souffrir » (c’est-à-dire : substance,
quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession ou
état, action, passion. Voir Aristote,
Catégories, IV ;
Topiques, I, 9).
[3] Voir
Jacques Lacan,
Séminaire VII,
...
[4] « Dans Ziel
ist, zu dem vermissten Neuron
b zurückzukehren und die
Identitätsempfindung auszulösen [...]. » (GW
Nachtragsband,
p. 424)
[5] GW,
Nachtragsband, p. 421. Mais Freud nuance également le cas du
jugement, qu’il suppose requérir une intervention moins importante
de la part du moi. Il existerait un «
jugement
primaire ». Dans le cas de l’imitation et de la
pitié, Freud suppose le jugement entièrement du côté
du processus primaire, c’est-à-dire dépourvu de toute
inhibition par le Moi. Ces cas se produisent quand la quantité est plus
importante. L’imitation se produit quand l’investissement des images
motrices
[6] GW,
Nachtragsband, p. 423.
[7] GW,
Nachtragsband, p.
428.
[8] GW,
Nachtragsband, p. 427.
[9] GW,
Nachtragsband, p.
431.
[10] Une telle tension
résiduelle serait évidemment importante pour expliquer le
phénomène de la censure, sur laquelle reposera
l’interprétation des rêves. Dans ce sens, Freud reviendra sur
les affirmations faites ici, et soutiendra que le rêve ne
représente pas les processus primaire à l’état pur.
Mais, dans les termes de l’Esquisse, il faudrait plutôt penser que
le rêve présente des processus primaires qui restent
médiés par l’intervention permanente du
moi.
[11] GW,
Nachtragsband, p.
436.
[12] GW,
Nachtragsband, p.
433.
[13] Je retraduis
l’expression de Freud comme quoi ces représentations suscitent la
foi. Freud veut dire que le rêveur s’y rapporte comme s’il
s’agissait d’authentiques perceptions issues du monde
extérieur.
[14] GW,
Nachtragsband, p.
434.
[15] GW,
Nachtragsband, p. 435. Freud reprend l’idée qu’il
avait déjà énoncée dans une lettre à
Fließ datée du 4 mars 1895.
[16] Voir
Traumdeutung,
GW II/III,
p. 110-126.
[17] GW,
Nachtragsband, p.
437.
[18] GW
Nachtragsband, p.
441.
[19] GW
Nachtragsband, p.
444.
[20] GW
Nachtragsband, p.
448.
[21] GW,
Nachtragsband, p. 445.
[22] J'ai traduit et
reconstruit le schéma de Freud. Voir GW,
Nachtragsband, p.
446.
[23] GW,
Nachtragsband, p.
450.
[24] GW,
Nachtragsband, p. 451.