Thierry Simonelli
Avidité, envie et jalousie
L’envie dans les mots
Il est sans doute très éclairant pour le lecteur francophone
de lire, dans l’Introduction à l’œuvre de Melanie
Klein, de Hanna Ségal, que le mot courant, le mot du langage de tous
les jours pour la notion de l’envie
chez Mélanie Klein est celui de « jalousie ». En effet,
en français, le terme d’envie s’avère hautement ambigu.
Il suffit de s’en remettre à un dictionnaire pour y trouver comme
synonymes des termes tels que l’appétence, le besoin, la concupiscence,
la convoitise, le désir, la fringale, le goût,
l’inclination, le souhait.
L’envie
peut s’étendre du quotidien plus ou moins
banal :
« Pourquoi est-ce qu'on a envie de pisser toutes les fois qu'on vient
de trouver la bonne position pour dormir ? » (Boris Vian)
à la
réflexion éthique sur
l’existence :
« Etre satisfait ou gâteux, c'est bien pareil. Quand on n'a
plus envie de rien, autant être
gâteux. » (Boris Vian, Les bâtisseurs
d’empire)
Pour un anglophone ou
un germanophone, les choses sont d’emblée plus claires : envy en
anglais, Neid en allemand ne prêtent à aucune confusion.
Le Oxford Dictionary écrit au sujet de envy: « discontented
or resentful longing aroused by another’s
possessions, qualities, or luck ». L’envie semble surtout être
suscitée par l’arbitraire de la chance, s’il faut en
croire Léonard de Vinci :
« Dès que la Chance entre quelque
part, l'Envie aussitôt fait le siège et engage le
combat. »
« Devant la
richesse, écrit l’historien Fustel de Coulanges, le sentiment le
plus ordinaire n'est pas le respect, c'est l'envie. » Il en est de
même de la beauté : « Le premier jeune garçon
venu, si pauvre qu'il soit avec sa santé, sa force [...] fera toujours
envie à un vieil empereur. » (Victor
Hugo)
Le Neid allemand va dans le
même sens. Wahrig écrit : « Unlustgefühl das jemanden
befällt, wenn er einem anderen etwas nicht gönnt oder das gleiche haben
will und es nicht bekommt;
Missgunst. »
« Der Hass ist ein aktives
Missvergnügen, der Neid ein passives; deshalb darf man sich nicht wundern,
wenn der Neid so schnell in Hass übergeht. » (Goethe)
« Der Neid ist die aufrichtigste Form der
Anerkennung. » (Wilhelm Busch)
Du caractère anal à l’envie
Mélanie Klein emprunte son concept
d’envie d’abord à Karl Abraham. Dans la première partie
des ses Études psychanalytiques sur la formation du
caractère[1] (1924)
intitulée « Remarques complémentaires à la doctrine
du caractère anal » (parue d’abord
indépendamment en 1921), Abraham, à son tour, rappelle les traits
caractéristiques du caractère anal chez
Freud[2] : l’amour
de
l’ordre [Ordunungsliebe] qui régulièrement
dégénère en pédanterie, le sens de
l’économie [Sparsamkeit], qui facilement se transforme en
avarice et un entêtement [Eigensinn] qui peut s’effacer devant
une ardente opiniâtreté [heftiger Trotz]. Dans
l’analyse de tels caractères, Freud a pu systématiquement
constater une expérience sexuelle précoce : le plaisir de
la
rétention des fèces. Dans son article, Freud avoue ne pas saisir
tous les fils de cette correspondance organico-caractérielle, mais
l’esprit d’ordre [Ordentlichkeit], la propreté et la
fiabilité [Verläßlichkeit] semblent naître comme
réaction à l’intérêt du sale
[Unsaubere], du dérangeant, de ce qui ne fait pas partie du corps.
Mettre en rapport l’opiniâtreté avec les plaisirs de
défécation semble chose encore plus difficile. Seule
l’expérience du refus de déféquer chez certains
bébés y apporte un indice. Ce refus de se vider sur commande tiendrait
en fait, selon Freud, à la tentative de ne pas rater le plaisir
de l’acte. Et toujours selon Freud, la fessée comme moyen
d’éducation irait dans le même sens : si elle permet
de
tempérer l’entêtement de l’enfant, c’est
qu’elle lui prodigue une satisfaction sexuelle proche du plaisir
anal.
En
1910[3], Isidor Sadger rajoutait
aux
découvertes de Freud le petit trait caractériel suivant :
les
personnes anales sont animées par l’intime conviction
qu’elles savent toujours mieux faire que les autres. De même à côté de
leur grande opiniâtreté, elles
réussissent toujours à faire attendre leur effort jusqu’au
dernier moment.
Tel est l’état de
la recherche psychanalytique sur l’analité quand Abraham la reprend.
La distinction importante qu’il y apporte consiste d’abord dans la
séparation de deux plaisirs anaux : le plaisir du passage de
l’étron et le plaisir musculaire de la rétention. Si le premier
est passif et soutient des affinités avec le masochisme, le second est
actif et caractérise le stade anal sadique. Et des nombreuses
caractéristiques que relève Abraham dans l’analité,
la distinction entre les deux types d’amour génital et anal compte
certainement parmi les plus éclairantes. Dans l’amour
génital, une disposition sentimentale positive se lie à l’autre
personne. Cette disposition se propage ensuite sur
l’ensemble des rapports aux autres personnes. Quand on aime une personne,
on en aime beaucoup. De même, elle implique la faculté de se
consacrer à des intérêts, des idées, à des
tâches sociales.
Quand
l’investissement génital régresse au stade anal,
l’image caractérielle change. La composante sadique anale – particulièrement
dans la névrose obsessionnelle – prend alors le dessus. Sur le plan
social, cela se traduit dans la tendance
inconsciente à faire passer comme productivité les fonctions anales
et leurs dérivés. En d’autres termes, les
activités sociales se portent de préférence sur
l’argent. De telles personnes, écrit Abraham, ne manquent pas de
ténacité et d’endurance, mais ces dernières ne touchent
pas leur productivité. Au contraire, leur productivité est déplacée
vers le maintien pédantesque de formes et de
procédures fixées et rigides. Dans le pire des cas, la forme en
vient à primer sur la teneur et le contenu. Le modèle en serait
le « type du fonctionnaire
névrotique[4] » qui
n’arrive à exister que dans des conditions et situations
fixées une fois pour toutes. Sa seule condition d’existence, il
la
trouve dans l’assurance que ses revenus lui seront garantis
jusqu’à la fin de sa vie. Et il est prêt à tout abandonner
en échange de l’assurance de cette « source de revenu
coulant
régulièrement ».
Le
rapport entre caractère anal et économie peut prendre des tournures
particulièrement cocasses, tel chez ce banquier
mentionné par Abraham qui recommandait à ses enfants de retenir
aussi longtemps que possible leurs excréments afin que la bonne nourriture
bien chère soit intégralement exploitée. Optimisation du
rendement.
Une autre variante
intéressante de la rétention, est l’incapacité de
dépenser son argent pour des objets éphémères,
périssables. Ce qui conduit à un autre type de « dépense » :
la dépense
intégrée dans la logique de l’investissement. Ce qui est
investi n’est pas véritablement dépensé, mais fera
retour, et même fera retour avec des suppléments. La dépense
n’y est plus qu’un moment de l’accumulation, le donner une
variante du recevoir et retenir.
En
résumé, le caractère anal se caractérise par une
prépondérance de l’avoir, de la possession, du maintien,
de
la conservation, de la protection, de la sauvegarde. Toute forme de
productivité y est remplacée, dans le pire des cas, par ce type
d’immobilisme et, dans le meilleur des cas, par une activité d’accumulation,
de thésaurisation, d’amassement,
d’investissement, de placement ou d’acquisition. Abraham en tire
la
conclusion générale suivante : plus la productivité est
restreinte, plus l’analité est forte ; moins on produit, plus
on garde et accumule. Et ceci peut mener certaines personnes à consacrer
entièrement leur vie au maintien, à l’accumulation, à la
protection et à la défense de leurs avoirs, dans tous les sens
du
mot.
Or, l’un des traits
caractéristiques de ces personnes est l’envie
[Neid] :
« La personne envieuse ne manifeste pas
seulement une convoitise [
Begehren] des possessions des autres, mais à ce
désir, il rattache des motions haineuses
[
gehässig] à l’égard privilégié.
Ce n’est qu’au passage que je renvoie à la racine sadique
de
l’envie, de même qu’à la racine anale. Parce que dans
la genèse de l’envie, ces deux n’ont qu’un rôle
secondaire, renforçant. L’origine du trait de caractère se
situe déjà dans la phase orale précoce du
développement
libidinal.
[5] »
Abraham
précise ce lien de l’envie au stade oral quelques paragraphes plus
loin. Lors de la toute première phase de sa vie, l’enfant peut être
gâté ou frustré du plaisir oral. Quelle que soit
l’option, les résultats sont néanmoins identiques :
le
sevrage est soumis à des conditions difficiles et le passage au stade
suivant se fait avec une intensité accrue. Suite au stade oral de la
tétée vient – avec les premières dents - le stade
de
la morsure, le stade sadique oral. Le passage problématique du stade oral
premier au stade oral sadique constitue le premier terreau du caractère
de l’ambivalence, du mélange de l’amour et de la haine.
L’exagération du plaisir ou de la frustration lors du premier stade
oral, ainsi que la précipitation réactionnelle de l’enfant
sur le second stade anal constituent la racine de l’envie [Neid]
et
de la malveillance
[Missgunst][6]. Une
condition
particulièrement favorable à l’envie, selon Abraham, est
la
vue d’un frère ou d’une sœur tétant. Fait bien
connu par les théologiens
(l’invidia) :
« Ainsi, la faiblesse du corps au premier âge
est innocente,
l’âme ne l’est pas. Un enfant que
j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait pas encore,
et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue;
les mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais
quels enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être,
abreuvé à cette source de lait abondamment épanché,
de
n’y pas souffrir près de lui un frère indigent dont ce seul
aliment soutient la vie? Et l’on endure ces défauts avec caresse,
non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer
au cours de l’âge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous
révoltent. » (Saint Augustin, Confessions, livre I, chapitre
VII, « L’enfant est
pêcheur »)
Envie, jalousie et avidité
Tel est l’état de la recherche sur
l’analité quand Mélanie Klein s’empare du sujet en
1957. Mais dans son article « Envie et gratitude », la naissance
anale et orale de l’envie est juste mentionnée au passage. Et il
ne s’agit peut-être pas là d’un point de
détail. Le caractère anal, tout comme le caractère oral
ou
génital, sur lesquels Karl Abraham, le vrai maître de
Mélanie Klein, a longuement réfléchi, et autour duquel il
a
entamé un changement de perspective dans la métapsychologie freudienne,
ne comptent pas parmi les notions que Mélanie Klein reprend.
Tout porte à croire qu’elle ne leur accordait pas une très
grande importance dans l’abord de la clinique psychanalytique. Et bien
qu’elle reconnaisse ses dettes envers Abraham, sur ce point, elle
s’en montre assez peu
influencée.
De la théorie
abrahamienne du développement libidinal, Mélanie Klein retient
surtout le dédoublement des trois stades en une variante dominée
par la libido et une variante dominée par la pulsion de mort, par les
pulsions destructrices. Mais alors que Abraham reste fidèle à l’approche
freudienne des stades libidinaux en termes de zones érogènes, y
rajoutant toutefois la perspective du rapport à l’objet, Mélanie
Klein accentue quasi exclusivement cette
dernière. Le développement libidinal, en accord avec les deux notions
de position – position paranoïde-schizoïde et position
dépressive –, accentue la relation d’objet au point
d’en faire disparaître le poids des zones érogènes.
On
ne pourra certainement pas reprocher à Mélanie Klein d’avoir
atténué l’importance des pulsions dans son approche du psychisme,
elle leur accorde une importance qui dépasse, dans une certaine mesure,
celle de Abraham. Mélanie Klein ne se distingue pas de
Freud quant à son abord des pulsions, elle s’en distingue dans son
abord au corps. Car si les zones érogènes tiennent
immédiatement, et de la manière la plus concrète au corps,
les relations d’objet n’y font référence que par le
biais de la théorie des pulsions. Il y a là comme une sublimation
du corps au bénéfice de la relation
d’objet.
Cet écart peut être
mesuré dans la perspective du narcissisme. Contrairement à Freud,
Ferenczi, Abraham et même Winnicott, Mélanie Klein ne se montre
que très rarement convaincue par l’idée du narcissisme primaire.
Elle y revient dans Envie et gratitude, mais de manière
hésitante et ambiguë. « Alors que l’état
prénatal, y écrit-elle, implique sans doute un sentiment
d’unité et de sécurité, il n’a pas encore été examiné dans
quelle mesure cet état
non-troublé [undisturbed] doit dépendre des conditions psychologiques
et physiques de la mère et peut-être même de certains facteurs
inexplorés chez le petit enfant à naître
[unborn infant]. Pour cette raison, nous pourrions également
considérer en partie la nostalgie [longing]
universelle de l’état prénatal comme une expression du
besoin [urge] d’idéalisation. [...] Si nous examinons cette
nostalgie à la lumière de l’idéalisation, nous trouvons
que l’une des ses sources est l’importante angoisse
persécutrice provoquée par la
naissance.[7] »
Tout
porte à croire, s’il l’on suit Mélanie Klein, que le
narcissisme primaire n’est pas un état, mais presque un simple fantasme
rétroactif. Ce fantasme serait doublement ancré : par la nostalgie
idéalisatrice et comme formation de réaction,
comme défense. Loin d’être une unité quiète
au
sein du ventre maternel, le non-né pourrait déjà complètement
s’avérer dépendant de
l’état psychique et corporel de sa mère. Si tel était
le cas, et l’argument ne semble pas dépourvu de toute force de conviction,
la situation serait donc prouvée : les relations
d’objet sont primaires et il n’existe pas de narcissisme primaire
sous forme d’un pur rapport à soi, sans objet. C’est certainement
la raison pour laquelle Mélanie Klein pourra
négliger, par la suite, les zones érogènes, et avec elles
le corps comme « l’objet » de
l’auto-érotisme. Il n’est plus difficile dès lors de
voir que le mince fil du concept de pulsion, autrement plus abstrait, que relie
la théorie kleinienne aux positions freudiennes permet déjà d’entrevoir
les profondes transformations auxquelles Fairbairn soumet la
psychanalyse à partir de
1944[8].
Quelle
que soit l’importance de cette transformation, elle n’est pas
dépourvue de tout rapport à la clinique. Car dans son article sur
l’Ontogenèse de l’intérêt
pécuniaire (1913)[9],
Ferenczi avait constaté que le plaisir autoérotique se transforme
régulièrement en une « sorte d’amour
d’objet » par voie de déplacement. La « sensation
intransitive de certaines perceptions d’organes est
déplacée sur la matière même qui provoquait ces
sensations. »
L’importance que
Mélanie Klein accorde aux sentiments de l’envie, de
l’avidité et de la jalousie s’articule dans même orientation.
Envie, jalousie et avidité ne sont pas des sentiments propres au corps,
propres à ses zones érogènes, mais des sentiments propres
au rapport à des objets. Les zones érogènes peuvent produire
stimulations, excitations, plaisirs,
exaltations, déplaisirs et souffrances, mais certainement pas envies
[Neid] et jalousies. Quand bien même je peux envier ou jalouser
les
plaisirs de l’autre, c’est bien cet autre qui me cause de la peine,
et non son plaisir que je préférerais
mien.
La première différence
majeure entre envie, avidité et jalousie, selon Mélanie Klein,
est
le fait que l’envie et l’avidité s’inscrivent dans les
toutes premières phases du développement libidinal, dans le contexte
du stade
oral.
D’abord la définition de
l’envie :
« L’envie est ce sentiment de
colère qu’une autre personne possède et jouit de quelque
chose de désirable – l’impulsion envieuse étant de
l’enlever ou de l’avarier [spoil]. Qui plus est,
l’envie implique la relation du sujet à une personne seulement et
provient de la relation la plus précoce, exclusive à la
mère. » (Envy and Gratitude, p.
181)
L’avidité semble bien
différente :
« L’avidité est une impulsion
[craving] impétueuse et insatiable qui excède ce dont le
sujet a besoin et ce que l’objet peut et veut donner. Sur le niveau inconscient,
l’avidité vise prioritairement à complètement vider
[scoop out], à sucer
jusqu’à la moelle [suck dry] et à dévorer le
sein : c’est-à-dire que sa vise est l’introjection
destructive ; alors que l’envie ne cherche pas seulement à voler
de cette manière, mais également de mettre le mauvais
[badness], primairement de mauvais excréments et de mauvaises parties
de soi, dans la mère, et dans son sein en premier lieu afin de
l’avarier [spoil] et de le détruire. Au sens le plus profond,
cela signifie détruire sa créativité. » (Envy
and Gratitude, p. 181)
À partir de ces définitions, nous pouvons esquisser deux premières
différences entre l’envie et l’avidité. Une
première différence se fait jour dans la perspective du but, de
la
finalité fantasmatique. L’avidité tend à vider le
sein afin de s’en remplir le plus complètement possible.
L’avidité est une forme de gloutonnerie, de voracité ou de
convoitise. Elle me commande de me remplir de ce qu’il y a dans
l’autre, de lui voler ce que je convoite pour en devenir possesseur
moi-même.
L’envie semble reprendre
ce trait, mais avec une visée différente. Car, ainsi que la
décrit Mélanie Klein, elle ne vise pas seulement à vider
le
sein, mais surtout à le gâcher, à l’abîmer, à l’avarier, à le
ruiner. Le vol, la désapprobation deviennent presque accessoires dans
cette description de l’envie. Car
l’envie vise moins à récupérer l’objet
convoité qu’à le détruire, qu’à l’éliminer.
Si l’avidité trahit une composante
libidinale très forte – « zum Fressen gern
haben » dit-on en allemand de ce qu’on adore -,
l’envie exprime principalement un souhait de destruction.
L’avidité est un sentiment ambivalent, l’envie une expression
pure des pulsions destructrices.
La jalousie,
quant à elle, est proche de l’envie et s’y fonde en effet,
s’il faut en croire Mélanie Klein. Mais contrairement à l’envie,
la jalousie repose sur un rapport d’au moins deux
personnes. L’accent porte sur le terme de personne. La jalousie
concerne principalement l’amour. Nous sommes jaloux de ce qu’une
autre personne reçoit cet amour qui nous revient. S’y
mélange également un sentiment de droit et de
légitimité : nous sommes jaloux de ce qui nous revient de
droit, de ce qui nous appartient de droit. Le bien dont nous nous craignons
spoliés dans la jalousie l’est par un rival.
Les deux termes – personne et rival – permettent d’introduire
un nouveau type de
différenciation : la différenciation chronologique. La personne point
d’emblée dans la direction de la position
dépressive. L’envie est donc bien plus primitive, plus originelle
que la jalousie, car elle naît déjà avec les objets partiels
de la position paranoïde-schizoïde. L’idée du rival,
quant à elle, pointe très clairement dans la direction de
l’Œdipe qui, selon Mélanie Klein, n’a pas beaucoup de
retard sur la naissance de la position dépressive.
On ne s’étonnera pas alors de
voir l’envie prendre une place fondamentale dans l’articulation de
la position paranoïde-schizoïde.
Si
le père peut figurer comme premier objet de la jalousie, le sein constitue
le premier objet de l’envie. Le sein est au centre de la
première relation amoureuse de l’enfant. Porteur de vie et de chaleur,
il permet à l’enfant de se sentir aimé, de se sentir vivant.
Le sein, une fois introjecté représente en
même temps la source originelle de la créativité. Ainsi,
il
en vient à prendre la place de l’objet le plus important, de
l’objet donateur et garantie de la vie-même.
Illustration clinique
L’illustration suivante est extraite de la cure
d’une patiente adulte de Mélanie Klein. Nourrie par le sein, elle
reste convaincue que sa première enfance a dû être
complètement insatisfaisante. Ses ressentiments à l’égard
de cette période vont de pair avec « son
désespoir concernant le présent et l’avenir. » L’analyse
a permis de mettre à jour une profonde envie à l’égard
du sein maternel
insatisfaisant.
Un jour, cette patiente
appelle pour faire-part de son impossibilité de venir aux séances.
Elle a pris froid et les douleurs qui se sont saisies de son épaule lui
rendent impossible le déplacement. Le lendemain, même histoire.
Elle revient finalement le troisième jour, remplie de plaintes que, mis à part
sa bonne, personne n’a voulu s’occuper d’elle. Elle avait senti
la douleur dans son épaule se renforcer et être
gagnée par une sensation de froid. L’idée, le souhait qui
lui était venu alors, c’est qu’une personne vînt lui couvrir
l’épaule d’une couverture bien chaude, mais que cette personne
se retirât aussitôt. C’est le sentiment,
rajouta-t-elle, qu’elle devait avoir comme bébé, quand elle
se sentait seule, quand elle voulait qu’on s’occupât
d’elle, et que personne ne
venait.
Représentatif de son souhait
d’être soignée, d’avoir une personne qui s’occupe
d’elle, était le sentiment qu’en même temps, cette
personne à l’égard de laquelle elle aurait pu se montrer
reconnaissante devait disparaître aussitôt. D’après
Mélanie Klein, le souhait d’une personne qui prenne soin
d’elle et qui lui couvre son épaule fait écho au
désir d’être nourrie, au désir d’avoir le sein.
Le fait qu’en même temps, elle était happée par le
besoin de se débarrasser de cette personne laisse entrevoir le rapport
ambivalent à ce sein. Certains enfants, remarque Mélanie Klein,
se
vengent de leur frustration en refusant de se sentir satisfaits même
lorsqu’ils sont nourris de manière satisfaisante. Il y aurait
là comme une rancune qui resterait de la frustration et qui interdit
l’expérience de satisfaction. C’est ce que l’analyse
de
cette femme avait permis de mettre à jour auparavant : une profonde
suspicion à l’égard de tout cadeau, un ressentiment profond
qui s’était installé en raison de frustrations
vécues, et une envie affirmée de l’objet ainsi
avarié.
Cette configuration se fit
entrevoir dans un rêve qu’elle racontait lors de cette même
séance. Dans ce rêve, l’analysante se trouvait dans un restaurant,
mais il n’y eut personne pour venir la servir. Elle prit la
décision alors de se mettre dans une file de personnes que se servaient
elles-mêmes. Devant elle, il y avait une petite femme qui prit deux ou
trois petits gâteaux et repartit. Elle en fit de même et prit deux
ou trois petits gâteaux.
De ses
associations au rêve, il ressortait que la petite femme devant elle,
très décidée dans ses actes, ressemblait à son analyste.
En même temps, l’analysante émit des doutes quant au nom de
ces gâteaux. Au lieu de « petit fours » elle les appelait
d’abord « petit fru ». « Petit fru » la
fit ensuite penser à « petit Frau » et puis à « Frau
Klein ». Les deux ou trois petits gâteaux rappellent les
séances manquées, et en relation avec ces séances, les situations
insatisfaisantes de son enfance. L’envie se manifeste dans la
méchanceté de cette petite femme qui, de manière
décidée, s’enfuit avec ses deux ou trois gâteaux.
C’est l’analyste qui l’a privée de deux ou trois
séances, au lieu de s’occuper d’elle. Et au travers de
l’analyste, c’est la mère égoïste qui ne
s’intéressait qu’à elle-même au lieu de
s’occuper de son enfant. De même, l’analysante
s’était imaginée que son analyste avait passé un
bon
moment quand elle était absente. Ou pire : que l’analyste avait
passé un bon moment avec d’autres patients qu’elle
préférait. C’est ce à quoi la ramenait la file
d’attente qui représentait tous ces patients
préférés qui passent avant elle. L’envie, qui par
la
voie de projection a transformé l’analyste en une personne égoïste,
frustrante, méchante et qui ne
s’intéresse qu’à elle-même, est donc
doublée par un sentiment de jalousie à l’égard
d’autres patients, de rivaux.
En
réaction à ce rêve et à son interprétation,
l’analysante fit preuve d’un changement frappant [striking].
Elle se sentait soudainement heureuse et en ressentait même une gratitude
face à la conviction d’avoir été nourrie de
manière satisfaisante. Elle en remarqua que, peut être, elle avait
exagéré la description de ses expériences
d’alimentation. Ces dernières auraient bien pu être meilleures
qu’elle ne l’avait supposé jusqu’à présent.
Aussi en ressentait-elle tout à coup de l’espoir
face à son analyse, face au fait que, peut-être, les choses allaient
pouvoir prendre une tournure meilleure qu’elle ne l’avait
espéré auparavant.
L’interprétation de
l’envie et de ses éléments projectifs lui avait donc permis
de réintégrer les parties d’elle-même – la haine,
le ressentiment, la rancune, l’envie et la jalousie – qui
avaient été projetées dans l’analyste et dans
d’autres personnes, sa mère en premier, pour les
avilir.
[1] Karl Abraham, Psychoanalytische
Studien zur Charakterbildung, dans Gesammelte Schriften Band II, Francfort,
Fischer,
1982.
[2] Sigmund Freud, « Charakter
und Analerotik » (1908 b), dans G.W. 7,
pp.203-209.
[3] Isidor Sadger, Jahrbuch
der
Psychoanalyse
[4] Karl Abraham, loc.
cit., p.
131.
[5] Karl Abraham, loc.
cit., p.
115.
[6] Karl Abraham, loc.
cit., pp.
128-129.
[7] Melanie Klein, Envy
and gratitude, New-York, The Free Pess, 1975, 1984,
p.
179.
[8] W. R. D. Fairbairn, Psychoanalytic
Studies of the Personality, New-York,
Routledge, 1957, 1992, pp.
82-136.
[9] Sandor Ferenczi, « Zur
Ontogenie des Geldinteresses », dans Bausteine zur Psychoanalyse,
I. Band, Theorie, Berlin, Huber, 1939,
19843, p. 111.