Thierry Simonelli
Nouvelle économie psychique ?
Remarques sur un ton moralisateur
adopté naguère en psychanalyse
L’on ne peut que se réjouir
de l’effort soutenu du Dr Michels et du Dr Rauchs pour assurer la
présence de la psychanalyse sur la place publique du Luxembourg. Dans le
cycle des « Maux du corps, mots de l’esprit », les
organisateurs avaient invité le psychiatre et psychanalyste belge
Jean-Pierre Lebrun. Le sujet abordé par l’orateur – La
nouvelle économie psychique – ne manquait pas d’ambition.
Dr Lebrun comptait aborder les phénomènes sociaux
caractéristiques de l’« inouï » de notre
époque par la voie de la
psychanalyse.
L’articulation des
méthodes psychanalytique et sociologique ne va pas de soi. Et il faut
reconnaître le courage de Jean-Pierre Lebrun qui, en tant que lacanien,
avait choisi de tenir des propos limpides et
concis.
À la question de savoir de quel
droit le psychanalyste analyse les phénomènes sociaux, Jean-Pierre
Lebrun répond par un condensé d’anthropologie lacanienne.
L’être humain est essentiellement déterminé par la
« faculté de langage ». Du fait de la parole, nous
sommes arrachés à l’immédiat et privés
d’une jouissance complète. Le langage nous impose une limite, et
cette limite s’appelle castration. Ce que Jean-Pierre Lebrun
sous-entendait un peu moins explicitement, c’était
l’étendue de cette limite qui, en vertu d’une radicalisation
poussée de certains propos lacaniens, inclut aussi bien le corps que la
pensée. Ici, ce n’est pas seulement le corps qui devient signifiant
de l’esprit, mais encore l’esprit lui-même qui se voit
réduit au statut de signifiant. Ainsi, il faut donc penser que le
langage, à lui seul, introduit l’individu – pour peu que
l’on puisse désigner le pur sujet du signifiant par ce concept
apparemment dépassé - dans le social. Sans surprise, cette
socialisation s’échange au prix d’un
« manque-à-jouir », dont naît le désir.
Système bien connu : le désir naît du manque, qui
naît de la castration, qui naît langage, qui lui-même
n’est autre qu’une sorte de mécanique de signifiants. Un
système bien huilé qui, grâce au fameux
« trou », a même réussi à
s’affranchir de la mauvaise conscience de l’avidité
traditionnelle de l’absolu.
La naissance
du sujet s’accompagne alors de l’expérience originelle
quasi-traumatique du social. On aura remarqué que dans ce système
de pensée, social et langage s’équivalent. Et on retrouve,
en une version presque caricaturale, l’ensemble des tentations
métaphysiques d’un Lacan pourtant bien plus subtil en
matière de politique. La subversion conservatrice s’y affiche enfin
au grand jour. La fonction et le champ du langage d’une psychanalyse
structuraliste devenue conception du monde s’en
clarifie.
Quand cette nouvelle foi fige,
système oblige, la perspective sur le social, Lebrun s’achoppe sur
l’une des méprises épistémologiques les mieux
repérées de la psychanalyse appliquée : de même
que le sens d’une phrase se déduirait de la conjonction des
signifiants atomiques, de même, la société,
l’économie, la politique ne constitueraient que la somme issue de
l’addition des individus. Le « psychologisme »
n’est pas loin, dirait-on, si ce n’est que le sujet lui-même,
seul objet à peu près raisonnable de la psychologie, ait
déjà été éliminé au
bénéfice des effets du signifiant. L’équivalence
symbolique révèle son efficace : parce que le social, le
politique, etc., c’est le langage, il suffit de s’en tenir au
langage, ou plutôt à l’essence du langage,
c’est-à-dire au signifiant. Celui qui comprend la mécanique
des signifiants en comprend aussitôt le langage et par
là-même, le et les sujets, la société, la politique,
l’histoire, etc. Les ratés de la métaphysique
l’illustrent de la manière la plus convaincante : le
système témoigne aussi d’une profonde paresse
de la pensée.
L’idée de
Durkheim était pourtant claire : de même que les diverses
propriétés de l’eau ne peuvent se déduire de la somme
des propriétés des atomes qui la composent, de même le
« fait social » ne peut se déduire de la somme des
psychismes individuels qui le constituent. Ne parlons même pas des
signifiants ! Le fait social n’existe que comme qualité
non-sommative, autrement dit non-déductible même de la psychologie sociale.
Assurément, le langage, en tant que fondement ultime du
système, a-t-il également supprimé la nuance entre la
psychologie individuelle et sociale, à laquelle Freud avait
consacré quelques années de sa vie et l’un des ses ouvrages
les plus intéressants. À verser sans doute au dossier des soi-disant
méprises scientistes d’un Freud en manque de véritable
fondement théorique
(lacanien).
L’approche avancée par
l’orateur fut astucieuse, assurément, mais ne tenait
malheureusement qu’au prix de l’annulation de la différence
entre l’individu (ou le psychique) et le social, de la différence
entre le social et le langage, de la différence entre le langage et la
personne, de la différence entre la personne et l’effet du
signifiant. Logiquement parlant, le calcul est simple : si de deux options,
on en élimine une (ou de quatre, trois, etc.), on retrouve d’autant
plus aisément l’Un de l’absolu. Et ce dernier est devenu bien
moins suspect aux yeux des nouveaux métaphysiciens depuis qu’ils
savent se targuer du « pas tout » et du
« mi-dire ». Un système absolu serait-il moins
système ou moins absolu du fait d’être mi-dit ?
C’est dans ses effets de pensée que l’autre moitié
s’impose d’autant plus librement et avec d’autant plus de
poids.
Plus problématique
s’avère néanmoins le fait que Lebrun écrase ces
différences au profit de la réaction politique du
« toujours déjà ». Ce qui a toujours
déjà été, grâce au langage des signifiants et
à sa Loi de la castration, doit être de nouveau. Bien sûr,
sans même interroger le sens du « toujours
déjà » universel de ces rêveries
théologiques, on pourrait se demander dans quelle mesure
l’immobilisme intemporel paraît simplement souhaitable. Il y a eu
quelques penseurs, assurément moins catholiques, et même quelques
psychanalystes, pour penser que la vie, individuelle et sociale, tient aussi au
changement et à la créativité, en dehors de la
répétition du même à laquelle, de toute
manière, nous échappons
difficilement.
La perspective de
l’origine et l’essence immémoriale de l’être
humain conduit évidemment Lebrun à une condamnation en bloc de
l’époque actuelle et surtout de sa jeunesse. Et Lebrun de rajouter,
animé par quelque funeste optimisme rétrospectif :
contrairement à nos sociétés, les bonnes
sociétés traditionalistes, les sociétés
fondées sur la religion savaient sauvegarder l’essence originelle
de l’homme. Eh oui, à l’époque de la loi et de
l’ordre, tout était au mieux. Merci Lacan ? Fini la peste, en
tout cas, dont se réjouissait Freud ; la psychanalyse rentre au
bercail des moutons châtrés.
Quel
est donc le péché de la jeunesse d’aujourd’hui ?
En fait, le même que celui de la jeunesse de Platon ou de Homère.
Les jeunes ne respectent plus les vieux, ils ne croient plus au grandes
vérités des conceptions du monde, et en premier lieu de celles
qui leur promettent manque et castration. Le scandale d’une foi non
partagée.
Comparés à ce
monde ancien où le manque avait sa place, où les jeunes savaient
articuler leurs désirs et obéir aux injonctions morales, les temps
modernes ne peuvent qu’inquiéter. De concert avec Charles Melman
(L’homme sans gravité, 2002, Éd. Denoël),
Jean-Pierre Lebrun voit graviter « les jeunes » au travers
du monde tel des astronautes sur la lune et, comme autant de petits férus
du « libéralisme économique
débridé », penser pouvoir changer de vie,
d’intérêt ou d’idée comme on change de
chaîne à la télé. Au travers de nombreux exemples
de la « décadence de la jeunesse », dignes de
l’homélie d’un prêtre d’arrière province,
le discours de Lebrun se défait ainsi de ce qui, peut-être,
n’était qu’une mascarade psychanalytique. Lacan a bon dos,
et la psychanalyse s’efface devant le sermon consacré sur la perte
des valeurs, les péchés du monde moderne et les défauts
de la jeunesse. Les concepts et les noms des pères cachent difficilement
les personnes qui en façonnent leurs
boucliers.
Après le psychologue,
c’est donc le moralisateur qui se détourne de la parole d’une
« jeunesse décadente » et de ce qui s’y dit
d’une subjectivité inouïe. La jeunesse, la
télévision, MacDo, le cinéma, tous corrompent les
mœurs en enflammant l’imaginaire. Ah, Rousseau quand tu nous
tiens !
Et
pourtant !
Le psychanalyste, lacanien ou
non, ne serait-il donc plus à même d’entendre ce qui,
à juste titre, dans le « discours de jeunes » remet
en question de l’attachement passéiste aux concepts établis,
aux essences immémoriales et aux morales périmées ? La
psychanalyse, ne serait-elle donc plus ce lieu de passage ou
s’élabore, quelque part entre rêve et réalité,
l’irréductible particularité d’un individu ? La
parole, ne serait-elle plus alors ce lieu où se réordonnent
« les contingences passées en leur donnant le sens des
nécessités à venir, telles que les constitue le peu de
liberté par où le sujet les fait présentes »
(Lacan, Écrits, p. 256) ? Et l’individu, ne
serait-il plus cet être vivant, en chair et en os, qui dans son peu de
liberté respire également en dehors de la Loi universelle ?
Dans le cas contraire, le thérapeute en
recouvrirait aussitôt l’abîme qui sépare la
psychanalyse de la thérapie suggestive, voire de la prise en charge
paternaliste. Ici, Lacan ne se distingue guère plus du prétexte.
L’ombre de son autorité – le nom du Père –
escamote le Saint-Esprit qui fait parler le fils. Dans la foulée, la
subversion conservatrice pourrait tout aussi bien se réclamer de Freud ou
de Nietzsche. Transfert de capital symbolique, nous diraient les
sociologues.
Minute !
La
logique rapplique. Si la Loi du langage, universelle, s’impose depuis la
nuit des temps, comment entendre que quelques « jeunes »,
ici ou là, voire que « nos sociétés actuelles »,
selon l’expression consacrée des magazines de boulevard,
parviennent aussi aisément à lui tourner le dos ? Pourquoi
la sainte Loi de la castration requiert-elle ce supplément de l’effort
psychanalytique – à savoir : la psychanalyse comme
bienveillant rappel à l’ordre – pour rentrer de son exil
moral ? Quiconque tournerait son dos à la loi de la chute des corps
ne l’en annulerait pas pour autant. En effet, les seules lois que
l’on puisse fouler, mis à part celles du droit, sont bien celles
de la morale.
Il n’y a pas d’Autre de
l’Autre, nous assure-t-on, mais alors, qui sont ces autres qui ne se
soucient guère de la Loi et qui et n’en vivent pas moins
longtemps ? En tout cas, si vraiment on s’intéressait à
eux, il faudrait les chercher ailleurs, derrière ou devant, en-dessous
ou par-delà cet Autre qui se prétend fondement ultime. La tentation
de penser qu’il n’y a plus que psychose dans ce monde vient à
propos. Fait bien connu, la psychose, c’est ce qu’on ne comprend
pas. Et de là à la converse –
ce qu’on ne comprend pas, c’est de la psychose – il n’y
a plus qu’un glissement de signifiants. Quelques analystes, plus
avisés en logique, y verraient sans doute cette
« symmétrisation » (I. Matte-Blanco, 1975) de
l’inférence qui caractérise les processus primaires.
Que diable ! Le psychanalyste aurait-il
donc un inconscient ? Le psychanalyste à son tour, serait-il
susceptible de transfert et même de ce fameux contre-transfert ? Et
que cela signifierait-il pour ses théories ? Comment y
repérer alors ce qui, derrière les arbres de la science, se cache
au nom de la rationalisation ? La « science »
psychanalytique pourrait-elle à son tour être transfigurée
dans ce mythe moderne du même nom qui, de la rationalité –
processus secondaires –, ne conserve que le semblant homonymique ?
À l’époque héroïque de la psychanalyse,
où le courage se déclinait moins dans l’accusation des
hérétiques que dans la réflexion sur soi, on y avait
même trouvé un nom : le « point aveugle »
du psychanalyste (W. Steckel). Et certains de penser, depuis lors,
qu’aucune théorie psychanalytique n’en est
véritablement exempte. Ce qui, bien sûr, nécessiterait moins
un savoir, même insu ou mi-dit, de la part des psychanalystes
qu’un processus permanent de réflexion. Le système
vacille. De la théorie, il ne pourrait plus alors rester que le
fragmentaire d’un work in progress, qui est bien autre chose
qu’un système du manque. Le langage, mis à part
d’être le milieu de prédilection de notre pensée
– mode processus secondaire –, peut également servir de
sortie de secours du processus secondaire. En tout cas, Freud le pensait et, si
mon souvenir ne me trompe pas, Lacan également. Mais ceci est une bien
autre histoire.
Au risque de la Loi, s’il
faut en croire ceux qui s’y connaissent, penser c’est d’abord
dire non à ce qui est (dixit Hegel).