Thierry Simonelli
Pensée mythique et processus primaires
Remarques
sur la fonction symbolique en psychanalyse
(Conférence donnée le 2 décembre 2002 à l'École
des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, au séminaire Epistémologie
des Sciences Humaines du Professeur Mireille Delbraccio, CNRS-EHESS-ENS.)
1. Introduction
Dans son article « On Cassirer's
Theory of Language and
Myth
[1] » Susanne K. Langer
esquisse brièvement la rencontre ratée entre Cassirer et Freud.
Elle y souligne que les parallèles entre la pensée mythique chez
Cassirer et le « travail du rêve » chez Freud sont
patentes
[2] : « [...]
le 'travail du rêve' du mécanisme mental
'inconscient' de Freud correspond quasi-exactement au 'mode
mythique' que Cassirer décrit comme la forme
d'idéation primitive, au sein de laquelle un intense sentiment est
spontanément exprimé par un symbole
[...].
[3] » Mais
malgré cette différence, et s'il faut en croire Langer,
Cassirer n'aimait pas particulièrement la psychanalyse.
D'après Langer, Cassirer s'offensait surtout de la tendance
réductrice et psychologisante de la psychanalyse dans ses analyses de
phénomènes culturels. Et, comme de bien entendu,
l'idée que des pulsions, et même des pulsions sexuelles
puissent se mêler à la culture pure lui paraissait
inconcevable.
Cassirer, n'ignorait
évidemment pas la psychanalyse freudienne dans ses analyses de la
fonction symbolique, touchant aussi bien aux pathologies du symbolisme
qu'à la pensée mythique. Dans le deuxième volume de
sa
Philosophie des formes symboliques, qui porte sur la pensée
mythique, Cassirer cite d'ailleurs Freud et son livre sur le
totémisme. Il lui en emprunte d'ailleurs le concept de la
« toute-puissance de la pensée » qui
caractérise l'un des aspects de la pensée mythique.
Toutefois, il reste vrai que mis à part quelques citations et
l'importation d'un concept, il ne fait pas grand cas de la
psychanalyse.
Contrairement, à ce
que l'on pourrait être tenté de croire au premier coup
d'œil, il est plus facile d'articuler la psychanalyse à
la philosophie de Cassirer, que de mesurer l'impact que risque
d'avoir la conception cassirerienne sur la psychanalyse. La comparaison
somme toute assez allusive de Susanne Langer souligne néanmoins, à
juste titre, la similarité des phénomènes décrits
par Freud et Cassirer. Les mécanismes de l'inconscient, les
processus primaires ressemblent en effet, à s'y méprendre,
à ce que Cassirer conçoit comme fonction symbolique,
c'est-à-dire comme l'activité ou la
spontanéité symbolique du mythe. Néanmoins, malgré
ces similarités, et sans tenir compte du dégoût personnel de
Cassirer envers la psychanalyse, Susanne Langer opère un rapprochement
qui risque de s'avérer excessivement problématique, aussi
bien pour la pensée de Cassirer que pour la
psychanalyse.
J'essayerai de
montrer brièvement le poids de ce rapprochement et les
conséquences qu'il risque d'entraîner de part et
d'autre. Pour limiter mon propos, je m'intéresserai
néanmoins surtout aux conséquences de la critique du concept
psychanalytique du symbole, en rapport avec la conception cassirerienne de la
fonction symbolique.
Dans une première
partie, j'esquisserai rapidement, et à titre d'exemple,
quelques points de convergence entre les analyses du mythe chez Cassirer et la
'rhétorique de l'inconscient' chez Freud. Ces exemples
ont comme but d'illustrer les similarités entre la pensée
mythique – au sens de Cassirer – et la 'pensée
inconsciente' de la psychanalyse. Mais je m'intéresserai
également, par-delà les similarités formelles
relevées par Susanne Langer comment s'opère la naissance
à partir du mythe et selon la théorie psychanalytique.
Le rapprochement entre fonction symbolique et
processus primaires ne va nullement de soi. Les deux concepts ne sont pas
simplement issus de contextes et de
philosophies très
différentes, mais de
disciplines différentes.
J'esquisserai brièvement ces difficultés dans une
deuxième partie.
Le signe le plus
évident du caractère problématique, voire impossible du
rapprochement de Langer tient à la conception psychanalytique du symbole.
Je développerai rapidement cette conception dans une troisième
partie. Toutefois, la conception singulière du symbole qui
caractérisait les premières décennies de l'histoire
de la psychanalyse a progressivement évoluée à partir des
années quarante. Je dessinerai quelques grands traits de cette
évolution du point de vue de son rapprochement à la conception
cassirerienne du symbole. Du point de vue de l'histoire de la psychanalyse
cette convergence a nécessité une véritable
'transformation de la psychanalyse'.
Dans la quatrième et dernière
partie, j'esquisserai la discussion explicite avec la pensée de
Cassirer au sein de la psychanalyse, telle qu'elle a été
mise en œuvre par le psychiatre, psychanalyste et professeur de sociologie
allemand Alfred Lorenzer.
2. Pensée mythique et processus primaires :
convergences
Dans la préface du premier volume de sa
PSF[4] (1924), Cassirer
énonce très brièvement la naissance de la
problématique de sa philosophie des formes symboliques. Le point de
départ se situe dans l'approche des analyses du
Concept de
Substance et concept de fonction. Cassirer décrit le projet de son
livre de la manière suivante : il s'agissait d'articuler
les méthodes issues de la pensée mathématique et
scientifique afin de les rendre fertiles pour une application aux
problèmes issus des sciences de l'Esprit
(
Geisteswissenschaften). Mais, loin de résoudre ce
problème, le projet en a ouvert un autre, d'une envergure
impressionnante et qui devait occuper le reste de la vie intellectuelle de
Cassirer. Il m'apparaissait, explique Cassirer, que la théorie de
la connaissance traditionnelle était insuffisante pour le fondement
méthodique des sciences de l'Esprit. Si donc les sciences de
l'Esprit devaient avoir un fondement méthodique aussi solide que
les mathématiques et les sciences naturelles – ce dont Cassirer
n'a jamais douté – il ne s'agissait pas de les adapter,
de les tordre dans les sens du modèle idéal, mais de
réviser la théorie de la connaissance elle-même afin de
pouvoir y inclure les spécificités des sciences de l'Esprit.
Dune part, l'on voit ici par quel bisais
Cassirer se rapproche du néo-kantisme de l'école de
l'Allemagne du sud-ouest, de Heinrich Rickert en
particulier
[5]. D'autre part, la
solution que vise Cassirer caractérise l'un des principes
méthodologiques qui traversent toute sa pensée :
malgré le néo-kantisme et malgré l'idéalisme
qu'il défend, Cassirer ne s'apprête jamais à
déduire la classification ou la détermination des disciplines ou
des différentes formes symboliques à partir d'un principe
apriorique. En cela, sa démarche apparaît comme
l'opposé symétrique de la méthode commune à
l'idéalisme allemand du 19
è siècle.
L'on pourrait aller jusqu'à dire que les différentes
fonctions symboliques que Cassirer développe ne sont jamais des concepts
déterminants, mais toujours de 'simples' concepts
réflexifs. Il s'agit d'ailleurs là d'un des
point de convergence méthodologique ou même
épistémologique intéressant avec la
métapsychologique psychanalytique.
De
cette révision de la théorie de la connaissance en
général est née l'idée d'une philosophie
des formes symboliques. Dans l'introduction de la
PSF I, l'on
trouve une définition plus détaillée de cette
transformation. Avec le tournant idéaliste en philosophie, que Cassirer
situe chez Platon, le point de départ du questionnement philosophique se
déplace de la question de l'être comme étant vers la
question du concept de l'être. L'être ne peut
désormais plus être appréhende de manière
immédiate mais seulement de manière médiate. Ainsi, il a
été possible d'introduire un véritable fondement
unique pour le questionnement philosophique.
Malheureusement, cette nouvelle perspective
est grosse d'un problème majeur. Car, après Kant, la belle
unité de la philosophie commence à s'éclater en un
foisonnement rhapsodique des connaissances et des savoirs. La naissance de
disciplines différenciées en est un signe, mais même sur le
seul plan de la nature, l'objet de la connaissance physique, par exemple,
finit par ne plus correspondre à l'objet de la connaissance
biologique ou à l'objet de la connaissance chimique.
L'idéalisme donc donné lieu à un renversement
dialectique ; le principe de l'unité est devenu source de la
multiplicité.
En franchissant le pas
des concepts de substance aux concepts de fonction, la théorie de la
connaissance devient susceptible d'une solution. Car les fonctions dont il
est question, en dernier lieu, sont des fonctions de l'Esprit,
c'est-à-dire plus précisément les différentes
fonctions d'un même Esprit. Les différents types de
connaissance et c'est-à-dire, selon Cassirer, les différents
mondes et les différentes « formes de
vie
[6] » sont autant de
formes d'expression d'un même Esprit. L'organe
principal de cet Esprit est le langage, au sens le plus général du
terme. La tâche de la nouvelle théorie de la connaissance peut
alors s'inspirer de la
caractéristique
générale de Leibniz pour embrasser l'ensemble de domaine
de la spontanéité de l'Esprit. La philosophie devrait alors
pouvoir établir ce que Cassirer nomme « une sorte de grammaire
de la fonction symbolique en tant que
telle
[7] ».
Cette
grammaire générale reste cependant soumise au principe
méthodologique général. Elle ne constitue pas le point de
départ, l'axiome ou le fondement d'une déduction des
formes symboliques, mais le point final, l'arrivée ou le
résultat de l'établissement d'un dénominateur
commun aux diverses formes symboliques et compte-tenu leurs
spécificités et différences. La grammaire
générale vise une sorte de langue fondamentale, une
lingua
adamica de l'Esprit, dont les différentes formes symboliques ne
seraient plus que des dialectes, des parlers
régionaux.
Dans la préface de
PSF III, Cassirer donne une autre illustration de ce projet. Il n'y
a d'être que médié par les formes symboliques de
l'Esprit : « La philosophie des formes symboliques, vue
sous cet angle, n'est rien d'autre que la tentative
d'indiquer, en quelque sorte, l'indice de diffraction
spécifique à chacune d'entre elle. ». La
métaphore optique est intéressante dans la mesure où, six
ans après la parution du premier volume, elle semble indiquer un
changement de perspective. Cassirer ne semble plus souligner
l'unité de l'Esprit et se satisfaire de
l'appréhension de la
multiplicité de ses formes
d'expression. Quoi qu'il en soit de l'unité de
l'Esprit, l'idée de l'homogénéité
fondamentale des formes symboliques, au travers de leur diversité
irréductible, reste au fondement de la pensée de
Cassirer.
Mais cette
homogénéité n'en reste pas moins une simple
hypothèse de travail chez Cassirer. De même que la
téléologie de la nature ne constitue qu'une idée
régulatrice pour la compréhension de l'organique chez Kant,
de même, l'unité de la fonction symbolique ne peut servir que
de principe régulateur pour l'analyse des formes symboliques dans
leur spécificité et leur
particularité.
[8]L'unité
des formes symboliques reste suspendue à celle de la
fonction
symbolique, c'est-à-dire à dire à cette
activité et spontanéité intellectuelles qui façonne
les différents mondes et les différentes formes de vie. Ainsi, la
pensée mythique, le mythe comme monde, la religion, l'art, la
science constituent autant de variations spécifiques et
irréconciliables dans leur spécificité de cette
catégorie universelle que Cassirer appelle la
fonction symbolique.
La fonction symbolique, particulièrement dans le cas du mythe ne doit pas
être identifié à une simple forme de pensée.
L'efficience de la forme symbolique se manifeste au niveau même de
l'intuition. La pensée mythique n'est pas une forme
particulière de réflexion
sur le monde, mais une forme
particulière
d'être-au-monde.
Je
développerai maintenant quelques traits spécifiques du mythe comme
fonction symbolique dans la perspective d'une comparaison avec les
processus primaires de Freud. Dans un premier temps, cette comparaison reste
tout au plus schématique. Je développerai les questions et
problèmes de la convergence de Freud et de Cassirer par la
suite.
Le trait le plus
général de la pensée mythique selon Cassirer est son
caractère concret, au sens étymologique du terme : la
pensée mythique articule et réunifie, met ensemble ce qui
'pour nous' paraît
distinct.
[9] L'exemple le plus
frappant de ce principe est la causalité mythique. L'isolation
analytique et la synthèse des éléments distincts selon une
règle, qui défini la causalité scientifique, n'existe
pas dans le monde du mythe. Pourtant la causalité est l'une de ses
caractéristiques majeures. La causalité mythique opère par
convergences individuelles. Tout contact spatial ou temporel y vaut
immédiatement comme causalité. Ainsi, dans le mythe,
l'hirondelle
fait le printemps. Ou pour être plus
précis : cette hirondelle-ci
fait ce printemps-ci. Car la
causalité mythique ne s'élève pas à la
règle générale, elle reste toujours prise dans l'ici
et maintenant de la perception
immédiate.
Il est alors possible de dégager quelques traits particuliers de cette
dynamique
[10] générale
de la fonction symbolique mythique, et qui s'avèrent étonnamment
proches des mécanismes du rêve et du mot d'esprit que Freud
a mis en lumière au tout début du 20
ème siècle :
- Le mythe, de
même que le rêve se caractérise par une convergence du signe,
de la représentation et de la chose. Ainsi, par exemple, le nom
d'une personne n'est pas distinct de cette personne. Allant plus
loin le nom et la personnalité intérieure
convergent.[11]
- Toute
similarité, même extérieure, indique une identité de
nature. Ainsi, tout objet ou représentation similaire à un,
à une autre peut tenir lieu de cette dernière. De même,
toute « similarité, correspondance ou communauté dans le
rêve est généralement représentée par la
contraction en une unité que le rêve retrouve simplement ou
crée à nouveau. On peut nommer le premier cas
identification, le second formation de mélange
[Mischbildung].[12] »
- Le tout et la
partie sont identiques. Ce qui advient à la partie, advient au
tout.
- Il
n'existe pas de hasard dans le mythe, de même que dans les processus
primaires. Tout ce qui arrive, arrive par la force d'une volonté
particulière.
- Sur le plan du
temps, il n'existe pas de différences claires entre l'avant
et l'après. Le présent est « chargé du
passé et gros de l'avenir ».
(Leibniz[13])
- La
causalité est représentée par la simple image d'une
transformation ici et
maintenant.[14] De même, les
rapports logiques se présentent sous formes de perception
immédiate.
Plus
généralement, les processus primaires freudiens et la
fonction
symbolique du mythe se caractérisent par la condensation –
identification, unification, mélange, superposition du
représentant et du représenté – et le
déplacement – partie pour le tout, causalité par
contiguïté. Ces deux mécanismes se manifestent moins sur le
plan d'une pensée que sur celui de l'intuition, sur celui de
la perception et de l'image. Dans les deux cas, l'ensemble de la
réalité se limite à la perception immédiate de
l'ici et du maintenant.
Cassirer
n'a d'ailleurs pas ignoré la similarité, voire
l'identité de ces deux phénomènes. D'une part,
il remarque en effet, qu'au sein de la pensée mythique, il
n'y a pas de distinction entre le rêve et la réalité
extérieure, objective. L'expérience et les perceptions du
rêve se mélangent de manière homogène à
l'expérience et aux perceptions de
l'éveil.
[15] Et si les
deux se mélangent aussi aisément, c'est bien que quelque
part, il y a identité de la
fonction symbolique sous-jacente.
Dans une note, Cassirer mentionne
également l'identité de la pensée mythique et de
certains phénomènes pathologiques. Il y donne un exemple de la
convergence d'« échelons
d'objectivation » qui semble porter tous les traits de
l'étrange rapport aux mots que l'on peut observer chez
certains schizophrènes. À la question de savoir quelle
était la cause efficiente des phénomènes qui se produisent
dans le monde, un malade répondait : les
mots.
Mais la similarité de la fonction
symbolique du mythe, comme 'forme primitive' de la connaissance ou
comme étape préliminaire à toute véritable
connaissance et la forme primitive de la pensée inconsciente, qui selon
la psychanalyse précède également la véritable
appréhension de la réalité, n'est pas seulement
logique. Elle ne se limite pas au catalogue de différentes figures de
pensée. La similarité de la pensée mythique et du processus
primaire s'étend jusqu'à la constitution même du
sujet, du moi dans son rapport au monde
extérieur.
Dans les formes les plus
primitives du mythe, la distinction nette entre le sujet et l'objet a
tendance à s'estomper en vertu du subjectif. L'objet et
l'objectivité représentent une acquisition plus tardive.
Ainsi, la première phase de mythe correspondrait à celle de
l'animisme, à celle du panpsychisme. Mais l'âme
elle-même ne doit pas y être conçue comme un principe bien
déterminé, séparé du corps. L'âme y
représente la vie même, présente dans chaque partie du
corps. Même le mort persiste dans sa corporéité.
L'âme du mythe n'a rien d'idéel, et même
quand elle est immatérielle, elle reste l'image du corps avec touts
ses propriétés et toutes ses
facultés.
Il n'est pas
étonnant dès lors que le corps en acquiert une importance capitale
dans la structuration du monde. L'espace vivant du mythe n'est pas
un espace homogène, tel que l'espace euclidien. L'espace du
mythe est anisotrope et
non-homogène
[16].
L'organisation de l'espace repose sur les différentes
direction du corps propre : avant-arrière, en-haut en-bas, droite
gauche. En reprenant un terme de Ernst Mach (
Erkenntnis und Interesse,
1905), Cassirer appelle cet espace « espace physiologique »,
par opposition à l'espace métrique. Si dans l'espace
métrique la gauche et la droite, le devant et le derrière sont
interchangeables, dans l'espace physiologique ils constituent les lieus
particuliers, disposant chacun de son propre accent, de ses propres associations
à des sensations, des fonctions ou des membres corporels particuliers.
L'espace physiologique est structuré comme un corps.
« L'ensemble du monde spatial et avec lui, le cosmos en
général, semble construit selon un
modèle
particulier, qui tantôt peut se présenter à grande
échelle, tantôt à échelle réduite, mais qui
reste toujours identique dans le plus grand comme dans le plus
petit.
[17] » C'est
la raison pour laquelle l'espace physiologique est un espace structurel
(
Strukturraum).
Cette structuration
physiologie de l'espace se constate jusque dans le langage même.
L'on peut y remarquer cette direction centrifuge de la structuration de
l'espace qui va de l'intérieur vers
l'extérieur
[18]. Dans
les langues primitives, les prépositions et postpositions que nous
utilisons pour exprimer les rapports spatiaux n'existent pas. Ainsi, dans
les langues mandé
[19], par
exemple, les directions de l'espace sont exprimées par des parties
du corps : derrière est rendu par cou ou dos, devant par yeux,
dedans par ventre, à-côté par les hanches. C'est donc
à partir de son propre corps que l'on commence par s'orienter
dans l'espace, c'est-à-partir de projections issues du propre
moi que le monde se structure.
Or, si
l'on se tourne maintenant vers un texte psychanalytique traitant du
même sujet – la naissance du moi et la distinction entre monde
intérieur et monde extérieur – on trouve une idée
tout à fait similaire. Dans les
Étapes du développement
du sens de la réalité (1913), le psychanalyste hongrois Sandor
Ferenczi décrit la naissance du moi et la naissance corollaire de la
réalité extérieure d'une manière très
proche de Cassirer, en y précisant toutefois un nombre
d'étapes plus important.
Le stade
psychique primaire y est décrit comme étant animé quasi
exclusivement par les processus primaires. Au commencement de sa vie,
l'être humain n'est animé que par la seule tendance
à satisfaire ses vœux. On pourrait d'ailleurs
reconnaître l'une des spécificités de la psychanalyse
dans cette conception. Mais l'idée de la
prépondérance du vœu et de la satisfaction du vœu
n'est absolument pas absente de la fonction du mythe telle que la
décrit Cassirer. Dans la pensée mythique, Cassirer soutient en
effet que le vœu constitue le premier moteur, la première force
caractéristique du sujet. Le vœu est en même temps le lieu
où s'articulent le monde intérieur et le monde
extérieur, où le monde extérieur est structuré,
transcendantalement, par le sujet. « Il n'existe pas
d'être et d'événement qui, en dernier lieu, ne
doive se plier à la « toute-puissance de la
pensée » et à la toute-puissance du
vœu.
[20] » Ce type
d'articulation caractérise l'étape mythique de la
toute-puissance magique de la volonté et du désir. Cassirer
rajoute d'ailleurs qu'il emprunte la notion de toute-puissance
à Freud (
Totem und Tabu, 1920). Le vœu n'est pas un
simple élément psychique parmi d'autres, mais une forme
structurante de la perception du monde extérieur. Et c'est par ce
biais que la forme symbolique du mythe rejoint au plus près le
développement de l'individu tel qu'esquissé par
Ferenczi. J'indique au passage que cette primauté du vœu
devrait pouvoir permettre une interprétation un peu différente de
l'anthropologie sous-jacente à la philosophie des formes
symboliques.
XXX
Selon
la psychanalyse l'individu est également d'abord
déterminé par des processus primaires qui ne sont autres que les
processus du vœu. En s'appuyant sur la théorie
développementale de Freud, Ferenczi suppose toutefois une première
étape où le vœu connaît une satisfaction
hallucinatoire. C'est le moment qu'il appelle phase de la
toute-puissance
inconditionnelle
[21].
L'échec de la satisfaction hallucinatoire fait que le psychisme de
l'enfant commence à se tourner vers le monde extérieur. Mais
la réalité extérieure est d'abord
appréhendée au travers du vœu. Le monde extérieur
n'a d'intérêt que dans la mesure où il peut
être rapproché de l'objet du vœu halluciné. La
satisfaction du vœu repose alors sur deux mécanismes : un
premier mécanisme d'ordre cognitif qui cherche à
réactualiser l'objet du vœu dans la perception - par voie de
similarité, de contiguïté, de représentativité,
de déplacement – et un mécanisme de tentative
d'influence sur cet objet. C'est la période de la
toute-puissance magique-hallucinatoire.
Face
à l'insuffisance de la réactualisation hallucinatoire,
l'enfant passe à un nouveau stade ; un stade ou les cris et
les mouvements sont perçus comme ayant une influence sur le monde
extérieur, c'est-à-dire sur la mère ou la personne
soignante. L'enfant apprend progressivement à exprimer ses
différents besoins et vœux par la voie de gestes : le geste de
succion, les gestes de préhension. Et même à cette
période, pour peu que la mère ou la personne soignante sache
donner une réponse à ce qu'ils perçoivent comme
signes, l'enfant persiste dans le sentiment de toute-puissance. Cette
phase est celle de la toute-puissance à l'aide de gestes magiques.
L'expérience de
l'échec répété pousse néanmoins
l'enfant vers une autre rupture qui le conduit à une objectivation
plus importante du monde extérieur. L'objectivation naît
là où le monde déçoit la toute-puissance du vœu
dans sa satisfaction immédiate. Pourtant, tout comme dans le monde du
mythe, le monde extérieur naissant pour l'enfant est d'abord
conçu dans la lumière d'une projection. L'enfant entre
alors dans une période animiste où le monde extérieur est
articulé selon ce qu'il perçoit et
'connaît' de son propre psychisme, de son propre corps. Dans
ce contexte, Ferenczi parle du rapport symbolique de l'enfant à
son monde ambiant ; un rapport où le monde est rempli de symboles
qui reflètent les mécanismes de sa propre pensée, les
organes et les fonctions de son propre
corps.
Avec la naissance du langage,
l'enfant en vient à la phase de la toute-puissance des
pensées et des mots magiques. La parole, d'abord
étayée sur une simple fonction corporelle, permet enfin de donner
une expression plus précise aux vœux et de relayer ainsi la
symbolique des gestes. Bien évidemment, le sentiment de toute-puissance
repose toujours sur la réponse des personnes de
l'entourage.
L'on voit ainsi dans quelle mesure la comparaison de Susanne Langer s'avère
justifiée, non seulement sur le plan de la pensée, mais également
sur la similarité du rapport moi-monde extérieur qui caractérise
en même temps la forme symbolique du mythe et les processus primaires.
La question que l'on peut se poser alors est de savoir dans quelle mesure
forme symbolique et processus primaire sont en effet comparables. Car pour le
moment, la similarité reste purement phénoménale. Rien
ne permet de supposer que ce que Cassirer appelle forme symbolique corresponde
aux processus primaires de la psychanalyse. La similarité de l'effet
ou la similarité des phénomènes produits ne repose pas
nécessairement sur une similarité des processus ou des mécanismes
de production. Identifier le produit avec processus de production, identifier
le signe avec la chose-même signifierait justement que l'on reste
sur le plan de la pensée mythique qui peut se satisfaire de similarités
phénoménales pour en conclure à des similarités
de nature.
3. Problèmes du concept psychanalytique de symbole
La toute première conception systématique des processus primaires,
c'est-à-dire de l'inconscient chez Freud, date de 1895, d'un
petit manuscrit que Freud avait envoyé en annexe de ses lettres à
Wilhelm Fließ. Les processus primaires y sont décrits comme des
chaînes associatives discontinues caractérisées par des
chaînons intermédiaires manquants.
[22]
Cette première conception freudienne du processus primaire repose sur
une hypothèse neurophysiologique. Les associations s'y font moins
de mot en mot que de complexe de neurones en complexe de neurones. Ainsi, une
représentation A qui par voie d'association devrait normalement
mener à une représentation B, peut donner lieu à une représentation
C qui n'a qu'un rapport très faible à B. C peut prévaloir
sur B du fait de son lien parallèle à une représentation
D. En d'autres termes, une représentation B peut être élidée
en vertu du double lien que la représentation C soutient avec B et avec
D. Freud décrit cette élision par le truchement d'une causalité
énergétique - le double lien de C lui confère une
charge énergétique plus importante. Cette description neurologique
constitue le premier modèle explicatif des mécanismes psychiques
que par la suite, Freud désignera de condensation et de déplacement.
La condensation est un phénomène caractéristique des processus
primaires qui, dans les rêves, se manifeste dans ces étranges personnages
qui rassemblent en eux les traits de plusieurs personnes à la fois. Le
déplacement, qui correspond aux figures de style de la métonymie
et de la synecdoque (la partie pour le tout), est le deuxième grand mécanisme
des processus primaires.
Un
petit exemple permet de clarifier la différence entre les processus
primaires, essentiellement inconscients, et les processus secondaires,
c'est-à-dire des processus de pensée consciente. Un
chevalier, écrit Freud
[23],
qui se bat pour le gant de sa dame sait que ce gant n'a de signification
qu'en rapport à la dame à qui il appartient et que son
admiration pour le gant ne l'empêche nullement de penser à la
dame et de lui rendre d'autres services. Ce chevalier se distingue de
l'hystérique qui, par exemple, se sent contraint de pleurer en
raison d'une représentation B plus ou moins quelconque sans se
rendre compte que cette représentation s'est substituée
à une représentation A, et qui elle s'avère lourde de
sens. La personne ne question ne peut plus comprendre pourquoi elle pleure. La
réaction suscitée par la représentation B résulte
d'un déplacement, elle se produit suite à un processus
primaire inconscient qui échappe à l'hystérique. Cela
ne signifie pas que A ne puisse plus être conscient, que A soit une
représentation enfouie dans les caves de l'esprit. Ce qui ici se
présente
comme symptôme, c'est l'élision
ou la syncope sémantique du lien qui lie B à A.
Or c'est ce type de syncope
sémantique, cette élision de chaînons intermédiaires
au sein d'un processus primaire, c'est-à-dire ce processus de
condensation ou déplacement qui donne lieu à ce que Freud
désigne de symbole : « B est lié à A selon
un rapport particulier. Il y a notamment eu un événement qui se
composait de B + A. A était une circonstance secondaire, B était
approprié pour produire cet effet durable. La reproduction de
l'événement dans la mémoire s'est dès
lors articulée comme si A s'était mis à la place de
B. A est devenu le substitut, le
symbole de
B.
[24] » C'est en
raison de son caractère symbolique que A peut exercer une contrainte
affective et comportementale, à la place de B. Le symbole est
conçu comme représentant d'une signification inconsciente,
comme résultat d'une opération du processus primaire
s'installe.
En 1900, dans sa
Traumdeutung, Freud présente une autre conception du symbole,
légèrement différente. D'une part, la technique
psychanalytique de l'interprétation du rêve se distingue des
techniques de l'antiquité dans la mesure le rêveur
lui-même assure la grande partie du travail de
l'interprétation. Danse ce sens, la technique psychanalytique ne
tente pas de rendre compte des idées de l'interprète du
rêve, mais uniquement de celles du rêveur lui-même.
C'est de par ses associations que le rêveur lui-même fournit
les éléments de lecture de son propre
rêve.
Pourtant, Freud y mentionne
également ce qu'il appelle une « symbolique à
proprement parler » (
eigentliche
Symbolik[25]). Or, cette
symbolique n'a plus aucun rapport avec les idiosyncrasies du psychisme du
rêveur. Dans les rêves, il existerait des symboles qui se
caractérisent par leur signification constante et supra-individuelle. Il
n'en reste pas moins que Freud n'accordera pas le même poids
à cette idée que Wilhelm Steckel d'abord, et Jung ensuite.
L'idée d'une symbolisme indépendant de
l'individu mènera aussi bien Steckel que Jung à supposer une
sorte de symbolisme inconscient collectif, identique et invariable chez tout
être humain.
La réaction de Freud
à ces développements est suffisamment claire. Sans doute
souscrivait-il à la critique de Fenichel, pensant que cette conception
transformait la métapsychologie en métaphysique. Par ailleurs,
l'idée d'un inconscient collectif n'affranchirait pas
seulement cette symbolique de son sujet, qui comme le sujet du signifiant chez
Lacan ne serait plus qu'un simple support de l'activité
psychique inconsciente, et non plus son principe actif, mais elle aurait comme
résultat une véritable ontologisation de l'inconscient.
L'inconscient en deviendrait une sorte de réservoir de symboles. Il
s'agit là d'un autre point que Freud a toujours
récusé. La notion freudienne de l'inconscient vise
plutôt à décrire un mode d'opération du
psychisme, une activité intellectuelle particulière
dépourvue de conscience et suivant un certain nombre de mécanismes
ou de règles. En langage cassirerien, le concept d'inconscient
n'est pas un concept de substance, mais un concept de
fonction.
Sandor Ferenczi précise la
notion de symbole en 1913
[26] :
les différentes formes précoces de la connaissance chez
l'enfant qui s'expriment par des comparaisons, des
allégories, des métaphores, des allusions, des paraboles, des
emblèmes ou des représentation indirectes de toute sorte ne
représentent pas des symboles au sens psychanalytique du terme. Selon
Ferenczi, il n'y a là que manque de distinction et le flou propre
à une faculté de connaître naissante. Et Ferenczi de
préciser : « Toutes les comparaisons ne sont donc pas des
symboles, mais seulement celles dont l'un des éléments de
l'équation a été refoulée vers
l'inconscient. »
En 1916,
Ernest Jones, le fondateur de la Société britannique de
Psychanalyse, publie sa « Theory of
Symbolism »
[27] qui fixe
cette définition psychanalytique du symbole pendant de longues
années.
Les six caractéristiques
minimales du symbole, selon Jones, sont : la substitution, le rapport de
similarité du signe et du signifié, la condensation du signe par
rapport au signifié, un mode primitif de la pensée, la disparition
du signifié et la spontanéité inconsciente du processus.
Dès qu'un élément psychique remplit ces six
conditions, il peut être nommé symbole. « Seul ce qui est
refoulé est représenté de manière symbolique, seul
ce qui est refoulé requiert une représentation
symbolique. »
Les profonds
changements de la métapsychologie freudienne au début des
années vingt aurait pu et même dû conduire à une
reformulation de cette notion de symbole. Car, avec ce que l'on appelle la
deuxième topique, la distinction radicale entre conscient et inconscient,
entre processus primaires et processus secondaires commencer
vaciller.
Et bien que dans l'histoire de
la psychanalyse, la deuxième topique ait connue, ici ou là, des
répercussions sur le concept de symbole – chez Mélanie
Klein, par exemple - la révision systématique du concept
psychanalytique du symbole a dû attendre la fin des années quarante
et le début des années
cinquante.
L'on remarque aisément la distance qui sépare cette conception
psychanalytique du symbole de celle de Cassirer. Chez Cassirer, le symbole,
même sur le plan du mythe, est conçu comme une activité
intellectuelle relative à la connaissance des objets, relative à
la connaissance ou du moins à l'appréhension du monde extérieur.
Dans la
Sprachtheorie (1934) du psychologue et linguiste Karl Bühler,
on trouve une distinction intéressante : « Il est
symbole
du fait de son assignation [
Zuordnung] à des objets et des états
de chose, symptôme (indice, Indicium) du fait de sa dépendance
de l'émetteur, dont il exprime l'intériorité,
et signal du fait de son appel à l'auditeur, dont il dirige le
comportement extérieur ou intérieur [...]. »
[28] Le
symbole psychanalytique
va la direction contraire du symbole de Cassirer et de Bühler ; mais
il correspond à ce que Bühler appelle
symptôme. En
raison de la particularité de son concept de symbole, la psychanalyse
allait très rapidement se trouver isolée face à la linguistique,
la psychologie, la philosophie et face aux sciences humaines en général.
4. La fonction symbolique et ses répercussions sur la métapsychologie
Je vais rapidement développer deux des premières tentatives de rendre
compte de ce problème. Ces réflexions abordent le problème
sans négliger les conséquences qu'un tel changement du concept
de symbolique implique nécessairement pour la théorie (la métapsychologie)
et la technique psychanalytiques.
1. Marion Milner, première critique ouverte de la conception psychanalytique
du symbole
En 1952, dans un numéro spécial du International Journal of
Psychoanalysis consacré à Mélanie Klein, Marion Milner
écrit, dans la conclusion de son article « Le role de l'illusion
dans la formation de symbole[29] » :
« Essayer de limiter le sens du mot symbolisation, ainsi que certains
auteurs ont tendance à le faire, à celui de distorsion peut avoir
l'avantage de la simplification, mais cela a d'autres désavantages.
L'un de ces désavantages est que cela donne lieu à une confusion
inutile dès qu'on essaye de communiquer avec les chercheurs de
disciplines apparentées telles que l'épistémologie,
l'esthétique et la philosophie des sciences. Cette limitation du
sens du symbole interfère avec ce qui pourrait constituer une collaboration
précieuse dans le travail de clarification de quelques problèmes
obscurs quant à la nature de la pensée.[30] »
Marion Milner rajoute que l'isolement des concepts psychanalytiques face
aux disciplines mentionnées conduit nécessairement à un
appauvrissement de la réflexion psychanalytique elle-même. Milner
souligne la nécessité pour la psychanalyse de reformuler sa conception
du symbole, en mentionnant comme conséquence implicite de cette reformulation
une réélaboration de la théorie et de la technique psychanalytiques.
Marion Milner s'inscrit dans la lignée des découvertes de
Mélaine Klein quant au rôle prépondérant du symbole
dans l'articulation entre le monde fantasmatique intérieur et le
monde réel, extérieur. La possibilité de l'identification
d'un objet avec un autre doit être conçue comme une forme
préliminaire du symbolisme. La possibilité du transfert de l'investissement
d'un objet fantasmatique du processus primaire avec un objet réel
inscrit dans le processus secondaire ouvre la possibilité d'une
appréhension de plus en plus précise de la réalité.
La symbolisation consiste dès lors dans une zone tampon où peuvent
venir à s'articuler monde fantasmatique intérieur et le
monde réel extérieur. Marion Milner en attribue donc une double
fonction au symbole : d'une part, la symbolisation constitue comme
le fondement de toute forme de sublimation (Klein) et d'autre part, la
symbolisation permet l'appréhension du monde extérieur,
de la réalité non-fantasmatique. Selon le titre de la première
version de l'article- aspects du symbolisme dans la comrpéhension
du non-soi -, le symbole s'avère essentiel pour la compréhension
du monde extérieur.[31] Le
symbole est le médium de la perception du monde extérieur, et
Milner rappelle la signification anglaise du terme de médium : une
substance à travers laquelle sont véhiculées des impressions
sensorielles ou transmises des forces physiques (« a substance through
which sensory impressions are conveyed or physical forces are transmitted[32] ».
Dans une note, Milner fait d'ailleurs fait un rapprochement hautement
intéressant entre le concept du symbole chez Susanne Langer (elle regrette
de n'avoir pris connaissance de la Philosophy in a new Key qu'après
la rédaction de son article) et la technique du jeu de Mélanie
Klein. Mélanie Klein avait en effet souligné que les jouets mis
à disposition des enfants dans le cadre de la cure analytique devaient
être aussi simples et aussi neutres que possible de manière à
pouvoir fonctionner comme surface de projection idéale des différents
fantasmes et pulsions. Le caractère commutable des jouets et des objets
de l'investissement pulsionnel et fantasmatique accorde une véritable
fonction symbolique aux jouets. Selon Milner, le jeu et les jouets peuvent constituer
un médium pour la pensée et la communication grâce à
cette fonction symbolique.
2. Charles Rycroft, critique du symbole et métapsychologie
Dans un article intitulé « Symbolism and its Relationship to
the Primary and Secondary Processes » (1956 dans l'International
Journal of Psycho-Analysis) Charles Rycroft n'adopte pas seulement
une position ouvertement et systématiquement critique du concept psychanalytique
du symbole, mais il ébauche encore les conséquences de cette critique
pour la psychanalyse.
Tout d'abord Rycroft propose trois arguments critiques importants :
- La fixation du concept de symbolique aux processus
primaires rend impossible une conception cohérente de la
sublimation.
- Un tel concept du symbolique rend également
impossible toute compréhension de la pratique psychanalytique qui se
déroule essentiellement sur le plan de la parole.
- La conception psychanalytique
'traditionnelle' du symbole repose sur la distinction radicale entre
conscient et inconscient, entre processus primaires et processus secondaires,
c'est-à-dire processus du Moi. Or, ce que l'on appelle la
« deuxième topique » chez Freud efface cette
opposition simple. Dès lors que le moi n'est pas coextensif
à la conscience, dès lors qu'il existe des parties
inconscientes du moi, et surtout dès lors que le Moi ne naît plus
que comme partie plus différenciée du Ça, parce qu'en
contact avec le monde extérieur, il y a lieu de penser à la
possibilité d'une définition plus homogène des
processus conscients et inconscients. Freud n'est pourtant plus revenu sur
sa théorie du symbolique, bien qu'à l'occasion il ait
regretté de ne plus trouver le temps de réécrire son
Interprétation des rêves, dont il affirmait même
qu'elle était devenue un simple document
historique.
Un autre argument en faveur
d'une conception plus prudente de la différence entre processus
primaires et secondaires a été apporté par
Winnicott[33]. Si les processus
secondaires soutiennent un rapport privilégié avec la
réalité extérieure, il ne faut pas oublier que certains
aspects de la réalité extérieure elle-même ne sont
pas dépourvus de propriétés issues du processus primaire.
C'est le cas des relations humaines en général, et plus
particulièrement des relations du nourrisson à sa mère, de
l'amant à son aimée. Winnicott remarque à ce sujet
que les pulsions orales et les pulsions génitales représentent le
lieu privilégié où monde intérieur et monde
extérieur tendent à se recouvrir, où la différence
entre processus primaires et processus secondaires
s'efface.
Dans cette perspective, la
possibilité d'un rapport homogène des processus primaires et
secondaires s'impose. Par là même le fondement de la
théorie psychanalytique du symbole disparaît, et le symbole comme
caractéristique spécifique du processus primaire n'est plus
tenable.
Rycroft propose 14 thèses d'une nouvelle théorie psychanalytique
du symbole, dont je ne retiendrai que six points :
- Rycroft maintient la définition psychanalytique
habituelle du symbole comme déplacement de l'investissement
d'une représentation vers une représentation moins ou peu
investie.
- Toutefois, le symbole peut-être utilisé
aussi bien par les processus primaires que par les processus secondaires, il
peut aussi bien servir le refoulement que la structuration réaliste du
monde extérieur. Il n'y a donc pas différents symboles, mais
différents processus symboliques. (Thèse 1, thèse 7,
thèse 8)
- Le symbole peut ressembler à la
représentation à laquelle il se substitue, il peut en faire partie
ou avoir été dans une relation de contiguïté spatiale
ou temporelle avec lui. Rycroft remarque que ces mécanismes symboliques
correspondent aux trois figures de style ou figures rhétoriques de la
comparaison
(« simile[34] »),
de la synecdoque et de la métonymie. Sans entrer dans la discussion sur
cette énumération, une chose paraît claire
d'emblée : les symboles se caractérisent donc par des
mécanismes essentiellement langagiers. (Thèse 2)
- Les mots constituent un type particulier de
symboles : des symboles conventionnels. Ne faisant pas le rapprochement
entre le symbolisme en général et les symboles langagiers, Rycroft
ne peut pas non plus utiliser l'aspect conventionnel du langage pour
expliquer la similarité supra-individuelle, sociale, culturelle des
symboles inconscients. (Thèse 12)
- À priori, les mots sont des symboles du
processus secondaire, et relèvent donc d'une certaine étape
du développement du moi. Toutefois, les mots peuvent également
opérer comme symboles au sein du processus primaire – rêves,
schizophrénie, certains symptômes comme les lapsus – et
mènent alors une vie secrète. Bien que conventionnels, les mots
ainsi investis relèvent d'une signification individuelle,
d'un sujet particulier, et ne font donc plus partie du langage curant. Ils
sont alors traités de la même manière que les autres
symboles du processus primaire. (Thèse 13)
- Les symboles langagiers recèlent une
spécificité qui ne semble caractériser nul autre type de
symbole : ils permettent de symboliser les motions pulsionnelles
(« instinctive acts ») et les représentations du
processus primaire en général. C'est ce que montre la cure
analytique qui suppose le langage comme seul médium d'un travail et
qui n'a pas seulement comme but de laisser entrevoir l'inconscient,
mais encore d'y exercer un certain effet. Dans ce sens, la symbolisation
– au sens psychanalytique du terme – ne peut pas être
exclusivement centrifuge par rapport à l'inconscient et
centripète dans le seul cas de phénomènes de
régression et de phénomènes pathologiques. Il faut
plutôt supposer une symbolisation centripète – allant des
processus secondaires aux processus primaires – aussi courante que la
symbolisation centrifuge. (Thèse
14)
L'apport de Rycroft est considérable. Il n'a pas seulement
libéré le symbole de son attachement aux processus primaires,
mais en intégrant les symboles comme types particuliers (et même
comme symboles privilégiés de la cure analytique), il a pu résoudre
un certain nombre de problèmes de la métapsychologie. D'une
part, il a permis à la psychanalyse de s'ouvrir à un dialogue
interdisciplinaire, ainsi que le souhaitait Marion Milner. D'autre part,
il a résolu, du moins en partie, le problème de la symbolique
supra-individuelle qui désormais n'a plus besoin d'ouvrir
plus l'individu au ciel des symboles transcendants, mais l'inscrit
simplement dans les interactions quotidiennes du monde humain. Et, finalement,
il a entamé une réflexion hautement intéressante sur
la conception de la différence entre processus primaires et processus
secondaires.
3. Alfred Lorenzer
Sans m'arrêter plus longuement aux différentes étapes
de la transformation progressive de la notion du symbole entre les années
cinquante et les années soixante-dix, je me tourne directement vers
la critique du concept de symbole chez Alfred Lorenzer. Aussi, me limiterai-je
à n'esquisser que ces trais de la critique qui représentent
un développement original exemples précédents.
Plus que Rycroft, Lorenzer se réfère explicitement et systématiquement
position par rapport à Cassirer et Langer. L'argument majeur
qu'il retient de la philosophie des formes symboliques est le suivant :
« selon Cassirer, les symboles de la conscience mythique, malgré
la spécificité modale[35]
de la pensée mythique, relèvent de la même faculté
de formation des symboles chez l'être humain que la formation
des symboles dans le cadre de la conception du monde empirique-scientifique.
Il n'y a pas de différence qualitative. » Dès
lors, la ressemblance entre les mécanismes des processus primaires
et la pensée mythique devient particulièrement problématique
pour la psychanalyse. Car si la même faculté symbolique est à
l'œuvre aussi bien dans le processus primaire que dans le processus
secondaire, il ne devient pas seulement impossible de distinguer deux types
de processus à l'aide du symbolique, mais il serait même
envisageable que la notion d'inconscient devienne superflue.
La première conséquence que Lorenzer tire de l'unité
de la faculté symbolique à partir de Cassirer se comprend :
l'on ne pourra plus supposer une séparation radicale des processus
primaires et des processus secondaires. Avec Merton Gill[36],
Lorenzer opte donc pour l'idée d'un passage homogène
du processus primaire au processus secondaire. Cela revient à dire
également que les processus de formation de symboles relèvent
toujours de fonctions du Moi – et non plus du ça.[37]
Comme fonctions du moi, la fonction symbolique du moi doit néanmoins
être conçue comme s'étalant sur différents
niveaux d'organisation ou de structuration symbolique, allant de la
fonction symbolique du type des processus primaires aux processus symboliques
de la réflexion logique et empirique, des symboles du rêve aux
concepts.
Toutefois, Lorenzer remarque que l'acceptation de cette homogénéité
des processus symboliques ne remet nullement en question la distinction psychanalytique
entre processus primaires et processus secondaires. Plutôt que de parler
de processus primaires, Lorenzer propose de parler d'organisation primaire.[38]
Cette organisation ne doit être attribuée ni au Moi, ni au Ça
mais désigne simplement, selon le point de vue, une organisation inférieure
du moi ou les processus énergétiques-dynamiques classiquement
attribués aux processus primaires.
Que reste-t-il dès lors de l'inconscient ? S'il n'est
plus possible de parler d'images, de symboles ou même de fantasmes
inconscients, faut-il en même temps rejeter l'idée de représentations
inconscientes, tel que le propose David Beres ?
Selon Beres, l'inconscient se limiterait à des enregistrements
mentaux, c'est-à-dire à une sorte de réservoir
de stimuli mémorisés. Dans ce sens, l'inconscient serait
en même temps vidé de ces représentants d'objets
qui, selon la conception dynamique de l'inconscient, s'avèrent
soumis à la dynamique des investissements. Lorenzer refuse cette conclusion
par un renvoi à l'éthologie. Il tente d'y mettre
à jour un phénomène mental radicalement non-symbolique.
Il est bien connu que les animaux domestiques s'attachent à leur
environnement, aux personnes avec lesquels ils vivent et que, dans le cas
des chiens, par exemple, ils sont en mesure d'être sujets à
des sentiments de manque de la personne aimée ou même à
des sortes de deuils. Or, selon Lorenzer, ce type de comportement ne peut
être expliqué qu'à partir du concept dynamique de
l'investissement. Ceci permettrait de supposer que l'absence de
symbolique ne doit pas être identifiée à l'absence
de représentants tout court. L'analogie explicative avec le comportement
animal a pour seul but d'entrouvrir la possibilité de représentants
inconscients non-symboliques.
La psychanalyse n'a d'ailleurs pas besoin d'émettre
des hypothèses particulières sur la nature ou l'essence
de ces représentants inconscients. Il suffit de tenir compte de leur
aspect fonctionnel, c'est-à-dire du fait que des représentants
inconscients peuvent être investis et désinvestis. Cet aspect
explicatif reste indispensable à l'explication psychanalytique
des symptômes de fixation ou de régression. Les représentations
inconscientes opèrent en quelque sorte comme des schèmes non-symboliques.
Toutefois, et c'est la l'une des limites majeures de la comparaison
avec l'animal, les schèmes des êtres humains ne peuvent
jamais être complètement détachés de l'impact
du langage. Dans le cas des phénomènes qui intéressent
la psychanalyse - c'est-à-dire les symptômes, les rêves,
les lapsus, etc. – ce rapport au langage, ce rapport à la fonction
symbolique du Moi doit par ailleurs être conçue comme déterminante.
Car la partie de l'inconscient dont il s'agit dans ces cas n'est
pas un quelconque inconscient générique ou biologique, mais
l'inconscient résultant d'un processus de refoulement.
C'est la raison pour laquelle Lorenzer propose d'ailleurs de remplacer
la notion de schème, issue de l'éthologie de Konrad Lorenz,
par celle de cliché. Le refoulé apparaît comme une structure
comportementale ou plutôt relationnelle désymbolisée,
c'est-à-dire exclue des symbolisations du moi, et rejetée
sur le plan de l'inconscient non-symbolique. Toutefois, comme le refoulé
n'a d'existence que dans le retour du refoulé, c'est-à-dire
dans les distorsions auxquelles il soumet la fonction symbolique, ce refoulé
apparaît toujours comme un mélange des schémas désymbolisés
et de resymbolisation plus ou moins déficiente.
[1]
The Philosophy of Ernst Cassirer, (
The Library of Living Philosophers,
Volume 6), La Salle, Illinois, 1949 (1958, 1973), Open Court Publishing
Company, p.
381.
[2]
Op. cit,
p. 395.
[3]
Ibid.[4]
PSF =
Philosophie des Formes
Symboliques.
[5]
Voir à ce propos Heinrich Rickert,
Die Grenzen der
naturwissenschaftlichen
Begriffsbildung.[6]
Voir la troisième section de la
PSF II, « Le mythe comme
forme de vie. », pp.
185-281.
[7]
PSF I, p.
19.
[8]
Un autre problème, qui n'est pas sans lien à celui-ci
tiendrait à la question de la nature ou de la position de la philosophie
des formes symboliques elle-même. Car ou bien la philosophie
s'avère elle-même être une forme symbolique, et alors
son propre indice de diffraction préjugerait de l'idée
même des formes symboliques et de leur unité. Ou alors, la
philosophie des formes symboliques n'est pas elle-même une forme
symbolique, ce qui semble plutôt correspondre à la position de
Cassirer, mais dans ce cas, il faudrait être en mesure d'expliquer
comment la philosophie seule parvient à se libérer de son
médium – qui est tout de même le langage – pour aborder
les différentes formes symboliques telles qu'elles se posent en
elle-mêmes. Kant échappait à ce problème par le moyen
de la déduction transcendantale des catégories ; une voie qui
ne semble évidemment plus praticable pour
Cassirer.
[9]
PSF II,
p. 82.
[10]
Voir
PSF II, p.
8.
[11]
PSF II,
54.
[12]
Sigmund Freud,
Studienausgabe II, p.
318.
[13]
PSF II, p.
137.
[14]
PSF II, p. XXX, Sigmund Freud, GW II/III, p. XXX, Studienausgabe, II,
p.319
[15]
PSF II, pp.
48, 49.
[16]
PSF II, p. 105. Anisotrope : « Se dit d'une substance,
d'un corps dont les propriétés varient selon la direction
considérée, même si le milieu, la matière est
homogène. »
[17]
PSF II, p.
110.
[18]
PSF I, p.
159.
[19]
Afrique de l'ouest, du Sénégal au Niger en passant par
Mali.
[20]
PSF II, p.
188.
[21]
Sandor Ferenczi,
Bausteine zur Psychoanalyse I, p.
67.
[22]
Sigmund Freud,
Gesammelte Werke (=
GW)
, Nachtragsband, p.
436.
[23]
Ibid., p.
441.
[24]
Ibid, p.
440.
[25]
Voir par exemple
GW II/III, 360,
362.
[26]
Sandor Ferenczi, « Zur Ontogenese der Symbole », dans
Bausteine zur Psychoanalyse I, Berlin, 1939, 1984, Hans Huber Verlag,
p. 102.
[27]
Ernest Jones, “The Theory of Symbolism » (1916),
Papers on
Psycho-Analysis, London, 1948, Bailliere, Tindall and Cox, 1977, London
Karnac
Books.
[28]
Karl Bühler,
Sprachtheorie, Jena, 1934, Fischer, Suttgart 1999,
Lucius und Lucius,
p. 28
[29]
Marion Milner, « The role of Illusion in Symbol Formation », dans
Mélanie Klein, Paula Heimann, R.E. Money-Kyrle (éd.),
New
Directions in Psychoanalysis, New York, 1955, Basic Books,
p. 82
[30]
Op. cit,
pp.105,106
[31]
La première version de l'article portait le titre :
« Aspects of Symbolism in comprehension of the
Not-Self. »
[32]
Oxford Dictionary. Voir également Marion Milner,
op. cit., p.
99.
[33]
Donald Woods Winnicott, « Primitive Emotional Development »,
1945,
International Journal of Psychoanalysis, N°
26.
[34]
Charles Rycroft,
op. cit., p. 143. Oxford Dictionary (2001) :
« a figure of speech involving the comparison of one thing with
another thing of a different kind (e.g. as solid as a rock).
»
[35]
« La modalité des jugements en est une fonction tout à
fait spéciale qui a le caractère de ne contribuer rien au contenu
du jugement. [...] mais de ne concerner que la valeur de la copule par rapport
à la pensée en général. » (Kant,
CRP, p.
91)
[36]
Merton Gill, dans Robert Holt (éd.),
Motives and Thought, New
York, 1967, p.
293.
[37]
Alfred Lorenzer,
Kritik des psychoanalytischen Symbolbegriffs, Frankfurt,
1971, Suhrkamp, p.
69.
[38]
Ibid., p. 70.