psychanalyse.lu

Thierry Simonelli

Pensée mythique et processus primaires

Remarques sur la fonction symbolique en psychanalyse

(Conférence donnée le 2 décembre 2002 à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, au séminaire Epistémologie des Sciences Humaines du Professeur Mireille Delbraccio, CNRS-EHESS-ENS.)

1. Introduction

Dans son article « On Cassirer's Theory of Language and Myth[1] » Susanne K. Langer esquisse brièvement la rencontre ratée entre Cassirer et Freud. Elle y souligne que les parallèles entre la pensée mythique chez Cassirer et le « travail du rêve » chez Freud sont patentes[2] : « [...] le 'travail du rêve' du mécanisme mental 'inconscient' de Freud correspond quasi-exactement au 'mode mythique' que Cassirer décrit comme la forme d'idéation primitive, au sein de laquelle un intense sentiment est spontanément exprimé par un symbole [...].[3] » Mais malgré cette différence, et s'il faut en croire Langer, Cassirer n'aimait pas particulièrement la psychanalyse. D'après Langer, Cassirer s'offensait surtout de la tendance réductrice et psychologisante de la psychanalyse dans ses analyses de phénomènes culturels. Et, comme de bien entendu, l'idée que des pulsions, et même des pulsions sexuelles puissent se mêler à la culture pure lui paraissait inconcevable.
Cassirer, n'ignorait évidemment pas la psychanalyse freudienne dans ses analyses de la fonction symbolique, touchant aussi bien aux pathologies du symbolisme qu'à la pensée mythique. Dans le deuxième volume de sa Philosophie des formes symboliques, qui porte sur la pensée mythique, Cassirer cite d'ailleurs Freud et son livre sur le totémisme. Il lui en emprunte d'ailleurs le concept de la « toute-puissance de la pensée » qui caractérise l'un des aspects de la pensée mythique. Toutefois, il reste vrai que mis à part quelques citations et l'importation d'un concept, il ne fait pas grand cas de la psychanalyse.

Contrairement, à ce que l'on pourrait être tenté de croire au premier coup d'œil, il est plus facile d'articuler la psychanalyse à la philosophie de Cassirer, que de mesurer l'impact que risque d'avoir la conception cassirerienne sur la psychanalyse. La comparaison somme toute assez allusive de Susanne Langer souligne néanmoins, à juste titre, la similarité des phénomènes décrits par Freud et Cassirer. Les mécanismes de l'inconscient, les processus primaires ressemblent en effet, à s'y méprendre, à ce que Cassirer conçoit comme fonction symbolique, c'est-à-dire comme l'activité ou la spontanéité symbolique du mythe. Néanmoins, malgré ces similarités, et sans tenir compte du dégoût personnel de Cassirer envers la psychanalyse, Susanne Langer opère un rapprochement qui risque de s'avérer excessivement problématique, aussi bien pour la pensée de Cassirer que pour la psychanalyse.

J'essayerai de montrer brièvement le poids de ce rapprochement et les conséquences qu'il risque d'entraîner de part et d'autre. Pour limiter mon propos, je m'intéresserai néanmoins surtout aux conséquences de la critique du concept psychanalytique du symbole, en rapport avec la conception cassirerienne de la fonction symbolique.
Dans une première partie, j'esquisserai rapidement, et à titre d'exemple, quelques points de convergence entre les analyses du mythe chez Cassirer et la 'rhétorique de l'inconscient' chez Freud. Ces exemples ont comme but d'illustrer les similarités entre la pensée mythique – au sens de Cassirer – et la 'pensée inconsciente' de la psychanalyse. Mais je m'intéresserai également, par-delà les similarités formelles relevées par Susanne Langer comment s'opère la naissance à partir du mythe et selon la théorie psychanalytique.
Le rapprochement entre fonction symbolique et processus primaires ne va nullement de soi. Les deux concepts ne sont pas simplement issus de contextes et de philosophies très différentes, mais de disciplines différentes. J'esquisserai brièvement ces difficultés dans une deuxième partie.
Le signe le plus évident du caractère problématique, voire impossible du rapprochement de Langer tient à la conception psychanalytique du symbole. Je développerai rapidement cette conception dans une troisième partie. Toutefois, la conception singulière du symbole qui caractérisait les premières décennies de l'histoire de la psychanalyse a progressivement évoluée à partir des années quarante. Je dessinerai quelques grands traits de cette évolution du point de vue de son rapprochement à la conception cassirerienne du symbole. Du point de vue de l'histoire de la psychanalyse cette convergence a nécessité une véritable 'transformation de la psychanalyse'.
Dans la quatrième et dernière partie, j'esquisserai la discussion explicite avec la pensée de Cassirer au sein de la psychanalyse, telle qu'elle a été mise en œuvre par le psychiatre, psychanalyste et professeur de sociologie allemand Alfred Lorenzer.

2. Pensée mythique et processus primaires : convergences

Dans la préface du premier volume de sa PSF[4] (1924), Cassirer énonce très brièvement la naissance de la problématique de sa philosophie des formes symboliques. Le point de départ se situe dans l'approche des analyses du Concept de Substance et concept de fonction. Cassirer décrit le projet de son livre de la manière suivante : il s'agissait d'articuler les méthodes issues de la pensée mathématique et scientifique afin de les rendre fertiles pour une application aux problèmes issus des sciences de l'Esprit (Geisteswissenschaften). Mais, loin de résoudre ce problème, le projet en a ouvert un autre, d'une envergure impressionnante et qui devait occuper le reste de la vie intellectuelle de Cassirer. Il m'apparaissait, explique Cassirer, que la théorie de la connaissance traditionnelle était insuffisante pour le fondement méthodique des sciences de l'Esprit. Si donc les sciences de l'Esprit devaient avoir un fondement méthodique aussi solide que les mathématiques et les sciences naturelles – ce dont Cassirer n'a jamais douté – il ne s'agissait pas de les adapter, de les tordre dans les sens du modèle idéal, mais de réviser la théorie de la connaissance elle-même afin de pouvoir y inclure les spécificités des sciences de l'Esprit.
Dune part, l'on voit ici par quel bisais Cassirer se rapproche du néo-kantisme de l'école de l'Allemagne du sud-ouest, de Heinrich Rickert en particulier[5]. D'autre part, la solution que vise Cassirer caractérise l'un des principes méthodologiques qui traversent toute sa pensée : malgré le néo-kantisme et malgré l'idéalisme qu'il défend, Cassirer ne s'apprête jamais à déduire la classification ou la détermination des disciplines ou des différentes formes symboliques à partir d'un principe apriorique. En cela, sa démarche apparaît comme l'opposé symétrique de la méthode commune à l'idéalisme allemand du 19è siècle. L'on pourrait aller jusqu'à dire que les différentes fonctions symboliques que Cassirer développe ne sont jamais des concepts déterminants, mais toujours de 'simples' concepts réflexifs. Il s'agit d'ailleurs là d'un des point de convergence méthodologique ou même épistémologique intéressant avec la métapsychologique psychanalytique.
De cette révision de la théorie de la connaissance en général est née l'idée d'une philosophie des formes symboliques. Dans l'introduction de la PSF I, l'on trouve une définition plus détaillée de cette transformation. Avec le tournant idéaliste en philosophie, que Cassirer situe chez Platon, le point de départ du questionnement philosophique se déplace de la question de l'être comme étant vers la question du concept de l'être. L'être ne peut désormais plus être appréhende de manière immédiate mais seulement de manière médiate. Ainsi, il a été possible d'introduire un véritable fondement unique pour le questionnement philosophique.
Malheureusement, cette nouvelle perspective est grosse d'un problème majeur. Car, après Kant, la belle unité de la philosophie commence à s'éclater en un foisonnement rhapsodique des connaissances et des savoirs. La naissance de disciplines différenciées en est un signe, mais même sur le seul plan de la nature, l'objet de la connaissance physique, par exemple, finit par ne plus correspondre à l'objet de la connaissance biologique ou à l'objet de la connaissance chimique. L'idéalisme donc donné lieu à un renversement dialectique ; le principe de l'unité est devenu source de la multiplicité.
En franchissant le pas des concepts de substance aux concepts de fonction, la théorie de la connaissance devient susceptible d'une solution. Car les fonctions dont il est question, en dernier lieu, sont des fonctions de l'Esprit, c'est-à-dire plus précisément les différentes fonctions d'un même Esprit. Les différents types de connaissance et c'est-à-dire, selon Cassirer, les différents mondes et les différentes « formes de vie[6] » sont autant de formes d'expression d'un même Esprit. L'organe principal de cet Esprit est le langage, au sens le plus général du terme. La tâche de la nouvelle théorie de la connaissance peut alors s'inspirer de la caractéristique générale de Leibniz pour embrasser l'ensemble de domaine de la spontanéité de l'Esprit. La philosophie devrait alors pouvoir établir ce que Cassirer nomme « une sorte de grammaire de la fonction symbolique en tant que telle[7] ».
Cette grammaire générale reste cependant soumise au principe méthodologique général. Elle ne constitue pas le point de départ, l'axiome ou le fondement d'une déduction des formes symboliques, mais le point final, l'arrivée ou le résultat de l'établissement d'un dénominateur commun aux diverses formes symboliques et compte-tenu leurs spécificités et différences. La grammaire générale vise une sorte de langue fondamentale, une lingua adamica de l'Esprit, dont les différentes formes symboliques ne seraient plus que des dialectes, des parlers régionaux.
Dans la préface de PSF III, Cassirer donne une autre illustration de ce projet. Il n'y a d'être que médié par les formes symboliques de l'Esprit : « La philosophie des formes symboliques, vue sous cet angle, n'est rien d'autre que la tentative d'indiquer, en quelque sorte, l'indice de diffraction spécifique à chacune d'entre elle. ». La métaphore optique est intéressante dans la mesure où, six ans après la parution du premier volume, elle semble indiquer un changement de perspective. Cassirer ne semble plus souligner l'unité de l'Esprit et se satisfaire de l'appréhension de la multiplicité de ses formes d'expression. Quoi qu'il en soit de l'unité de l'Esprit, l'idée de l'homogénéité fondamentale des formes symboliques, au travers de leur diversité irréductible, reste au fondement de la pensée de Cassirer.
Mais cette homogénéité n'en reste pas moins une simple hypothèse de travail chez Cassirer. De même que la téléologie de la nature ne constitue qu'une idée régulatrice pour la compréhension de l'organique chez Kant, de même, l'unité de la fonction symbolique ne peut servir que de principe régulateur pour l'analyse des formes symboliques dans leur spécificité et leur particularité.[8]
L'unité des formes symboliques reste suspendue à celle de la fonction symbolique, c'est-à-dire à dire à cette activité et spontanéité intellectuelles qui façonne les différents mondes et les différentes formes de vie. Ainsi, la pensée mythique, le mythe comme monde, la religion, l'art, la science constituent autant de variations spécifiques et irréconciliables dans leur spécificité de cette catégorie universelle que Cassirer appelle la fonction symbolique. La fonction symbolique, particulièrement dans le cas du mythe ne doit pas être identifié à une simple forme de pensée. L'efficience de la forme symbolique se manifeste au niveau même de l'intuition. La pensée mythique n'est pas une forme particulière de réflexion sur le monde, mais une forme particulière d'être-au-monde.

Je développerai maintenant quelques traits spécifiques du mythe comme fonction symbolique dans la perspective d'une comparaison avec les processus primaires de Freud. Dans un premier temps, cette comparaison reste tout au plus schématique. Je développerai les questions et problèmes de la convergence de Freud et de Cassirer par la suite.

Le trait le plus général de la pensée mythique selon Cassirer est son caractère concret, au sens étymologique du terme : la pensée mythique articule et réunifie, met ensemble ce qui 'pour nous' paraît distinct.[9] L'exemple le plus frappant de ce principe est la causalité mythique. L'isolation analytique et la synthèse des éléments distincts selon une règle, qui défini la causalité scientifique, n'existe pas dans le monde du mythe. Pourtant la causalité est l'une de ses caractéristiques majeures. La causalité mythique opère par convergences individuelles. Tout contact spatial ou temporel y vaut immédiatement comme causalité. Ainsi, dans le mythe, l'hirondelle fait le printemps. Ou pour être plus précis : cette hirondelle-ci fait ce printemps-ci. Car la causalité mythique ne s'élève pas à la règle générale, elle reste toujours prise dans l'ici et maintenant de la perception immédiate.
Il est alors possible de dégager quelques traits particuliers de cette dynamique[10] générale de la fonction symbolique mythique, et qui s'avèrent étonnamment proches des mécanismes du rêve et du mot d'esprit que Freud a mis en lumière au tout début du 20ème siècle :
  1. Le mythe, de même que le rêve se caractérise par une convergence du signe, de la représentation et de la chose. Ainsi, par exemple, le nom d'une personne n'est pas distinct de cette personne. Allant plus loin le nom et la personnalité intérieure convergent.[11]
  2. Toute similarité, même extérieure, indique une identité de nature. Ainsi, tout objet ou représentation similaire à un, à une autre peut tenir lieu de cette dernière. De même, toute « similarité, correspondance ou communauté dans le rêve est généralement représentée par la contraction en une unité que le rêve retrouve simplement ou crée à nouveau. On peut nommer le premier cas identification, le second formation de mélange [Mischbildung].[12] »
  3. Le tout et la partie sont identiques. Ce qui advient à la partie, advient au tout.
  4. Il n'existe pas de hasard dans le mythe, de même que dans les processus primaires. Tout ce qui arrive, arrive par la force d'une volonté particulière.
  5. Sur le plan du temps, il n'existe pas de différences claires entre l'avant et l'après. Le présent est « chargé du passé et gros de l'avenir ». (Leibniz[13])
  6. La causalité est représentée par la simple image d'une transformation ici et maintenant.[14] De même, les rapports logiques se présentent sous formes de perception immédiate.

Plus généralement, les processus primaires freudiens et la fonction symbolique du mythe se caractérisent par la condensation – identification, unification, mélange, superposition du représentant et du représenté – et le déplacement – partie pour le tout, causalité par contiguïté. Ces deux mécanismes se manifestent moins sur le plan d'une pensée que sur celui de l'intuition, sur celui de la perception et de l'image. Dans les deux cas, l'ensemble de la réalité se limite à la perception immédiate de l'ici et du maintenant.
Cassirer n'a d'ailleurs pas ignoré la similarité, voire l'identité de ces deux phénomènes. D'une part, il remarque en effet, qu'au sein de la pensée mythique, il n'y a pas de distinction entre le rêve et la réalité extérieure, objective. L'expérience et les perceptions du rêve se mélangent de manière homogène à l'expérience et aux perceptions de l'éveil.[15] Et si les deux se mélangent aussi aisément, c'est bien que quelque part, il y a identité de la fonction symbolique sous-jacente.
Dans une note, Cassirer mentionne également l'identité de la pensée mythique et de certains phénomènes pathologiques. Il y donne un exemple de la convergence d'« échelons d'objectivation » qui semble porter tous les traits de l'étrange rapport aux mots que l'on peut observer chez certains schizophrènes. À la question de savoir quelle était la cause efficiente des phénomènes qui se produisent dans le monde, un malade répondait : les mots.
Mais la similarité de la fonction symbolique du mythe, comme 'forme primitive' de la connaissance ou comme étape préliminaire à toute véritable connaissance et la forme primitive de la pensée inconsciente, qui selon la psychanalyse précède également la véritable appréhension de la réalité, n'est pas seulement logique. Elle ne se limite pas au catalogue de différentes figures de pensée. La similarité de la pensée mythique et du processus primaire s'étend jusqu'à la constitution même du sujet, du moi dans son rapport au monde extérieur.
Dans les formes les plus primitives du mythe, la distinction nette entre le sujet et l'objet a tendance à s'estomper en vertu du subjectif. L'objet et l'objectivité représentent une acquisition plus tardive. Ainsi, la première phase de mythe correspondrait à celle de l'animisme, à celle du panpsychisme. Mais l'âme elle-même ne doit pas y être conçue comme un principe bien déterminé, séparé du corps. L'âme y représente la vie même, présente dans chaque partie du corps. Même le mort persiste dans sa corporéité. L'âme du mythe n'a rien d'idéel, et même quand elle est immatérielle, elle reste l'image du corps avec touts ses propriétés et toutes ses facultés.
Il n'est pas étonnant dès lors que le corps en acquiert une importance capitale dans la structuration du monde. L'espace vivant du mythe n'est pas un espace homogène, tel que l'espace euclidien. L'espace du mythe est anisotrope et non-homogène[16]. L'organisation de l'espace repose sur les différentes direction du corps propre : avant-arrière, en-haut en-bas, droite gauche. En reprenant un terme de Ernst Mach (Erkenntnis und Interesse, 1905), Cassirer appelle cet espace « espace physiologique », par opposition à l'espace métrique. Si dans l'espace métrique la gauche et la droite, le devant et le derrière sont interchangeables, dans l'espace physiologique ils constituent les lieus particuliers, disposant chacun de son propre accent, de ses propres associations à des sensations, des fonctions ou des membres corporels particuliers. L'espace physiologique est structuré comme un corps. « L'ensemble du monde spatial et avec lui, le cosmos en général, semble construit selon un modèle particulier, qui tantôt peut se présenter à grande échelle, tantôt à échelle réduite, mais qui reste toujours identique dans le plus grand comme dans le plus petit.[17] » C'est la raison pour laquelle l'espace physiologique est un espace structurel (Strukturraum).
Cette structuration physiologie de l'espace se constate jusque dans le langage même. L'on peut y remarquer cette direction centrifuge de la structuration de l'espace qui va de l'intérieur vers l'extérieur[18]. Dans les langues primitives, les prépositions et postpositions que nous utilisons pour exprimer les rapports spatiaux n'existent pas. Ainsi, dans les langues mandé[19], par exemple, les directions de l'espace sont exprimées par des parties du corps : derrière est rendu par cou ou dos, devant par yeux, dedans par ventre, à-côté par les hanches. C'est donc à partir de son propre corps que l'on commence par s'orienter dans l'espace, c'est-à-partir de projections issues du propre moi que le monde se structure.
Or, si l'on se tourne maintenant vers un texte psychanalytique traitant du même sujet – la naissance du moi et la distinction entre monde intérieur et monde extérieur – on trouve une idée tout à fait similaire. Dans les Étapes du développement du sens de la réalité (1913), le psychanalyste hongrois Sandor Ferenczi décrit la naissance du moi et la naissance corollaire de la réalité extérieure d'une manière très proche de Cassirer, en y précisant toutefois un nombre d'étapes plus important.
Le stade psychique primaire y est décrit comme étant animé quasi exclusivement par les processus primaires. Au commencement de sa vie, l'être humain n'est animé que par la seule tendance à satisfaire ses vœux. On pourrait d'ailleurs reconnaître l'une des spécificités de la psychanalyse dans cette conception. Mais l'idée de la prépondérance du vœu et de la satisfaction du vœu n'est absolument pas absente de la fonction du mythe telle que la décrit Cassirer. Dans la pensée mythique, Cassirer soutient en effet que le vœu constitue le premier moteur, la première force caractéristique du sujet. Le vœu est en même temps le lieu où s'articulent le monde intérieur et le monde extérieur, où le monde extérieur est structuré, transcendantalement, par le sujet. « Il n'existe pas d'être et d'événement qui, en dernier lieu, ne doive se plier à la « toute-puissance de la pensée » et à la toute-puissance du vœu.[20] » Ce type d'articulation caractérise l'étape mythique de la toute-puissance magique de la volonté et du désir. Cassirer rajoute d'ailleurs qu'il emprunte la notion de toute-puissance à Freud (Totem und Tabu, 1920). Le vœu n'est pas un simple élément psychique parmi d'autres, mais une forme structurante de la perception du monde extérieur. Et c'est par ce biais que la forme symbolique du mythe rejoint au plus près le développement de l'individu tel qu'esquissé par Ferenczi. J'indique au passage que cette primauté du vœu devrait pouvoir permettre une interprétation un peu différente de l'anthropologie sous-jacente à la philosophie des formes symboliques.
XXX
Selon la psychanalyse l'individu est également d'abord déterminé par des processus primaires qui ne sont autres que les processus du vœu. En s'appuyant sur la théorie développementale de Freud, Ferenczi suppose toutefois une première étape où le vœu connaît une satisfaction hallucinatoire. C'est le moment qu'il appelle phase de la toute-puissance inconditionnelle[21]. L'échec de la satisfaction hallucinatoire fait que le psychisme de l'enfant commence à se tourner vers le monde extérieur. Mais la réalité extérieure est d'abord appréhendée au travers du vœu. Le monde extérieur n'a d'intérêt que dans la mesure où il peut être rapproché de l'objet du vœu halluciné. La satisfaction du vœu repose alors sur deux mécanismes : un premier mécanisme d'ordre cognitif qui cherche à réactualiser l'objet du vœu dans la perception - par voie de similarité, de contiguïté, de représentativité, de déplacement – et un mécanisme de tentative d'influence sur cet objet. C'est la période de la toute-puissance magique-hallucinatoire.
Face à l'insuffisance de la réactualisation hallucinatoire, l'enfant passe à un nouveau stade ; un stade ou les cris et les mouvements sont perçus comme ayant une influence sur le monde extérieur, c'est-à-dire sur la mère ou la personne soignante. L'enfant apprend progressivement à exprimer ses différents besoins et vœux par la voie de gestes : le geste de succion, les gestes de préhension. Et même à cette période, pour peu que la mère ou la personne soignante sache donner une réponse à ce qu'ils perçoivent comme signes, l'enfant persiste dans le sentiment de toute-puissance. Cette phase est celle de la toute-puissance à l'aide de gestes magiques.
L'expérience de l'échec répété pousse néanmoins l'enfant vers une autre rupture qui le conduit à une objectivation plus importante du monde extérieur. L'objectivation naît là où le monde déçoit la toute-puissance du vœu dans sa satisfaction immédiate. Pourtant, tout comme dans le monde du mythe, le monde extérieur naissant pour l'enfant est d'abord conçu dans la lumière d'une projection. L'enfant entre alors dans une période animiste où le monde extérieur est articulé selon ce qu'il perçoit et 'connaît' de son propre psychisme, de son propre corps. Dans ce contexte, Ferenczi parle du rapport symbolique de l'enfant à son monde ambiant ; un rapport où le monde est rempli de symboles qui reflètent les mécanismes de sa propre pensée, les organes et les fonctions de son propre corps.
Avec la naissance du langage, l'enfant en vient à la phase de la toute-puissance des pensées et des mots magiques. La parole, d'abord étayée sur une simple fonction corporelle, permet enfin de donner une expression plus précise aux vœux et de relayer ainsi la symbolique des gestes. Bien évidemment, le sentiment de toute-puissance repose toujours sur la réponse des personnes de l'entourage.

L'on voit ainsi dans quelle mesure la comparaison de Susanne Langer s'avère justifiée, non seulement sur le plan de la pensée, mais également sur la similarité du rapport moi-monde extérieur qui caractérise en même temps la forme symbolique du mythe et les processus primaires. La question que l'on peut se poser alors est de savoir dans quelle mesure forme symbolique et processus primaire sont en effet comparables. Car pour le moment, la similarité reste purement phénoménale. Rien ne permet de supposer que ce que Cassirer appelle forme symbolique corresponde aux processus primaires de la psychanalyse. La similarité de l'effet ou la similarité des phénomènes produits ne repose pas nécessairement sur une similarité des processus ou des mécanismes de production. Identifier le produit avec processus de production, identifier le signe avec la chose-même signifierait justement que l'on reste sur le plan de la pensée mythique qui peut se satisfaire de similarités phénoménales pour en conclure à des similarités de nature.

3. Problèmes du concept psychanalytique de symbole

La toute première conception systématique des processus primaires, c'est-à-dire de l'inconscient chez Freud, date de 1895, d'un petit manuscrit que Freud avait envoyé en annexe de ses lettres à Wilhelm Fließ. Les processus primaires y sont décrits comme des chaînes associatives discontinues caractérisées par des chaînons intermédiaires manquants.[22] Cette première conception freudienne du processus primaire repose sur une hypothèse neurophysiologique. Les associations s'y font moins de mot en mot que de complexe de neurones en complexe de neurones. Ainsi, une représentation A qui par voie d'association devrait normalement mener à une représentation B, peut donner lieu à une représentation C qui n'a qu'un rapport très faible à B. C peut prévaloir sur B du fait de son lien parallèle à une représentation D. En d'autres termes, une représentation B peut être élidée en vertu du double lien que la représentation C soutient avec B et avec D. Freud décrit cette élision par le truchement d'une causalité énergétique - le double lien de C lui confère une charge énergétique plus importante. Cette description neurologique constitue le premier modèle explicatif des mécanismes psychiques que par la suite, Freud désignera de condensation et de déplacement. La condensation est un phénomène caractéristique des processus primaires qui, dans les rêves, se manifeste dans ces étranges personnages qui rassemblent en eux les traits de plusieurs personnes à la fois. Le déplacement, qui correspond aux figures de style de la métonymie et de la synecdoque (la partie pour le tout), est le deuxième grand mécanisme des processus primaires.
Un petit exemple permet de clarifier la différence entre les processus primaires, essentiellement inconscients, et les processus secondaires, c'est-à-dire des processus de pensée consciente. Un chevalier, écrit Freud[23], qui se bat pour le gant de sa dame sait que ce gant n'a de signification qu'en rapport à la dame à qui il appartient et que son admiration pour le gant ne l'empêche nullement de penser à la dame et de lui rendre d'autres services. Ce chevalier se distingue de l'hystérique qui, par exemple, se sent contraint de pleurer en raison d'une représentation B plus ou moins quelconque sans se rendre compte que cette représentation s'est substituée à une représentation A, et qui elle s'avère lourde de sens. La personne ne question ne peut plus comprendre pourquoi elle pleure. La réaction suscitée par la représentation B résulte d'un déplacement, elle se produit suite à un processus primaire inconscient qui échappe à l'hystérique. Cela ne signifie pas que A ne puisse plus être conscient, que A soit une représentation enfouie dans les caves de l'esprit. Ce qui ici se présente comme symptôme, c'est l'élision ou la syncope sémantique du lien qui lie B à A.
Or c'est ce type de syncope sémantique, cette élision de chaînons intermédiaires au sein d'un processus primaire, c'est-à-dire ce processus de condensation ou déplacement qui donne lieu à ce que Freud désigne de symbole : « B est lié à A selon un rapport particulier. Il y a notamment eu un événement qui se composait de B + A. A était une circonstance secondaire, B était approprié pour produire cet effet durable. La reproduction de l'événement dans la mémoire s'est dès lors articulée comme si A s'était mis à la place de B. A est devenu le substitut, le symbole de B.[24] » C'est en raison de son caractère symbolique que A peut exercer une contrainte affective et comportementale, à la place de B. Le symbole est conçu comme représentant d'une signification inconsciente, comme résultat d'une opération du processus primaire s'installe.
En 1900, dans sa Traumdeutung, Freud présente une autre conception du symbole, légèrement différente. D'une part, la technique psychanalytique de l'interprétation du rêve se distingue des techniques de l'antiquité dans la mesure le rêveur lui-même assure la grande partie du travail de l'interprétation. Danse ce sens, la technique psychanalytique ne tente pas de rendre compte des idées de l'interprète du rêve, mais uniquement de celles du rêveur lui-même. C'est de par ses associations que le rêveur lui-même fournit les éléments de lecture de son propre rêve.
Pourtant, Freud y mentionne également ce qu'il appelle une « symbolique à proprement parler » (eigentliche Symbolik[25]). Or, cette symbolique n'a plus aucun rapport avec les idiosyncrasies du psychisme du rêveur. Dans les rêves, il existerait des symboles qui se caractérisent par leur signification constante et supra-individuelle. Il n'en reste pas moins que Freud n'accordera pas le même poids à cette idée que Wilhelm Steckel d'abord, et Jung ensuite. L'idée d'une symbolisme indépendant de l'individu mènera aussi bien Steckel que Jung à supposer une sorte de symbolisme inconscient collectif, identique et invariable chez tout être humain.
La réaction de Freud à ces développements est suffisamment claire. Sans doute souscrivait-il à la critique de Fenichel, pensant que cette conception transformait la métapsychologie en métaphysique. Par ailleurs, l'idée d'un inconscient collectif n'affranchirait pas seulement cette symbolique de son sujet, qui comme le sujet du signifiant chez Lacan ne serait plus qu'un simple support de l'activité psychique inconsciente, et non plus son principe actif, mais elle aurait comme résultat une véritable ontologisation de l'inconscient. L'inconscient en deviendrait une sorte de réservoir de symboles. Il s'agit là d'un autre point que Freud a toujours récusé. La notion freudienne de l'inconscient vise plutôt à décrire un mode d'opération du psychisme, une activité intellectuelle particulière dépourvue de conscience et suivant un certain nombre de mécanismes ou de règles. En langage cassirerien, le concept d'inconscient n'est pas un concept de substance, mais un concept de fonction.
Sandor Ferenczi précise la notion de symbole en 1913[26] : les différentes formes précoces de la connaissance chez l'enfant qui s'expriment par des comparaisons, des allégories, des métaphores, des allusions, des paraboles, des emblèmes ou des représentation indirectes de toute sorte ne représentent pas des symboles au sens psychanalytique du terme. Selon Ferenczi, il n'y a là que manque de distinction et le flou propre à une faculté de connaître naissante. Et Ferenczi de préciser : « Toutes les comparaisons ne sont donc pas des symboles, mais seulement celles dont l'un des éléments de l'équation a été refoulée vers l'inconscient. »
En 1916, Ernest Jones, le fondateur de la Société britannique de Psychanalyse, publie sa « Theory of Symbolism »[27] qui fixe cette définition psychanalytique du symbole pendant de longues années.
Les six caractéristiques minimales du symbole, selon Jones, sont : la substitution, le rapport de similarité du signe et du signifié, la condensation du signe par rapport au signifié, un mode primitif de la pensée, la disparition du signifié et la spontanéité inconsciente du processus. Dès qu'un élément psychique remplit ces six conditions, il peut être nommé symbole. « Seul ce qui est refoulé est représenté de manière symbolique, seul ce qui est refoulé requiert une représentation symbolique. »
Les profonds changements de la métapsychologie freudienne au début des années vingt aurait pu et même dû conduire à une reformulation de cette notion de symbole. Car, avec ce que l'on appelle la deuxième topique, la distinction radicale entre conscient et inconscient, entre processus primaires et processus secondaires commencer vaciller.
Et bien que dans l'histoire de la psychanalyse, la deuxième topique ait connue, ici ou là, des répercussions sur le concept de symbole – chez Mélanie Klein, par exemple - la révision systématique du concept psychanalytique du symbole a dû attendre la fin des années quarante et le début des années cinquante.
L'on remarque aisément la distance qui sépare cette conception psychanalytique du symbole de celle de Cassirer. Chez Cassirer, le symbole, même sur le plan du mythe, est conçu comme une activité intellectuelle relative à la connaissance des objets, relative à la connaissance ou du moins à l'appréhension du monde extérieur. Dans la Sprachtheorie (1934) du psychologue et linguiste Karl Bühler, on trouve une distinction intéressante : « Il est symbole du fait de son assignation [Zuordnung] à des objets et des états de chose, symptôme (indice, Indicium) du fait de sa dépendance de l'émetteur, dont il exprime l'intériorité, et signal du fait de son appel à l'auditeur, dont il dirige le comportement extérieur ou intérieur [...]. » [28] Le symbole psychanalytique va la direction contraire du symbole de Cassirer et de Bühler ; mais il correspond à ce que Bühler appelle symptôme. En raison de la particularité de son concept de symbole, la psychanalyse allait très rapidement se trouver isolée face à la linguistique, la psychologie, la philosophie et face aux sciences humaines en général.

4. La fonction symbolique et ses répercussions sur la métapsychologie

Je vais rapidement développer deux des premières tentatives de rendre compte de ce problème. Ces réflexions abordent le problème sans négliger les conséquences qu'un tel changement du concept de symbolique implique nécessairement pour la théorie (la métapsychologie) et la technique psychanalytiques.

1. Marion Milner, première critique ouverte de la conception psychanalytique du symbole
En 1952, dans un numéro spécial du International Journal of Psychoanalysis consacré à Mélanie Klein, Marion Milner écrit, dans la conclusion de son article « Le role de l'illusion dans la formation de symbole[29] » :
« Essayer de limiter le sens du mot symbolisation, ainsi que certains auteurs ont tendance à le faire, à celui de distorsion peut avoir l'avantage de la simplification, mais cela a d'autres désavantages. L'un de ces désavantages est que cela donne lieu à une confusion inutile dès qu'on essaye de communiquer avec les chercheurs de disciplines apparentées telles que l'épistémologie, l'esthétique et la philosophie des sciences. Cette limitation du sens du symbole interfère avec ce qui pourrait constituer une collaboration précieuse dans le travail de clarification de quelques problèmes obscurs quant à la nature de la pensée.[30] »
Marion Milner rajoute que l'isolement des concepts psychanalytiques face aux disciplines mentionnées conduit nécessairement à un appauvrissement de la réflexion psychanalytique elle-même. Milner souligne la nécessité pour la psychanalyse de reformuler sa conception du symbole, en mentionnant comme conséquence implicite de cette reformulation une réélaboration de la théorie et de la technique psychanalytiques. Marion Milner s'inscrit dans la lignée des découvertes de Mélaine Klein quant au rôle prépondérant du symbole dans l'articulation entre le monde fantasmatique intérieur et le monde réel, extérieur. La possibilité de l'identification d'un objet avec un autre doit être conçue comme une forme préliminaire du symbolisme. La possibilité du transfert de l'investissement d'un objet fantasmatique du processus primaire avec un objet réel inscrit dans le processus secondaire ouvre la possibilité d'une appréhension de plus en plus précise de la réalité. La symbolisation consiste dès lors dans une zone tampon où peuvent venir à s'articuler monde fantasmatique intérieur et le monde réel extérieur. Marion Milner en attribue donc une double fonction au symbole : d'une part, la symbolisation constitue comme le fondement de toute forme de sublimation (Klein) et d'autre part, la symbolisation permet l'appréhension du monde extérieur, de la réalité non-fantasmatique. Selon le titre de la première version de l'article- aspects du symbolisme dans la comrpéhension du non-soi -, le symbole s'avère essentiel pour la compréhension du monde extérieur.[31] Le symbole est le médium de la perception du monde extérieur, et Milner rappelle la signification anglaise du terme de médium : une substance à travers laquelle sont véhiculées des impressions sensorielles ou transmises des forces physiques (« a substance through which sensory impressions are conveyed or physical forces are transmitted[32] ».
Dans une note, Milner fait d'ailleurs fait un rapprochement hautement intéressant entre le concept du symbole chez Susanne Langer (elle regrette de n'avoir pris connaissance de la Philosophy in a new Key qu'après la rédaction de son article) et la technique du jeu de Mélanie Klein. Mélanie Klein avait en effet souligné que les jouets mis à disposition des enfants dans le cadre de la cure analytique devaient être aussi simples et aussi neutres que possible de manière à pouvoir fonctionner comme surface de projection idéale des différents fantasmes et pulsions. Le caractère commutable des jouets et des objets de l'investissement pulsionnel et fantasmatique accorde une véritable fonction symbolique aux jouets. Selon Milner, le jeu et les jouets peuvent constituer un médium pour la pensée et la communication grâce à cette fonction symbolique.

2. Charles Rycroft, critique du symbole et métapsychologie
Dans un article intitulé « Symbolism and its Relationship to the Primary and Secondary Processes » (1956 dans l'International Journal of Psycho-Analysis) Charles Rycroft n'adopte pas seulement une position ouvertement et systématiquement critique du concept psychanalytique du symbole, mais il ébauche encore les conséquences de cette critique pour la psychanalyse.
Tout d'abord Rycroft propose trois arguments critiques importants :
  1. La fixation du concept de symbolique aux processus primaires rend impossible une conception cohérente de la sublimation.
  2. Un tel concept du symbolique rend également impossible toute compréhension de la pratique psychanalytique qui se déroule essentiellement sur le plan de la parole.
  3. La conception psychanalytique 'traditionnelle' du symbole repose sur la distinction radicale entre conscient et inconscient, entre processus primaires et processus secondaires, c'est-à-dire processus du Moi. Or, ce que l'on appelle la « deuxième topique » chez Freud efface cette opposition simple. Dès lors que le moi n'est pas coextensif à la conscience, dès lors qu'il existe des parties inconscientes du moi, et surtout dès lors que le Moi ne naît plus que comme partie plus différenciée du Ça, parce qu'en contact avec le monde extérieur, il y a lieu de penser à la possibilité d'une définition plus homogène des processus conscients et inconscients. Freud n'est pourtant plus revenu sur sa théorie du symbolique, bien qu'à l'occasion il ait regretté de ne plus trouver le temps de réécrire son Interprétation des rêves, dont il affirmait même qu'elle était devenue un simple document historique.
    Un autre argument en faveur d'une conception plus prudente de la différence entre processus primaires et secondaires a été apporté par Winnicott[33]. Si les processus secondaires soutiennent un rapport privilégié avec la réalité extérieure, il ne faut pas oublier que certains aspects de la réalité extérieure elle-même ne sont pas dépourvus de propriétés issues du processus primaire. C'est le cas des relations humaines en général, et plus particulièrement des relations du nourrisson à sa mère, de l'amant à son aimée. Winnicott remarque à ce sujet que les pulsions orales et les pulsions génitales représentent le lieu privilégié où monde intérieur et monde extérieur tendent à se recouvrir, où la différence entre processus primaires et processus secondaires s'efface.
    Dans cette perspective, la possibilité d'un rapport homogène des processus primaires et secondaires s'impose. Par là même le fondement de la théorie psychanalytique du symbole disparaît, et le symbole comme caractéristique spécifique du processus primaire n'est plus tenable.
Rycroft propose 14 thèses d'une nouvelle théorie psychanalytique du symbole, dont je ne retiendrai que six points :
  1. Rycroft maintient la définition psychanalytique habituelle du symbole comme déplacement de l'investissement d'une représentation vers une représentation moins ou peu investie.
  2. Toutefois, le symbole peut-être utilisé aussi bien par les processus primaires que par les processus secondaires, il peut aussi bien servir le refoulement que la structuration réaliste du monde extérieur. Il n'y a donc pas différents symboles, mais différents processus symboliques. (Thèse 1, thèse 7, thèse 8)
  3. Le symbole peut ressembler à la représentation à laquelle il se substitue, il peut en faire partie ou avoir été dans une relation de contiguïté spatiale ou temporelle avec lui. Rycroft remarque que ces mécanismes symboliques correspondent aux trois figures de style ou figures rhétoriques de la comparaison (« simile[34] »), de la synecdoque et de la métonymie. Sans entrer dans la discussion sur cette énumération, une chose paraît claire d'emblée : les symboles se caractérisent donc par des mécanismes essentiellement langagiers. (Thèse 2)
  4. Les mots constituent un type particulier de symboles : des symboles conventionnels. Ne faisant pas le rapprochement entre le symbolisme en général et les symboles langagiers, Rycroft ne peut pas non plus utiliser l'aspect conventionnel du langage pour expliquer la similarité supra-individuelle, sociale, culturelle des symboles inconscients. (Thèse 12)
  5. À priori, les mots sont des symboles du processus secondaire, et relèvent donc d'une certaine étape du développement du moi. Toutefois, les mots peuvent également opérer comme symboles au sein du processus primaire – rêves, schizophrénie, certains symptômes comme les lapsus – et mènent alors une vie secrète. Bien que conventionnels, les mots ainsi investis relèvent d'une signification individuelle, d'un sujet particulier, et ne font donc plus partie du langage curant. Ils sont alors traités de la même manière que les autres symboles du processus primaire. (Thèse 13)
  6. Les symboles langagiers recèlent une spécificité qui ne semble caractériser nul autre type de symbole : ils permettent de symboliser les motions pulsionnelles (« instinctive acts ») et les représentations du processus primaire en général. C'est ce que montre la cure analytique qui suppose le langage comme seul médium d'un travail et qui n'a pas seulement comme but de laisser entrevoir l'inconscient, mais encore d'y exercer un certain effet. Dans ce sens, la symbolisation – au sens psychanalytique du terme – ne peut pas être exclusivement centrifuge par rapport à l'inconscient et centripète dans le seul cas de phénomènes de régression et de phénomènes pathologiques. Il faut plutôt supposer une symbolisation centripète – allant des processus secondaires aux processus primaires – aussi courante que la symbolisation centrifuge. (Thèse 14)


L'apport de Rycroft est considérable. Il n'a pas seulement libéré le symbole de son attachement aux processus primaires, mais en intégrant les symboles comme types particuliers (et même comme symboles privilégiés de la cure analytique), il a pu résoudre un certain nombre de problèmes de la métapsychologie. D'une part, il a permis à la psychanalyse de s'ouvrir à un dialogue interdisciplinaire, ainsi que le souhaitait Marion Milner. D'autre part, il a résolu, du moins en partie, le problème de la symbolique supra-individuelle qui désormais n'a plus besoin d'ouvrir plus l'individu au ciel des symboles transcendants, mais l'inscrit simplement dans les interactions quotidiennes du monde humain. Et, finalement, il a entamé une réflexion hautement intéressante sur la conception de la différence entre processus primaires et processus secondaires.

3. Alfred Lorenzer
Sans m'arrêter plus longuement aux différentes étapes de la transformation progressive de la notion du symbole entre les années cinquante et les années soixante-dix, je me tourne directement vers la critique du concept de symbole chez Alfred Lorenzer. Aussi, me limiterai-je à n'esquisser que ces trais de la critique qui représentent un développement original exemples précédents.
Plus que Rycroft, Lorenzer se réfère explicitement et systématiquement position par rapport à Cassirer et Langer. L'argument majeur qu'il retient de la philosophie des formes symboliques est le suivant : « selon Cassirer, les symboles de la conscience mythique, malgré la spécificité modale[35] de la pensée mythique, relèvent de la même faculté de formation des symboles chez l'être humain que la formation des symboles dans le cadre de la conception du monde empirique-scientifique. Il n'y a pas de différence qualitative. » Dès lors, la ressemblance entre les mécanismes des processus primaires et la pensée mythique devient particulièrement problématique pour la psychanalyse. Car si la même faculté symbolique est à l'œuvre aussi bien dans le processus primaire que dans le processus secondaire, il ne devient pas seulement impossible de distinguer deux types de processus à l'aide du symbolique, mais il serait même envisageable que la notion d'inconscient devienne superflue.
La première conséquence que Lorenzer tire de l'unité de la faculté symbolique à partir de Cassirer se comprend : l'on ne pourra plus supposer une séparation radicale des processus primaires et des processus secondaires. Avec Merton Gill[36], Lorenzer opte donc pour l'idée d'un passage homogène du processus primaire au processus secondaire. Cela revient à dire également que les processus de formation de symboles relèvent toujours de fonctions du Moi – et non plus du ça.[37] Comme fonctions du moi, la fonction symbolique du moi doit néanmoins être conçue comme s'étalant sur différents niveaux d'organisation ou de structuration symbolique, allant de la fonction symbolique du type des processus primaires aux processus symboliques de la réflexion logique et empirique, des symboles du rêve aux concepts.
Toutefois, Lorenzer remarque que l'acceptation de cette homogénéité des processus symboliques ne remet nullement en question la distinction psychanalytique entre processus primaires et processus secondaires. Plutôt que de parler de processus primaires, Lorenzer propose de parler d'organisation primaire.[38] Cette organisation ne doit être attribuée ni au Moi, ni au Ça mais désigne simplement, selon le point de vue, une organisation inférieure du moi ou les processus énergétiques-dynamiques classiquement attribués aux processus primaires.
Que reste-t-il dès lors de l'inconscient ? S'il n'est plus possible de parler d'images, de symboles ou même de fantasmes inconscients, faut-il en même temps rejeter l'idée de représentations inconscientes, tel que le propose David Beres ?
Selon Beres, l'inconscient se limiterait à des enregistrements mentaux, c'est-à-dire à une sorte de réservoir de stimuli mémorisés. Dans ce sens, l'inconscient serait en même temps vidé de ces représentants d'objets qui, selon la conception dynamique de l'inconscient, s'avèrent soumis à la dynamique des investissements. Lorenzer refuse cette conclusion par un renvoi à l'éthologie. Il tente d'y mettre à jour un phénomène mental radicalement non-symbolique. Il est bien connu que les animaux domestiques s'attachent à leur environnement, aux personnes avec lesquels ils vivent et que, dans le cas des chiens, par exemple, ils sont en mesure d'être sujets à des sentiments de manque de la personne aimée ou même à des sortes de deuils. Or, selon Lorenzer, ce type de comportement ne peut être expliqué qu'à partir du concept dynamique de l'investissement. Ceci permettrait de supposer que l'absence de symbolique ne doit pas être identifiée à l'absence de représentants tout court. L'analogie explicative avec le comportement animal a pour seul but d'entrouvrir la possibilité de représentants inconscients non-symboliques.
La psychanalyse n'a d'ailleurs pas besoin d'émettre des hypothèses particulières sur la nature ou l'essence de ces représentants inconscients. Il suffit de tenir compte de leur aspect fonctionnel, c'est-à-dire du fait que des représentants inconscients peuvent être investis et désinvestis. Cet aspect explicatif reste indispensable à l'explication psychanalytique des symptômes de fixation ou de régression. Les représentations inconscientes opèrent en quelque sorte comme des schèmes non-symboliques. Toutefois, et c'est la l'une des limites majeures de la comparaison avec l'animal, les schèmes des êtres humains ne peuvent jamais être complètement détachés de l'impact du langage. Dans le cas des phénomènes qui intéressent la psychanalyse - c'est-à-dire les symptômes, les rêves, les lapsus, etc. – ce rapport au langage, ce rapport à la fonction symbolique du Moi doit par ailleurs être conçue comme déterminante. Car la partie de l'inconscient dont il s'agit dans ces cas n'est pas un quelconque inconscient générique ou biologique, mais l'inconscient résultant d'un processus de refoulement. C'est la raison pour laquelle Lorenzer propose d'ailleurs de remplacer la notion de schème, issue de l'éthologie de Konrad Lorenz, par celle de cliché. Le refoulé apparaît comme une structure comportementale ou plutôt relationnelle désymbolisée, c'est-à-dire exclue des symbolisations du moi, et rejetée sur le plan de l'inconscient non-symbolique. Toutefois, comme le refoulé n'a d'existence que dans le retour du refoulé, c'est-à-dire dans les distorsions auxquelles il soumet la fonction symbolique, ce refoulé apparaît toujours comme un mélange des schémas désymbolisés et de resymbolisation plus ou moins déficiente.


[1] The Philosophy of Ernst Cassirer, (The Library of Living Philosophers, Volume 6), La Salle, Illinois, 1949 (1958, 1973), Open Court Publishing Company, p. 381.
[2] Op. cit, p. 395.
[3] Ibid.
[4] PSF = Philosophie des Formes Symboliques.
[5] Voir à ce propos Heinrich Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung.
[6] Voir la troisième section de la PSF II, « Le mythe comme forme de vie. », pp. 185-281.
[7] PSF I, p. 19.
[8] Un autre problème, qui n'est pas sans lien à celui-ci tiendrait à la question de la nature ou de la position de la philosophie des formes symboliques elle-même. Car ou bien la philosophie s'avère elle-même être une forme symbolique, et alors son propre indice de diffraction préjugerait de l'idée même des formes symboliques et de leur unité. Ou alors, la philosophie des formes symboliques n'est pas elle-même une forme symbolique, ce qui semble plutôt correspondre à la position de Cassirer, mais dans ce cas, il faudrait être en mesure d'expliquer comment la philosophie seule parvient à se libérer de son médium – qui est tout de même le langage – pour aborder les différentes formes symboliques telles qu'elles se posent en elle-mêmes. Kant échappait à ce problème par le moyen de la déduction transcendantale des catégories ; une voie qui ne semble évidemment plus praticable pour Cassirer.
[9] PSF II, p. 82.
[10] Voir PSF II, p. 8.
[11] PSF II, 54.
[12] Sigmund Freud, Studienausgabe II, p. 318.
[13] PSF II, p. 137.
[14] PSF II, p. XXX, Sigmund Freud, GW II/III, p. XXX, Studienausgabe, II, p.319
[15] PSF II, pp. 48, 49.
[16] PSF II, p. 105. Anisotrope : « Se dit d'une substance, d'un corps dont les propriétés varient selon la direction considérée, même si le milieu, la matière est homogène. »
[17] PSF II, p. 110.
[18] PSF I, p. 159.
[19] Afrique de l'ouest, du Sénégal au Niger en passant par Mali.
[20] PSF II, p. 188.
[21] Sandor Ferenczi, Bausteine zur Psychoanalyse I, p. 67.
[22] Sigmund Freud, Gesammelte Werke (=GW), Nachtragsband, p. 436.
[23] Ibid., p. 441.
[24] Ibid, p. 440.
[25] Voir par exemple GW II/III, 360, 362.
[26] Sandor Ferenczi, « Zur Ontogenese der Symbole », dans Bausteine zur Psychoanalyse I, Berlin, 1939, 1984, Hans Huber Verlag, p. 102.
[27] Ernest Jones, “The Theory of Symbolism » (1916), Papers on Psycho-Analysis, London, 1948, Bailliere, Tindall and Cox, 1977, London Karnac Books.
[28] Karl Bühler, Sprachtheorie, Jena, 1934, Fischer, Suttgart 1999, Lucius und Lucius, p. 28
[29] Marion Milner, « The role of Illusion in Symbol Formation », dans Mélanie Klein, Paula Heimann, R.E. Money-Kyrle (éd.), New Directions in Psychoanalysis, New York, 1955, Basic Books, p. 82
[30] Op. cit, pp.105,106
[31] La première version de l'article portait le titre : « Aspects of Symbolism in comprehension of the Not-Self. »
[32] Oxford Dictionary. Voir également Marion Milner, op. cit., p. 99.
[33] Donald Woods Winnicott, « Primitive Emotional Development », 1945, International Journal of Psychoanalysis, N° 26.
[34] Charles Rycroft, op. cit., p. 143. Oxford Dictionary (2001) : « a figure of speech involving the comparison of one thing with another thing of a different kind (e.g. as solid as a rock). »
[35] « La modalité des jugements en est une fonction tout à fait spéciale qui a le caractère de ne contribuer rien au contenu du jugement. [...] mais de ne concerner que la valeur de la copule par rapport à la pensée en général. » (Kant, CRP, p. 91)
[36] Merton Gill, dans Robert Holt (éd.), Motives and Thought, New York, 1967, p. 293.
[37] Alfred Lorenzer, Kritik des psychoanalytischen Symbolbegriffs, Frankfurt, 1971, Suhrkamp, p. 69.
[38] Ibid., p. 70.

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