Coincés entre l’Hexagone et une Allemagne d’autant
plus redoutable qu’elle sera réunifiée lorsque cet ouvrage
paraîtra[1], nous nous
permettons de vous adresser cette lettre fraternelle bien que pour vous l’
existence de notre pays ne pèse pas plus lourd que celle d’une
sous-préfecture qui aurait revendiqué et obtenu le statut
d’une nation indépendante. Il est vrai que n’étant
plus français depuis la déroute de Napoléon, et ne
l’ayant jamais vraiment été, il n’a été
que rarement question de nous dans vos discours et dans vos livres. Et pourtant,
nous sommes nombreux à vivre, le regard rivé à la France,
à l’actualité parisienne et provinciale, à souffrir
de vos excès, à nous passionner pour votre foi qui trop rarement
inspire vos discours et anime vos débats, à
désespérer de vos querelles incessantes et à succomber
à la beauté ineffable de votre langue qui est, à vrai dire,
votre seule richesse.
Dès notre adolescence, votre pays nous
a été présenté comme le phare de la culture, comme
le haut lieu du débat politique et comme le berceau de la
démocratie. Nous y reviendrons. Lorsque notre professeur de
littérature française, formé rue d’Ulm, nous fit
découvrir vos poètes, vos philosophes, vos écrivains et vos
cinéastes, nous finîmes par nous persuader qu’il nous serait
interdit de vivre ailleurs qu’en France pour ne pas dire à Paris.
D’autant qu’à nos yeux, Paris était le carrefour de
toutes les avant-gardes, le creuset des intelligences et des talents, le lieu de
rencontre des amitiés et des belles amours.
Comprenons-nous !
Ce rêve avait été cimenté par le drame de
l’occupation allemande laquelle prit fin avec l’ effondrement
crépusculaire tant attendu de la Germanie mise à feu et à
sang. Lorsque les libérateurs américains investirent nos villages
et notre ville, avançant avec l’insouciance et la souplesse du
fauve, dans l’équipage exubérant des citoyens du Nouveau
Monde, généreux, déterminés, souriants mais combien
vulnérables, de nombreux enfants de notre petit pays, subjugués,
avaient conçu un premier rêve.: partir pour
l’Amérique. D’autres avaient pris le chemin de
l’Angleterre et de la Suisse et bien plus tard, lorsqu’elle
renaissait de ses cendres, certains ont choisi d’aller se former en
Allemagne. Quant à nous, nous avons longtemps hésité tout
en sachant, quelque part- comme vous dites, que nous finirions par choisir la
France. Peu à peu, votre langue nous est devenue indispensable, nous a
habités et a constitué notre identité créatrice. La
quête de cette identité là ne fut évidemment pas le
fait du hasard. Elle nous a permis de nous déterminer par rapport
à la culture allemande, par rapport au milieu sociologique et
linguistique qui était et continue d’être le nôtre.
Elle nous a conféré cette particularité de devenir des
exilés et, paradoxalement, des observateurs privilégiés qui
pouvaient, au nom des valeurs qui étaient les vôtres, vivre
au-dessus de la mêlée provinciale.
Aujourd’hui, si
nous avons décidé de vous écrire après tant
d’années d’hésitation et de tergiversation avec
nous-mêmes et de ce lieu lointain, minuscule enclave au milieu de
l’Europe, c’est pour régler une affaire de coeur qui, nous
l’espérons, nous permettra de nous réconcilier avec vous. Il
n’y a point de réconciliation sans explication, sans la
possibilité de formuler nos doléances. Il est vrai que vous ne
nous avez rien demandé et que la liberté que nous prenons
répond à une nécessité intérieure. Nous
estimons, néanmoins, que le regard que nous jetons sur la France peut
être instructif pour vous, sur votre manière
d’appréhender ce regard, à l’instar du psychanalyste
qui approfondit sa connaissance de lui-même en prêtant attention
à la manière dont l’analysant avance ou n’avance pas
dans l’exploration de son inconscient. Dans ce long trajet à deux
qu’est l’analyse, il arrive aussi que l’analysant
s’adresse à l’analyste, parfois brutalement, pour critiquer
son silence et revendiquer une parole d’amour et l’expression de ce
cri, de cette revendication, représente pour le patient un petit pas qui,
par la suite, en entraînera de plus importants. Interpellé de cette
façon, l’analyste saura que la relation analytique est sur le point
de se modifier l’impliquant davantage, parfois de façon
décisive.
Venant de formuler cette revendication, nous venons
de franchir une première borne. Nous travaillons dans l’espoir que
cette bouteille jetée à la mer finira par tomber entre vos
mains.
Si notre message vous parvient et s’il vous
intéresse d’en prendre connaissance, il vous faudra tenir compte,
pour bien apprécier notre démarche, du fait que, ne partageant pas
les heurs ni les malheurs de votre vie quotidienne, notre jugement pourra vous
paraître, parfois, excessif. Nous estimons, néanmoins, qu’ au
moment où la vie de tous les jours tend à s’uniformiser, non
seulement grâce aux moyens de communications, mais aussi en raison de la
similitude de plus en plus grande des conditions matérielles, notre
contribution est de nature à animer l’éternel débat
au sujet du rôle, de l’influence politique, économique et
culturelle de la France. Considérez que notre regard est celui de deux
naufragés vivant au milieu de l’affairement de ce Hongkong
européen qu’est devenue Luxembourg-City. Que votre indulgence vous
porte d’entrée de jeu à nous pardonner notre rigueur parfois
excessive qui est, croyons-nous, le fruit de notre acharnement à vous
avoir porté, en dépit de votre indifférence et de votre
méfiance, dans notre coeur.
Par où commencer ? Par
votre langue hérissée d'obstacles pour celui qui désire s'y
initier, langue immuable, close, dont la syntaxe - contrairement aux langues
anglo-saxonnes - n' accepte que difficilement d'être modelée,
adaptée aux exigences issues de situations nouvelles. Dans son Journal,
Friederich Dürrenmatt note que la langue française est une langue
achevée ne tolérant point d'apport personnel, local ou
régional. Cette inflexibilité n'est pas le fruit du hasard.
Profondément imbriquée dans l'histoire de votre pays, elle
correspond à une mentalité spécifique. Tout se passe comme
si votre discours imposait son moule à la réalité du monde
et comme si la pensée française, depuis Descartes, revendiquait
l'exclusivité de l'adéquation des catégories logiques au
réel. Nous avons appris que le pouvoir central avait besoin d'un
instrument de domination, domination dont la langue écrite était
un facteur déterminant. Aujourd'hui on parlerait d'un
«standard» qui aurait été imposé à la
nation dans ses relations avec Paris. La création de l'Académie
française par le cardinal Richelieu répondait au souci de
maintenir au-dessus des parlers régionaux une langue administrative et
littéraire à la botte du souverain. Peu à peu, cette
assemblée de notables, investie du pouvoir de décider du bon usage
des mots et de bannir du langage les emplois «impropres et abusifs»
(Gide). Bien que l'Académie s'en défende, on a l'impression
qu'elle n'indique pas tellement l'usage qu'on fait des mots, mais qu'en vertu de
son choix même, elle dicte aux créateurs les bonnes manières
du savoir écrire, bonnes manières fustigées par
Céline dont la prose géniale et dévastatrice continue de
marquer, ainsi qu'il l'avait craint, ceux de vos écrivains impatients de
se placer dans la bonne direction de tout vent nouveau. «En france (sic),
note Guy Hocquenghem, notre jeune frère et maître, où le
rapport au pouvoir est la pierre de touche de la création, l'artiste est
toujours officiel, en passe de l'être ou décidé à le
devenir. Sinon, il est "maudit", un par siècle. Toutes les querelles
culturelles nationales brodent sur le même thème: la reconnaissance
officielle, ou la déclaration d'utilité publique, chèrement
disputées.(...) Pourvoyeurs de la cour ou de la ville, les faiseurs de
culture français courent derrière l'Etat, dont ils admettent
implicitement ou explicitement la toute-puissance.» On sait que depuis le
XVIIème siècle, le chemin de la réussite passe par les
coulisses de la cour ou de la régence républicaine. A ce sujet,
Fernand Braudel écrit: «Dans la France de Louis XIII, le chemin de
la puissance, c'est de se rapprocher du roi et de la Cour. Le premier pas de la
vraie carrière de Richelieu, titulaire de l'évêché
crotté de Luçon, a été de devenir l'aumônier
de la reine mère, Marie de Médicis, d'arriver ainsi jusqu'à
la Cour et de s'introduire dans le cercle étroit des
gouvernants[2].» Que de chemin
parcouru !
Tout se passe comme si de l'illusion du pouvoir
érigé en spectacle, naissait la certitude de participer au vrai
pouvoir. L'histoire confirme, au contraire, que du XIIIème au
XXème, période pendant laquelle le pouvoir économique
capitaliste s'est développé, Paris est restée à
l'écart des hauts lieux de la mise en oeuvre du progrès
technologique. Jacques Attali note que «le champ de la marchandise s'est
étendu en revêtant huit formes successives,
caractérisées par huit coeurs : Bruges, qui émerge
vers 1300, Venise vers 1450, Anvers vers 1500, Gênes vers 1550, Amsterdam
vers 1650, Londres vers 1750, Boston vers 1880, New York vers
1930.[3].(...) Qu'est-ce qui
décide, s'interroge Jacques Attali, que tel ou tel lieu devient un coeur?
Il me semble que c'est toujours, là où un groupe sait mobiliser un
peuple autour d'un projet culturel, rassembler des ressources, et mettre en
oeuvre des technologies pour développer et accélérer les
communications. (...) Très souvent, c'est aussi à l'occasion d'une
mutation radicale de la pensée religieuse ou de l'organisation politique:
Luther et Locke sont au moins aussi importants pour Amsterdam et Londres que les
technologies nouvelles qui y apparaissent.» Amère constatation qui
confirme, hélas, notre intuition de naufragés de Luxembourg-City.
Que les gouvernants de notre département ne soient pas en mesure de lever
leur petit peuple en faveur d'une action culturelle, cela nous paraît
naturel. Mais que dire de la grandeur de la France dès lors que ce pays
est considéré par ses propres experts comme n'ayant guère
vocation à réaliser un projet politique ou culturel,
véritablement populaire.
Luxembourg
« Le
Projet de Lettre aux Français », fruit d’un élan
fugace, fut rédigée au lendemain de la chute du mur de Berlin,
époque déjà lointaine, riche d’espérance et
d’angoisse. Il exprime, assurément, la frustration de jeunes gens
blanchis sous le harnois d’un fantasme tenace, privé de futur,
qu’une poignée d’hommes et de femmes, ici, partagent :
écrire dans la langue du voisin, de l’un ou de l’autre, de
Molière ou de Goethe. Mais « écrire » est un
verbe sans objet donc tout à fait à la convenance grand-ducale.
Nous avons souffert d’être nés orphelins, exposés aux
vents contraires de deux cultures puissantes, armés seulement d’un
pauvre patois de base, langue de bouche (Mundart) dont il aura fallu inventer
l’orthographe pour le rendre accessible au résident
étranger.
Quand on rêve d’écrire, il
suffit parfois d’inventer le titre de l’ouvrage et d’en
esquisser la première phrase avant de ranger le pinceau pour en
éviter l’achèvement. Nous avons donc rédigé la
préface prématurée d’un livre imaginé portant
un titre de travail : « Lettre aux Français ».
Notre projet, pour aboutir, aurait requis quelque effort (de recherche) que nous
savions empreint d’échec: à l’Ouest, c’est Paris
qui met le sceau de la réputation, à l’Est, c’est
moins central et plus ouvert, mais ça n’était pas notre
madeleine.
Nous étions, pour des raisons diverses, familiers
des paysages de la Suisse romande, villégiature dès le lendemain
de la guerre, séjour d’études universitaires, stations de
cure avant l’arrivée de la pénicilline, lieu même
d’établissement professionnel. Plus tard, nostalgiques, nous avons
pris l'habitude de traverser, plusieurs fois par an, les provinces de
l’Est français en direction du canton de Vaud devenu, en quelque
sorte, patrie d'élection. À cette occasion, nous avions
noté ce qui suit :
« Nous empruntons la RN 57
qui mène à travers des régions aussi différentes que
la Lorraine, les Vosges, la Franche-Comté et le Jura. Nous sommes
stupéfaits de redécouvrir, à chaque fois, l'
immobilité de ces provinces mal-aimées vivant à
l'écart de la vie et du progrès, parents pauvres du
développement économique. Quoi de plus attristant que de remettre
pour la énième fois les pieds dans telle taverne de Remiremont ou
de Charmes, d'y rencontrer toujours les mêmes visages fermés, les
mêmes jeunes et les mêmes vieux désarçonnés par
l'apparition répétée de ces deux personnages insolites,
venant rompre, un moment, le cours figé de leurs vies suspendues. On est,
soudain, bousculé par le sentiment miteux d’être
immobilisé dans un lieu sordide, négligé, crasseux,
réservé à ceux qui, certainement, n'auront jamais le
privilège de monter à Paris ou de suivre les itinéraires
secrets des bourgeoisies provinciales. Ici, la méfiance cloue les
lèvres. Jusqu' à l'état des lieux dits d'aisance, tout
contribue à renforcer la certitude que, contrairement aux proclamations
affichées par les bureaux de tourisme, le voyageur est de trop, et que,
seule, son obole est la bienvenue, sous condition, toutefois, qu'il ne se montre
pas sourcilleux sur le prix de la consommation. »
Sans
doute, nous sommes-nous consolés de trouver plus orphelin que nous :
ces provinciaux de la Province, abandonnés au bord de la route de la
France profonde que chante, pour des raisons électorales,
l’oligarchie parisienne; avides de fréquenter, par contraste, les
terres vaudoise et valaisanne abritant un petit peuple ouvert au monde,
enraciné dans la démocratie directe, parlant et écrivant un
idiome français mélodieux, moqué à Paris.
On console la douleur comme on peut.
Pierre Weber