Micheline Weinstein
Fin août 2003
Des enfants au regard de pierre 1
par
Mira Rothenberg
Paris, Le Seuil, printemps 1979
Il y a 24 ans
Il y a 24 ans, paraissait au Seuil, sous le titre Des
enfants au regard de pierre, la traduction de Children with
emerald eyes, témoignage par Mira Rothenberg de son
travail et de sa vie auprès d'enfants - et parfois d'adultes
- appelés le plus généralement
“schizophrènes” et “autistes”,
c'est-à-dire “psychotiques”.
Le titre français n'était pas mal, mais pourquoi
avoir traduit “emerald” par “pierre” ? Une
pierre, c'est une pierre, n'importe quelle, dure ou friable, propre
ou sale, foulée aux pieds ou difficilement accessible...
Peut-être le mot “pierre” en français
a-t-il, à l'oreille du comité éditorial, paru
en lui-même assez dur, froid et définitif, pour faire
passer en second les “eyes”, les yeux du titre. Certes,
l'émeraude est une pierre, mais c'est une pierre
précieuse, un objet lumineux et secret, niché dans
une roche d'apparence commune.
Du coup, sans rien savoir encore de ce qui avait poussé
l'auteur à rassembler ce témoignage en un volume,
des enfants au regard de pierre plutôt qu'enfants
aux yeux d'émeraude, cela ne signifiait plus du tout la
même chose, en tous cas pas les mêmes lecteurs. On
entrait ainsi dans le livre, pesamment harnachés des
idées en cours, préconçues, sur les
schizophrènes et les autistes, gavés de
théories préférentiellement abstraites,
dispensées par les maîtres à penser de
l'époque, pédants, obscurantistes et snobs.
“Enfants aux yeux d'émeraude” donc, pierre
précieuse dont une légende raconte que “la
tradition hermétique voulait aussi qu'une émeraude
[recherchée en ce qu'elle perce les obscures
ténèbres] fût tombée du front de Lucifer
pendant sa chute.” Ce recueil de témoignages, par Mira
Rothenberg, se lisait alors tout autrement. Il devenait alors
nécessaire de commencer par faire le vide pour être
disponible à son écoute, à celle de chacun des
enfants dans lesquels chacun/e peut y reconnaître quelque
chose de soi.
La
psychanalyse en France en 1979 et encore aujourd'hui
Pour en avoir un aperçu subjectif, on peut se reporter
aux textes dont il y a trace depuis 35 ans, maintenant sur sites,
et aux livres existant en circulation.
Faisons bref. En France, la psychanalyse infantile, la pratique
auprès d'enfants isolés n'intéresse les psys
qu'en ce que l'on n'y va trouver que ce que l'on y cherche,
c'est-à-dire ce que l'on y apporte, une preuve de la
justesse et de la nouveauté révolutionnaire de la
théorie d'un tel, une preuve de l'existence de Dieu. De
telle sorte que l'enfant sert de faire valoir à la
théorie en question, à partir des manifestations
externes, physiques, de sa douleur, lesquelles allèrent
jusqu'à être mises en formules par Lacan et puis par
ses disciples.
En France, à une exception, Dolto, dans la pratique
auprès des enfants, le corps n'a pas sa place, il n'existe
pas. Perrier avait relevé cette singularité de Dolto,
quand il disait,
C'est toujours à elle qu'on s'adresse quand quelque
chose du côté du corps n'a pas été
théorisé [...] Enfin, cv'est toujours à elle
qu'on s'adresse, en même temps à une femme. Si je
voulais caractériser le style de Dolto dans ses
thérapies et ses analyses d'enfants, je dirais qu'elle
est toujours dans la métaphore, ce qui permet en effet
aux petits enfants, non pas d'avoir un corps pour remettre en jeu
cette question, mais pour ne pas eus par leur corps.
Françoise Dolto était Dolto, alors que Mira -
chacune son style et à chacune les contours des traces de
ses anciennes phobies qui sont, selon Perrier, “promesses de
naissance” - côté engagement du corps, ne recule
vraiment devant rien pour tenter de trouver chaque moyen
d'accès à des forteresses qui ne sont pas vides,
puisqu'il arrive même qu'elles explosent,
révélant ainsi leur contenu éclaté, une
myriade de cristaux.
Il est peu probable qu'un discours théorique, aussi savant
soit-il, tienne devant le témoignage d'êtres vivant
que Mira Rothenberg nous demande de voir et d'entendre, et devant
ce qu'elle nous oblige à savoir.
Le corps, dans la pratique auprès de ces enfants-là,
bien souvent, peut s'apparenter à la position
troisième, telle que la définit Perrier pour
l'analyste, lequel est,
toujours en position troisième entre la
relativité du savoir et la chute des anges de la
vérité.
Le corps peut être parfois le tiers indispensable à
l'établissement d'un pont artisanal devant une confrontation
directe, violente, avec le langage. D'autres fois, ce sont d'autres
médiations, une partie de dames, au cours de laquelle se
disent, s'articulent verbalement, entre les coups, comme par
hasard, les mots de la vérité.
Je me rappelle, entre autres mésaventures, un tout petit
garçon “beur” de 2 ans 1/2, qualifié
d'autiste, qui me fut ôté après 3
séances parce que je prenais l'enfant à pleins bras,
au dernier étage de l'immeuble où se trouvait alors
mon bureau, pour qu'il puisse s'entretenir avec les nuages et les
pigeons, une fois même avec un arc en ciel. Pendant ce
temps-là, dans la pièce à côté,
son accompagnatrice (que l'on intitulait dans l'institution
“maternante”, quel vocable !), se préparait un
bon chocolat chaud, c'était la fin de l'hiver, qu'elle
sirotait en lisant une revue ou un livre. La direction de
l'établissement qui m'avait adressé ce petit
garçon, de la part d'un éducateur, a posé son
verdict : ma façon de travailler n'était pas dans la
manière de Dolto. Eh bien si, justement, on peut le
vérifier, elle en a laissé témoignage par
écrit dans nombre de ses livres. Et je l'ai vue faire, pour
qu'un enfant accepte de tenir sur ses jambes par exemple, mais ce
n'en est qu'un, sans être appareillé, ou alors
laissé à terre en état de gisant, de shmate, de déréliction. L'enfant m'a donc
été retiré mais, comme s'il avait pressenti
cette rupture, voilà qu'en arrivant dans l'institution, au
sortir de la troisième et dernière séance, il
a parlé. Une phrase, bien construite,
sujet/verbe/désignation. Il a simplement dit à
l'accompagnatrice, en cinq mots, ce qu'il pensait de la directrice,
en sa présence.
Ce que permet la lecture du livre de Mira Rothenberg, c'est de
s'affranchir une bonne fois des consignes, la plupart du temps
universitaires, scolastiques, en usage, et de travailler
auprès des enfants comme chacun/e de nous l'entend,
c'est-à-dire dans un premier temps, de suivre leur radar,
leur sonar, puisque, comme en analyse d'ailleurs, nous ne savons rien,
ce fut l'une des premières découvertes
de Freud,
La tâche consistait à apprendre du patient
quelque chose que l’on ne savait pas, et que lui-même
ne savait pas.
1909 - Clark University
Sauf que ces enfants-là ne demandent rien. Mais si l'on
va les chercher parce que leur douleur nous est insupportable,
alors ils veulent savoir.
L'enthousiasme pour l'anti-psychiatrie, l'efflorescence des
années soixante-dix se sont fanés en un rien de
temps, et l'histoire ne cesse de se répéter pour les
enfants, puis petits-enfants, héritiers de la
monstruosité qu'invente le genre humain, devenus parents
puis grands-parents, issus de la guerre, de la collaboration, de la
déportation, de l'extermination et d'un peu
d'humanité tout de même, laquelle faillit ne pas
pouvoir faire contrepoids et qui en est sortie amochée pour
longtemps encore. Essaie-t-on encore aujourd'hui de rendre la vie
à peu près vivable parmi les humains à ces
enfants autistes, schizophrènes, psychotiques ? De cela,
nous n'entendons plus guère parler, c'est comme si ces
enfants avaient rejoint, dans leurs différentes institutions
spécialisées, le monde des adultes fous dans les
services psychiatriques, celui des vieux dans leurs mouroirs,
seraient-ils de luxe, où l'horreur se cache au regard des
hommes dans un silence épais dont n'émane aucun
écho.
Il n'y a pas de psychanalyse d'enfants psychotiques, aucun
congrès de psychanalystes sur la psychose infantile ne
prouvera le contraire, des dizaines de livres, comptes-rendus de
journées, actes de colloques, débattent de ce sujet
et nous éclairent à ce propos. Travailler
auprès d'enfants autistes, cela n'a pas encore trouvé
de nom, en portera-t-il un jour pour appartenir enfin à la
normalisation des besoins de nosographie et de nomenclature ?
Mira Rothenberg, qui vit à New York, vient de Vilno,
là-bas, en Pologne, d'où les Juifs
émigraient quand ils le pouvaient depuis 1933, et puis
après, c'était quand ils avaient de la chance,
jusqu'en 1944, date à laquelle ceux qui s'étaient
retrouvés coincés dans la souricière avaient
tous été exterminés.
Ma lecture du livre de Mira, ce que j'entends de son travail au
cours du récit, viennent de l'apprentissage, par une
fillette, de la vie et de la mort dans les “Vilno” de
Pologne, d'Allemagne, de Russie, de l'Europe tout entière,
avec cette histoire-là, avec ces là-bas qui
aboutissent toujours à désigner la solution
finale.
Et le reste est silence.
C'est pourquoi, plutôt que rendre compte de son livre,
autrement dit le paraphraser habilement, j'ai procédé
par analogie, empruntant cela à Freud comme étant
l'un des premiers outils de l'analyse, et me contenterai de
reproduire quelques passages, parfois augmentés d'une ligne
de commentaire ou simplement d'un titre.
Ø
Exergue
On ne pleure pas.
On ne se plaint pas.
On ne demande pas.
On attend, on regarde. On se tient prêt. On
résiste. On repousse. Sauf dans les rêves. On ne parle
pas de ses rêves. C'est ainsi qu'il faut se conduire dans un
monde qui a tout d'une jungle. On blesse, on se bat, on tue, pour
ne pas être blessé ni tué. Pour ne pas essuyer
un refus, on ne demande rien.
Pour pouvoir vivre, il faut payer très cher. On paye.
Mais il faut que tout le monde paye.
Ø
La scène
analytique, le temps de la séance, une partie de dames
- Je prends les rouges. On fait vite une partie, et
après je pars, annonça Anthony.
- On a combien de temps pour jouer ?
- Cinq minutes.
- Tu mets quatre-vingt-dix minutes pour venir ici, autant pour
rentrer, et tout cela pour ne rester que cinq minutes avec moi. Ces
cinq minutes doivent être très importantes.
- J'ai joué. Hier, un flic m'a poursuivi à
travers tout le quartier. J'ai réussi à le
semer.
- Très drôle.
- J'ai crevé des pneus, continua-t-il d'un air
provocant. J'ai aussi cassé six fenêtres, ajout-
a-t-il plaintivement, effrayé par mon manque de
réaction.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas, j'ai des lubies.
D'accord. Tu as cinquante-cinq minutes pour trouver la raison
de ton geste, et ne me raconte pas de salades. J'attends.
- Je m'en vais, je vous l'ai dit.
- Tu restes.
Il resta et...
Ø
L'institution pour jeunes en dérive
Dix-huit filles vivaient là, au milieu de cent
soixante garçons. Rien n'était prévu pour
elles, pour répondre à leurs besoins. Elles
étaient utilisées, maltraitées et
brutalisées, tant par les garçons que par les membres
du personnel.
Elles n'avaient aucune identité, parfois même
aucun nom. On les appelait les “putes”. Et on les
traitait comme telles. Elles étaient battues,
injuriées, méprisées, corrompues,
dominées, on leur crachait dessus, et parfois on les
frappait. Elles vivaient dans un établissement conçu
pour et par des hommes - dans un monde d'hommes. On les traitait
comme des accessoires. Comme un tas d'ordures.
Elles étaient entourées de professeurs et de
fonctionnaires masculins. Quant au personnel féminin,
c'étaient de vieille femmes laides, dures, amères,
aigries et sadiques, devenues de véritables caricatures du
mâle brutal travaillant dans une maison de
correction.
Ø
Les suites de la déportation des Juifs
d'Europe
Ils venaient des camps. [...] Une foule d'hommes et de femmes
aux âmes meurtries, desséchées et, pour
certains, éteintes à jamais.
Ils se marièrent dans un camp de réfugiés,
eurent un enfant, puis vinrent aux États-Unis. La terre
promise - pas de camps, pas de persécutions, la
paix.
Mais pour la paix c'était trop tard. La marque de
Caïn était gravée sur leurs fronts. Le fer rouge
du vainqueur avait brûlé leur chair.
Il demeurait à jamais inscrit dans leurs
corps.
Aux États-Unis, ils eurent un autre bébé :
un beau bébé qu'ils appelèrent Chaim - «
vie » - en souvenir de leurs morts. Un bébé
libre, dans un pays libre.
Le père de Chaim
C'était un Juif
polonais. [...] Je me demandais d'où venait sa
fierté. Peut-être de cette époque où il
vivait avec les partisans dans les forêts de Pologne. [...]
« Là-bas », c'était la Pologne, le pays
d'où nous venions tous les deux. Mais c'était aussi
l'endroit où se concentrait tout ce qui accompagne la
douleur humaine, l'humiliation, les représailles, les
trahisons, les haines, la vengeance, l'amour et le courage ;
l'endroit où l'on étouffait aussi tout cela,
lentement, délibérément, sous la torture. Pour
lui, c'était un camp en Pologne ; pour moi, c'était
« ailleurs » ; pour vous, c'est encore autre part. Mais
« là- bas », c'est aussi ce lieu caché
tout au fond de soi, où personne ne s'aventure de son plein
gré.
Il ne parlait pas beaucoup, et quand on l'interrogeait au
sujet de son fils, il baissait les yeux vers le numéro
inscrit sur son bras et, comme si ses lèvres étaient
scellées par un terrible serment, il se taisait.
La mère de Chaim
Elle s'appelait Channa. Trop vaillante, avec des yeux trop
calmes, elle voulait « bien faire », « avoir
l'air en forme ». Mais il y avait en Channa quelque chose qui
s'imposait à elle et l'obligeait à « ne pas
avoir l'air en forme ».
« Avoir l'air en forme » et « bien faire
» voulaient dire oublier les horreurs et la souffrance
qu'elle avait connues et qui l'avaient rendue telle qu'elle
était maintenant.
Elle avait beau essayer d'oublier, tout cela ressurgissait, et
elle se rappelait. Alors, tout à coup, elle perdait le fil
de son discours et commençait à parler de ses
besoins, de sa terreur et de ses cauchemars. [...]
Chaque fois que j'essayais, au cours de la conversation,
d'évoquer le problème de Chaim et que je lui
demandais ce qui était arrivé, ce qui avait bien pu
l'ensorceler au point de le faire renoncer à la vie, Channa
réagissait comme son mari : elle contemplait le
numéro inscrit sur son bras et se taisait.
Chaim et sa mère
Chaim était [...] comme un animal en cage,
effrayé et effrayant. Chaim était le
bébé de Channa, l'âme de Channa ; tout à
la fois sa haine et son apitoiement sur elle-même ; son amour
(qui se manifestait sous les formes les plus étranges) et sa
destruction. Chaim était la vie et la mort de
Channa.
Chaim
Chaim grandit et se développa normalement.
C'était un enfant affectueux, aimable. Mais quand il eut 4
ans 1/2, son évolution s'arrêta brusquement : il
« oublia » presque tout ce qu'il avait appris depuis sa
naissance et s'installa dans un monde différent, un monde
à lui. Il cessa de parler, d'entendre, de contrôler sa
vessie et son sphincter, de manger proprement, de s'habiller tout
seul et de comprendre ce qu'on lui disait. Il devint un animal
sauvage dont le but dans la vie était d'attaquer et de se
défendre.
[...]
Les derniers mots prononcés par Chaim avant qu'il ne
cesse de parler furent : « Ils frappent les murs. ils
viennent me tuer. »
[...]
12 avril. Chaim connaît une vingtaine de mots et de
phrases, qu'il répète spontanément : tuer,
mourir, fusil, méchant garçon, garçon laid,
bébé, mourir méchant bébé,
mourir bébé, mourir poupée, mourir
garçon, assassins, nazi, non, brûler, miroir, aller,
partir, lait, Ron.
Psychiatrisation de Chaim, un an et demi
plus tard
En octobre, les parents de Chaim reparlèrent de
l'envoyer à l'hôpital. la dernière rechute et
l'hospitalisation de sa mère n'avaient fait que l'irriter
davantage contre son fils et contre elle-même.
[...]
Les médicaments qu'on donnait à Chaim par
intermittence [...] avaient été inutiles. Comme les
tentatives d'aide psychologique, ils semblaient efficaces un
certain temps, puis l'enfant y devenait insensible et retournait
à son état antérieur - la
schizophrénie.
Nous demandâmes à ses parents de donner à
l'enfant et à nous-même une nouvelle chance.
...notre psychiatre suggéra une narcosynthèse.
[...] Comme nous étions naïfs !
Il y avait là : deux médecins, un cardiologue,
une infirmière, un travailleur social et moi-même. Les
médecins examinèrent le petit garçon. On
l'installa confortablement et, doucement, très doucement, on
lui fit une piqûre intraveineuse de pentothal et...
[...]
On avait l'impression que l'enfant se trouvait face à
face avec tout ce qui le terrifiait, et qu'il plongeait au
cœur même de sa souffrance. il devint blême, puis
vert, ses yeux s'enfoncèrent dans les orbites comme pour
échapper au spectacle horrible qu'il voyaient. Puis Chaim
saisit le miroir qu'on avait placé là et
commença à le contempler, le regard fixe. Je lui
parlai. En polonais, en yddish et en allemand. Ce fut inutile. Il
regardait ce miroir et ce qu'il y voyait devait être
terrifiant. Son visage prit une expression d'horreur profonde. Il
chancela, tomba sur le canapé et commença à
crier de toutes ses forces : « Assassins, assassins,
assassins ! Tue, tue, tue ! » Puis il sombra dans
l'inconscience, à ce qu'il me parut - c'était ce qui
pouvait lui arriver de mieux.
On lui fit une autre piqûre. Il se releva, comme un
animal blessé à mort, pour livrer son dernier combat.
Il chancelait, essayant de garder son équilibre.
C'était un spectacle horrible. Il avait sur le visage une
expression de total abandon ; c'était un enfant perdu,
irrémédiablement perdu et vaincu. Puis sa fureur
reprit le dessus. Il criait et hurlait, sans s'arrêter. [...]
...tel un animal en captivité, incapable de courir,
prisonnier des barreaux de sa cage, il me frappa comme si
j'étais ces barreaux, comme si en se frayant un passage
à travers moi, il pouvait se libérer - de sa peur, de
sa souffrance, de son désir -, retrouver l'oubli. Mais Chaim
ne pouvait fuir nulle part ; pour lui, la liberté n'existait
pas. Il s'effondra et s'évanouit.
Le désarroi de l'équipe soignante
Nous avions honte - d'avoir été témoins du
crime, de nous être montrés impuissants - et nous
étions horrifiés. [...]
Une idée commençait à nous hanter.
Peut-être existe-t-il des enfants qui ont assimilé au
plus profond d'eux-mêmes le besoin absolu de se
détruire ; un besoin, un ordre, qu'on dirait dicté
par leurs parents, si envahissant, si exigeant, qu'il nous tient
toujours en échec, malgré tous nos efforts pour le
faire disparaître. Car l'enfant ne connaît rien
d'autre.
Chaim a 11 ans
Il brûlait de plus en plus de poupées dans sa
cuisinière. Sa fascination pour la fumée et les
cigarettes le reprit, et son insistance pour que tout le monde fume
était insupportable. il cessa de parler, ne conservant que
quelques phrases : « Assassins », « Tuer le
bébé », « Méchant
bébé » et « Ils frappent contre les
murs », qu'il répétait sans arrêt sur un
rythme rappelant de chant « Shma Israël » que
chantaient les Juifs avant d'être exécutés.
Après avoir prononcé ces mots, Chaim donnait
l'impression que la moitié supérieure de son corps
avait perdu son centre de gravité. Il se repliait sur
lui-même comme un orang-outang captif, vaincu. Grognant,
hurlant, sautant, brandissant, les bras pendants, raidi par la
peur, il courait en décrivant des cercles inutiles,
prêt à tuer et à tout écraser, la
terreur si profondément gravée sur son visage qu'elle
y était inscrite à jamais. Au bout d'un moment, il
tombait par terre en état de stupeur.
[...]
La nature veut que l'enfant se nourrisse de sa mère.
[...] La mère de Chaim était incapable de cela. [...]
Elle avait fini par engloutir son fils.
Jour après jour, elle l'avait «
dévoré », l'incorporant à elle
jusqu'à le faire disparaître. [...]
Il devient à la fois son bonheur et son malheur ; sa
malédiction et sa perte. [...] Si elle est
persécutée, il l'est aussi. Si elle est tuée,
lui aussi. Et parfois, dans sa fureur, elle finit par le prendre
pour le bourreau ou l'assassin et elle le tue.
Ø
Sara refuse le contact et le coupe
Au début, il me fut impossible de l'aider, car elle me
bloquait autant qu'elle se bloquait elle-même. Comme elle
avait peur du contact physique, je ne pouvais pas la toucher, et
tout ce que je disais pour tenter de la réconforter ne
faisait que déclencher une explosion. Les mots que je
prononçais étaient toujours maladroits, car il
heurtaient un autre point sensible que j'ignorais encore.
L'amie de Sara
La solitude et la peur dont souffrait Sara étaient
telles qu'elles dresssaient une barrière entre l'enfant et
ceux qui auraient voulu la rassurer : personne ne pouvait l'aider.
Sara se débrouilla donc toute seule. Elle se fabriqua une
amie, sur laquelle elle pouvait exercer un contrôle - sa
main.
L'enfant avait avec elle de longues conversations ; mais on
n'en saisissait guère que quelques bribes. « Ça
va ? », demandait Sara à sa main, et celle-ci lui
donnait toujours l'approbation ou la désapprobation qu'elle
cherchait.
La main pouvait même arrêter les pleurs de la
petite fille. « Ça va, Sara, tu as suffisamment
pleuré », semblait-elle lui dire. [...]
Sara tendait sa main devant elle, la regardait fixement, les
yeux braqués sur elle, puis elle se mettait à lui
parler pendant des heures, avec un air d'intense
concentration.
La main était plus sûre, plus prévisible,
plus rassurante que n'importe qui d'autre, y compris moi. Elle ne
pouvait ni lui faire peur ni lui faire mal, sauf si Sara
elle-même lui en donnait l'ordre.
Quelque temps plus tard, les fèces =
bébé
Les toilettes étaient pour Sara un sujet défendu,
qu'il s'agisse du mot ou de l'endroit. [...]
- Quand vous faites, il ne vous arrive rien ?
- Non, mais je me sens mieux.
- Vous tirez la chasse d'eau ?
- Oui.
- Et quand vous tirez la chasse d'eau, vous êtes encore
là ?
- Oui.
- Tout entière ? Vous ne laissez rien partir de
vous-même ?
- Non.
- Vous laissez partir le bébé ? demanda-t-elle,
partagée entre l'espoir et la peur.
- Il n'y a pas de bébé. Ce sont seulement des
déchets, la nourriture dont le corps n'a plus
besoin.
Le regard de Sara passe de sa main à
Mira
Sara essaya. De toutes ses forces. Au début, elle y
arrrivait plus facilement quand elle était en colère.
Quand elle voulait vraiment me convaincre de quelque chose, elle me
regardait droit dans les yeux, car elle savait qu'autrement je ne
l'écouterais pas. « Mira n'est pas sûre que
je m'adresse vraiment à elle, si je ne la regarde pas
», expliqua-t-elle brièvement, et d'un ton amer,
à sa main.
Si l'on parodiait ce passage en style
théorique,
universitaire, il serait illisible
[Sara] souffrait d'une impression de manque,
d'inachèvement, tant qu'elle ne s'était pas
emparée de tout ce qui appartenait aux autres. Rien
n'arrivait à la satisfaire. Elle n'avait jamais assez
d'amour, assez de paquets, de nourriture ou de baies. Il lui aurait
fallu tout posséder. Alors, elle se serait sentie
protégée, elle n'aurait plus eu peur, elle aurait pu
rassasier son désir effréné, sa faim d'amour.
Oui. - Et encore...
La scène primitive
Comme d'habitude, elle me donna ses indications de scène
:
- Asseyez-vous là, sur une chaise, dans le coin
près de la lampe, pour que je puisse vous voir et savoir que
c'est vous.
Je m'exécutai.
Elle commença :
- Et puis, il y avait deux personnes, et plein de bras, et
plein de jambes. Elles se tortillaient dans tous les sens. Et puis
Papa a pris un couteau, et il a frappé Maman avec, sans
s'arrêter. il la frappait dans le ventre, continua-t-elle en
haletant.
Alors Maman a commencé à crier, et ils remuaient
comme Petey (un enfant épileptique) quand vous devez lui
mettre une cuiller dans la bouche, et après elle est morte.
Et peut-être qu'il était mort aussi. Non, il
était simplement fatigué de la tuer.
[...]
- Mais si Maman est morte, comment se fait-il qu'elle vive
?
Épilogue
Puis un jour [...], elle me dit :
- Vous savez, Lee, Kate, Matthew et Johny parlent tous de ma
main comme si c'était une vraie personne. Ils sont idiots
n'est-ce pas ? Dites-leur que c'est seulement une main, et qu'elle
fait partie de moi.
Et voilà.
[...]
Elle s'appelait Sara. mais nous avions avec nous un homme
à tout faire, un Russe, qui avait saisi toute la
poésie émanant de la petite fille et qui, au lieu de
l'appeler Sara, lui donna le nom de Blueberry. [...]
Au bout de quelque temps nous avions tous oublié son
vrai nom. Nous hurlions à tue-tête :
« Hé, Blueberry ? Où es-tu ?
»
Et comme si c'était là son vrai nom, elle courait
nous rejoindre en criant : « Ici. » Et c'est ainsi que
notre camp fut baptisé : Blueberry.
Ø
Danny, l'échec
Il était moi, il était Danny. Et on allait me le
prendre. [...]
[Les parents de Danny] ne pouvaient plus garder l'enfant chez
eux. Je les suppliai : Ne l'envoyez pas là-bas. Ne le faites
pas hospitaliser. [...] Ils le firent entrer à
l'hôpital.
[...]
Non, Danny, je ne t'ai pas retrouvé quand tu t'es
« perdu ». J'ai échoué.
Je n'ai pas pu tenir ma promesse. Je suis allée à
l'hôpital bien des fois. Nous nous asseyions sur les marches
de l'escalier ou dans le parloir et je chantais à Danny
toutes les chansons qu'il aimait tant :
Les cheveux de Danny sont comme le soleil
Les yeux de Danny sont comme le ciel.
Il avait alors un petit sourire désespéré
et ne voulait pas me laisser partir. Il suppliait qu'on me permette
de l'emmener.
Non, Danny, je ne t'ai pas retrouvé « quand tu
t'es perdu » - « petit » ou « grand »
- parce que je n'ai pas su trouver le chemin qui conduisait vers
toi.
Et je ne suis plus jamais retournée à
l'hôpital parce que j'étais terrifiée de mon
impuissance, et que la faiblesse est un sentiment accablant.
Pendant longtemps, bien longtemps, on se déchire le
cœur, puis il vient un moment où l'on ne peut
plus.
Non, Danny, je n'ai pas su te retrouver quand tu t'es perdu.
Pardonne-moi.
Ø
Peter, dans la prison d'un camp
retranché
Peter n'a jamais connu la liberté.
C'était un petit garçon parfaitement capable de
marcher, de parler, de rire et de pleurer, et doté d'une
forme de génie qui nous dépassait.
Mais...
C'était un petit garçon qui avait une peur
affreuse de la destruction. Et comme il avait l'impression qu'elle
le menaçait de partout, il s'était bâti un
univers où, devenu le maître et le créateur du
monde, il exerçait seul un pouvoir abolu, empêchant
ainsi sa destruction finale.
Son monde était un monde étrange, dur et cruel,
fait de solitude et de peur. Et Peter devint un enfant très
étrange.
Pour apaiser les dieux de la destruction, qui se tenaient
toujours à l'affût, prêts à lui
ôter la vie, il se faisait lui-même l'instrument de sa
propre destruction. Mais il n'allait jamais jusqu'à
l'anéantissement total, comme les dieux l'auraient
souhaité, car, quoiqu'il fasse, il ne pourrait pas
disparaître tant qu'il se cramponnerait à sa clef
magique.
[...]
...parmi tous ses talents, il en était un qui fascinait
particulièrement son entourage, car il semblait sortir du
domaine des simples capacités humaines et relever davantage
de la magie. Il suffisait que Peter vous demande la date de votre
anniversaire, ou de tout autre événement qui vous
intéresse, et il vous en disait le jour pour n'importe
quelle année passée ou à venir.*
* [Fernand Deligny, avec qui j'ai travaillé pendant 14 ans,
avait relevé ce trait tout à fait
époustouflant chez l'un ou l'autre, parmi les enfants
“autistes”, « mutiques »
préférait-il les nommer avec justesse. Mais il n'en a
rien fait. C'était là sa limite,
semblerait-il.]
Mais j'avais l'impression qu'il utilisait ses dons beaucoup
moins pour en faire profiter ceux qu'il interrogeait que pour
exercer sur eux une contrainte, une forme de corruption. Je me
souviens de la rage que j'éprouvais en constatant à
quel point les gens se laissaient fasciner par cet enfant et
devenaient facilement dupes de ses manœuvres.
Un contre-transfert
Jusqu'à présent, cet idiot si génial, qui
savait faire tant de choses, et pourtant si peu, avait pour moi le
mystère d'un livre fermé, et il me semblait à
la fois si attirant et si haïssable, si effrayant et si
douloureux et, surtout, si familier, qu'il me fallait absolument le
fuir : c'était pour moi une question de survie.
Je ne saurais dire quand exactement j'ai changé
d'attitude à l'égard de l'enfant. [...] Je
décidai de ne pas le laisser me berner, me dominer, me
séduire ou m'insulter. Et de ne pas non plus lui laisser
croire qu'il était si puissant que le monde entier devait se
plier à ses moindres désirs.
Mira au travail, Peter doit savoir, Mira
aussi
Peter était pour moi une énigme. Si j'essayais de
faire une analyse logique de son comportement, je n'y comprenais
à peu près rien. J'étais incapable de traduire
mes impressions par des pensées ou des mots précis.
Aussi, à part quelques règles simples que j'avais
données à l'enfant, je me contentais d'être
là et de l'observer de très près.
J'espérais ainsi comprendre un peu mieux ce puzzle qui avait
nom Peter.
[...]
- Qui est Monsieur Kimmel ? Où vit-il ? Quel est son
numéro de téléphone ?
À cela aussi, il faut répondre. Et bien
sûr, vous en êtes incapable. Et votre ignorance
déclenche des cris perçants.
- Quelles sont les couleurs qui manquent ? Peter doit
savoir.
Vous ne savez pas la réponse, pas plus que vous ne savez
de quelles couleurs il parle, mais pour éviter une crise de
larmes, vous essayez de deviner :
- Le rouge.
La réponse est rarement la bonne, alors vous essayez
encore de trouver. Mais Peter ne se calme pas et il continue de
crier, de crier, sans s'arrêter.
[...]
Ce qui me semblait important, c'était moins le fait
qu'il ait de tels dons, mais la manière dont il les
utilisait. S'il existait une logique cachée dans ses
prouesses mathématiques et mnémoniques et si nous
n'en connaissions que le résultat final, peut-être
existait-il aussi dans d'autres domaines de sa vie le
même type de fonctionnement logique et, là
aussi, nous ne pouvions voir que le résultat.
[...]
Je ne comprenais rien à tout cela ; pourtant je savais
que, quelque part, tout au fond de lui, la réponse existait.
[...] Je décidai de ne pas attendre d'avoir fait une analyse
rationnelle de cette énigme, mais de suivre mon instinct et
mes impressions, que je ne comprenais pas davantage.
La haine, le clivage
...la haine s'accompagne toujours d'un sentiment de peur. Peter
avait peur - peur de se faire dévorer et de dévorer
l'autre. Il avait peur de se trouver ainsi à la merci de
l'autre, peur d'avoir mal en déplaisant à l'autre ou
bien en le trouvant, lui, déplaisant. Alors, il avait
isolé une partie de lui-même et l'avait cachée
tout au fond de sa coquille ; et c'était cette partie,
dissimulée aux yeux de tous, qui dirigeait ses
actions.
Je voulais la découvrir et la révéler
à Peter. Je voulais qu'elle soit enfin reconnue, rendue
consciente et responsable ; je voulais que Peter retrouve le moi
dont il s'était séparé.
[...]
Je lui dis que, désormais, il pourrait utiliser ma force
et ma volonté, mais uniquement quand il voudrait les joindre
à ce qu'il avait de plus sain en lui. Il pourrait se servir
de moi quand il se sentirait incapable de s'en sortir tout seul,
quand il voudrait lutter contre ses peurs et comprendre son monde
imaginaire. Mais jamais je ne montrerais de complaisance à
l'égard de sa maladie. Je lui dis que je connaissais son
désespoir, sa solitude et sa souffrance, Mais que jamais, je
ne me laisserais dévorer par cela.
Les dessins de Peter, pages 250 à
253
[Le dessin, d'un être vivant ou d'une chose, se
présente d'abord en morceaux. Progressivement, les
éléments épars rejoignent le corps,
figuré par un ovale, horizontal, une chose, un autobus, qui
se verticalise pour créer un être vivant.
Apparaît alors le corps en entier, réuni, sa
tête posée dessus, ses bras, ses jambes. Vient ensuite
la différence des sexes. Une fille, avec une jupe. Puis un
garçon, pantalon à une seule jambe. L'étape
suivante reproduit les cheveux, lesquels humanisent tout de
même un peu la silhouette, en même temps que les
oreilles, chez la fille à la jupe. Nous ne savons pas
la suite graphique ni si les autres sens que celui de l'entendement
- le regard, l'odorat, le goût, la saveur des choses, Peter
doit savoir - se sont manifestés, ou si ce ne fut plus
nécessaire, puisque Peter commençait à entrer
en relation de langage avec Mira.]
Peter sait, Mira aussi
- Mais Peter doit savoir. [Peter ne dit jamais je]
- Pourquoi ?
- Parce qu'il doit.
- Pourquoi ? Je ne « demande » pas, personne ne
« demande ».
- Cela lui fait du bien. Il se sent apaisé, cela lui
calme les nerfs.
[...]
...au bout d'un an, Peter se décida soudain à me
répondre. À l'un de mes « pourquoi », il
répondit :
- Parce que ce sont des inconnus.
Comme je le pressais de questions, il ajouta :
- Peter a peur d'eux.
Quelques jours plus tard, il dit encore :
- Ces personnes ont certains morceaux de Peter.
Tout s'éclairait soudain.
J'interrogeai l'enfant :
- Si tu sais qui ils sont et où ils vivent, gardent-ils
encore tes morceaux ?
- Oui. mais Peter sait alors où les trouver.
[...]
À partir de ce jour-là, quand quelqu'un entrait
dans la pièce, je devançais les questions de Peter en
le rassurant :
- Il n'a pas tes morceaux. il a les siens, et toi, tu as les
tiens.
[...]
Puis Peter ne parla plus de « morceaux », au
pluriel, comme il l'avait fait jusqu'alors, mais d'un seul «
morceau ».
Peter est bien entier
Un jour, nous avons eu la visite d'un homme qui s'appelait Dick
. [...]
Comme j'essayais de convaincre l'enfant que Dick et lui avaient
chacun leurs propres morceaux, Peter me dit d'un ton sans
réplique :
- Non.
- À ton avis, quel morceau Dick t'a-t-il pris
?
- La jambe.
Je lui conseillai alors de toucher sa jambe et celle de Dick
pour voir la différence. il s'exécuta, puis me dit
:
- Non, pas la jambe.
Et il se rua, effrayé, vers la porte et se mit à
crier :
- Peter doit aller aux toilettes.
- Pourquoi ?
- Il doit, dit-il d'un ton sec.
- Crois-tu par hasard que Dick a ton pénis ?
Peter se mit alors à sauter de joie et, tout
excité, il cria, l'air soulagé :
- Oui !
Je lui dis d'aller aux toilettes et de vérifier. Quand
il revient, il annonça :
- Peter a le sien.
Peter est né
- Peter est sorti, dit-il
Je le regardai, sans comprendre. Alors, il précisa
:
- Peter est sorti de Mira.
Puis il ajouta :
- Comme de Maman. Il est né.
Et il retourna à sa peinture.
Après cet incident, Peter se montra plus
coopératif et légèrement plus
indépendant. [...] Et je sentais qu'il commençait
à avoir une certaine confiance en moi, et non plus seulement
le besoin effréné de se servir de moi comme cachette.
Il n'avait plus cette frénésie de l'homme qui se noie
et qui essaie d'entraîner son sauveteur avec lui au fond de
l'eau. Je n'appréciais pas tellement cet excès de
confiance et cet excès de responsabilité. Je veux
bien mettre en ordre le chaos. Ou bien transformer l'ordre en
chaos. Mais passer de l'ordre au chaos et du chaos à
l'ordre, c'est une responsabilité trop lourde pour
moi.
[...]
...je devais l'empêcher de m'envahir.
Notre relation se modifia après qu'il m'eut dit
être sorti de moi. Je compris alors que le moment
était venu de faire porter à Peter davantage de
responsabilités. Car toute naissance, même symbolique,
s'accompagne de responsabilités nouvelles. Peter n'aimait
pas cela.
[...]
Il devint lentement un être humain indépendant,
qui commençait à élaborer sa propre
identité. [...] Il disait de plus en plus souvent « Je
veux », « J'arrêterai moi-même »,
« J'ai fait cela parce que j'avais peur. » Au bout de
quelque temps, Peter se mit très nettement à prendre
en haine sa dépendance à mon égard, et il
essaya de la secouer. Jusqu'au jour où, en 1962, il me dit
:
- J'ai envie de vous voir de temps en temps, mais pas tout le
temps.
La symbiose était finie.
[...]
Après avoir travaillé près de trois ans
ensemble, nous nous retirions l'un de l'autre. Je lui avais dit que
je sentais qu'il faisait semblant d'être mort parce que,
peut-être, il avait vraiment peur de mourir s'il se mettait
à vivre. Peter s'écarta alors de moi et, souvent, il
essaya de me faire mal physiquement, car « Mira connaît
la vérité. » Je fus un peu effrayée de
sa fureur contre moi et, je pense, de celle que j'éprouvais
contre lui, et je pris mes distances, moi aussi.
La “comédie”
humaine
Un autre jour, je l'emmenai voir une comédie
musicale. Peu de temps après, il m'en parla. Il se souvenait
de chacune des paroles et des mélodies du spectacle, mais
quand je lui demandai de me raconter l'histoire, il ne me
répondit pas. Finalement, excédé par mon
insistance, il me dit :
- C'est simplement un tas de gens qui jouent, qui font croire
qu'ils sont quelqu'un d'autre, et qui sont payés pour
cela.
[...]
C'était la même chose avec les symboles.
- Une voie sans issue est mishuga, et mishuga
tourne en rond, sans arriver à sortir, me dit-il une
fois.
Peter, le drame de
l'inutilité
Hier, 17 décembre 1976, j'ai vu Peter. Il a vingt-huit
ans maintenant.
[...]
Je voulais savoir s'il avait gardé ses dons en
mathématiques et s'il les utilisait encore. Il me dit alors
d'un air détaché :
- Bien sûr, je peux toujours faire ces calculs, mais ce
n'est pas la peine ; personne ne me demande jamais d'en faire,
personne n'en a besoin.
Ø
S'il fallut 24 ans pour enfin témoigner de la
qualité, sans équivalence en France, du livre de Mira
Rothenberg, c'est parce qu'aujourd'hui nous avons les moyens
matériels, concrets, de rendre ce témoignage public,
mais aussi, surtout, comme pour nombre de ces enfants-là,
les enfants de “là-bas”, le temps, tel celui de
l'inconscient, n'imprime pas sur ce moi que nous ne connaissons
pas. Je l'ai fait au mieux que je l'ai pu, laissant la plus grande
place à la parole de ces enfants, que Mira Rothenberg a
portée telle quelle jusqu'à nous, même quand
ils ne parlaient pas, même quand ils ne voulaient, ne
pouvaient, pas parler. Elle est l'écho de leur
silence.
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