Au dédale des psychothérapies psychanalytiques

Dans la discussion sur la tentative d’interdiction de la psychanalyse au Luxembourg, nous venons d’apprendre que la psychanalyse, la « thérapie psychanalytique » et le « procédé psychodynamique » sont désormais synonymes et désignent une seule et même approche.

L’information a été transmise par l’un des principaux détracteurs de la psychanalyse, le président de notre Conseil Scientifique national, nouvellement devenu ardent défenseur et meilleur ami de la psychanalyse. Pour des raisons purement professionnelles, scientifiques et objectives s’entend.

Notre collègue Jean-Claude Schotte a très justement rappelé (voir Les déclarations solennelles après-coup) que contrairement à la prompte assimilation par l’expert, ces désignations ne sont nullement synonymes.

Quiconque a jamais eu la curiosité de s’intéresser aux discussions sur les différences entre psychanalyse et psychothérapie aura pressenti la confusion provoquée par le gommage des différences, tantôt énormes, tantôt subtiles, entre la psychanalyse à proprement parler et les psychothérapies à inspiration psychanalytique (selon la désignation courante dans les pays francophones), les « procédés psychodynamiques » et quelques autres encore …

La question amusante serait de savoir quelle est, ou plus précisément quelles sont les différences entre ces diverses pratiques et théories. Si dans une perspective francophone la différence entre psychanalyse et psychothérapie d’inspiration psychanalytique n’a plus rien de particulièrement étonnant, les notions de « procédé psychodynamique » ou même de « psychologie des profondeurs » semblent plus originales.

Pour comprendre ces désignations, et quelques autres encore, il faudra toutefois quitter le terrain de la discussion francophone et se tourner vers les discussions allemandes. Car chez nos collègues d’outre-Rhin, il n’y a guère de place pour les flous dénotatifs.

D’après les experts allemands [1] la « psychanalyse » (au sens de thérapie psychanalytique) se décline en un groupe de procédés dont la notion générique est celle de « psychothérapie psychodynamique ». Selon une autre désignation, les psychothérapies psychodynamiques correspondraient encore à des « psychothérapies orientées sur la psychologie des profondeurs ».

Ainsi, suivant les différents experts, on trouve une bonne dizaine de psychothérapies psychodynamiques, dont justement : la psychothérapie dynamique ou la psychothérapie fondée sur la psychologie des profondeurs.

Mais reprenons brièvement par le début : « la » psychanalyse.

À partir des années 1910, au plus tard, la psychanalyse a commencé à se développer dans des directions différentes, parfois assez divergentes de ses origines freudiennes. Les années 1910 à 1913 furent celles des premières exclusions et séparations. On se souviendra des querelles autour des approches de Adler, de Jung et de Steckel aboutissant à des exclusions fracassantes de l’association psychanalytique, créée par un Freud soucieux de sauvegarder la « pureté » de sa discipline et de sa pratique. Mais à l’intérieur de ce premier mouvement psychanalytique aussi, les tensions furent nombreuses, même par rapport aux plus proches collaborateurs comme Ferenczi et Otto Rank, ou par rapport aux dissidents temporairement tolérés tels que Reich et Steckel.

Beaucoup aura été écrit sur ces gestes d’exclusion. D’aucuns auront regretté cette diversité, comme Freud lui-même. Mais d’autres y virent la richesse d’une discipline en plein essor. Face à la conviction d’avoir donné naissance à une nouvelle « science naturelle », les puristes pouvaient difficilement tolérer la multiplication simultanée de paradigmes ; un phénomène plus caractéristique des sciences humaines (dites « molles ») que des sciences dites « dures ».

Il aura fallu attendre la fin des années 1980 – 1988 plus précisément – pour que Robert Wallerstein, alors président de l’Association Internationale de Psychanalyse – ose thématiser le « pluralisme » grandissant parmi les rangs mêmes des gardiens de l’orthodoxie freudienne. [2] Et Wallerstein aura choisi son intervention en vue du plus grand impact possible dans le champ de la psychanalyse : l’allocution du président au 35è Congrès International de l’AIP à Montréal.

Dans son exposé sur le pluralisme et l’unité de la psychanalyse, Wallerstein mentionne au passage les approches de Adler et de Stekel, de Ferenczi et de Rank, de Klein et des Kleiniens, d’Anna Freud, de Bion, de Winnicott, de Lacan, de Hartmann et de Rappaport, de Mahler, de la « nouvelle voie » de Schafer, de la théorie clinique de George Klein, de l’Ego-Psychology de Kris, Hartmann et Loewenstein, de la Self-Psychology de Kohut, les approches interpersonnelles de Horney, de Fromm et de Thompson, sans oublier les approches plus herméneutiques des Allemands (Gadamer et Habermas), Français (Paul Ricoeur) et Américains (George Klein, Merton Gill, Roy Schafer et Donald Spence). Et la liste est bien loin d’être complète … Voilà matière donc à se faire hérisser la paresse intellectuelle.

Et comme s’il ne suffisait pas de multiplier ces perspectives, Wallerstein rajoute, à juste titre, qu’il ne s’agit pas de quelques différences de surface, de quelques variations de la décoration conceptuelle. Chacune de ces approches, écrit le président, « essays to be a comprehensively adequate explanatory system within which the whole range of psychoanalytically amenable psychopathology can be understood and treated ». [3]  Rien de moins !

Pour être clair, il est donc bien question ici d’une pluralité de paradigmes (ou de « matrices disciplinaires ») épistémologiques au sens défini par Kuhn. Rappelons brièvement l’une de ses définitions les plus succinctes :

On the one hand, [paradigm] stands for the entire constellation of beliefs, values, techniques and so on shared by the members of a given community. On the other, it denotes one sort of element in that constellation, the concrete puzzle-solutions which, employed as models or as examples, can replace explicit rules as a basis for the solution of the remaining puzzles of normal science. [4]

Or, si nous nous tournons désormais vers l’un des ouvrages de référence allemands actuels de la psychothérapie psychanalytique – Psychodynamische Psychotherapien des professeurs de psychiatrie Ch. Reimer et de U. Rüger [5]  – nous nous retrouvons d’emblée sur un terrain bien différent. Les auteurs, dont on ne risque pas de sous-estimer la formation, les connaissances, le sérieux et l’expertise en la matière, définissent la « psychothérapie fondée sur la psychologie des profondeurs » (tiefenpsychologisch fundierte Psychotherapie) comme des procédés de traitement (Behandlungsverfahren) qui se distinguent entre autres de la « psychothérapie psychanalytique » par leur fréquence de traitement moins importante et par un « setting » différent.

À en croire les auteurs, ces psychothérapies fondées sur la psychologie des profondeurs ne représentent pas une démarche accessoire en Allemagne. Parmi les divers types de thérapies remboursées, les psychothérapies fondées sur la psychologie des profondeurs représentent « la forme de traitement psychothérapeutique la plus fréquemment appliquée dans le domaine germanophone. » [6]

Les spécialistes allemands constatent que la dénomination « psychothérapie fondée sur la psychologie des profondeurs » ne s’est pas imposée à l’étranger. Raison pour laquelle, sans doute, on peut la confondre avec la psychanalyse, la psychothérapie d’inspiration psychanalytique ou d’autres variantes du genre.

Sans entrer dans le détail de l’ouvrage, qui en vaut assurément le détour, les auteurs proposent donc un relevé systématique des sous-catégories du genre « psychothérapie fondée sur la psychologie des profondeurs » et des « procédés psychothérapeutiques orientés sur la psychodynamique ».

Les espèces de la première sont :

  • la psychothérapie fondée sur la psychologie des profondeurs,
  • la psychothérapie dynamique,
  • la psychothérapie interactionnelle,
  • la psychothérapie brève et à durée brève,
  • l’intervention de crise,
  • la thérapie de couple et de famille psychodynamique,
  • et le processus sportif dans le cadre des procédés psychothérapeutiques psychodynamiques.

Les espèces du genre « procédés psychothérapeutiques orientés sur la psychodynamique » sont :

  • la psychothérapie catathyme-imaginaire,
  • la Gestalt-thérapie,
  • le psychodrame,
  • la thérapie musicale,
  • les thérapies corporelles,
  • et l’analyse transactionnelle.

Bien évidemment, parmi ces 13 psychothérapies psychodynamiques, certaines proposent des variantes sous forme de sous-espèces d’espèces.

Quel est donc le rapport entre ces psychothérapies et la psychanalyse ?

Premier constat: la question de pluralité paradigmatique multidimensionnelle s’avère plus ou moins absente des psychothérapies psychodynamiques. Du moins s’il faut en croire les auteurs du manuel cité.

Les psychothérapies psychodynamiques s’orientent « plus ou moins », écrivent Rüger et Reimer, sur l’arrière-fond de la théorie psychanalytique freudienne dont elles reprennent les « principes fondamentaux centraux », tout en les mélangeant à des apports théoriques d’origines multiples et diverses.

On comprendra que de ce fait, les psychothérapies psychodynamiques « ne suivent plus exclusivement les concepts psychodynamiques ». Manifestement, la systématicité de la différenciation n’a pas rendu moins poreuses les rapports de genus proximum et differentia specifica

En résumé : pour un genre unique avec ses principes fondamentaux freudiens centraux (un paradigme freudien unique débarrassé de ses théories et principes non-fondamentaux), il existe donc une multitude d’apports théoriques non-psychodynamiques et surtout un éventail de différences pratiques, soit une multitude de techniques ou de procédés, nés de la « nécessité d’adapter la technique du traitement aux exigences cliniques concrètes afin de pouvoir traiter ainsi des patients qui ne sont pas traitables dans le setting psychanalytique classique, ou qui sont souvent aussi dépassés par un tel setting – ou qui n’ont pas besoin d’un traitement aussi dispendieux (aufwendig) ». Dira-t-on qu’ici plus de questions cliniques, théoriques et épistémologiques semblent ouvertes que d’explications données ?

« La » psychanalyse, au sens propre du mot, se détermine par une pluralité paradigmatique caractérisée par des différences épistémologiques parfois considérables (quant aux modèles scientifiques, herméneutiques, phénoménologiques, linguistiques, subjectivistes ou pragmatiques) qui vient avec ses propres voix culturelles (francophones, sud-américaines, anglophones, germanophones …) et ses conceptions éthiques et déontologiques diverses. [7]  Rien de tel pour les psychodynamiques.

La réponse évidente quant à la question de la différence entre psychanalyse(s) et psychothérapies psychodynamiques tient dans le fait que la psychanalyse ne se limite justement pas à n’être qu’une forme de thérapie. C’est-à-dire : la psychanalyse ne se limite pas à être une technique de traitement de « troubles psychiques » normalisés en vue de la restitution d’une santé mentale normative, adaptée aux exigences culturelles et sociales hégémoniques du moment. (J’admettrai bien volontiers le caractère polémique de l’affirmation.) C’est toute la différence entre une herméneutique du sujet et une morale de l’efficience pressée.

Il n’en reste pas moins que la situation ne semble pas moins compliquée du côté des techniques de traitement psychodynamiques. J’aimerais presque penser qu’elle s’avère bien plus compliquée encore.

Car quand bien même ses genres, espèces et sous-espèces sont moins nombreux que les différents paradigmes psychanalytiques, leurs ‘ouvertures’ éclectiques, leur sélection de concepts freudiens de base essentiellement fondamentaux et universellement acceptés, leurs adaptations pragmatiques sur fond de curabilité ou non-curabilité supposée, leur diagnostic informé de calcul économique et leurs aménagements pragmatiques sur les besoins du contexte risquent d’ouvrir des questions épistémologiques, théoriques et cliniques autrement plus compliquées.

Je noterais encore que, contrairement à nos experts nationaux, Reimer et Rüger distinguent clairement entre la psychanalyse, à proprement parler, et les divers procédés psychodynamiques énumérés ci-dessus.

Mis à part les différences ‘extérieures’ du remboursement (qui en Allemagne ne concerne que les thérapies psychodynamiques et non la psychanalyse), de la fréquence et de la position assise ou allongée, les experts allemands notent que contrairement aux diverses psychothérapies, qui visent la restitution la plus rapide et la moins onéreuse de la santé mentale, la psychanalyse reste ouverte quant à sa fin (« Ihre Zielsetzung ist offen. »).

La finalité de la démarche psychanalytique n’est pas pas imposée de l’extérieur, que soit  par une politique de santé ou par la gestion économique des montants du remboursement, mais prend forme dans le travail même de l’analysant dans son dialogue avec l’analyste. Ce dont certains courants pédagogiques progressistes se seront inspirés à la suite.

Mis à part cette ouverture à la subjectivité particulière, la psychanalyse se distingue encore des techniques psychodynamique de par l’articulation de leurs démarches. Selon le schéma des auteurs [8], la psychanalyse tente d’aborder la biographie de l’analysant dans l’élaboration transférentielle, alors que les psychothérapies psychodynamiques se concentrent sur l’ici et maintenant de troubles déclenchés par les situations interpersonnelles dans des contextes sociaux actuels :

psychodynamique

Ne nous arrêtons pas sur les simplifications exorbitantes de tels schémas. On comprendra que du côté de la technique, les psychothérapies psychodynamiques ne recourent plus qu’accessoirement à l’interprétation (sans même mentionner la Durcharbeitung), pour favoriser les questions et clarifications focalisées sur des thèmes isolés actuels.

Reimer et Rüger expliquent que pour le patient, la psychothérapie psychodynamique ne se distingue pas d’emblée d’une conversation intéressante avec un médecin, à laquelle elle rajoute néanmoins une forme dialogique. (« Zumindest im Einzelsetting unterscheiden sich für den Patienten äußerlich psychodynamische Psychotherapien oft zunächst gar nicht von einem guten ärztlichen Gespräch. Ihre psychoanalytische Herkunft wird aber durch die dialogische Gestalt der Gespräche rasch deutlich. »)

Bien que ces distinctions restent discutables et souvent problématiques – à l’instar de la distinction entre l’inconscient passé et l’inconscient actuel [9] que Reimer et Rüger utilisent dans un sens opposé de celui de Wallerstein – elles ont du moins le grand mérite de penser et de conceptualiser des différences qui s’émoussent si aisément dans les grandes déclarations statutaires de nos autorités scientifiques locales.

Il n’y a donc plus qu’à espérer que notre expert, dorénavant champion objectif de la ‘psychanalyse’, s’y retrouve plus aisément que les collègues américains, anglais, français et allemands. À défaut de publications et de communications scientifiques sur le sujet, nous ne pouvons néanmoins que deviner les grands traits des solutions élaborées.

Mais rassurons nous : impossible n’est pas luxembourgeois. La nouvelle science nationale de l’efficience aura tôt fait de réorganiser ces pluralités en un système bien ordonné où chacun trouvera sa place bien circonscrite ou, à défaut, s’en expliquera devant un juge.

Pour preuve, on pourra dores et déjà se référer à la classification luxembourgeoise savante des patients (voir “I’m only Human after all”).

Footnotes    (↵ returns to text)

  1. Précisons : des experts ayant adopté sans autre discussion la position du positivisme aplati de la politique de la santé néolibérale européenne qui fleurit également aux jardins de la Villa Louvigny.
  2. Wallerstein, R. S. (1988). One psychoanalysis or many? International Journal of Psycho-Analysis, 69, p. 5–21.
  3. Ibid, p. 18.
  4. Kuhn, T. S. (1994). The Structure of scientific revolutions (2nd ed., enlarged). Chicago: Chicago Univ. Press, p. 174.
  5. Reimer, C., & Rüger, U. (2000). Psychodynamische Psychotherapien: Lehrbuch der tiefenpsychologisch orientierten Psychotherapien. Berlin, Heidelberg: Springer Verlag.
  6. Op.cit., p. V
  7. Texto dans Wallerstein, R. S. (1988). One psychoanalysis or many? International Journal of Psycho-Analysis, 69, p. 8.
  8. Reimer, C., & Rüger, U., op.cit. p. 9.
  9. Sandler J, Sandler AM (1985) Vergangenheits-Unbewußtes, Gegenwarts-Unbewußtes und die Deutung der Übertragung. Psyche 39: 800-829

Un commentaire

  1. Excellent work!

    Merci pour ces informations précises qui permettent de remettre les choses en place, sans céder à la tentation des amalgames produits par certaines personnes qui s’affichent comme des pluralistes alors qu’elles ne le sont nullement en acte.

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