Jean-Claude Schotte

Jean-Claude Schotte

Le nomos des maladies: la biaxialité du social

Le nomos des maladies : la biaxialité du social

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 20)

On peut essayer de pratiquer les sciences humaines en appliquant le principe du cristal freudien, c’est-à-dire, en s’appuyant sur l’examen des dissociations cliniques spontanées que présente le phénomène humain.

Mais cela n’implique nullement que l’on soit naïvement positiviste et ne s’entende plus parler alors qu’on est en train d’exploiter ses capacités langagières pour rendre le monde intelligible, pour l’expliquer. Les mots, on ne saurait pas assez le répéter, ne sont pas des étiquettes. Tout concept repose sur une structuration sémiologique implicite sans commune mesure avec le monde des représentations dont l’animal est déjà capable, le monde de la perception et l’imagination.

Idem et alius, unicus et alter

La question suivante doit donc être posée : quelles sont les dissociations cliniques qu’on propose et combien y en a-t-il ?

La particularité du modèle de la théorie de la médiation est qu’il formule des hypothèses extrêmement contraignantes, et simples en apparence seulement. Il est vrai que le modèle s’applique sur quatre plans (le langage, l’art, la personne, la norme) présumés formellement identiques mais quand-même dissociables, pour des raisons noso-analytiques. Mais sinon, le modèle opère avec un différentiel hypothétique minimal : il coupe les choses en deux, et puis en deux encore, et puis en deux encore, aussi bien qualitativement (l’idem distinct de l’alius) que quantitativement (l’unicus séparé de l’alter).

La dialectique de la Personne repose ainsi sur la contradiction entre une corporéité et une absence formalisée. J’ai tenté d’en faire comprendre quelque chose en comparant une maladie par défaut de formalisation, fusionnelle (la paranoïa) et une maladie par excès de formalisation, autolytique (la schizophrénie).

Mais la Personne n’est pas un monolithe : le corps étant à la fois sexuellement caractérisé et mortel mais capable de reproduction, la dialectique de la Personne présente deux faces : la face de l’identité, et la face de la responsabilité. Ces deux faces sont à titre d’hypothèse explorables en référence à la clinique des perversions (face de l’identité) et des psychoses (face de la responsabilité).

Le nomos des maladies: la bifacialité du social

Le nomos des maladies : la bifacialité du social

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 19)

 

Les dissociations spontanées

Le DSM et la CIM, construits par des auteurs nullement intéressés par la noso-analyse, ne sauraient satisfaire l’appétit de rendre intelligibles les activités humaines en les expliquant à la lumière de ce que des dissociations cliniques peuvent pourtant nous en apprendre.

C’est dommage car ces dissociations, qui rendent possible l’examen des phénomènes pour en décortiquer les tenants et aboutissants, surviennent de manière spontanée : sans l’aide d’un expérimentateur qui crée artificiellement un environnement contrôlé pour systématiquement tester l’impact des variations sélectives et partielles des facteurs supposés expliquer comment les choses se passent.

Et c’est dommage encore parce que les activités des malades présumés ne sont pas aléatoires. Ces malades ne font pas n’importe quoi. Il se pourrait, autrement dit, que ces dissociations indiquent le chemin de la découverte d’une formalisation incorporée à l’objet de recherche lui-même.

Question : où donc commencent et se terminent les dissociations ? Que sont-elles, comment les qualifier ? Et combien y en a-t-il, comment les quantifier ?

Le nomos des maladies : la dialectique du social

Le nomos des maladies : la dialectique du social

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 18)

Appeler des usages plus ou moins réguliers mais pleins d’irrégularités, des « lois », ainsi qu’on le fait en sciences sociales, revient en fait à parler de conventions variables à travers le temps, l’espace et le milieu. La loi du social, le nomos, ce qui fait que l’humain émerge à la vie en société, la raison humaine qui informe tout rapport social, ce qui rend possibles autant que nécessaires ces conventions, c’est autre chose.

Ce qui importe d’un point de vue sociologique, ce n’est pas d’être quantifiable, comme peuvent l’être des individus et des collectivités, mais de compter et d’avoir des comptes à rendre, en tant que personne.

En plus, on existe socialement chaque fois sous certains regards mais pas sous d’autres : aucun acteur social n’interagit en bloc avec d’autres acteurs sociaux. Quand je reçois des analysants, je suis là à titre de psychanalyste ‒ et il reste à voir ce que cela signifie concrètement : mon rôle n’est pas unidimensionnel et peut varier selon les cas. Quand je vais faire des courses, je suis là en tant que client et je n’agis pas au supermarché comme chez le boulanger. Quand je rencontre la famille de mon épouse, je suis là au nom d’une alliance. Quand je regarde le foot, je deviens supporter de la Gantoise, enfin quand ils jouent. Et la plupart du temps, j’agis sans doute à plus d’un titre à la fois, en occupant plus d’une place, ou j’agis dans l’impossibilité d’occuper toutes celles qu’il faudrait à la fois, malgré moi. Et pourtant, c’est toujours « moi », en vertu du fait qu’une continuité corporelle subsiste à travers l’éclatement possible des places que j’occupe socialement. En gros, je m’y retrouve mais sans coller à mon corps. Sauf maladie. Eh oui.

Le nomos des maladies : la personne, no body in particular

Le nomos des maladies : la personne, no body in particular

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 17)

Cherchez du social, et que trouverez-vous ? Des individus, des collectivités? Des usages étanches, des institutions au sens durkheimien du mot, des institutions qui déterminent des êtres qui sinon ne seraient que des individus hors société ? Non, plutôt des divergences et des convergences, peu importe le nombre d’individus positivement dénombrables, n’en déplaise aux statisticiens. Plutôt des acteurs capables d’instituer des frontières, de creuser des fossés, mais aussi capables et contraints à la fois de franchir les frontières, de bâtir des ponts. Quant aux malades, pervers et psychotiques, ils ne font jamais autre chose qu’exacerber ces tendances opposées.

La dicée des maladies : introduction à l’explication dialectique bis

La dicée des maladies : introduction à l’explication dialectique bis

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 15)

Poussé par les pulsions, activement à la recherche du plaisir, l’humain, normalement, ne peut s’empêcher de refouler ‒ et de se compliquer la vie. Freud l’a très bien vu. Et tout comportement humain peut dès lors être envisagé comme une formation de compromis, entre la pulsion qui pousse et met en branle et le refoulement qui arrête : se satisfaire oui, mais avec mesure, autrement.

Soit, en termes médiationnistes axiologiques : l’humain ne valorise pas uniquement la plus-value qui l’oriente le prix qu’il paie par, mais il accède à l’univers de la faute et de la perte. Il fait face au manque, inconnu des animaux. Il s’intéresse à ceci ou cela qui lui fera plaisir, mais il est traversé, clivé même, par ce sentiment impérieux qu’« il faut ». Tout comportement devient interprétable, toute décision questionnable. Et pour cause : tout comportement n’est qu’un effet de cens, il présuppose et la quête active du plaisir et le manque qui commande une abstinence. Il résulte d’une contradiction à surmonter entre un premier temps, l’activité intéressée (le prix payé pour un bien), et un deuxième temps, le rationnement éthique (la formalisation structurale des prix et des biens, le fait qu’un prix n’en soit pas un autre, qu’un bien n’en soit pas un autre).

Le nomos des maladies : autonomie et hétéronomie

Le nomos des maladies : autonomie et hétéronomie

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 16)

 

Quelles que soient les configurations historiques que l’on étudie, quelle que soit l’échelle de grandeur envisagée dans le temps, l’espace et le milieu (le moyen âge, l’époque de la dynastie Ming, la présidence d’Obama … un village provençal, la ville de Barcelone, l’Europe … la classe bourgeoise, les amis du musée, le club de karaté), on pourra toujours trouver des exceptions à la règle. On aura toujours des difficultés pour constater des usages auxquels chacun se conforme, imperméables à tout ce qui pourrait les modifier. Et on en conclura que la définition et la délimitation des configurations historiques est chose relative, et même enjeu de conflits.

Les sciences sociales n’arrivent jamais à établir une fois pour toutes ce que sont les configurations historiques qui les intéressent et elles passent même une bonne partie de leur temps à tenter d’en arriver là. Les frontières historiques (chronologiques, géographiques et stratiques) ne sont pas fixes, alors qu’on ne pourrait pas non plus prétendre qu’il n’y en ait pas.

 

La logique des maladies : introduction à l’explication dialectique

La logique des maladies : introduction à l’explication dialectique

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 14)

L’explication dialectique

La sociologie clinique que Jean Gagnepain propose est une théorie dialectique de la personne.

Le seul mot « dialectique » fait déjà fuir certaines gens. Précisons donc : cette dialectique ne libère aucun esprit qui vit dans l’ombre d’une grotte, elle n’arrache personne au monde illusoire des sens pour qu’il entame son ascension vers le monde olympien des idées pures à la manière du théoricien platonisant. Et précisons surtout : cette dialectique n’est nullement historique à la manière de Hegel ou de Marx. Cette dialectique ne va nulle part : rien n’est là pour y mettre fin dans des lendemains qui chantent. De même, rien non plus ne permet d’en situer la perfection à l’envers, dans le passé d’un âge d’or malheureusement déchu ou dans un paradis terrestre. Les temps de cette dialectique explicative sont purement logiques – ils servent à rendre intelligible aussi adéquatement que possible un fonctionnement, lui-même à titre d’hypothèse dialectique. Et que l’explication soit bonne ou non, de toute façon, l’humain fonctionne et dysfonctionne sans avoir besoin du théoricien pour mettre son monde en forme socialement.

La logique des maladies : rond rond macaron …

La logique des malades : rond rond macaron …

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 13)

La psychopathologie au service des sciences humaines

Il y a Freud et il y a Freud. Le praticien ne procède pas de la même façon que le théoricien. Lorsqu’il théorise en tant que métapsychologue, Freud procède noso-analytiquement.

Pour expliquer le fonctionnement psychique, il applique le principe du cristal. La théorie de l’appareil psychique qu’il propose, est élaborée en référence aux brisures que les diverses maladies psychiques révèlent chacune à sa manière, isolément des autres. Confronté à d’autres problématiques cliniques qu’auparavant, Freud reformule sa première topique. Il révise la théorie des instances qui composent l’appareil psychique et en constituent les forces dynamiques, parce qu’il essaie de prendre en compte non seulement ce que les névroses, mais également la mélancolie et la paranoïa e. a. lui en apprennent. Et à ses yeux cette théorie de l’appareil psychique ne vaut pas que pour les malades, mais pour tout un chacun.

Cela n’empêche pas que Freud puisse être contredit et dépassé, à nouveau, mais cette fois par quelqu’un d’autre. Toute théorie crée ses propres apories. On ne saurait par exemple omettre de s’intéresser à tout ce qui est pré-œdipien, bien au-delà de ce que Freud nous en dit. Et encore une fois, les travaux de gens comme Mélanie Klein et Donald Winnicott ont un intérêt anthropologique, et pas uniquement psychopathologique. De même, le schéma L de Jacques Lacan peut être compris comme une reformulation de la deuxième topique freudienne, qui prend mieux en compte les enseignements des psychoses. Et ce schéma, encore une fois, ne parle pas uniquement des psychotiques, mais de l’humain tout court, de l’interaction entre le Symbolique et l’Imaginaire en particulier.

La logique des maladies : hommage à Claude Bernard

La logique des maladies : hommage à Claude Bernard

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 12)

La compréhension à ses risques et périls

Jacques Lacan n’arrête pas de répéter dans ses premiers séminaires[1] qu’il ne faut pas se presser de comprendre trop vite, car on risque de comprendre mal ce qui se passe, pris au piège comme on l’est par ses propres préjugés. On comprend alors l’autre parce qu’on se comprend soi-même, comme on se comprend soi-même, grâce à l’empathie, de manière immédiate, comme si personne n’occupait une position. On se met dans la peau de l’autre. C’est toujours et partout un risque, ce genre de compréhension sans dialogue, miroitante, en écho, tout sauf maussienne. Et une bonne part du parcours personnel dans la formation des psychanalystes sert justement à ne pas se laisser se laisser piéger de la sorte.

Que Jacques Lacan insiste autant sur le danger de la compréhension, n’est pas étranger au fait qu’il ait quitté le champ trop freudien des névroses : on risque, ainsi qu’il l’avait vu, de se heurter sans s’en rendre compte à des patients, psychotiques, qui ne cherchent même pas à instaurer une compréhension commune pour la simple raison que leur maladie les installe en dehors d’une recherche de consensus négocié.

La logique des maladies : on se comprend pas, mais cela s’explique

La logique des maladies : on se comprend pas, mais cela s’explique

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 11)

Omne simile claudicat[1]

Certains cliniciens refusent de formater la rencontre avec les patients. Cela ne les intéresse pas de cataloguer des symptômes, d’autant moins que ceux-ci sont au fond ambigus et indéterminés. Ils n’ont pas pour but d’établir un diagnostic au moyen de questionnaires basés sur des manuels statistiques. Ils essaient de ne pas orienter d’emblée l’entretien en introduisant des critères d’évaluation qui sont extérieurs à la situation clinique elle-même.

L’attitude que ces cliniciens adoptent envers leurs patients peut être comparée à celle que Marcel Mauss demande de la part de l’ethnographe.

Le psychanalyste en l’occurrence part du principe qu’il ne comprend rien immédiatement, parce qu’il est confronté à un étranger. Il s’intéresse au « fait social total » en la personne de l’analysant, il accueille tout ce qui vient sans exclure quoi que ce soit a priori. Il cherche, sans savoir ni décider ce qu’il y a lieu de trouver. Il engage un dialogue pour réduire l’écart initial. Il prend son temps parce qu’il sait que le temps de son interlocuteur n’est pas forcément le sien. Il ratisse large mais il sait qu’il doit apprendre à circuler et s’orienter dans un espace peu homogène qui n’est pas le sien, dans des contrées où certains lieux sont abandonnés, d’autres recherchés, d’autres transitoires, d’autres prometteurs peut-être. Il fréquente les personnes que fréquente l’analysant, par parole interposée, il est vrai, mais en laissant l’initiative à l’analysant, il attend de voir lesquels comptent et lesquels sombrent dans l’oubli.

La comparaison s’arrête sans doute là, pour plusieurs raisons.

 

La logique des maladies : hommage à Marcel Mauss

La logique des maladies : hommage à Marcel Mauss

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes)

Le « fait social total »

Le praticien, en tant que clinicien qui rencontre des gens qu’il n’a jamais vus auparavant et qu’il ne connaît pas, est inéluctablement confronté à quelqu’un d’autre. Je ne vois pas du tout comment il pourrait lui être utile de forclore la rencontre et chercher à établir un diagnostic d’ordre statistique en utilisant des questionnaires standardisés.

Mais quelle attitude peut-il adopter ? Vaste question.

Mais on pourrait argumenter que l’attitude du clinicien n’est pas étrangère à celle que prône Marcel Mauss en tant qu’ethnographe. Celui-ci part du principe qu’il y a de l’altérité, donc une distance au fond énorme à franchir, petit à petit, par immersion dans un monde étranger qu’il faut tenter de s’approprier sans aucune forme de projection, sans anachonisme, anatopisme ni anastratisme, par exemple à la manière de Maurice Leenhardt qui a longtemps séjourné et travaillé chez les Canaques en Nouvelle-Calédonie[1].

Mauss propose et demande de s’intéresser au « fait social total » [2]. En tant qu’ethnographe il n’isole pas le droit de l’économie, ni l’économie du fait religieux, des règles d’alliance, du système des obligations, des techniques du corps, des croyances et cetera. Il essaie d’embrasser tous les champs de l’interaction humaine sans en privilégier un seul, dans le but de comprendre la manière d’être d’une communauté, manière d’être propre à un temps, un espace, un milieu.

La logique des maladies : des sciences sociales

La logique des maladies : des sciences sociales

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 9)

 

Les statistiques qu’on retrouve sous forme de nomenclatures dans les manuels diagnostiques des troubles mentaux, le DSM et la CIM, qui ne définissent ni ne départagent les symptômes répertoriés sur la base d’hypothèses explicatives de la logique des maladies, et qui présupposent dès lors une norme de santé historiquement située, relèvent de ce qu’on appelle les « sciences sociales ».

La recherche des configurations historiques

Celles-ci ne s’intéressent pas au fonctionnement social de l’humain mais bien plus aux configurations historiques concrètes de l’existence dans telle ou telle société ‒ configurations qui présupposent justement ce fonctionnement seul capable d’expliquer ces divergences elles-mêmes.