Le nomos des maladies : autonomie et hétéronomie
Le nomos des maladies : autonomie et hétéronomie
(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 16)
Quelles que soient les configurations historiques que l’on étudie, quelle que soit l’échelle de grandeur envisagée dans le temps, l’espace et le milieu (le moyen âge, l’époque de la dynastie Ming, la présidence d’Obama … un village provençal, la ville de Barcelone, l’Europe … la classe bourgeoise, les amis du musée, le club de karaté), on pourra toujours trouver des exceptions à la règle. On aura toujours des difficultés pour constater des usages auxquels chacun se conforme, imperméables à tout ce qui pourrait les modifier. Et on en conclura que la définition et la délimitation des configurations historiques est chose relative, et même enjeu de conflits.
Les sciences sociales n’arrivent jamais à établir une fois pour toutes ce que sont les configurations historiques qui les intéressent et elles passent même une bonne partie de leur temps à tenter d’en arriver là. Les frontières historiques (chronologiques, géographiques et stratiques) ne sont pas fixes, alors qu’on ne pourrait pas non plus prétendre qu’il n’y en ait pas.
Ni individus ni collectivités …
Mais si tel est le cas, peut-on encore prétendre qu’il y a ait des individus et des collectivités ? Ces mots sont courants, tant dans la langue usuelle que dans la langue des spécialistes. Mais sont-ils adéquats pour le sociologue ? Pour ma part, je dirais que non, à titre d’hypothèse. Et je ne suis pas le seul à le dire, qu’il n’y a sociologiquement parlant ni individus ni collectivités.
Ça veut dire quoi, compter, socialement parlant ? On peut être des centaines de gens, des milliers et même des millions, sans compter le moindre du monde, dans un régime totalitaire par exemple, ou dans une époque où l’esclavage est pratique courante. Inversement, on peut être mort et compter quand-même, par-dessus tous ceux qui vivent, comme ancêtre fondateur du droit coutumier. Il ne suffit donc pas d’être là en chair et en os (ici et maintenant ou ailleurs à une autre époque), d’être positivement dénombrable, statistiquement quantifiable notamment, pour exister en société.
Mais alors quel est l’objet du sociologue ?
… mais des acteurs
« Les sociologies actuelles se définissent volontiers comme des sociologies de l’acteur », écrit le sociologue Jean-Michel Le Bot. Et il poursuit : « La société y apparaît moins comme une réalité sui generis exerçant une contrainte sur les individus, ce qui correspond à sa définition durkheimienne classique, que comme le produit d’une construction quotidienne par les acteurs sociaux. Peut-on même continuer à parler de société ? Ne vaut-il pas mieux s’intéresser à la multitude de liens, de réseaux, de relations, mouvante, fluctuante, nécessairement contingente, tissée par les acteurs ? »[1].
On pourrait ici objecter qu’il s’agit d’une erreur de perspective moderne, ethnocentrique, propre à des sociétés individualistes au sens de Louis Dumont[2]. Qu’on se détrompe. Même dans les sociétés traditionnelles, non individualistes mais holistes (au regard des idéaux), non égalitaires mais hiérarchiques (dans les faits, jusqu’à un certain degré), le socius, se présente comme un acteur ou agent concret qui dispose d’une latitude d’action personnelle dans le cadre des attentes concrète implicitement définies par ses appartenances et ses responsabilités. Il peut s’affirmer non pas pour accomplir je ne sais quelle inimitable intériorité mais pour façonner ses rapports aux autres, pour prendre sa place à sa manière dans toute interaction et donner consistance à sa condition foncièrement sociale. Dans l’interlocution, il ne coïncide ainsi jamais à ce qui est dit de lui en troisième personne puisqu’il occupe aussi bien la place de la première personne qui parle que celle de la deuxième personne à qui l’on parle et qui peut répondre. Mais il ne peut pas non plus empêcher, malgré son activité dans le dialogue, qu’on parle de lui comme de quelqu’un d’autre, et tout se passe alors comme s’il n’était qu’un personnage qui lui échappe, comme s’il était un absent. C’est en tout cas ce que tient Irène Théry, à la suite de Marcel Mauss[3], en s’appuyant pour explorer sa thèse sur les travaux d’Edmond Ortigues[4].
Singularisation et universalisation
On peut alors également dire, il me semble, que les conventions, les habitudes, aussi conservatrices qu’elles soient, n’empêchent pas en principe que les acteurs qui y participent, soient des êtres singuliers : soucieux d’être en accord avec eux-mêmes principalement, ils peuvent dans tout rapport aux étrangers affirmer ce qui les distingue et les sépare. Mais il me semble qu’on puisse inversement également dire que le fait d’être singulier n’empêche pas en principe que les acteurs humains partagent des usages dans une communauté à vocation élargie, voire universelle, dont les limites incluraient alors l’entière humanité : dans tout rapport aux étrangers l’acteur humain, soucieux d’être en accord avec les autres plutôt qu’avec lui-même, peut tout aussi bien réaffirmer ce qui les identifie et les solidarise tous ensemble, lui-même et les autres.
Si cela est exact, il vaut mieux ne pas parler d’individus ni de collectivités sans plus, en tout cas pas sociologiquement. Il est préférable de parler de singularité et d’universalité, ou mieux encore de tendances opposées, jamais accomplies, à la singularisation et à l’universalisation, tendances que l’on retrouve aussi bien individuellement que collectivement. C’est ce que fait Jean Gagnepain.
Mais comment donc expliquer ces tendances possibles ? Quel en est le principe, la raison ?
Autonomie et hétéronomie
La raison, c’est la loi, la loi sociale, le nomos. Plus exactement l’émergence de l’humain à l’autonomie, soit : la transformation de l’histoire qu’il vit jusqu’alors par personne interposée en sa propre histoire, transformation rendue possible et nécessaire à la fois par son accès à l’exercice d’une capacité spécifique et irréductible, celle, et je pèse mes mots, qui consiste à faire la part des choses (nomos) à sa manière (autos), d’introduire des frontières dans une présence qui arrête dès lors d’être continue. Tout semble d’un coup possible : la loi, c’est l’arbitraire qui fait irruption. Les évidences s’écroulent. L’enfance, c’est fini. La discontinuité règne et commande la reconstitution d’une continuité plus ou moins partagée.
Cela me rappelle un de mes professeurs, au collège, Daniel Vandenbunder s.j.. Premier jour d’école, dernière année des humanités classiques. Et voilà ce qu’il déclare aux jeunes gens qui sont assis dans sa classe, certains dévergondés d’autres imberbes, certains bien rangés d’autres hippies : j’aurai réussi mon boulot si d’ici la fin de l’année je vous aurai fait douter de tout ce que vous avez jamais cru jusqu’à présent. Il avait raison, et il a réussi son coup. À ceci près qu’il n’aurait jamais pu le réussir s’il avait eu à faire à des enfants, et pas à des ados, qui justement ont émergé à l’autonomie ; qu’il n’a pas pu empêcher que les évidences ne peuvent être ébranlées sans résister quand-même, tout à fait inconsciemment ; et que le « doute » de l’un n’est pas le doute de l’autre, puisque chacun peut y mettre du sien et relativiser les évidences transmises à sa façon.
L’acteur que l’humain devient une fois l’émergence accomplie, aura en effet vite fait de se heurter au fait que d’autres également font la part des choses, à leur manière, qui n’est pas forcément la sienne. Il constatera aussi que cette capacité d’introduire du nouveau, d’être original, n’empêche pas le poids des dispositions acquises et des conventions constituées en vigueur. Et il lui faudra parfois une vie entière pour effectivement réaliser un brin de cette autonomie dans une communauté.
Bref : on ne saurait confondre cette autonomie, au sens donné, avec une quelconque maîtrise de l’interaction sociale. Il ne s’agit nullement d’autocratie. Il n’y a d’autonomie qui n’implique en même temps l’hétéronomie. Certes, le corps que je suis est bien mon corps, et je le suis : même en se transformant au cours de son développement naturel, il me donne une continuité indispensable à la vie en un milieu lui aussi soumis à des variations d’un temps au suivant, d’un lieu à l’attenant, d’une compagnie à la prochaine. Mais je ne peux naître à moi-même sans me départager de cette présence corporelle, sans être confronté, y compris en ma propre personne, à l’autre qui risque de m’altérer, à la manière par exemple du pédophile qui trompe la bonne foi des familles, et sans naître à l’autrui qui risque de m’aliéner, à la manière par exemple du paranoïaque qui ne supporte aucune indépendance. Se découvrir une manière propre de faire la part des choses, c’est du même coup découvrir que d’autres s’y prennent autrement, et qu’il faudra bien se compromettre quelque part, en participant en acte à la vie des uns et des autres.
Des fossés et des ponts
Les anachorètes cherchent la singularité, mais certains finissent par halluciner ce qu’ils croyaient avoir évacué, l’écart entre eux-mêmes et ce qui les altère et aliène, alors que d’autres, plus apaisés, n’ont trouvé la paix que parce qu’ils ont réussi à se compromettre, justement, pour être en accord avec eux-mêmes.
Et l’universel est un bel idéal, pas une réalité. Il arrive même que ce soit un idéal dangereux. Margareth Thatcher a eu beau déclarer qu’il n’existe rien de tel que la société (there is no such thing as society), mais un des résultats de ses politiques économiques ambitieuses est indéniable : la société de classe qu’elle pensait abolir outre-Manche, n’a depuis la première guerre mondiale jamais été aussi crûment marquée qu’aujourd’hui. Il ne suffit pas de fermer les mines et d’affaiblir les syndicats pour réaliser l’égalité entre des citoyens tous appelés à devenir des entrepreneurs, puisque certains, ceux de la City en particulier, actifs dans le secteur des finances que l’on ne saurait nommer une « industrie » sans tromper le monde, sont plus égaux que les autres : ils jouissent de privilèges que leur sens des responsabilités, plutôt défectueux quand il s’agit de payer la facture de leurs propres méfaits, ne justifie nullement.
Ni individu ni collectivité l’acteur social est en premier lieu un être qui naît à l’histoire dans le conflit, entre lui-même et l’étranger (qui l’habite ou qu’il rencontre), capable de creuser des fossés en se singularisant mais tout autant de bâtir les ponts par-delà ses propres fossés et de retrouver un semblant d’universel plus que fragile, prêt à voler en éclats.
À poursuivre.
[1] Le Bot, J.-M., Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Le sens social), 2010, p. 7.
[2] Sociologue, spécialiste de l’Inde, auteur e.a. des ouvrages Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes (1971), Homo aequalis I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique (1977), Homo aequalis II. L’Idéologie allemande. France Allemagne et retour (1991) et Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne (1983).
[3] Théry I., La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’inégalité. Paris, Odile Jacob, 2007, p. 413-443, p. 463-464.
[4] Idem, ibidem, p. 465-523.