Le nomos des maladies: la bifacialité du social

Le nomos des maladies : la bifacialité du social

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 19)

 

Les dissociations spontanées

Le DSM et la CIM, construits par des auteurs nullement intéressés par la noso-analyse, ne sauraient satisfaire l’appétit de rendre intelligibles les activités humaines en les expliquant à la lumière de ce que des dissociations cliniques peuvent pourtant nous en apprendre.

C’est dommage car ces dissociations, qui rendent possible l’examen des phénomènes pour en décortiquer les tenants et aboutissants, surviennent de manière spontanée : sans l’aide d’un expérimentateur qui crée artificiellement un environnement contrôlé pour systématiquement tester l’impact des variations sélectives et partielles des facteurs supposés expliquer comment les choses se passent.

Et c’est dommage encore parce que les activités des malades présumés ne sont pas aléatoires. Ces malades ne font pas n’importe quoi. Il se pourrait, autrement dit, que ces dissociations indiquent le chemin de la découverte d’une formalisation incorporée à l’objet de recherche lui-même.

Question : où donc commencent et se terminent les dissociations ? Que sont-elles, comment les qualifier ? Et combien y en a-t-il, comment les quantifier ?

Le différentiel minimum hypothétique

Poser la question suffit déjà pour faire entendre que le théoricien qui s’appuie sur la clinique n’est pas un simple récoltant de phénomènes bruts. Il théorise, il cherche à établir un ordre de raison, un champ déterminé par une causalité spécifique et indépendante. Et il oriente ses observations pour transformer des phénomènes en faits, même si ce n’est pas lui qui a provoqué les dissociations auxquelles il est confronté.

Mais la question reste posée : quelles sont les dissociations et combien y en a-t-il ?

Quel rapport y a-t-il autrement dit entre des fonctionnements dits sains dans la mesure où ils s’appuieraient sur l’exploitation concomitante d’une diversité de capacités et des dysfonctionnements qui seraient maladifs parce que certaines de ces capacités seraient mises hors-jeu, d’autres au contraire surexeploitées ?

Hypothèse : n’est pas malade celui qui fonctionne d’une certaine manière, mais celui qui ne peut plus fonctionner autrement que de cette manière, faute d’exploiter la diversité des capacités qui sont en principe ensemble à l’œuvre.

La maladie est alors ce que Freud appelle une dysharmonie quantitative : elle est due à un déséquilibre des forces actives, due au fait qu’un processus se déploie avec force maximale faute d’être équilibré par d’autres processus. Et chaque maladie illustre une part spécifique des principes du fonctionnement non maladif. Ce qu’un genre de malade peut encore faire, et ne peut s’empêcher de faire, les autres ne le font plus, et vice versa.

Si l’on y réfléchit bien, on verra que les hypothèses que l’on formule dans cette perspective peuvent être plus ou moins contraignantes. Qu’entend-on en effet par « la diversité des capacités qui sont ensemble à l’œuvre » ? Il n’y a de diversité que s’il y a autre chose que du même, qualitativement (un alius qui n’est pas l’idem), et il n’y a d’ensemble de facteurs que s’il y a au moins deux facteurs, complémentaires mais irréductibles quand-même, quantitativement (un alter qui n’est pas l’unicus).

L’hypothèse la plus simple mais aussi la plus improbable, la plus contraignante est donc celle-là : il y a une différence (ceci n’est pas cela, et basta) et il y a une pluralité (ceci n’est pas un fragment de cela, et basta).

Et c’est exactement ce genre d’hypothèses-là que proposent Jean Gagnepain et ses collaborateurs en élaborant le modèle de la théorie de la médiation, non sans raisons cliniques, à mon sens probantes. Ce modèle, appliqué par analogie à travers divers champs d’activité humaine présumés irréductibles les uns autres (le langage, l’art, la personne, la norme), propose des distinguos et des complémentarités minimaux.

Deux : les pôles de la dialectique

(présence corporelle et absence structuralement formalisée)

On n’en conclura pas que les choses sont simples, oh non. Pas du tout ! Lisez un article de glossologue sur la dénotation des valeurs syntaxiques par exemple, sur les difficultés que peuvent rencontrer des aphasiques sémiologiques face à des épreuves syntaxiques et sur l’impact que leurs difficultés peuvent avoir dialectiquement lorsqu’il s’agit de construire des expansions conceptuelles pour parler du monde en intégrant quantité d’information dans une proposition, et vous aurez compris que tout cela n’est pas simple du tout. C’est même compliqué, très compliqué.

Or qu’est-ce qui caractérise fondamentalement ces malades ? Une dé-dialectisation, un arrêt du va-et-vient dialectique entre deux pôles, un pôle de fonctionnement proprement culturel, spécifique à l’homme, et un pôle de fonctionnement animal. Ces malades sont malades parce qu’ils ne maîtrisent plus l’un ou l’autre type de rapport formel (qualitatif ou quantitatif), alors même qu’ils sont parfaitement capables de représentation perceptuelle et imaginaire. Il y en a d’autres chez qui c’est exactement l’inverse : ils sont agnosiques, mais pas aphasiques, et là encore, lorsqu’il s’agit de concevoir le monde, la dialectique s’en trouve affectée, mais autrement. Le locuteur qui n’est ni aphasique ni agnosique, lui, ne connaît pas ces problèmes : il gestaltise l’information sensorielle (en percept) et il maîtrise les rapports syntaxiques (formels, structuraux), il est par conséquent dialectiquement capable d’expansion (conceptuelle).

Le noso-analyste a toujours intérêt à comparer des maladies, à les apparier deux à deux. On peut ainsi, dans le champ de la Personne, au regard de la sociologie médiationniste, comparer le paranoïaque et le schizophrène. Chacun des deux illustre à sa manière spécifique l’arrêt du va-et-vient de la dialectique de la Personne, le premier par refus de l’absence (ou si on veut, pour parler comme les psychanalystes, du tiers), le second par refus de la présence corporelle, du commerce avec le commun des mortels.

Deux fois deux : les faces de la dialectique

(ontologique et déontologique)

Les mots on leur poids. Ils sont choisis pour une raison. Il est dit : « par refus du commun des mortels ». Il n’est pas dit « par refus du commun des sexuels ». Je n’irai pas prétendre que la question de la différence sexuelle et de son acculturation en alliance, de couple ou autre, soit négligeable quand il est question du paranoïaque et du schizophrène. Je n’ignore pas par exemple que Freud prétend que le Président Schreber se défend de son homosexualité. Mais j’insisterai plutôt sur le fait, justement, que c’est le Président Schreber, qu’il a été sommé d’occuper le poste du plus haut magistrat du pays, qu’il n’a pas d’enfants, qu’il a eu un père orthopédagogue plutôt dominant, qu’il croit être investi d’une mission impérative, qu’il rêve d’enfanter une nouvelle humanité (ce qui exige sa féminisation), et qu’il soit seul à entendre et comprendre la langue divine …[1]

Compte tenu de la clinique, je ferais donc l’hypothèse, à la manière de Jean Gagnepain, que l’activité en société du paranoïaque et du schizophrène est fondamentalement vectorisée par la question de la mortalité du corps (qui est une réalité animale) et de la dette, du pouvoir incomplet dans le service rendu à autrui, reçu par autrui (qui est une question spécifiquement humaine, laquelle transforme radicalement la réalité première, animale, biologique).

Le glossologue, spécialiste du langage à la manière médiationniste,  s’intéresse à la fois à la structuration phonologique du son et à la structuration sémiologique du sens. De même, le sociologue médiationniste se doit d’envisager deux questions spécifiques, dans la mesure où la perversion n’est pas la psychose, ni la psychose la perversion, même si elles sont rapportables l’une à l’autre quand-même dans la vie de tout acteur social.

La sociologie clinique de Jean Gagnepain a la charge de rendre intelligible, en se référant aux maladies, ici neurologiques, là psychopathologiques, en quoi l’homme, un vivant animal qui prend corps en un milieu, n’est pas un animal comme les autres, même s’il est comme d’autres animaux sexuellement différencié et mortel[2].

Elle ne doit pas seulement expliquer comment cet animal devient un acteur social. Comment des individus hominiens, sexuellement caractérisés mais mortels, survivent en tant qu’espèce par reproduction, comment leur corps capable d’incorporation se consolide par un mouvement centrifuge et centripète, comment enfin la vie de ces corps se transforme en une existence socialement négociable. Comment donc l’acteur social institue de l’étranger mais se retrouve et se réincarne quand-même, tout en ne jamais coïncidant avec lui-même, à l’occasion d’histoires partagées qui présupposent implicitement la capacité d’introduire des ruptures dans la présence spatiale et temporelle continuée des corps vivant au milieu d’autres corps co-présents.

Elle doit aussi décliner et ordonner la problématique de la Personne sur deux faces. Il s’agit d’expliquer d’un côté, en référence à la clinique des perversions, en quoi la conclusion d’une alliance n’est pas un accouplement, même si la première n’exclut pas la deuxième et de l’autre côté, en référence à la clinique des psychoses, en quoi l’assomption d’une responsabilité n’est pas l’élevage, même si l’exercice de la paternité n’exclut pas que l’on génère et soigne des petits.

La première question est d’ordre ontologique : comment l’identité variable des êtres humains s’institue-t-elle ? Comment les humains départagent-ils le même et l’autre avec qui ils se lient ? Comment les acteurs humains créent-ils des rapports d’appartenances ?

Que faut-il présupposer implicitement pour expliquer que les humains se regroupent comme-ci ou comme çà et s’intègrent plus ou moins dans des hiérarchies à dimension variable, mais toujours et partout jusqu’à nouvel ordre ? Comment en arrivent-t-ils à être quelqu’un et à se lier de manière variable selon les occasions ?

Mon voisin par exemple peut être veuf mais mon voisin quand-même, un voisin veuf, frère dans une fratrie, fils de ses parents, cousin, oncle et cetera dans une famille, septuagénaire et donc mon aîné, luxembourgeois ce que je ne suis pas, et propriétaire d’une maison, pas la mienne, quelqu’un qui joue par ailleurs au tennis avec des partenaires habituels, rien que des hommes hétérosexuels, jusqu’à ce qu’il y en ait un qui déménage et qu’il faut le remplacer pour sauvegarder cette alliance tennistique. Et pourtant, d’une certaine façon, malgré ses états variés (homme, veuf, voisin, frère, fils, cousin, oncle, septuagénaire, joueur de tennis …) et ses cercles d’appartenance à géométrie variable (le couple, la famille, le voisinage, le club de tennis, le village, le Luxembourg …), c’est toujours le même bonhomme, en chair et en os, sexuellement caractérisé comme moi puisque de sexe mâle.

La seconde question est d’ordre déontologique : comment la responsabilité variable des êtres humains s’institue-t-elle ? Comment les humains départagent-ils le même et l’autrui auquel ils sont redevables ? Comment les acteurs humains créent-ils des relations d’obligations ?

Que faut-il présupposer implicitement pour expliquer que les humains s’attribuent une certaine dignité et s’organisent pour rendre service, mais toujours et partout jusqu’à nouvel ordre ? Comment en arrivent-ils à choisir qui ils respectent et jusqu’où ils s’engagent et admettent d’être obligés, de manière variable selon les occasions ?

En prenant le bus par exemple, je m’en remets au chauffeur qui travaille dans le cadre d’une entreprise publique, le Verkeiersbond, qui coordonne ses activités avec divers partenaires actifs dans le même champ, la SNCFL par exemple, qui s’occupe des chemins de fer. Je fais confiance au chauffeur, et donc à son entreprise, voire aux synergies établies entre plusieurs entreprises. Je leur cède du pouvoir dans la conviction qu’il est compétent comme chauffeur et qu’ils assurent ensemble mon transport. Je n’admettrai cependant pas qu’il soit ivre lorsqu’il est en service, donc irresponsable au risque de m’exposer à un danger mortel, alors qu’il se peut très bien que je le respecte pour son humour dans un autre contexte, quand il a bu un verre de trop, après avoir joué avec la fanfare du village. Ses compétences sont diverses, ses rôles changent, selon, et du même coup notre rapport au regard de la responsabilité. Alors que c’est toujours un même bonhomme, mortel, comme moi.

Mortel comme moi, et pourtant ce n’est pas cela qui en fait acteur responsable ou non. La mort ne transforme pas nécessairement un humain en défunt, socialement parlant. Le mort n’est pas ipso facto defunctus, hors fonction. Je peux en effet honorer la mémoire de quelqu’un qui n’est plus là en chair et en os, mais qui m’a transmis des choses que je peux à mon tour mettre au service d’autrui. C’est ça, la dette : des créanciers et des débiteurs, un système d’obligations. On en retrouve le principe partout et toujours dès qu’il y a des humains, même si ce principe s’accomplit au travers d’usages très variés, historiquement contingents, divergents entre eux. En honorant les morts, j’’agis en effet à la manière de ceux qui fondent le « droit » coutumier (bien plus nomos que dikè !) et plus exactement le système d’allégeances qui obligent les membres de leur communauté les uns envers les autres, sur le culte des ancêtres[3].

À poursuivre.

[1] Pour une discussion des a priori freudiens, je ne dirais pas pansexualistes, mais biaisés quand-même, voir Schotte J.C. Still lost in translation 3. D’un Œdipe à l’autre, de Freud à Sophocle, p. 57-112.

[2] Chemin faisant je m’arrêterai sur un cas de figure pathologique, la paranoïa, en donnant le minimum d’indications nécessaires, e. a. par comparaison, à la paraphrénie, mais sans aucune prétention à l’exhaustivité, juste assez pour faire comprendre la direction des recherches à accomplir, et la difficulté de l’affaire.

Remarque : j’ai préféré utiliser le concept de paraphrénie plutôt que celui de narcissisme, ce dernier mot ayant une charge trop imaginaire, alors que le but est de désigner une maladie par excès de Loi (nomos) et non par défaut de Loi. Il revient à J.-L. Brackelaire d’avoir placé la paraphrénie à côté de la schizophrénie comme trouble autolytique de la Personne au lieu de la responsabilité (Brackelaire J.-L., La personne et la société. Principes et changements de l’identité et de la responsabilité, Bruxelles, De Boeck Université (Raisonnances), 1995, p. 216).

[3] Voir à ce sujet la discussion du livre Œdipe africain, de M.C et E. Ortigues in Schotte J.C., ibidem, p. 84-112.

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