Le nomos des maladies : la dialectique du social
(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 18)
Appeler des usages plus ou moins réguliers mais pleins d’irrégularités, des « lois », ainsi qu’on le fait en sciences sociales, revient en fait à parler de conventions variables à travers le temps, l’espace et le milieu. La loi du social, le nomos, ce qui fait que l’humain émerge à la vie en société, la raison humaine qui informe tout rapport social, ce qui rend possibles autant que nécessaires ces conventions, c’est autre chose.
Ce qui importe d’un point de vue sociologique, ce n’est pas d’être quantifiable, comme peuvent l’être des individus et des collectivités, mais de compter et d’avoir des comptes à rendre, en tant que personne.
En plus, on existe socialement chaque fois sous certains regards mais pas sous d’autres : aucun acteur social n’interagit en bloc avec d’autres acteurs sociaux. Quand je reçois des analysants, je suis là à titre de psychanalyste ‒ et il reste à voir ce que cela signifie concrètement : mon rôle n’est pas unidimensionnel et peut varier selon les cas. Quand je vais faire des courses, je suis là en tant que client et je n’agis pas au supermarché comme chez le boulanger. Quand je rencontre la famille de mon épouse, je suis là au nom d’une alliance. Quand je regarde le foot, je deviens supporter de la Gantoise, enfin quand ils jouent. Et la plupart du temps, j’agis sans doute à plus d’un titre à la fois, en occupant plus d’une place, ou j’agis dans l’impossibilité d’occuper toutes celles qu’il faudrait à la fois, malgré moi. Et pourtant, c’est toujours « moi », en vertu du fait qu’une continuité corporelle subsiste à travers l’éclatement possible des places que j’occupe socialement. En gros, je m’y retrouve mais sans coller à mon corps. Sauf maladie. Eh oui.
La dialectique du corps et de la structure, des dispositions et des positions[1]
Comment se fait-il que le social, cela ne se dénombre pas, qu’il ne se manifeste qu’au travers de tendances opposées, l’une à la singularisation, l’autre à l’universalisation ? Comment se fait-il que la personne, ce n’est ni cet individu-ci ni cet individu-là, ni cette collectivité-ci ni cette collectivité-là ?
En gros, parce que l’humain surgit en tant que socius du fait de s’absenter de son corps, tout en étant contraint par la même occasion d’y retourner quand-même.
- En un premier temps, explicatif du point de vue du sociologue, chaque humain est présent à lui-même en son corps dans un milieu, son milieu, sans même qu’il faille déjà parler d’altérité, cette altérité qui fait qu’une coutume n’en est pas une autre et qui implique la possibilité de ne pas adhérer à des coutumes sinon évidentes. Chacun de nous est un corps, each of us is a body.
L’humain ne vit pas uniquement d’être individualisable comme spécimen masculin ou féminin de l’espèce qu’il participe à reproduire, quand le petit qu’il est au départ, a assez grandi pour procréer et couver sa progéniture. Ce corps, par-delà son enveloppe cutanée qui l’individualise et le protège, par-delà les échanges de matière nécessaires à la survie dans un biotope aussi vital que dangereux, est à prendre pour un être actif, capable d’explorer ce milieu et d’assimiler ce qui s’y passe, tout cela sans discontinuer, sans arrêter d’être ce même corps d’un lieu au prochain, d’un temps au suivant.
Ce corps fonctionne comme repère stable pour une circulation à la fois centrifuge et centripète : il est cet ici et maintenant à partir duquel se projeter dans ce qui l’environne et introjecter en soi ce qui s’y trouve. Il confère une présence continue dans l’environnement, mais c’est une présence qui prend forme gestaltiquement au cours du développement : elle se consolide au contact de l’environnement. Ce corps a la capacité d’apprendre par empathie, sans prendre position dans une histoire à conflits, il est capable d’incorporer, d’être marqué par son milieu, de s’en imprégner, de s’y habituer, d’y acquérir des dispositions ‒ en particulier celles qui se façonnent d’après les usages du milieu social qui est le sien mais dont il ne remet pas encore en question la contingence, qu’il ne s’approprie pas encore en son propre nom.
Ce premier temps, le temps de la socialisation primaire, est dira-t-on si l’on est psychanalyste, le temps des identifications primaires et de la transmission non encore assumée. Il l’est, sauf en cas de maladie : voilà bien le problème des enfants autistes et psychotiques infantiles, et de tous ceux qui s’en occupent. Dans ce cas, les identifications primaires et la matière à transmettre dont il faut un jour faire sa propre affaire, une fois le temps de la socialisation secondaire arrivée, ça ne marche pas. Il y a, conjecture Jean Gagnepain, « asomasie » : quelque chose qui ne fait pas Gestalt, qui ne fonctionne pas comme repère stable et qui ne peut donner lieu à l’apprentissage continu et cumulatif sur la base d’une exploration active et d’une incorporation impersonnelle[2].
On aurait tort de croire que ce temps, pourtant plus facilement observable au cours de l’enfance, soit à situer chronologiquement dans cette enfance, et ce pour deux raisons.
Un, ce temps ne se clôt pas au sortir de l’enfance. L’enfant que chacun de nous aura été, survit comme dimension de la personne dans l’adulte prenant sa place dans la cité.
Cliniquement cela s’avère. Tout psychanalyste peut en faire l’expérience indirectement dans son champ d’intervention classique, celui de la Lust et l’Unlust névrotiques, à travers la problématique de la répétition morbide, c’est-à-dire : à travers l’échec de l’historisation des modes de satisfaction préférentiels jusqu’alors incorporés. Un échec qui n’est pas dû à une carence de la capacité à la loi mais bien plus au fait de retarder l’exercice effectif de cette capacité pourtant acquise. En tant que sociologue Bourdieu aurait pu parler d’hystérèsis, d’autres à la fois axiologues et sociologues évoqueront l’angoisse désormais infantile face à des personnages plus fantasmatiques que réels (le gendarme qui interdit, l’autorité qui approuve).
En plus, l’adulte citoyen reste capable d’incorporer, mais plus difficilement, parce qu’il ne fait pas que cela et parce qu’il est attendu qu’il ne fasse pas que cela : il occupe en son propre nom des positions à négocier dans les divers domaines de la vie en commun. L’enfant apprend par exemple des langues assez facilement, l’adulte citoyen beaucoup plus difficilement, et pour cause : il participe lui-même à l’histoire, son histoire est à partager avec des étrangers potentiels, il a à se positionner, il n’en est plus à acquérir des dispositions seulement, il est devenu un étranger potentiel pour lui-même.
Et deux, l’enfant lui-même, sans être l’acteur d’une histoire qui lui soit propre, est quand-même dans l’histoire, dans celle de ceux qui répondent de lui : ce qu’il incorpore, c’est un milieu social. Ce n’est jamais un milieu sans loi des alliances possibles et impossibles, sans loi des devoirs à négocier. Le citoyen est donc déjà dans l’enfant, par procuration. Cet enfant apprend par exemple que certains couples ne sont pas possibles, il grandit dans un monde familier même s’il ne mesure pas encore ce que cela veut dire ; et il apprend d’où il sort, il apprend l’arbre généalogique familial qui situe les responsabilités (parentales et professionnelles) des uns et des autres.
Enfin, il faut espérer qu’on le lui apprenne. Car sans cela, il est perdu, déstructuré, faute de cette armature structurale d’emprunt qu’autrui est supposé lui procurer en attendant qu’il devienne lui-même un acteur d’une existence parmi des consorts.
Cliniquement, cela aussi s’avère : vous aurez par exemple des gosses qui ne tiennent pas en place pour la simple raison que toutes les places semblent possibles, voire qu’aucune ne soit même indiquée ‒ le diagnostic d’ADHD, utile dans certains cas seulement, est dans ce cas complètement ridicule et à côté de la question.
Ou vous aurez par exemple des gosses qui subissent, même temporairement, les effets psychotisants d’un environnement social parfaitement pervers où nul n’est encore ce qu’il semble être : c’est la confusion qui règne, dans les têtes et dans la vie de tous les jours parmi les gens. Et comme les gosses survivent dans les citoyens, il m’est arrivé plus d’une fois dans ma pratique clinique de voir comment des enfants ayant grandi dans cette confusion, réagissent, même adultes et installés dans la cité en couple et professionnellement, à la manière d’un persécuté chaque fois qu’ils croient être confrontés à une possible tromperie. Imaginez en effet les enfances suivantes. Imaginez une mère, non seulement elle ne peut s’empêcher de se taper chaque mec qui passe, sans respecter son époux ou partenaire, mais en plus elle cherche à rendre ses enfants complices en les détournant, puisqu’elle leur demande de participer à la tromperie en la couvrant par des mensonges auprès de leur père, une demande éventuellement assortie de menaces. Ou alors, imaginez un père qui répond à son fils lui demandant ce que c’est l’inceste : « Oh, c’est quand les parents aiment trop leurs enfants ». Comme quiproquo, ça peut compter ! D’autant plus que le père en question se promène à poil en arborant une érection en présence de ses enfants et qu’il accepte que ceux-ci touchent à son machin en train de se gonfler … Ça crée un sacré bordel ! Je n’invente rien, malheureusement.
Ou vous aurez des jeunes qui n’imaginent pas prendre leur place, alors qu’ils en ont la capacité, parce que l’un ou l’autre parent n’en laisse pas du tout depuis leur toute petite enfance : une mère par exemple qui joue à l’éternelle séductrice presqu’exhibitionniste, même envers les petits copains de sa fille ; ou un père qui gère tout au point d’annuler par ses ingérences totalitaires toute possibilité pour l’enfant de se retrouver seul.
À éviter ! You do not want to go there.
Le travail du psychanalyste consiste alors « simplement » à remettre de l’ordre, c’est-à-dire, à affirmer sans l’ombre d’un doute ce qui est possible et ce qui ne l’est pas : il a à statuer qui est qui et à construire le passé ascendant jusqu’alors forclos. Il lui revient la responsabilité professionnelle de remettre, comme on le dit très justement, les choses en place, voire de remettre les gens à leur place. Il a la possibilité mais plus encore le devoir d’être assertif pour son analysant, là où d’autres ne l’ont pas été.
Sans certaines places possibles et d’autres impossibles, sans loi (nomos), la vie est invivable. Et qu’elle soit plaisante ou pas, voire occasion de faute et de déception, là n’est pas le plus important. Il en faut une, une place, socialement parlant. Celle de l’enfant en l’occurrence est en principe celle d’un être qui compte mais sans avoir de compte à rendre encore : un tiers assume la responsabilité pour l’enfant, lui accorde une place dans son histoire et lui apprend comment il pourra lui-même un jour compter quelque part, dans un contexte, par soi-même, quitte à se rebeller contre la place prévue et attendue, tout en ayant lui-même des comptes à rendre.
- Il est clair par la même occasion que nul humain ne se réduit socialement à son corps dans son milieu, déjà irréductible à sa seule individualité spécifique, à la vie du mâle et de la femelle, du de petit et du grand (que l’on peut dénombrer).
Car ce corps ou soma ou sujet, ce corps par ailleurs déjà sexuel et mortel du fait de notre individualité spécifique, est négativé à la mesure d’une loi (nomos), d’une analyse structurale qui institue des rapports sociaux, qui définit et distribue des positions négativement, qui crée donc des frontières entre des places possibles, mais pas infiniment possibles, au contraire : possibles dans une certaine mesure seulement, celle des contraintes formelles. Cette analyse ou médiation, effectuée implicitement par quiconque émerge à la vie en société, transforme le corps qui vit dans son milieu, en acteur virtuel, capable et même contraint d’occuper des positions effectives dans des rapports qui sont autant de champs d’action possibles à périmètres plus ou moins circonscrits. Elle en fait de la personne, un faisceau de rapports à accomplir, no body ‒ en un deuxième temps, implicite, toujours explicatif sociologiquement parlant. No body, sauf maladie.
C’est ce qui explique que le paranoïaque par exemple, malade par défaut de culture (d’analyse structurale), vit essentiellement dans un registre que Lacan aurait appelé « imaginaire » : ce malade essaie de réduire tout rapport de dette auquel a émergé autrui, mais pas lui, à une génitalité animale, duelle, sans tiers, sans absence. Il vit en tendant à la pure et simple domination du plus fort : il n’a pas accédé à l’exercice de la fonction paternelle. Il ne veut rien savoir des divers champs d’action à périmètre variable où il faut agir avec autrui sans jamais pouvoir vivre dans la transparence totale et la coïncidence à son corps. Il ne peut s’absenter de la situation immédiate et il ne peut vivre qu’autrui s’en absente pour se faire indépendant de lui. Il rejette la dette.
- Mais la personne humaine, c’est aussi du corps retrouvé dans l’action (praxis) ‒ en un troisième temps, le temps de la formation de compromis, toujours explicatif. Tout un chacun peut être distingué selon divers statuts et appartenir à plus d’un groupe, d’une part ; et exercer diverses fonctions et jouer quantité de rôles, d’autre part ‒ mais tout cela sans s’y perdre.
Car le corps, sauf maladie, fait résistance à la distinction et à la distribution structurales. Il permet de s’incarner en situation par-delà la diversité et la pluralité des positons virtuellement possibles, en cette situation-ci, puis en une autre, et en une autre encore. Il permet de transiter d’une situation à l’autre, par-delà les champs d’action possibles. Il est le support consistant d’une existence par ailleurs toujours et partout virtuellement déclinée et conjuguée. Il permet à tout un chacun d’être quelqu’un de concret, somebody, mais un quelqu’un qui ne colle pas à lui-même dans une situation qui serait immédiatement envahissante[3].
C’est ce qui explique que le schizophrène[4] par exemple, par excès de culture, vit une vie éclatée : écrasé par le poids des responsabilités qu’il ressent comme une Katastrophendrohung, il s’isole radicalement faute de retrouver en situation le corps qu’il a nié mais qui lui donnerait une consistance par-delà l’analyse structurale des rapports de paternité qu’il effectue bel et bien, mais dans l’absolu, sans négociation possible, cloîtré comme il l’est dans un monde de frontières intransigeables.
Il s’absente dans un rôle absolu (à la manière de Louis II de Bavière qui se prend pour le roi, ni plus ni moins, mais qui ne gouverne pas vraiment puisqu’il donne des ordres sans trop se préoccuper de les voir accomplis, de prendre place effectivement). Il ne s’individualise plus et il ne s’incorpore plus. Il se départage de l’individu sexué et procréateur qu’il est, et du corps qui lui donne un centre à partir duquel circuler sans perdre de présence. Il rejette, parce qu’elle le rend dépendant, l’individualité qui le situe dans un rapport génital à des aînés ou à des petits biologiques, et du même coup le rapport sexuel à l’autre sexe qui conditionne la procréation (Louis II n’accueille pas de reine dans sa chambre, il n’a d’égards pour sa mère qu’en tant que mère du roi, sujette comme les autres sujets du roi, il ne procrée pas de descendants et il est retrouvé mort physiquement quelques jours après avoir été déposé par son gouvernement, c’est-à-dire très vite après avoir été tué là où il existe, dans son rôle, dans son rôle seulement). Et il rejette le corps qui lui donne une mobilité sur fonds de présence permanente en un milieu environnant changeant où rencontrer d’autres gens (ses châteaux ne sont pas habités, ils ne servent pas à accueillir quelqu’un, ils ne servent pas à rencontrer ses ministres pour discuter de la politique à poursuivre ; mais l’étiquette qui dicte à chacun son rôle, y règne de manière stricte, creuse, pour aucune personne concrète au fond).
Le schizophrène démultiplie structuralement les rôles à jouer jusqu’à se morceler dans une tentative de délimiter une spécialité qui le met à part, sans pouvoir en assumer la charge effectivement parmi les gens qui entameraient son indépendance. Il fait le vide autour de lui : il congédie autrui, et s’il cherche querelle à autrui par des scénarios d’ingérence et de déstabilisation, ce n’est point pour dominer cet autrui à la façon du paranoïaque qui tente de l’absorber ou d’être absorbé par lui en annihilant toute frontière qui marque une indépendance, mais bien pour être à son tour congédié par cet autrui dont le seul rôle, paradoxal mais indispensable, est de réaffirmer la frontière qui le rend lui, le schizophrène, autonome, c’est-à-dire : hors influence.
Le schizophrène n’arrête pas de se séparer de lui-même comme d’autrui, parce que chaque morceau de responsabilité qu’il envisage comme possibilité d’indépendance, questionne et même écarte tous les autres rôles possibles au point de les rejeter obligatoirement dans la nullité absolue, sans possibilité d’en admettre pour un temps, en un lieu, parmi certaines gens. Il ne rejette pas la dette, plus exactement la possibilité de devoir quelque chose, d’isoler un rôle susceptible de répondre aux attentes d’autrui et d’obliger autrui. Mais il rejette quelque chose quand-même : le contrat à conclure avec quelqu’un en chair et en os qui stipule ses propres demandes, qui négocie donc l’affaire à réaliser, et qui le contraindrait à se compromettre, quelqu’un qui est de manière plus générale capable à son tour d’offrir l’un ou l’autre service obligeant, à sa manière, sans aucun doute.
Et ainsi, le schizophrène rejette le corps individuel qui ne peut qu’être un corps quelque part dépendant, car sexuel et mortel, c’est-à-dire un corps qui ne peut survivre à lui-même qu’en s’accouplant à l’autre sexuel, vivant parmi les corps, sexuels et mortels, dans un environnement mouvant. Or ce corps lui permettrait d’annuler en acte sa dette virtuelle, d’enchaîner des moments et d’occuper des lieux. Il le mettrait en état de retrouver un semblant de substance, une solidité physique malgré le décomplètement structural de sa personne. Il représenterait une contenance maintenue à travers le temps et l’espace, opposable à l’absence radicale de sa personne. Il permettrait de transformer l’absence en accord passagèrement et localement convenu avec d’autres gens. Or, il n’en est rien : le schizophrène n’est rien, mais c’est un rien structuré, a no body foreclosing the fact of being somebody amongst other bodies.
L’arrêt de la dialectique, autolytique chez l’un fusionnel chez l’autre
On pourrait aussi dire : le schizophrène n’est pas capable de compromis personnel dans l’assomption de la dette, le compromis négocié que tout un chacun qui vit parmi les gens, doit accepter dans le rapport à autrui, sans quoi il ne vit plus parmi les gens. Mais la raison de cette incapacité au compromis personnel, l’autolyse, le repli sur soi, est inverse à celle qui rend le paranoïaque tout autant incapable de négocier, la fusion sans autrui.
Le schizophrène ne bâtit pas de ponts pour franchir les fossés qu’il n’arrête de creuser. Le paranoïaque en revanche ne bâtit pas non plus de ponts, mais seulement parce qu’il ne crée pas de fossés et détruit ceux qu’autrui creuse pour garder un bout d’indépendance.
L’un comme l’autre rejettent la dialectique de la Personne. Sie verwerfen, rien à voir avec le fait de refouler (verdrängen), ni d’ailleurs avec le fait de pratiquer le déni (verleugnen). Mais ce qu’ils rejettent est inverse : le premier rejette la présence du corps, le second l’absence par rapport au corps. Ils rejettent plus exactement, je ne dirais pas à la manière de Freud la castration, concept ambigu qui renvoie prioritairement à l’incomplétude de l’humain en tant qu’être sexuel, mais l’incomplétude du pouvoir, l’impossibilité d’être seul responsable (le schizophrène), et l’impossibilité de vivre la domination sans altérité qui rend responsable (le paranoïaque).
Et cela n’est pas sans conséquences bizarres. Ils peuvent l’un comme l’autre halluciner d’être envahis par quelqu’un d’autre qui menace de les détruire, mais pour des raisons tout à fait opposées : le premier, le schizophrène, hallucine parce qu’il cherche à préserver au maximum la marge de son indépendance, le second, le paranoïaque, parce qu’il ne l’a pas établie, pas même un petit peu.
Et ils peuvent l’un comme l’autre passer à l’acte et commettre des violences graves. Mais leur attitude envers cette violence devrait à titre d’hypothèse être très différente, même opposée, compte tenu du fait que le premier aurait accédé à la loi de la dette, mais pas le second. Or, cela s’avère cliniquement. Le schizophrène ayant à titre d’hypothèse accédé à cette loi, ne cherche pas à s’innocenter des transgressions qu’il commet, il s’en accuse, tout comme il traque les transgressions chez autrui. Le paranoïaque au contraire cherche à s’innocenter : il n’y est pour rien, il minimalise ses transgressions, il les tourne à la dérision, il s’en décharge en inversant les accusations qu’il met au compte d’une société hypocrite, de juges corrompus, des médecins et soignants, voire des victimes qui sont à ses yeux en fait ses agresseurs[5].
Certains lecteurs pourraient ici se dire : tout cela est bien compliqué. C’est compliqué, forcément. Pour rappel : scientifiquement aucun phénomène n’est quelque chose en soi. Il faut arrêter d’être naïvement positiviste. Pourquoi en irait-il autrement en sciences humaines qu’en sciences physico-chimiques ou en sciences biologiques ?
La différence entre ceux qui sont malades et ceux qui ne le sont pas, et c’est tout l’intérêt de la clinique en sciences humaines, est que ces deux types de malade, le paranoïaque et le schizophrène, ne circulent plus dialectiquement. Ils arrêtent le va-et vient entre 1. la présence d’un corps mortel situé ici et maintenant parmi d’autres corps également mortels, et 2. l’absence qui en redessine structuralement les rapports possibles à partir d’une grille strictement formelle de rôles à assumer et déléguer. Ils ne circulent plus, en aucune circonstance, quoiqu’il arrive, quelle que soit la donne ‒ une donne qui n’arrête pourtant pas de changer et qui demande justement qu’on circule pour s’y retrouver ensemble.
Alors que les pouvoirs peuvent être définis et distribués à la mesure d’un seuil permettant d’éprouver selon les circonstances s’il y a abus de pouvoir irresponsable ou non, alors que les pratiques du pouvoir propre à tout métier exigent la délégation des responsabilités par une des parties contractantes à l’autre mais n’excluent pas le maintien d’une indépendance relative de celui qui accepte une offre de service, alors que ces pratiques sont négociables jusqu’à un certain degré, alors que les services rendus sont conjoncturellement limités dans le temps et l’espace et donnent lieu à des renégociations sans que celles-ci soient empêchées par des frontières soit absolues soit inexistantes, chacun des malades, paranoïaque ou schizophrène, se fige sur un pôle, il dé-dialectise le mouvement habituel.
Le premier vit parmi les gens comme si il n’y avait pas de frontières d’indépendance, le second s’exile du monde du commun des mortels en les absolutisant. Mais ce qu’on voit au niveau du phénomène peut sembler pareil.
C’est ça, le cristal qui casse. La maladie, au regard des explications à construire, apparaît comme un prisme qui diffracte les phénomènes sans même qu’intervienne le chercheur : elle prépare le terrain d’investigation noso-analytique. Elle révèle à titre d’hypothèse les forces qui sont de toute manière en jeu dans les activités humaines, quelles que soient les conjonctures infiniment variables où ces forces opèrent.
À poursuivre.
[1] La formule « dialectique des dispositions et des positions » est reprise à Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil (Points Essais), 2003, p. 223 (1997).
[2] Les concepts de « socialisation primaire » et « socialisation secondaire » sont repris à Peter Berger et Thomas Luckmann, auteurs de La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Collin, 2006. Ils compliquent et complètent sensiblement la notion primordiale de socialisation qu’on retrouve chez Durkheim. Ils indiquent plus exactement le fait que le socius n’est pas seulement le produit d’une société présupposée qui l’éduque, mais aussi un acteur social qui crée et recrée du lien social. Voir à ce sujet Le Bot J.-M., Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Le sens social), 2010, p. 60-62 et p. 70-71.
[3] Voir à ce sujet Duval Gombert A., Des lieux communs et des idées reçues. Thèse de doctorat d’État, université Rennes 2, Haute-Bretagne, décembre 1992 ; Le Borgne R. et Guyard H., Le cas étrange de Mr. D. (Une cohérence historique sans exigence subjective), in Tétralogiques 7. Anthropologie clinique. Actes du second colloque international de Rennes (mai 1989), p. 145-162 ; Guyard H., Le Gall D., Aubin G. et Dupont R., Une tentative d’interprétation de deux malades « frontaux ». Une subjectivité sans cohérence historique, ibidem, p. 163-200.
Pour une présentation systématique et critique des travaux précités, effectuée en référence à des travaux sociologiques classiques élaborés en dehors de toute perspective noso-analytique, voir Le Bot J.-M., op.cit., p. 158-210.
[4] Voir à ce sujet Guyard H., Le Borgne R., Morin M. et Marseault F., Schizophrénie et distribution des compétences ; à propos de l’histoire clinique d’un patient, in L’information psychiatrique, vol. 80, n° 5, 2004, p. 371-378 ; et Guyard H., Mesure et démesure de l’altérité. À propos d’un cas clinique de schizophrénie, in L’information psychiatrique, vol. 82, n° 7, 2006, p. 595-604.
Pour une présentation systématique et critique du problème clinique, voir Le Bot J.-M., op. cit., p. 127-152.
[5] Voir à ce sujet Morin M., Marseault F., Le Borgne R. et Guyard H., Je me tiens, tu me tiens … Confrontation de trois cas de psychose et perversion, in Tétralogiques 12. Paternité et langage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 141-173.