La logique des maladies : hommage à Claude Bernard
(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 12)
La compréhension à ses risques et périls
Jacques Lacan n’arrête pas de répéter dans ses premiers séminaires[1] qu’il ne faut pas se presser de comprendre trop vite, car on risque de comprendre mal ce qui se passe, pris au piège comme on l’est par ses propres préjugés. On comprend alors l’autre parce qu’on se comprend soi-même, comme on se comprend soi-même, grâce à l’empathie, de manière immédiate, comme si personne n’occupait une position. On se met dans la peau de l’autre. C’est toujours et partout un risque, ce genre de compréhension sans dialogue, miroitante, en écho, tout sauf maussienne. Et une bonne part du parcours personnel dans la formation des psychanalystes sert justement à ne pas se laisser se laisser piéger de la sorte.
Que Jacques Lacan insiste autant sur le danger de la compréhension, n’est pas étranger au fait qu’il ait quitté le champ trop freudien des névroses : on risque, ainsi qu’il l’avait vu, de se heurter sans s’en rendre compte à des patients, psychotiques, qui ne cherchent même pas à instaurer une compréhension commune pour la simple raison que leur maladie les installe en dehors d’une recherche de consensus négocié.
Toute tentative d’imposer à ce genre de malades unilatéralement le dialogue qui voyage d’ordinaire entre consensus et dissension est vouée à l’échec et risque de provoquer une explosion de violence. C’est ce qui fait dire à Lacan qu’il arrive que le travail du psychanalyste soit en premier lieu un travail de scribe : le psychanalyste est pris à témoin, mais il n’a pas à donner son avis personnel, surtout pas de sa propre initiative[2]. Et c’est ce qui a fait dire à Freud que les névroses narcissiques (les psychoses) ne sont pas des névroses de transfert[3].
Ce que Freud dit, n’est pas faux mais à nuancer : le transfert n’est pas impossible dans le travail avec les psychotiques, mais il est très spécial. Il est par exemple éclaté, morcelé, sans cesse interrompu, polyptique chaque fois qu’on a affaire à un schizophrène sans centre ni substance. Et il faut faire gaffe aussi de ne pas faire flamber une paranoïa, en opposant une version alternative et sans doute plus réaliste des faits à la version présumée du malade, car cela le contraindrait à faire ce qu’il ne peut pas faire : transiger, se séparer de lui-même, aller à la rencontre d’autrui.
Une certaine prudence, de la tempérance et beaucoup de patience s’imposent ! Vouloir guérir à tout prix ne conduit nulle part si ce n’est à une explosion de violence, ou en tout cas à l’arrêt sans lendemain du travail à faire.
Le défi de l’explication
Quoi qu’il en soit, en attendant de comprendre (verstehen), et qui sait de guérir « de surcroît », comme disait l’autre, le matériel apporté par ceux qui consultent le « psy » (psychiatre, psychothérapeute ou psychanalyste), se prête à l’examen des processus en cause dans la maladie, donc à la formulation d’hypothèses explicatives (erklären). Et peut-être qu’un jour le chercheur scientifique mettra celles-ci à l’épreuve expérimentalement, après avoir en un premier temps au moins orienté ses observations dans le cadre d’un ordre de raison.
Claude Bernard revisited
En s’intéressant en sciences humaines aux maladies qui sont le privilège de l’humain, on ne fait pas quelque chose de nouveau, mais de comparable à ce qui s’est fait et se fait encore ailleurs. On fait comme Claude Bernard l’a fait à l’époque, médecin mais également promoteur de la méthode expérimentale en biologie à travers son intérêt pour l’étude des maladies.
On s’intéresse alors à ce qui ne marche pas : c’est non seulement heuristique, mais on se rend compte aussi que les malades ne sont pas malades n’importe comment, au contraire. Il s’agit de s’intéresser à ce que nous apprennent les diverses maladies humaines, qui ont ceci en commun de ne pas avoir lieu toutes en même temps : on peut être malade de ceci sans être malade de cela.
On peut par exemple être aphasique (avoir perdu l’exercice de capacités langagières), et suite à cela avoir des difficultés pour entretenir une conversation avec un interlocuteur. Mais cela ne veut pas dire qu’on ait perdu le sens proprement commun de la faute d’usage de la langue historique que l’on parle, ni de manière plus générale qu’on ait perdu le sens des convenances, soit : le sens de la propriété qui fait défaut à un pervers impudique, ou le sens des responsabilités à partager, qui fait défaut à un sado-masochique qui abuse des gens. Inversement, il est possible de parler une langue qui est incompréhensible pour quelqu’un d’autre, alors qu’elle est parfaitement grammaticale, et met en état de rendre le monde intelligible conceptuellement. Il y a là des raisons pour ne pas réduire le champ du langage et le champ du social l’un à l’autre.
De même, on peut être aphasique de plusieurs façons, diverses entre elles. L’aphasique sémiologique n’est pas l’aphasique phonologique, et vice versa. Il y a là des raisons pour ne pas prendre le champ du langage pour un monolithe sans articulations intérieures : il faut en examiner les contraintes, spécifiques et plurielles.
Les maladies contraignent donc de démultiplier et de diversifier les champs d’investigation anthropologiques, tant extérieurement qu’intérieurement. Elles invitent à adopter la méthode du cristal, chère à Freud, non pas en tant que praticien, mais en tant que théoricien qui élabore des théories de l’appareil psychique à partir de la noso-analyse.
La rencontre ratée, pour cause de perversion et de psychose
Lorsqu’on n’arrive pas à comprendre quelqu’un qu’on rencontre, on peut s’intéresser à ce qui fait rater la rencontre et condamne toute tentative de compréhension à l’échec. On prend alors acte du fait que dans certains cas la rencontre n’a pas lieu, mais alors vraiment pas, malgré une attitude maussienne ‒ pour cause de maladie, perverse ou psychotique à titre d’hypothèse, selon diverses modalités, qui ne sont pas en nombre infini.
Essayez donc d’entretenir le dialogue avec un pervers ! Difficile, car il n’arrête pas de tromper le monde. Il pratique l’imposture. Il change de position aussitôt que l’autre à qui il s’en prend, croit avoir établi sa propre altérité. Et il manipule le monde en se présentant comme ce qu’il n’est pas car il exploite l’hypocrisie sociale habituelle, ce changement nécessaire mais tout à fait ordinaire qui fait que l’on ne parle pas à son enfant comme à son mari, ni à son psy comme à son collègue, il exploite donc cette hypocrisie-là comme s’il n’y avait pas de limite, pour que ses victimes ne sachent plus à qui elles ont à faire et soient bernées.
Il ne faut pas croire que ces questions n’intéressent que le clinicien qui travaille dans son cabinet ou à l’hôpital psychiatrique. Rien n’est moins vrai. Il suffit de suivre l’actualité pour être en plein dedans. Voilà un grand entrepreneur, qui a fait faillite quatre fois, mais à qui l’on confie les rênes de la plus grosse économie du monde. Voilà quelqu’un qui attaque l’establishment et les lobbyistes au nom du peuple, mais qui forme un gouvernement où siègent quelques personnes richissimes avec un carnet d’adresses utiles bien rempli, et qui propose un budget pour satisfaire l’industrie de l’armement pendant qu’il démantèle les soins de santé accessibles depuis peu seulement aux plus démunis. Voilà une grande gueule qui va ramener le boulot aux USA, mais qui ne dit pas comment il financera ses politiques et empêchera des guerres commerciales d’éclater. Voilà un homme authentique pas comme les autres politiciens, qui dit ce qu’il pense mais qui joue au raciste, au xénophobe et au misogyne quand cela l’arrange sans qu’on sache ce qu’il pense vraiment. Voilà un homme marié, à plusieurs reprises d’ailleurs, mais qui se vante d’être un prédateur sexuel irrésistible. Voilà un honnête homme qui ne pense pas à lui-même mais qui installe sa famille dans le gouvernement. Fake news, alternatives facts, la langue de bois truffée de simplismes aberrants, les tweets provocateurs à n’en pas finir et sans aucune cohérence si ce n’est l’égo de leur auteur qui lance à chaque coup des nouvelles querelles pour détourner l’attention de la presse, du grand public, de ses adversaires comme de ses adhérents, chaque fois que des questions embarrassantes lui sont posées et des faits réels opposés … Qu’est-ce donc si ce n’est la perversion du lien social, c’est-à-dire : l’altération du principe même de l’alliance ? Ce n’est pas du dialogue, ce n’est pas de la rencontre. C’est de la séduction, du détournement ‒ à mon sens pathologique dans la mesure où ce personnage lui-même ne peut pas s’arrêter d’agir ainsi. Ses actes sont déroutants : on ne sait pas trop comment s’y prendre puisque les faits ne comptent plus, pas plus que les mots ‒ enfin, jusqu’à ce que des juges les fassent compter. Non sans déclencher une nouvelle tentative de perversion : face à son illégalité établie, ce personnage douteux appelle les juges qui lui mettent des limites « fake judges ». Et il tente évidemment de se débarrasser des juges qui ne lui conviennent pas …
De même, les psychotiques nous enseignent quelque chose au sujet du ratage de la rencontre, mais autrement car ils nous en disent long sur la problématique de la responsabilité envers autrui. Entretenir le dialogue avec un paranoïaque ou un schizophrène n’est pas évident. Le premier ne dialogue pas mais cherche à dominer faute d’avoir émergé au sens de la responsabilité qui le mettrait en état de mesurer la part qui revient à chacun. Le second ne dialogue pas non plus, mais faute de pouvoir se décharger en acte, en prenant corps parmi les corps mortels, d’une part de ses colossales responsabilités qui n’arrêtent de se multiplier.
L’obstacle n’est pas du tout le même dans les deux cas. Il serait même plutôt inverse : tentative d’annuler la responsabilité envers autrui et d’autrui dans le premier cas, tentative de l’absolutiser sans pouvoir agir en situation dans le deuxième ; défaut d’institution de la Personne d’un côté, mais excès de son institution de l’autre. Le premier, le paranoïaque (il n’est pas le seul car le sado-masochique en fait autant, à sa manière), n’établit pas la distance nécessaire à partir de laquelle on peut et doit négocier : il fusionne pour maintenir une impossible plénitude. Le deuxième, le schizophrène (il n’est pas le seul car le paraphrène en fait autant, à sa manière) cultive au contraire cette distance au point de rendre le dialogue impossible, il pratique l’autolyse, le repli sur soi.
Et essayer de les rencontrer, l’un ou l’autre, sans la prudence que demande la rencontre face à leur manière de s’installer envers autrui dans la vie, expose à la violence qui peut aller jusqu’au meurtre.
Last but not least, perversion et psychose, quoique nettement distinctes l’une de l’autre, rapportables chacune à une face de la vie en société, la perversion à la question de l’identité et la psychose à la question de la dette, ne sont pas sans rapports. L’identité des acteurs sociaux, spécifiquement atteinte en cas de perversion, n’est pas étrangère à la psychose, qui est elle-même une maladie de l’ordre de la responsabilité envers autrui. De même, et inversement, le sens de responsabilité des acteurs sociaux n’est pas sans étranger à leur identité. D’une face à l’autre du fonctionnement social, il existe une réciprocité à préciser.
Revenons à l’exemple donné, le portrait clinique du premier citoyen des USA. Le tableau clinique de sa personne en tant qu’être de société est à nuancer parce qu’incomplet. J’ai en fait déjà introduit la question de son égo dans ce qui est sinon une affaire de perversion du lien social. On ne pourrait en effet manquer d’être frappé par le narcissisme exorbitant du personnage, son besoin d’adulation sans limite, son agressivité envers quiconque ose questionner ce qu’il entreprend, son incapacité de perdre une bataille, son délire des grandeurs irréaliste, son dédain pour autrui, son triomphalisme infantile et indigne du poste qu’il occupe : « I am the president, you’re not ».
La question que l’on peut se poser est la suivante : s’agit-il de deux problèmes indépendants l’un de l’autre ? D’un seul problème ? Ou de deux problèmes qui se déterminent réciproquement ? Pourrait-on plus exactement tenir que ce personnage bouffon investi d’un pouvoir exceptionnel est piégé par son propre narcissisme et croit dès lors qu’il peut agir comme si tout était possible sans aucune limite, comme si la pudeur n’existait pas et que rien ne pouvait constituer une infraction à ce que toute autre personne possède en propre, son sexe notamment (grab them by the pussy), ou sa nationalité (Mexicans, all rapists) ? Et puis, ne faut-il pas à l’inverse affirmer que l’indécence sans limite sert à établir le pouvoir maximal d’une clique rassemblée autour de cet homme qui essaie d’échapper au jeu constitutionnel habituel des checks and balances en ralliant à sa cause des masses de gens à qui l’on fait croire qu’ils incarnent à eux seuls le peuple américain, l’Amérique profonde, la vraie Amérique ? Il faudra y revenir.
L’expérience acquise présuppose implicitement des principes d’acquisition
Quoiqu’il en soit de ces questions compliquées mais à mon sens cruciales, les perversions et les psychoses nous apprennent quelque chose au sujet des principes qui sont à l’œuvre dans tout rapport social, mais implicitement, « sur l’autre scène » aurait pu dire Freud en reprenant une formule de Theodor Fechner[4]. Elles indiquent par leur radicalité ce qui rend les rencontres impossibles, et ce qui est en somme toujours présupposé par la rencontre réussie et la compréhension qui s’ensuit, dans la vie de tous les jours mais également dans le travail des spécialistes des sciences sociales.
On objectera peut-être que ce qui rend les rencontres possibles est l’expérience de la vie, qui met en état de s’habituer aux usages des uns et des autres. Ce n’est pas faux, à condition justement que l’on soit capable d’en faire quelque chose, de cette expérience. C’est plus que problématique, pour les enfants autistes et psychotiques infantiles d’abord, pour les pervers et les psychotiques ensuite.
La perspective explicative des sciences humaines, la perspective plus particulièrement d’une sociologie explicative, est irréductible à celles des sciences sociales : les usages historiquement variables, les « régularités » décrites par les sciences sociales ne sont pas à confondre avec les processus implicitement présupposés par ces usages qui sont constitués ici et là pour un certain temps parmi certaines gens, puis transformés, abandonnés et remplacés par d’autres usages, mais partout et toujours à la mesure des mêmes processus implicites.
Je sais que ces dernières affirmations sont difficilement acceptables pour bon nombre de penseurs, notamment parmi mes interlocuteurs réguliers.
Qu’on me permette un raisonnement par analogie. Supposons un locuteur. Supposons qu’il soit aphasique. « Il ne trouve plus les mots justes », pourrait-on dire, surtout s’il souffre d’une aphasie de Wernicke sémiologique. Et on pourrait en conclure qu’il suffirait de les lui réapprendre, ces mots, que l’expérience va pallier à sa maladie, comme si au fond il avait perdu une part de son usage de la langue. Eh bien, les résultats de la tentative de rééducation par acquisition renouvelée seront limités, même dans sa propre langue.
Nul ne parlera français sans avoir fréquenté des francophones, pour de vrai ou dans les livres. L’expérience, la fréquentation est indispensable à l’appropriation et l’usage de cette langue historique qui continue d’ailleurs d’être modifiée. Mais si l’interlocuteur en question, même natif, est par ailleurs aphasique par défaut des principes de structuration de l’univers du son et du sens, aucune acquisition en langue ne pourra lui rendre la spontanéité langagière qu’il n’a plus, ni en français ni en une autre langue. L’homme n’est pas une page blanche qui se construit en inventant ses principes de fonctionnement chemin faisant. Certes, il vit dans un milieu et un monde qui l’entourent et le façonnent historiquement, et il invente des usages, mais cela n’explique pas tout.
À poursuivre.
[1] Lacan J., Le séminaire. Livre I. Les écrits techniques de Freud. Paris, Seuil, 1975, p. 87-88 (1954) ; Le séminaire. Livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 109, 128 (1955) ; et Le séminaire. Livre III. Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 14, 29-30, 163, 216 (1955-6). Je remercie Jean-Claude Quentel pour ses renvois précis.
[2] Lacan J., Fonction et champ de la parole, in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 313 (1955).
[3] Freud S., Widerstand und Verdrängung, in Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse und Neue Folge. Studienausgabe Band I, Frankfurt, Fischer Verlag, 1989, p. 296-7 (1916-7).
[4] Freud S., Die Traumdeutung. Studienausgabe, Band II,, Frankfurt, Fischer Verlag 1972, p. 72 : « ein anderer Schauplatz » (1900).