Le nomos des maladies : la personne, no body in particular
Le nomos des maladies : la personne, no body in particular
(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 17)
Cherchez du social, et que trouverez-vous ? Des individus, des collectivités? Des usages étanches, des institutions au sens durkheimien du mot, des institutions qui déterminent des êtres qui sinon ne seraient que des individus hors société ? Non, plutôt des divergences et des convergences, peu importe le nombre d’individus positivement dénombrables, n’en déplaise aux statisticiens. Plutôt des acteurs capables d’instituer des frontières, de creuser des fossés, mais aussi capables et contraints à la fois de franchir les frontières, de bâtir des ponts. Quant aux malades, pervers et psychotiques, ils ne font jamais autre chose qu’exacerber ces tendances opposées.
L’hominien, une espèce ; l’humain, une manière d’exister
La personne humaine, c’est bien de la personne : ce n’est personne en particulier, no body in particular, ni cet individu-ci ni cette collectivité-là, ce n’est pas une question de nombre. Il ne suffit pas d’additionner des individus et d’en faire une collectivité, pour qu’il y ait du social. Ce que l’on constate quand on a à faire à du social, c’est une manière d’exister, c’est une confrontation en situation entre tendances opposées que l’on retrouve autant dans des individus que dans des collectivités d’individus.
Dans l’univers du social, il n’y a en effet stricto sensu ni individu ni collectivité d’individus. Toute réalité biologique, individuelle ou collective, y est transformée en incessante tension entre deux tendances opposées, la singularisation (qu’on pourrait définir comme la recherche en acte de l’accord avec soi-même) et l’universalisation (qu’on pourrait définir comme la recherche en acte de l’accord avec les autres).
La tension entre la singularisation et l’universalisation, entre la réaffirmation de soi et l’ouverture négociée à l’étranger, est rendue possible et nécessaire à la fois par l’exercice de la capacité d’analyse structurale dont l’humain fait preuve à l’égard de sa vie en tant qu’individu de l’espèce hominienne. Sans cette analyse, il n’y aurait pas de consorts historiques effectifs, parce qu’il n’y aurait ni soi ni autre, ni pour-soi ni pour autrui virtuels, c’est-à-dire: possibles mais pas infiniment possibles, possibles seulement à la mesure d’un partage formel. Il n’y aurait que des congénères sexuellement différenciés d’une part, petits et grands d’autre part, ayant tous les mêmes caractéristiques génériques et en plus quelques caractéristiques individuelles, étant donc plus ou moins semblables, capables à la fois de s’accoupler entre eux sans classement ni stratification identitaires et capables de vivre en une troupe grégaire, organisée sur la base de la force, protectrice, mais sans origines ni avenirs à raconter, sans responsabilités à négocier.
S’il n’était qu’un être biologique, cet individu, sans avoir à éprouver dans l’action (praxis) la mesure structurale qui départage virtuellement (formellement) la pudeur de l’indécence, serait sexuellement différencié et caractérisé, mâle ou femelle, mais étranger à la problématique des appartenances arbitraires, à la loi (nomos) des alliances possibles. De même, s’il n’était qu’un être biologique, cet individu, sans avoir à éprouver dans l’action (praxis) la mesure structurale qui départage virtuellement (formellement) les pouvoirs reconnus de l’abus de pouvoir violent et irresponsable, serait capable de se désindividualiser par la procréation du petit qui lui survit, mais étranger à toute problématique de la dette, à la loi (nomos) des devoirs possibles.
Certains lecteurs pourraient ici se dire : tout cela est bien compliqué. C’est compliqué, forcément. Mais ce qui a été affirmé n’est pas du tout spéculatif, car c’est bien entre ces deux tendances diamétralement opposés que toute dispute, au sujet des devoirs des uns et des autres par exemple, donc en matière de distribution du pouvoir entre humains vivant ensemble, se déploie effectivement.
Regardez l’actualité : les étrangers qui débarquent, littéralement, en Europe, sauf s’ils se noient pendant la traversée, ont-ils ou non leur part du pouvoir ? Cela se discute, férocement parfois, civilement ailleurs. Beaucoup d’acteurs cherchent des compromis honorables, sans garantie d’y arriver, en engageant la discussion à partir de points de vue conflictuels extrêmes. Et conflit il y a.
Certains citoyens n’en veulent rien entendre, des étrangers. « Tous des terroristes », statuent-ils. Ces citoyens peuvent même être convaincus que nul étranger n’habite parmi eux (c’est une illusion populiste, mais bon), et que nul étrangeté ne les habite eux-mêmes (c’est une illusion, encore une fois).
D’autres au contraire sont inclusivistes au nom du droit humanitaire. Ils ouvriraient les portes de l’UE sans aucunement discriminer parmi ceux qui prétendent rentrer. Mais ils le feraient au risque de faire rentrer quelques criminels méconnaissables parce que travestis, de se mettre en danger eux-mêmes tout comme leurs consorts très variés reconnus comme citoyens de l’UE, et d’accroître les tensions qui existent déjà à l’intérieur de cette UE. « C’est des humains comme nous », statuent-ils, « ils veulent seulement vivre en paix et gagner leur vie comme tout le monde en rendant service à autrui ».
On objectera peut-être que l’exemple est repris à l’actualité et que pareille opposition entre tendances n’a pas existé en d’autres sociétés. Détrompez-vous. Étudiez par exemple les réformes constitutionnelles d’Athènes pendant l’antiquité classique du 6ème et 5ème siècle, destinées à redistribuer le pouvoir entre les diverses classes qui la constituaient, ou les réformes de l’empereur romain Caracalla de l’an 212, destinées à accorder la citoyenneté (donc des privilèges, mais aussi des responsabilités) à tout homme libre dans l’empire qui ne l’avait pas, et vous verrez la même tension à l’œuvre.
L’histoire, une affaire de tous les jours aussi
Prenez le temps de vous observer vous-même et demandez-vous : ai-je tendance à réaffirmer ma position quoiqu’il arrive, ou tendance à inclure celle des autres gens pour modifier et élargir la mienne ?
L’histoire n’est pas forcément une affaire grandiose. Elle se joue, s’institue et se constitue au quotidien autant que sur les grandes scènes de l’histoire. Des frontières à négocier en personne comme acteur social, on en trouve partout et tout le temps, en tout milieu social.
Un tel emmène son chez soi lorsqu’il part en vacances pendant l’exode estival annuel puisqu’il ne voyage jamais sans emmener sa propre maison sous forme de caravane : il a besoin d’être chez lui, même à l’étranger. Tel autre en revanche fuit son pays ravagé par une guerre civile dans une région depuis longtemps déstabilisée, où des grandes puissances agissent dans une perspective plutôt géostratégique qu’humanitaire : il abandonne tous ses avoirs mais pas tout ce qu’il est, et il laisse derrière lui un passé sans promesses d’avenir, contraint alors d’assumer le rôle fort fragile du réfugié, en principe protégé par le droit international, en fait fréquemment arrêté par des frontières nationales.
Très banalement, chacun peut éprouver quelque malaise lorsqu’un étranger envahit son espace privé dans une rame de métro pourtant passablement vide aux heures creuses, alors qu’il suffit de varier la conjoncture pour que son sens implicite de la propriété se réalise autrement en acte, puisqu’il ne fera aucun cas du fait d’être accolé à des étrangers tous ensemble coincés dans la même rame bondée aux heures de pointe[1]. Moins trivialement, il arrive que des millions de gens, se transforment en une masse qui adhère à elle-même, terrorisés, séduits, par conviction, par facilité, par dénuement et pour mille autre raisons sans doute, qu’importe. Ils réinventent le passé, ils croient construire un avenir radicalement nouveau qui n’apporte en définitive que destruction. Ils rejettent sans discussion mais non sans efficacité administrative ou avec pure et simple brutalité tout ce qui étranger en dehors de leurs frontières, ils rapatrient les uns et ils déportent les autres sans hésiter à les exterminer sur une échelle industrielle pour accélérer les choses et sans oublier de les spolier d’abord. Et ils ignorent bien sûr par la même occasion l’altérité qui les sépare d’eux-mêmes ou de leurs semblables. Et c’est ainsi qu’une ville polonaise du nom de Zamość, renaissance d’origine, devient Himmlerstadt – pour quelques années. On appelle cela, très justement, la purification ethnique : drôle de politique ! Absolutisation de la capacité de creuser des fossés, refus de bâtir les ponts.
À poursuivre.
[1] Le sociologue Erving Goffmann a très finement analysé la pratique des frontières sociales au quotidien dans ses livres La mise en scène de la vie quotidienne 1 et 2 (éditions anglaises originales respectivement 1956 et 1963). Voir à ce sujet Lebot J.-M., Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Le sens social), 2010, p. 104-110.