Parler sans s’entendre parler

Parler sans s’entendre parler

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 5)

En prenant un exemple, quelques données météorologiques indiquant vraisemblablement des retombées du changement climatique fortement discuté parmi les spécialistes, en examinant ce que ces chiffres signifient concrètement pour quelqu’un dans son travail quotidien, un viticulteur vinificateur, j’ai cherché à problématiser ce qu’il faut bien appeler le fétichisme des chiffres : la croyance naïve que les chiffres reflètent immédiatement la réalité, toute la réalité, rien que la réalité.

Les chiffres, proposés sous la forme de moyennes statistiques ou autrement, ne sont pas le reflet pur et simple d’une réalité en soi, même s’ils sont exacts. Ils peuvent être à côté de la question. Il y a ces chiffres-là, et il y en a quantité d’autres. Ils n’expliquent pas quelque chose, ils sont au contraire à expliquer. Ils peuvent d’ailleurs être compatibles avec plus d’une explication. Et ils ne dictent certainement pas comment agir à partir de là. Et puis, il y a des choses qui ne se laissent pas écrire en chiffres, mais qui n’en sont pas moins réelles.

Il est maintenant temps de revenir à la clinique, à la revendication fallacieuse de certaines gens qui prétendent pratiquer la psychothérapie « scientifique », et qui vous en mettent plein la face avec leurs chiffres, comme si ceux-ci étaient le summum de la science.

Que faut-il penser des statistiques, telles qu’on en retrouve les résultats dans des manuels diagnostiques et statistiques comme le DSM (le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et la CIM (la classification internationale des maladies) ? Est-ce que c’est vraiment scientifique ?

 

La construction scientifique des faits, cartésienne et anti-cartésienne

La construction d’un champ d’investigation scientifique implique la formulation d’hypothèses, mais pas n’importe quelles hypothèses. Ces hypothèses doivent permettre de spécifier et d’isoler une causalité qui explique certains faits, ceux-là et pas d’autres – ces autres faits sont impossibles à déduire de la causalité en question, même s’ils peuvent éventuellement être déduits d’une autre causalité. La construction scientifique implique ainsi ce qu’on peut appeler la mise en place méthodique d’un ordre de raison, “simplement” distinct et indépendant d’autres ordres d’intelligibilité.

L’exploration empirique, voire expérimentale, de cet ordre de raison peut évidemment contredire les hypothèses, et contraindre à les reformuler ou même à les abandonner. Et ce qui a été simplifié conceptuellement et même prouvé empiriquement, en un premier temps tout sauf facile, à la manière cartésienne, par division des problèmes, peut toujours être recompliqué, complété et prouvé autrement, en un deuxième temps, tout aussi difficile, de manière anti-cartésienne, ainsi que Gaston Bachelard l’a plus d’une fois démontré en s’intéressant tout particulièrement au dépassement de la physique classique et à l’histoire de la chimie moderne[1].

 

Les moyennes des symptômes sans aucune explication

La construction scientifique d’un champ hypothétiquement auto-logique, caractérisé par une logique qui lui est propre, ne saurait en aucun cas être confondue avec le relevé statistique d’un ensemble de phénomènes associés, présumés récurrents.

La conception de lois explicatives, lorsqu’on parle de pathologies, ne saurait en aucun cas être confondue avec l’énumération d’un ensemble de symptômes associés, observés à répétition, nommés chaque fois du même mot, et délestés des parasitages par le traitement statistique. Le résumé généralisé des moyennes, établi par induction, n’explique pas la pathologie.

Tout au plus l’indique-t-il. Mais même cela se discute, car le fait de seulement nommer quelque chose d’ordre phénoménal sans le construire à la mesure d’une procédure, laisse planer ce phénomène dans l’indécision potentielle. Loin d’expliquer quoi que ce soit, le résumé sémiologique généralisé par des moyennes a au contraire besoin d’être expliqué. Il témoigne d’une absence totale du « sens du problème »[2] : il occulte les questions qu’il s’agit justement d’explorer dans le champ des sciences humaines en référence aux maladies qui sont le privilège peu enviable de l’homme.

Et dès qu’on explique la chose en question (en question et donc encore à établir) au moyen d’une loi, il est fort probable que le phénomène qu’on prend pour la réalité objective disparaisse pour laisser place à un ou des faits construits lesquels transforme(nt) le phénomène « constaté » que l’on croyait seulement « étiqueter » et “rassembler” avec d’autres phénomènes, en illusion positiviste.

La science, aurait dit Bachelard, ça n’est « pas le pléonasme de l’expérience »[3], même pas si on réécrit cette expérience faussement première avec des moyennes. Et ce pour au moins deux raisons.

Un, il arrive qu’un fait puisse être expliqué par des lois concurrentes, dont l’une ou l’autre est finalement privilégiée, par exemple pour des raisons esthétiques, ou parce qu’elle est moins difficile à formuler et comprendre, ou encore parce qu’elle se prête mieux à des réductions, à des synthèses et à des développements ultérieurs lorsqu’on on la met en rapport à d’autres lois expliquant d’autres faits. Deux, le phénomène de départ s’avère confus ou indéterminé : il finit par se décliner en faits divers à la mesure de lois diverses et par se conjuguer en plusieurs faits à la mesure de plusieurs lois.

 

Il ya des symptômes et puis des symptômes

Ce qu’on obtient par des relevés statistiques n’est jamais autre chose que des syndromes sans aucune possibilité de faire la part, conceptuellement, entre des symptômes pathognomoniques mais surtout nécessaires d’une part, et les autres symptômes d’autre part. On risque toujours de présenter une collection de symptômes hétéroclites (hétérogènes) et sans limite (additionnables et soustrayables à volonté).

 

Les premiers symptômes sont dits pathognomoniques parce qu’ils permettent d’identifier et d’isoler une maladie. En plus il s’agit de symptômes nécessaires, causés par un fonctionnement maladif spécifique et partiel, celui-là et pas un autre ou un autre en plus.

Pour rappel : Popper argumente qu’une loi scientifique ne dit pas tant ce qui est contraint que ce qui n’est pas possible. C’est ce qui la rend falsifiable[4].

Des hypothèses cernant un fonctionnement maladif devraient donc idéalement non seulement expliquer et prédire les faits que des procédures adéquates provoqueront, mais aussi exclure que d’autres faits, impossibles sur la base des hypothèses en question, ne soient réalisés.

Concrètement par exemple, une hypothèse sur un fonctionnement pathologique n’apparaîtra pas seule, mais dans le contexte d’une clinique différentielle et complémentaire[5]. On peut ainsi prouver, dans le champ du langage, cela a été fait de manière probante, que le fonctionnement d’un aphasique de Broca n’est pas celui du Wernicke, et vice versa. Ce que l’un peut encore faire, est impossible pour l’autre, et vice versa. Chacun d’eux n’est pas malade de fonctionner d’une certaine manière, mais du fait de ne pouvoir fonctionner que de cette seule manière-là, alors qu’un locuteur non-aphasique fonctionne des deux manières à la fois[6].

Toute la question est de savoir si pareil raisonnement peut être effectué et objectivé dans d’autres champs d’activité humaine, par exemple dans le champ des psychoses. On pourrait par exemple faire l’hypothèse que la personne paranoïaque fonctionne à la manière du Wernicke mais la personne sado-masochique à la manière du Broca. Et puis, mutatis mutandis, que la personne schizo-phrène fonctionne également à la manière du Wernicke, mais la personne narcissique à la manière du Broca. Des travaux[7] dans ce sens sont tentés par certains chercheurs, mais on n’en trouve certainement pas la trace dans le DSM ou la CIM.

 

Les autres symptômes par contre, ceux qui ne sont pas pathognomoniques et nécessaires, sont soit totalement fortuits, soit de l’ordre de la compensation qu’une personne arrive à opposer à sa maladie, soit propres à un contexte social singulier variable. Ce contexte n’est pas uniquement celui d’une société, mais également celui de la situation clinique elle-même : même le chercheur qui essaie de rendre intelligible un fonctionnement, et non d’accompagner quelqu’un, voire de guérir quelqu’un, peut par sa seule attitude, par les seules questions qu’il propose aux malades à titre de test, faire apparaître ou disparaître chez son interlocuteur certains symptômes. Il n’y a pas de symptômes en soi.

 

Bref, appeler des relevés statistiques d’ensemble de symptômes d’ordre phénoménal – relevés que l’on démultiplie à l’infini, à cause d’une attitude épistémologique naïvement positiviste, comme c’est le cas dans chaque nouvelle édition du DSM qui ne cesse de s’épaissir sans jamais expliquer quoi que ce soit -, appeler donc ces relevés des « troubles », ou des « maladies », est fondamentalement erroné. C’est franchement présomptueux, c’est faire preuve de misère intellectuelle.

 

Nous sommes “a-théoriques”- I beg your pardon ?

Les avocats des manuels statistiques n’arrangent pas les choses en prétextant qu’ils sont« a-théoriques », ainsi que les auteurs du DSM l’ont fait, dans la plus parfaite ignorance de leur propre activité conceptuelle. Ils ne sont pas a-théoriques puisqu’ils classent les choses qu’ils croient observer : tout classement, irréductible à un simple étiquetage de données en soi, est déjà une théorie même si ce classement n’explique rien.

Et ils n’avancent pas vraiment non plus en décidant par exemple qu’ils ont affaire à un cas pathologique chaque fois qu’un certain nombre des symptômes rassemblés sous une étiquette est observé : six des dix par exemple, ou cinq des sept parmi ceux qui ont été regroupés sous cette étiquette-là et pas sous une autre. Permettez-moi, mais avez-vous déjà rencontré un botaniste spécialiste de la classification qui dira avoir à faire à telle espèce végétale et pas à telle autre si six des dix ou cinq des sept caractéristiques nommées, tantôt celles-ci tantôt celles-là, sont observées ?

 

Ils avancent déjà un peu s’ils affirment à titre d’hypothèse que parmi les symptômes répertoriés sous telle ou telle étiquette, il y en a quelques-uns qui sont pathognomoniques : ces symptômes-là permettent alors à titre d’hypothèse de reconnaître la maladie ; et en leur absence, on peut conclure qu’on n’a pas affaire au trouble en question.

Mais cette avancée n’est qu’un début. Il faut en effet encore expliquer pourquoi ces symptômes seraient pathognomoniques : il faudrait expliquer en quoi ces symptômes attestent une causalité et non une autre. Et cela n’est pas fait par les grands amateurs de ces statistiques, jamais. Leurs chiffres n’expliquent rien. Cela n’est pas de la science mais seulement un bel exemple d’arithmophrénie.

 

Quand dire c’est simplement dire

Bref, il y a des gens qui parlent sans s’entendre parler, surtout quand ils écrivent en chiffres ce qu’ils disent. Ils parlent sans se rendre compte de ce que parler veut dire, quand dire, c’est simplement dire ou penser les choses avec des concepts, soit : transformer un univers de représentation, en tant que tel accessible aux animaux puisque ceux-ci déjà perçoivent et imaginent, par la médiation d’une structuration phonologique et sémiologique, inaccessible aux animaux, et rendant toute intelligibilité immédiate impossible[8] .

 

Même les néopositivistes, viennois et autres, l’ont très vite compris, il y a cent ans déjà. Mais il y a aujourd’hui encore et toujours des gens, même des universitaires, qui n’ont pas pris acte de la faillite du néopositivisme et qui n’ont rien appris en matière de sciences humaines, depuis Ferdinand de Saussure e. a. Ils feraient mieux de lire quelqu’un comme Bachelard avant de déclarer qu’ils sont scientifiques, et qui plus est, les seuls scientifiques.

Ils pourraient alors par exemple se demander comment la polysémie intrinsèque à chaque élément différentiel de langage, irréductible à quelque étiquette que ce soit, incommensurable à quelque stimulus sensoriel que ce soit, peut concrètement donner lieu à diverses manières de rendre le monde intelligible[9]. La manière scientifique du locuteur qui désambiguïse les mots en référence à ce qui résiste dans l’expérience, la manière mythique d’un locuteur qui croit aux mots qu’il hypostasie et projette dans l’expérience, et la manière poétique du locuteur qui rajoute une réalité à la réalité de l’expérience.

 

Footnotes    (↵ returns to text)

  1. Bachelard développe ces thèses e. a. dans, La philosophie du non (1940) et Le rationalisme appliqué (1949). Voir à ce sujet Schotte J.-C, La science des philosophes. Une histoire critique de la théorie de la connaissance, p. 164-165 (La formation par les réformes) et p. 175-185 (Le rationalisme polémique, L’erreur « cartésienne », Dire non pour compliquer et compléter).
  2. Bachelard G., La formation de l’Esprit scientifique (1938), p. 14.
  3. Idem, Le rationalisme appliqué (1949), p. 37-38.
  4. Popper K., The Logic of Scientific Discovery, p. 86. Et Lakatos I., Methodology of Scientific Research Programmes: Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes, p. 25. Voir à ce sujet Schotte J.-C, La science des philosophes. Une histoire critique de la théorie de la connaissance (1998), p. 104-105.
  5. Schotte J.C., La raison éclatée. Pour une dissection de la connaissance (1997), p. 69-204.
  6. Guyard H., Le test du test. Pour une linguistique expérimentale, in Tétralogiques 2. Pour une linguistique clinique (1985), p. 37-114.
  7. Morin M., Marseault F., Le Borgne R. et Guyard H., Tu me tiens, je me tiens … Confrontation de trois cas de psychose et de perversion, in Tétralogiques 12. Paternités et langage (1999), p. 141-173.
  8. Jongen R., Quand dire, c’est dire. Introduction à une linguistique glossologique et à l’anthropologie clinique (1993).
  9. Gagnepain J., Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. Volume 1. Du signe, de l’outil (1991), p. 105-125 ; et Schotte J. C., La raison éclatée. Pour une dissection de la connaissance (1997), p. 243-274.

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