Psychothérapies sans risques
(Le texte qui suit a originellement paru dans le mensuel luxembourgeois Forum, n° 320, juillet 2012.)
Un nouveau spectre hante le Luxembourg. Après les médecins fripons et les enseignants fainéants, voici donc le fléau des psychothérapeutes dangereux.
Ce danger est-il récent ? S’est-il renforcé progressivement au cours des dernières décennies ? Y a-t-il eu des blessés ? Des morts ? Des personnes se sont-elles plaintes auprès de la police ? Des jugements ont-ils été émis contre des malversations ou des fautes professionnelles ? Et quelqu’un a-t-il relevé ces faits, dressé des listes, établi des statistiques ?
Assurément, il n’est pas difficile de se sentir pris de vertige, à feuilleter les rubriques ‘psychologues’ ou ‘psychothérapeutes’ des pages jaunes nationales. Un minimum d’ordre et d’information n’y apporteraient certainement pas de préjudice. Pourtant, en regardant par-delà les frontières nationales, un éventail psychothérapeutique autrement plus impressionnant s’ouvre devant les yeux des curieux.
De la thérapie de l’acceptation à la thérapie zen, en passant par toutes les variantes de programmation et de reprogrammation, focalisées ou holistiques, humanistes ou comportementalistes, dansantes ou chantantes, la liste des options semble impressionnante. L’encyclopédie électronique populaire en énumère aisément une centaine. Bref : il n’existe plus aujourd’hui d’activité humaine qui n’ait son pendant thérapeutique.
Vous aimez courir ? Essayez la thérapie du jogging. Vous préférez vous relaxer ? Une vaste gamme de thérapies de la relaxation s’offre à vous. Vous vous sentez plutôt épris de transcendance ? Un thérapeute spirituel vous guidera vers le noyau éternel de votre être, et vous permettra de renouer avec l’équilibre cosmique de vos vies antérieures.
Face à de tels psychothérapeutes « peu ou pas qualifiés », il faudrait donc penser que les « patients, qui par définition sont vulnérables [1] », se confronteraient à un péril inquiétant. Un péril paradoxal, émanant de ces mêmes personnes qui sont supposées les aider.
Et pourtant, cette diversité est-elle si extraordinaire ? Est-elle si dangereuse ? Le sentiment de vertige, de perte de vue d’ensemble, est-il vraiment spécifique des psychothérapies ? Il me semble plutôt éminemment banal. Choisir son yaourt parmi les 50 types de yaourts du rayon laitier, sélectionner son programme du soir parmi 100 chaînes de télé, réfléchir sur les 200 destinations de vacances, se décourager devant les 3000 résultats de la recherche sur Internet, quoi de plus quotidien ?
Mais comment nous débrouillons-nous donc dans ces recoins périlleux de nos sociétés post-industrielles, où la loi et l’expert ne se sont pas déjà chargés de décider à notre place ? Nous essayons de nous informer. Nous lisons des étiquettes, nous nous tournons vers des encyclopédies, nous nous procurons des journaux, des livres ou des documentaires qui traitent de la question ou plus simplement, nous demandons à des amis. Et ensuite, bien que toujours vulnérables par définition, nous décidons.
Ce que la logique nomme ‘théorie de la décision dans l’incertitude’ représente en fait la part majeure de nos choix quotidiens. Sur ce point, la logique rejoint d’ailleurs le diagnostic social : nous vivons, suivant l’expression des sociologues, dans une « société du risque [2] ». Nous sommes contraints d’agir au quotidien, à petite et à grande échelle, sans disposer des fondements indubitables de la décision certaine. Et en règle générale, nous ne nous débrouillons pas si mal, sans la main dirigeante.
Il existe évidemment une autre solution, une solution pratique, juridique, qui nous dispense de trop penser. C’est la solution de la politique de la peur ; celle qui vise à instaurer ou à maintenir l’inquiétude ou l’angoisse face à des risques imaginaires ou exagérés. Le but poursuivi par cette stratégie consiste à rétablir un sentiment de sécurité au prix de l’élimination des choix et de la restriction conséquente des libertés civiles : « The precautionary principle – be careful or else – assigns a minimalist role for the human agency. […] Since it tends to assume that people have already gone too far, it is not inclined to encourage any more voyages of discovery.[3] ».
La politique de la peur propose des règles qui nous diront : tel choix est reconnu, tel autre rejeté. Le sentiment de sécurité naît du fait que le pénible travail de décision personnelle est ‘outsourcé’, délégué au législateur et à l’expert, à ceux qui nous veulent du bien. À eux de séparer le bon grain de l’ivraie. Suivez le guide, admirez les beaux villages à votre droite, qui ont déjà enchanté des milliers de passants avant vous.
Quoi de plus sûr alors, en psychothérapie, que l’efficacité standardisée célébrée par les experts, psychiatres et psychologues ? C’est le critère de qualité aujourd’hui le plus généralement prôné dans l’évaluation des psychothérapies. Un bon psychothérapeute, à l’image du bon médecin, et du bon garagiste, est celui qui sait se montrer efficace. Rien de plus évident, rien de plus incontestable. Du moins en apparence.
En effet, dès qu’on abandonne le mot pour se tourner vers sa signification, la belle unanimité disparaît. Que veut dire : être efficace en psychothérapie ? De prime abord, la situation pourrait sembler plus simple en médecine : le bon médecin est celui qui permet de chasser la douleur de mon genou et de le rétablir à sa fonction normale. Idéalement, s’entend. Car nous n’accepterions pas sans autre explication que cette efficacité se traduise par une prothèse ou une amputation.
Du côté de l’âme, les choses s’avèrent plus compliquées. Car un symptôme, même le plus banal, existe rarement sous la forme isolée d’un mal de genou. C’est ce que le jargon de la psychopathologie désigne du beau terme de « comorbidité ». La comorbidité signifie qu’un problème n’existe pas seul, mais en rapport avec d’autres problèmes. On n’est pas loin du sens originel du mot « complexe ». Et la psychiatrie dite ‘scientifique’ s’en est souvenue au moment où le saucissonnage de plus en plus fin de troubles, de syndromes et de symptômes s’est accompagné d’une montée considérable de la comorbidité [4]. Un spécialiste averti aurait pourtant pu y penser : on n’enlève pas des pièces isolées d’un système complexe, sans provoquer des conséquences systémiques. Les récentes crises financières et économiques n’ont cessé de nous en fournir les illustrations les plus concrètes. Une âme, un cerveau seraient-ils donc moins compliquées qu’un genou ?
En psychologie, le principe de l’effet systémique n’est pas plus difficile à comprendre, du moment qu’on dépose les œillères de la classification abstraite, dite ‘scientifique’ : les souffrances psychiques affectent des personnes et pas seulement des parties découpées de fonctions psychiques dissociées. Allant plus loin, ces souffrances ont un sens particulier pour chacune de ces personnes et s’enchevêtrent à l’ensemble de leur personnalité. Car combien même le symptôme, superficiellement décrit et disjoint de son contexte, peut paraître similaire chez beaucoup de personnes, sa signification, son étiologie biographique et son mode d’expression restent propres à cet individu.
Contrairement donc à ce que semble affirmer le consensus spécialiste depuis les années 1980, on ne souffre pas de troubles d’anxiété, d’ajustement ou de dyspareunie. Dans la vie réelle, loin des laboratoires de psychologie et des commissions d’experts psychiatriques, nous mourrons à petit feu de ce que notre couple nous déchire et nous désole, nous nous abîmons dans notre travail qui ne nous donne plus qu’une seule envie, celle de nous suicider, nous n’en pouvons plus de cette honte catastrophique, permanente qui nous anéantit ou de cette culpabilité persistante, qui envenime toutes nos relations amicales et amoureuses.
Dans le monde réel, nous ne sommes pas atteints de trouble cyclothymique, mais nous n’arrivons plus à nous supporter ou à supporter celles et ceux que nous aimons pourtant. Dans la vraie vie, nous ne sommes pas sujets à un trouble obsessionnel-compulsif, mais nous ne cessons de répéter les mêmes bêtises, encore et encore, bien que nous essayions de les contrôler sans relâche. Et cette souffrance vécue ne s’exprime pas par une échelle numérique de 1 à 10, elle nous affecte dans notre vie, dans notre personne, dans nos pensées et nos rêves, dans nos projets et déceptions, dans nos espoirs et nos accablements, souvent dans notre corps même. Elle nous hante, elle envenime notre vie et s’impose avec des significations personnelles toujours particulières.
Nous sommes concernés par nos symptômes en tant que personnes vivantes, sentantes et pensantes. Nous ne cédons pas à une dysfonction isolée et clairement circonscrite. Mais pour l’entendre, il faudrait évidemment se donner la peine et s’accorder le temps d’écouter la parole de ceux qui souffrent. Et il faudrait écouter cette parole en tant que parole, en tant qu’expression sensée d’un individu, par-delà les aspects sélectifs de la grille de lecture prédéterminée du diagnostic.
Ce n’est pas la même chose qu’un principe de classification, même parfaitement fiable, et une expérience de vie, vécue au quotidien. Le trouble, le syndrome ou le symptôme, qui permettent de classifier une poignée d’aspects isolés d’une pensée ou d’un comportement ne se confondent aucunement avec le vécu spécifique, doté d’un sens et d’une histoire ; du sens et de l’histoire de cette personne concrète, à ce moment de sa vie.
La confusion de ces deux perspectives, de celle de l’entité nosologique et celle du détail d’une histoire personnelle, ne relève d’ailleurs pas seulement de l’erreur cognitive. Cette confusion informe et détermine des pratiques qui s’en motivent. Les deux perspectives conditionnent deux approches thérapeutiques on ne peut plus différentes. D’un côté, on a les techniques, ‘scientifiques’ ou non, visant la disparition du trouble, du syndrome et du symptôme décrits. De l’autre côté, il y a le travail psychique, le subtil parcours des complications de la vie et des surprises de l’âme, l’élaboration et la résolution progressive des conflits intérieurs et le lent cheminement de la compréhension de soi.
Certes, l’efficience de la technique du changement se quantifie plus aisément. Sans nul doute, les questionnaires ciblés à choix multiples, administrés avant et après ‘traitement’, permettent d’établir de beaux graphiques démontrant, chiffres, barres coloriées et papier glacé à l’appui, les variations numériques de marqueurs abstraits désignés. Et ce n’est pas un hasard que ces diagnostics, arbres décisionnels algorithmiques à l’appui, soient délégués aux mêmes ordinateurs qui génèrent encore les thérapies et évaluent les fluctuations des données du résultat. Cette heureuse concordance de fait repose sur une profonde affinité d’essence : depuis toujours, les machines ont été plus précises, plus efficaces, plus rapides, plus fiables et moins onéreuses en matière d’efficience réglementée. La thérapie machinale est le rêve de la thérapie centrée sur l’efficience quantifiable, qu’elle soit administrée par un thérapeute humain ou électronique. Et elle ne connaît de visée que le rétablissement du fonctionnement sans failles de ses patients.
Voilà ce qu’encouragent, à mon sens, les réglementations méfiantes, qui visent à instaurer la sécurité de patients supposés vulnérables, au bénéfice d’une prétendue efficience ‘scientifique’. L’apparente sécurité des patients y repose sur l’évacuation de perspectives thérapeutiques qui ne soient pas celles de l’efficience machinale. Qu’elles le veuillent ou non, qu’elles le sachent ou non, de telles décisions politiques souscrivent à l’idéologie de la performance sans faille et de l’adaptation sociale aveugle, masquées en ‘santé mentale’.
La psychanalyse a un nom pour ces processus sociaux et psychiques qui chassent les contenus indésirables de la scène de la conscience, sans les supprimer pour autant : le refoulement. Les psychothérapeutes attitrés pourront désormais s’aligner au dictat des institutions du refoulement en toute bonne conscience [5]. Mais le malaise des patients ne s’inclinera pas pour autant devant le conformisme du fonctionnement sans failles. Comme toujours, il se trouvera d’autres canaux d’expression : à l’instar de la prolifération irrefrérnée des médecines alternatives, il finira probablement par alimenter le fatras foisonnant des thérapies alternatives.[6] [7]
- Suivant les formulations du « Résumé des travaux du 11 mai 2012 » du Conseil de gouvernement ; voir : http://www.gouvernement.lu/salle_presse/conseils_de_gouvernement/2012/05-mai/11-conseil/index.html↵
- Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Suhrkamp. Francfort : Suhrkamp, 1986. La ‘culture experte’ n’est pas exempte de cette difficulté : “In a system without final authorities, even the most cherished beliefs underlining expert systems are open to revision, and quite commonly they are regularly altered.”, Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity. Cambridge: Polity Press, 1991, p. 141. L’expert et la science ne prennent pas le relais des certitudes du prêtre et de l’église.↵
- Frank Furedi, Culture of Fear Revisited. New York : Continuum, 2007, p. 176.↵
- M. Maj (2005). ‘Psychiatric Comorbidity’: An Artefact of Current Diagnostic Systems? The British Journal of Psychiatry, 186(3), 182–184.↵
- Un an avant la grande révolution du DSM III, Günther Anders remarquait de la psychologie ‘scientifique’ : « Und dieses ihr Hauptamt besteht eben darin, als Sprachrohr der konformierenden Mächte zu funktionieren, also die Adaptationsforderungen, die diese Mächte an uns stellen, in ein popularisiertes Wissenschaftsvokabular zu kleiden […] ». Die Antiquiertheit des Menschen 2. Munich : C. H. Beck, 1995.↵
- Voir également les réflexions de Gilbert Pregno sur RTL : http://news.rtl.lu/commentaire/carteblanche/269093.html ↵
- On trouvera une brève chronologie des débats sur de la question de la psychothérapie dans la 4è partie d’Alfred Groff, Die Tätigkeiten der « psychologischen Vereinigungen » als ein Bild der « Psychologie », insbesondere der « Klinischen Psychologie » in Luxemburg im 20. Jahrhundert.↵