Thierry Simonelli
L’Esquisse d’une psychologie
scientifique (1)
La rédaction de
l’Esquisse
Début 1895, Freud est en pleine rédaction de
l’ouvrage qui portera le titre de «
Les Études sur
l’hystérie ». En mars de la même année,
il écrit à Fliess qu’à côté de sa
maladie, il se souvient tout juste avoir écrit quelque cinquante-deux
pages sur la psychothérapie de l’hystérie. Notons
également que l’épisode de l’opération du nez
d’Emma Eckstein se situe également début mars
1885.
La première mention de l’
Esquisse est faite
dans une lettre datée du 28 mars 1895. Freud s’y plaint. Il
s’y plaint de la Eckstein, il s’y plaint de sa propre santé,
il s’y plaint de sa dépression, et puis, il s’y plaint de sa
Psychologie. Une seule phrase : « La
Psychologie me
tracasse
beaucoup.
[1] »
Le 11 avril, Freud annonce qu’il a trop travaillé
à sa psychologie, qu’il n’avance plus, et qu’il la met
de côté pour le moment. Il parvient tout juste à avancer
dans le manuscrit « avec Breuer ». La rédaction de
l’
Esquisse se fait donc en parallèle à celle des
Études sur l’Hystérie.
Le 24 avril, Freud
se plaint à nouveau. Sa
Psychologie pour le neurologue ne lui
permet pas de trouver la paix. Il se sent surmené à nouveau, et
compte la mettre de côté.
Le 25 avril, Freud explique
qu’il ne peut pas vivre sans une passion dévorante, sans un tyran.
Au service de cette passion, de ce tyran, écrit-il à Fließ,
je ne connais pas de mesure. Et Freud de poursuivre : « La
psychologie est mon but depuis toujours. Et je me suis tellement approché
de ce but depuis que je suis tombé sur les
névroses. »
Deux questions préoccupent
Freud :
- Comment concevoir une doctrine des fonctions psychiques si on y introduit un
point de vue quantitatif : une « économie de la force
nerveuse » ?
- Quelles leçons tirer de la psychopathologie pour la psychologie
normale. Car une approche globale satisfaisante de la psychopathologie
n’est possible que si l’on peut les renouer à des
idées claires sur les processus psychiques
normaux.
C’est à cette tâche que Freud
s’est attelé les dernières semaines, et c’est à
cette fin qu’il « fantasme, traduit et
devine
[2] ».
Mais
si la
Psychologie n’avance que péniblement, le travail
clinique, lui, semble avancer aisément. Freud se réjouit
même de tenir entre ses mains le « noyau de la
chose », c’est-à-dire de la névrose. (
BaF,
p. 131)
Le 12 juin, Freud transmet à Fließ les
premiers signes d’une réussite prochaine. La psychologie semble
avancer, mais il ne peut pas encore l’exposer à son ami : ce
serait envoyer un fœtus de 6 mois au
bal
[3].
Le 6
août enfin, Freud proclame qu’il a enfin réussi à
comprendre la défense pathologique. Ce qu’il avait
déφà saisi sur le plan clinique, acquiert donc une explication
psychologique.
Le 16 août, la joie s’est envolée
à nouveau. Les nouvelles difficultés semblent insurmontables. Au
départ, écrit Freud, je ne voulais expliquer que la
défense, mais je me retrouve face aux énigmes de la nature. Il lui
a fallu trouver une explication à la question de la quantité, du
sommeil, de la mémoire, soit à l’ensemble de la
psychologie.
Le 15 septembre, Freud rapporte à Fließ
qu’il vient de réussir une première « esquisse de
la psychologie » dans un voyage de train. En fait, Freud avait
visité Fließ le 4 septembre.
Le 23 septembre, Freud
explique à Fließ qu’il lui écrit si rarement parce
qu’il se consacre entièrement à cette
« psychologie » qui lui est destinée. C’est
l’affirmation transférentielle la plus claire :
l’
Esquisse s’adresse à Fließ. Par ailleurs, le
projet semble avancer et Freud se réjouit de résoudre même
les problèmes les plus difficiles avec aisance. Freud est convaincu que
le motif des rêves consiste dans la satisfaction de
souhaits.
Le 8 août, Freud expédie les deux premiers
cahiers, les deux premières parties de son
Esquisse à
Fließ. Il retient la troisième partie qui traite de la
psychopathologie du refoulement, parce qu’il ne voit pas encore
très clair sur ce sujet. Ce n’est pas le côté
mécanique du refoulement qui pose problème, mais son explication
(
Aufklärung).
Le 20 septembre, Freud triomphe : lors
d’une nuit de travail fertile, le secret s’est enfin
révélé. Tout semble prendre, tous les rouages semblent
s’engrener. Et Freud écrit : « on avait
l’impression que la chose était vraiment une machine et se mettrait
à tourner tout seul prochainement. » Il rajoute : ce
n’est que l’effort de te communiquer mes pensées qui a
clarifié la chose.
Le 31 octobre, premiers doutes à
nouveau : « Je pense vraiment que les rouages
s’engrènent, écrit Freud, mais je ne suis plus tellement
convaincu des rouages. » Freud les échange incessamment contre
d’autres rouages. Il observe également que les manuscrits
expédiés en août semblent déjà partiellement
dépassés.
Le 8 novembre, Freud annonce qu’il a
mis de côté sa « psychologie » et ses
manuscrits. Il n’en peut plus et doit, de toute manière,
s’atteler à la rédaction des paralysies infantiles. En
même temps, il fait parvenir un manuscrit sur la migraine à
Fließ.
Le 29 novembre, Freud écrit que désormais,
il ne comprend plus ce qui l’a pris en rédigeant cette psychologie.
Il ne comprend plus l’état d’esprit dans lequel il a
couvé cette chose et il ne sait pas comment il a pu en faire part
à Fließ.
Le 3 décembre, une autre naissance a
lieu à la maison Freud : une petite fille du nom d’Anna est
née. Garçon, elle aurait porté le prénom de
Wilhelm...
En réalité, Freud ne mettra jamais vraiment
de côté cette
Psychologie. Elle ne cessera de revenir tout
au long des différentes métapsychologies de son œuvre et en
premier lieu, dans le chapitre 7 de l’
Interprétation des
rêves.
L’Esquisse
L’Esquisse d’une psychologie, suivant le nom des
éditeurs allemands – les français y ont rajouté le
« scientifique » - parait pour la première fois en
1950.
L’Esquisse se compose de trois parties dont la
première est de loin la plus importante en nombre de pages. Cette
première partie, sans titre, traite des principes de base de
l’explication neurologique, de la douleur, de la conscience, de
l’expérience de satisfaction, des affects et des souhaits, du
fonctionnement de l’ « appareil » psychique, du
moi, des souvenirs et des jugements, de la pensée et de son rapport
à la réalité, des processus primaires, du rêve,
etc.
La deuxième partie porte le titre de
« psychopathologie » et traite principalement de
l’hystérie et des défenses pathologiques.
La
troisième partie traite des processus psychiques normaux. C’est
afin de mieux caractériser les processus pathologiques que Freud a
ressenti la nécessité de décrire les processus
normaux.
L’adjonction du qualificatif
« scientifique » dans la traduction française
correspond en effet au but que Freud exprime dès le premier alinéa
de son Esquisse :
« C’est l’intention de fournir une psychologie
scientifique [
naturwissenschaftliche], c’est-à-dire de
présenter [
darstellen] des processus psychiques comme états
quantitativement déterminés de parties matérielles pouvant
être montrées [
aufzeigbar] et de les en rendre intuitifs et
de leur ôter toute contradiction. Contenues sont deux idées
principales :
- ce qui distingue activité et repos est à concevoir comme Q,
qui sont soumis à la loi générale du mouvement
- comme parties matérielles, il faut admettre les
neurones.
N et

– De telles tentatives sont courantes aujourd’hui.
[4] »
Malgré le style quasi télégraphique de ce
passage, l’idée de base de Freud semble assez claire. Il
s’agira de représenter les phénomènes psychiques sous
forme de phénomènes neurologiques. On remarquera
l’abstention de toute déclaration causale dans la formulation de
Freud. Freud n’écrit pas : il s’agira de fonder,
d’appuyer ou de déduire le psychique du neurologique. Le rapport
entre le psychologique et le neurologique, tel que Freud l’énonce
est de présentation ou de représentation. Ce qui est psychique est
représenté sous forme de processus
neurologiques.
[5]
Freud souscrit
en fait à une position épistémologique qui reprend
l’idée du parallélisme psycho-physique de Hughlings
Jackson
[6], mais qui semble surtout
fidèle au monisme ontologique de Ernst
Mach
[7].
Les deux principes
de base sur lesquels Freud entend appuyer cet essai de représentation
sont : la quantité et les particules matérielles, les
neurones
[8].
Pour ce qu’il
en est de ces derniers, la chose semble assez claire ; il s’agit des
cellules nerveuses. Précisons néanmoins que dans le manuscrit de
Freud, le N écrit en latin, désigne les cellules nerveuses et le
même N, écrit avec une lettre gothique manuscrite, désigne
le système nerveux en général.
Pour ce
qu’il en est de Q, les choses semblent d’emblée un peu moins
évidentes. Freud introduit deux abréviations dès le
départ : Q et

, sans pour autant les définir ou les
distinguer explicitement. La différence ne deviendra claire que dans la
suite du texte. Q désigne la quantité et cette quantité
pourra se trouver au repos, dans le cas de l’investissement d’un
neurone, ou en mouvement, en « transfert », dans le cas
d’une activité neuronale.
L’un des buts
recherchés par Freud – supprimer toutes les contradictions de la
représentation – semble ainsi condamné dès le
départ. Car la quantité, pouvant elle-même se trouver soit
au repos soit au mouvement, ne peut donc permettre de distinguer le repos
du mouvement. Le repos et le mouvement sont des états ou,
horribile dictu, des qualités de la quantité.
Les
« lois du mouvement » mentionnées par Freud,
permettent peut-être d’avoir une vision des choses plus
cohérente. Car le terme même « lois du
mouvement » semble faire référence aux lois
mécaniques de Newton, dont le bien connu principe de base est :
« Tout corps persévère dans l'état de repos ou de
mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que
quelque force n'agisse sur lui, et ne le contraigne à changer
d'état. »
Cette formulation est intéressante en ce
qu’elle correspond, en partie, à la loi physiologique de la
conservation de l’énergie à laquelle Freud se
réfère en termes de « principe
d’inertie », c'est-à-dire à
l’homéostasie
[9] des
organismes vivants. Freud semble donc non seulement entendre que la psychologie
peut être représentée sous forme de neurologie mais, allant
plus loin, que la neurologie ou la neurophysiologie elles-mêmes recourent
à des lois qui ne contredisent en rien celles de la mécanique
newtonienne. La récurrence du
qualificatif « mécanique » dans le texte de
l’
Esquisse, ainsi que les lettres à Fließ pourrait
également être lu dans ce sens.
Revenons au premier
principe de la « psychologie », le principe de
l’inertie des nerfs : le neurone tente de se défaire des Q. Et
Freud en déduit que la construction, le développement et le
fonctionnement des neurones doivent être conçus selon ce
principe.
Deux remarques :
1. Ce principe peut être
entendu de deux manières assez différentes. Ou bien, on peut lire
que les neurones tentent de se défaire de toute Q, et de se maintenir
à l’état de Q zéro. L’idée serait alors
semblable à celle de la pulsion de mort, que Freud développera 25
ans plus tard. Ou bien, on peut entendre que les neurones tentent de se
protéger de toute quantité excessive. Les neurones ne tendraient
plus vers le zéro, mais vers un équilibre.
En fait, Freud
soutient les deux. Pour certains neurones – les neurones de la sensation,
ou le système-φ – il est en effet question d’éliminer
purement et simplement toute Q en provenance du monde extérieur. Il en va
de même pour les neurones du système-ω, le système de la
conscience. Pour d’autres neurones – les neurones du système
psychique, le système-ψ – il faudra supposer la deuxième
lecture du principe : il ne s’agira pas d’éliminer toute
Q, mais de maintenir un équilibre. Le fonctionnement du système-ψ
dépend essentiellement de la possibilité des neurones
d’être investis de Q, c’est-à-dire de maintenir des
charges constantes de Q.
2. De prime abord, le principe de base
n’est pas un principe de neurologie. Freud est très clair sur ce
point : « [La conception quantitative] est directement issue de
l’observation pathologique-clinique, surtout là où il
s’agit de représentations trop fortes, comme dans le cas de
l’hystérie et de la compulsion [
Zwang], où il
s’avérera, que le caractère quantitatif se présente
de manière plus claire que dans les processus
normaux.
[10] »
Si
l’évacuation des Q représente la fonction primaire du
système nerveux, elle s’avère néanmoins insuffisante.
Car, les Q ne proviennent pas seulement du monde extérieur. Le corps a
ses propres besoins qui s’expriment par la soif et la faim. Pour ces
besoins, le réflexe ne s’avère pas pertinent. La
satisfaction de la soif, de la faim ou même des besoins sexuels requiert
ce que Freud appelle une « action spécifique ».
C’est-à-dire une intervention complexe, ciblée, dans le
monde extérieur.
Dès le départ, l’individu se
trouve dans une situation que Freud nomme « détresse de la
vie ». C’est la détresse de la vie qui contraint
l’organisme à rejeter sa tendance à zéro
originale
[11] et à instaurer
une inertie à tension constante.
Les neurones
Le système nerveux est composé de neurones distincts mais
identiques. Car l’histologie du tissu nerveux a
révélé, selon Freud, qu’il n’existe qu’un
seul type de neurone. Ces différents neurones s’articulent entre
eux par l’intermédiaire de substances non-neuronales.
Du fait
de la différence entre Q et

, il faut supposer deux états
différents aux neurones : les neurones vides et les neurones
investis de

.
La fonction primaire est aisée à
concevoir : les

passent de neurone en neurone sans être
arrêtées aux points d’articulation. La fonction secondaire
nécessite une précision supplémentaire. Pour qu’un
neurone puisse être investi de

, il est nécessaire de
supposer une force, un frein ou une barrière qui s’oppose à
l’écoulement libre.
Freud suppose des
« barrières de contact » entre les neurones.
L’action de ces barrières de contact semble assez simple :
elles s’opposent à ce que les

soient immédiatement
transmises. Mais c’est sur ces barrières de contact et leur
fonction que Freud fera reposer l’ensemble des mécanismes dans ψ.
- Les barrières de contact sont à l’origine de la
possibilité de neurones investis.
- Avec ces barrières de contact que Freud peut expliquer le
phénomène de la mémoire, essentiel pour la réussite
des actions spécifiques.
Pour qu’elles puissent donner lieu
à la mémoire, ces barrières de contact ne doivent pas
être supposées absolues. Elles doivent pouvoir être
franchies, sous certaines conditions, et maintenues, sous d’autres. La
solution mécanique à ce problème tient dans un rapport de
forces. Les barrières de contact opposent une certaine force à
l’écoulement libre des
. Mais quand l’importance de
ces dernières s’accroit, quand leur force dépasse la force
de résistance des barrières, les
surmontent ou
dépassent les barrières et s’écoulent vers le ou les
neurones afférents.
- Or, avec ce passage en force des quantités, les barrières de
contact ne restent pas inaltérées. Chaque passage de
produit un frayage qui a pour effet de faciliter les écoulements
ultérieurs. En d’autres termes, une barrière de contact qui
a été franchie une fois pourra être franchie plus facilement
la seconde fois, et ainsi de suite. Il s’ensuit qu’avec les
différents frayages, les
empruntent des voies
d’écoulement privilégiées, du fait de la moindre
résistance de certaines barrières de contact.
Ce
mécanisme constitue, selon Freud, la base mécanique de la
mémoire. Une telle mémoire tiendrait moins dans
l’enregistrement de représentations ou d’informations, dans
l’inscription de contenus dans les neurones, mais des frayages
laissées par des processus d’écoulement de
. Ce sont
les traces laissées par les
, qui produisent des
différences de frayages au niveau du système nerveux. Certaines
barrières ayant déφà été franchies opposeront
moins de résistance aux
que d’autres, qui ne l’ont
pas encore été. Et ce sont ces différences de frayages, ce
sont les différences entre les facilitations, issues des frayages qui,
selon Freud, constituent la mémoire.
À cet
endroit, Freud se heurte à un nouveau problème. Si tous les
neurones sont identiques et si tous sont reliés par des barrières
de contact, comment expliquer l’adaptabilité et la fiabilité
du système de la perception ? Car la perception deviendrait
problématique si les

issues des organes sensibles ne faisaient
qu’emprunter des voies déφà tracées. Sur le plan de
la perception, les effets de mémoire seraient pour le moins
dérangeants. Il faudra dès lors supposer ces neurones plus ou
moins perméables, autant pour des raisons de fiabilité que pour
des raisons de vitesse.
La solution que propose Freud est que les
barrières de contact ne peuvent pas seulement être affaiblies, mais
qu’elles peuvent, sous certaines conditions, être supprimées
ou brûlées.
Il existe, selon Freud, une différence
majeure entre les

en provenance du monde extérieur, dont la force
peut-être suffisante pour détruire l’organisme dans son
ensemble
[12], et les

en
provenance du corps. Le niveau des

endogènes correspond à
ce que Freud désigne de tension « intracellulaire ».
Et contrairement aux

extérieures, les

intracellulaires ne
parviennent jamais à brûler entièrement les barrières
de contact. Freud suppose que la force des

intracellulaires doit donc
être équivalence à la force des barrières de
contact.
Les différences des deux types de système nerveux
– système-φ, système-ψ – se déduit de cette
réflexion. Bien qu’à l’origine, il s’agisse des
mêmes neurones et des mêmes barrières de contact, le contact
avec le monde extérieur a comme effet de brûler ces
dernières. Le système-φ, le système des neurones de la
perception, résulte de cette brûlure. Les

y passent de
neurone en neurone, sans frein, parce qu’il n’existe plus aucune
force qui puisse s’y opposer.
Cette vision des choses semble
en même temps ouvrir une perspective différente sur la fonction
primaire. Le libre écoulement des quantités ne représente
plus l’état originel des neurones. Il représente
désormais la conséquence des traumatismes
énergétiques en provenance du monde extérieur. C’est
seulement parce que les barrières de contact ont été
brûlées que l’énergie peut s’y écouler
librement. Ainsi, la différence d’essence des deux types de
neurones, écrit Freud, est remplacée par une différence de
milieu.
Il serait possible de penser que la mise en œuvre de la
fonction primaire – l’écoulement direct de toutes les
quantités – résulterait de traumatismes majeurs et de
lésions irrémédiables.
Étant donné
ce problème des

extérieures, dangereuses pour
l’organisme, il y a lieu de supposer des mesures de protection organiques.
Or parmi ces mesures de protection, Freud compte le fait que les voies nerveuses
ne communiquent pas directement avec le monde extérieur, mais avec les
organes sensoriels. Ces derniers ne doivent donc non seulement fonctionner comme
capteurs des phénomènes issus du monde extérieur, mais
également comme boucliers de protection contre ce monde extérieur.
Si la fonction du système nerveux tient dans l’écoulement
des

, sa structure tient dans l’éloignement, dans le
maintien à distance, dans l’empêchement des

.
La douleur
Que se passe-t-il, dès lors quand les

pénètrent le système nerveux avec une force
supérieure à celle des

intracellulaires ? De telles
quantités mettent le système en échec.
L’équivalent subjectif de l’irruption de grandes
quantités dans le système-ψ est la douleur.
Du fait de son
importance énergétique, la douleur représente le processus
le plus impérieux pour le système nerveux. La fonction primaire et
même la fonction secondaire sont au service de la fuite devant la douleur.
Et si cette fuite ne réussit pas, le système-ψ risque la
défaillance. Ainsi, il semble de plus en plus clair que le premier
« principe de plaisir » est surtout un principe
d’évitement du déplaisir. Grâce aux fonctions
primaires et secondaires, l’évitement du déplaisir semble
plus fondamental à Freud que la recherche du plaisir. Allant plus loin,
la recherche du plaisir, comme moment transitoire de l’écoulement
des quantités, ne sera guère plus qu’un effet secondaire des
tendances les plus fondamentales du système nerveux :
l’évacuation des tensions et la protection contre les tensions.
C’est sur ce point que se concentre, peut-être de la manière
la plus explicite, l’orientation « philosophique » que
Freud mentionne dans ses lettres. La douleur, avec son niveau
d’énergie supérieur, constitue une force de frayage majeure.
La conscience
Jusqu’à présent, la machine neuronale décrite
par Freud ne tient pas lieu de la conscience. Le système-φ, le
système de la perception, communique avec le système-ψ, le
système psychique à proprement parler, mais il
n’était question nulle part que cette perception donne lieu
à un phénomène de conscience.
Les processus
psychiques, tels qu’envisagés jusqu’à présent
peuvent se passer de tout rapport à la conscience. L’ensemble des
processus du système système-φ et du système-ψ peuvent
être supposés inconscients. Autrement dit, la perception
n’est pas équivalente à la conscience : les processus
de perception se passent de la conscience. De même, le fonctionnement du
système-ψ sera, dans son ensemble, inconscient. Et de cet inconscient,
écrit Freud, on peut en rendre compte à la manière
d’« objets naturels », c’est-à-dire par
une démarche qui est celle des sciences de la nature.
Dans
l’
Esquisse, Freud énonce donc l’hypothèse
développée dans l’article sur les
Psychonévroses
de défense : les processus inconscients sont à concevoir
comme des processus neuronaux. Ils peuvent être traduits en termes de
substitution, d’évacuation, de conversion ou de compulsion
psychique, mais à la base ils relèvent de processus
physiologiques.
Rappelons en même temps la direction indiquée
au début de l’
Esquisse : « [La conception
quantitative] est directement issue de l’observation
pathologique-clinique, surtout là où il s’agit de
représentations trop fortes, comme dans le cas de l’hystérie
et de la compulsion [
Zwang], où il s’avérera, que le
caractère quantitatif se présente de manière plus claire
que dans les processus
normaux.
[13] »
Le
cercle semble évident : la conception quantitative-neurologique
résulte d’une traduction de l’expérience
psychologique, clinique, en termes de neurologie. Seule
l’expérience psychologique, clinique, peut donner accès
à ces processus qui, par la suite, sont déterminés comme
étant neurologiques. On ne s’étonnera pas, dès lors,
du caractère aisément traduisible des processus neurologiques en
processus psychiques. Car, il s’agira tout simplement de refaire le chemin
de la traduction initiale dans le sens inverse.
Une fois que les processus
psychologiques ont été traduits en processus neurologiques, en
accord avec les connaissances neurologiques de l’époque, Freud
suppose que les processus neurologiques constituent la base des processus
inconscients.
Au passage, on aura remarqué l’inversion
sous-jacente à cette démarche. Les processus neurologiques peuvent
seulement être conçus comme causes des processus inconscients si le
cheminement cognitif de cette théorisation est éclipsé. Ce
cheminement part de l’expérience clinique et la théorise en
termes de neurologie. La théorisation conduit ensuite à une vision
des choses qui suppose la neurologie à la base des processus
découverts par l’expérience clinique. La théorisation
s’appuie d’abord sur l’expérience psychologique,
prétend s’en défaire par la suite, pour finir par inverser
le rapport entre neurologie et expérience clinique. En
déplaçant les phénomènes observés du
côté des processus neurologiques, la démarche voile le
regard clinique, pour l’appuyer sur des connaissances aprioriques.
Pour revenir au problème de la conscience, Freud se sent
obligé de rendre compte du
fait de la conscience. Car elle existe
bel et bien, même si sa fonction ou son utilité ne semblent pas
encore très claires. Or, remarque Freud, cette conscience ignore tout des
quantités dont il était question jusqu’à
présent et elle ignore tout de l’activité
neuronale
[14].
Avec la
conscience, il faudra donc prendre un nouveau départ, car rien ne permet
de la déduire ni de la théorie quantitative du système-φ,
ni du système-ψ.
« La conscience, remarque Freud, nous donne ce qu’on nomme
des
qualités, des sensations qui sont
différentes dans leur grande diversité, et dont l’
altérité [
Anders] est distinguée selon des rapports au monde
extérieur. Dans cette altérité [
Anders] il y a des
séries, des similarités, etc., des quantités n’y existent à proprement parler
pas.
[15] »
Ce qui ressemble à une supposition simple n’est pas
moins gros de problèmes ; de problèmes majeurs. Car, remarque
Freud, selon la conception physicaliste de l’
Esquisse, il
n’existe pas de qualités à proprement parler dans le monde.
Il n'y existe que de la matière et les mouvements de cette
matière, que Freud semble attribuer indifféremment au concept de
force, au concept d’énergie ou de quantité.
Les
qualités doivent donc naître « à
l’intérieur », dans le système nerveux
lui-même. Ne nous arrêtons pas sur les difficultés
évidentes de cette idée. Car Freud est en train d’expliquer
que le monde extérieur, tel qu’il apparaît à la
conscience, est crée de toutes pièces par le système
nerveux.
La perception consciente en deviendrait donc moins une perception
du monde extérieur, qu’une perception des effets d’une
production endogène de qualités. Sans passer par la discussion du
non-sens épistémologique de cette supposition, remarquons
simplement que l’action spécifique, dont dépend la
persistance du système psychique dans le temps, serait difficilement
envisageable sans une connaissance qualitative du monde extérieur. Freud
lui-même y reviendra d’ailleurs quelques paragraphes plus
loin
[16].
Revenons à
l’argumentation de Freud. Les qualités doivent naître
à l’intérieur du système nerveux, mais ni le
système-φ, ni le système-ψ ne sont candidats à cette
production. Le système-ψ ne contient que des quantités et le
système-φ ne donne lieu à aucune conscience. Anatomiquement,
celle-ci serait à situer aux étages supérieurs du
système nerveux, soit dans le cortex. Le lieu de la conscience serait
donc à rapprocher du système-ψ. Plus précisément, il
faudrait supposer la conscience avoir lieu après le passage des
qualités par le système-φ et le système-ψ.
« Avec cela, écrit Freud, s’ouvre apparemment une
énorme difficulté. » Et non seulement en apparence. La
difficulté de concevoir la conscience va contraindre Freud à
revenir sur l’ensemble de sa machine et de ses hypothèses
neuronales
[17].
Commençons par le plus évident : comment
concevoir le passage de quelque qualité du système-φ au
système-ψ et puis à la conscience, quand l’ensemble du
système est déterminé par la protection contre ce
passage ? La réponse de Freud est dire que les barrières de
contact ne s’opposent qu’aux quantités, mais pas aux
qualités. Mais ce faisant, il risque de multiplier les contradictions.
Car d’une part, il se voit tout de même contraint d’expliquer
la provenance des ces qualités à partir du monde extérieur
et d’autre part, il se doit de trouver une explication matérielle
ou du moins quantitative pour la nature des qualités.
Comment,
dès lors, introduire la qualité dans la quantité ? La
solution de Freud semble pour le moins allusive. Les physiciens, remarque-t-il,
admettent un caractère temporel pour les autres mouvements de
matières. Et il propose de nommer ce caractère temporel
« période ». De cette période naîtra,
selon un processus que Freud reconnaît ignorer, ce que la conscience
perçoit comme qualité. En d’autres termes, cette
qualité n’est pas produite par le système nerveux. Mais elle
existe comme supplément temporel de la quantité et n’a plus
qu’à être traduite, suivant des processus inconnus, en
qualité.
Ensuite il faut également supposer que les
barrières de contact ne s’opposent qu’aux seules
quantités, mais pas aux périodes. Les périodes transitent
de neurone en neurone, en partant des organes sensoriels, en passant par le
système-φ et le système-ψ à la conscience, sans rencontrer
aucun obstacle sur leur voie.
Du moins en apparence, car si les
périodes ne représentent que la caractéristique temporelle
des

, et si les

sont arrêtées par les
barrières de contact, il semble difficile de voir comment les
périodes, dépourvues de leur substrat, continueraient leur chemin.
La voiture a été arrêtée par la police, mais sa
vitesse leur a échappé et a poursuivi son chemin...
Ici, les
difficultés ne semblent pas seulement insurmontables, elles le sont en
effet. Mais comme s’il n’en était pas encore assez, il faut
encore expliquer le lieu de la conscience. Et selon le parti-pris du
départ, la conscience doit relever d’une activité neuronale.
C’est la raison pour laquelle Freud introduit un troisième
système, le système-ω. Le système-ω constitue le lieu
où les périodes sans quantités se transforment en
qualités sans quantité et sans période. Et Freud de
préciser : « On n’essayera évidemment pas
d’expliquer pourquoi des processus d’excitation sur le plan des
neurones ω amènent de la conscience. Il s’agit seulement de couvrir
les caractéristiques de la conscience qui nous sont connus par des
processus variables parallèles dans les neurones
ω.
[18] »
Ce
parallélisme qui était censé résoudre tous les
problèmes et qui ne fait, en réalité, que les ignorer et
les contourner, se heurte à un autre problème majeur. Car en plus
des hypothèses nouvelles sur les périodes, sur la fonction des
barrières de contact, sur la séparabilité des
caractéristiques temporelles de leur support quantitatif, de la
traduction de caractéristiques temporelles en qualités perceptives
conscientes, Freud doit également introduire l’idée
d’un nouveau type de neurone, qui mettrait en œuvre la traduction de
qualités en conscience et qui serait, de ce fait, distinct des neurones
du système-φ et le système-ψ. Comme les qualités passent
aussi bien par les systèmes φ et ψ, sans y produire de conscience, le
système-ω doit donc être constitué par un type de neurones
original.
Sur ce point, Freud s’écarte donc de la base
histologique qu’il avait fixée au départ, et fait glisser la
neurologie du côté de la spéculation neurologique. La
primauté de l’expérience clinique s’y manifeste au
plus clair, car désormais, elle en vient à déterminer la
nature matérielle supposée des neurones eux-mêmes. Plus
visiblement qu’auparavant, ce geste construit un cerveau à
l’usage des acquis psychologiques. Je n’aimerais pas en
déduire, néanmoins, la tendance générale de
l’
Esquisse.
À côté des qualités
sensibles, la conscience manifeste des sensations de plaisir et de
déplaisir. Or, la tendance de la vie psychique à éviter le
déplaisir peut-être identifiée au principe d’inertie,
c’est-à-dire à la tendance à
l’évacuation des quantités. Le déplaisir
équivaut à la montée du niveau des

dans ψ. Le
plaisir équivaut à la sensation d’évacuation des

.
Les changements du niveau de

se transforment en
qualités sensibles dans les neurones ω. Freud rajoute que le bon
fonctionnement de ω, c’est-à-dire de la perception adéquate
des qualités est troublée par les sensations de plaisir et de
déplaisir trop intenses.
La machine
À cet endroit, Freud suppose tenir toutes les pièces en
main
[19] pour faire démarrer
la machine.
Les quantités et les qualités en provenance du
monde extérieur sont d’abord filtrées par les organes de
sensation qui ne laissent passer que des extraits, des fragments. La
période ou la caractéristique temporelle des quantités, la
période, se déplace librement du système-φ au
système-ψ et puis au système-ω, où ils donnent lieu aux
perceptions conscientes. Freud suppose par ailleurs que de même que les
quantités, ces périodes intérieures ne doivent pas
être supposées identiques aux périodes du monde
extérieur. Elles sont en relation avec les périodes
extérieures suivant « une formule de réduction qui
nous est inconnue ».
Les
quantités, quant à elles, produisent une excitation dans ψ qui est
écoulée par voie motrice, ou par voie d’altérations
physiologiques « etc. ». Pour cette raison, il faut supposer
l’appareil moteur directement lié au système-ψ. Dans ce
cas, il s’agit d’un véritable dégagement
[
Entbindung], alors que le mouvement de

entre les neurones ne
relève que d’un simple « transfert ».
Le système-ψ se
caractérise par des voies de conduction plus ou moins importantes, pouvant
être plus ou moins frayées. Dès lors, une

importante emprunte d’autres voies qu’une

de moindre
importance. La

importante, par exemple, s’écoule suivant
un nombre plus important de voies de conduction, alors qu’une plus

faible
pourra s’en tenir à une seule voie de conduction. Freud en tire le principe
général que la quantité dans φ s’explique par la
complication dans ψ.
Voilà donc pour ce qu’il en est du monde
extérieur. Mais le système nerveux n’est pas seulement
investi de quantités en provenance du monde extérieur. Il faut
encore le supposer sujet à des quantités en provenance du monde
intérieur, c’est-à-dire de la production endogène des
organes. Et, comme nous l’avons remarqué plus haut, cette
production endogène apportera une difficulté nouvelle, qui ne
pourra être résolue par le processus du réflexe,
c’est-à-dire par le libre écoulement des

.
Pour bien distinguer les plans, Freud propose une nouvelle
sous-division des neurones. Les neurones-manteau [
Mantelneurone]
constituent la partie du système-ψ investie par les quantités en
provenance du monde extérieur. Les neurones-noyau [
Kernneurone]
constitue le cœur du système-ψ, investi par les quantités
intérieures. Mais si les neurones-manteau sont protégés par
les différents boucliers que le corps oppose au monde extérieur,
les neurones-noyau sont livrés à la merci des quantités
endogènes. Ces

atteignent le système-ψ sans
qu’aucun système de protection ne s’y oppose.
L’expérience
de satisfaction
De même que l’investissement des neurones-manteau par le des
quantités en provenance du monde extérieur, l’investissement
des neurones-noyau de ψ conduit tout d’abord à un écoulement
moteur, à des altérations du système cardio-vasculaire et
d’autres réactions physiologiques dans le corps. Mais du fait de la
production permanente des quantités endogènes, ces
écoulements réflexe s’avèrent insuffisants. Il
s’en faut donc d’une action spécifique qui puisse satisfaire
la faim des organes et apaiser momentanément la production de
quantités endogènes.
Au départ, le petit être
humain n’est, néanmoins, pas en mesure de satisfaire ses besoins
tout seul par le biais d’une action spécifique. A l’origine,
le petit être se trouve dans une situation que Freud nomme la
« ursprüngliche Hilflosigkeit » : la
détresse, l’abandon, l’incapacité, l’état
de sans recours, de sans ressources. Cette situation originelle
représente, par ailleurs, la « source originelle » de
tous les motifs moraux chez l’être humain.
En d’autres
termes, la machine ne sait toujours pas fonctionner tout seul, elle ne saura
jamais fonctionner si un être extérieur ne vient pas
suppléer à ses ‘défauts’ d’autonomie.
L’action spécifique qui est seule en mesure de sauver le
système nerveux en proie aux niveaux dangereux de quantités
intérieurs, et en passe de dysfonctionnement terminal, vient de
l’intervention d’un alius ex machina.
Il lui faut donc
une aide extérieure et cette aide amène une première
expérience de satisfaction qui, selon Freud, restera déterminante
de l’ensemble du fonctionnement du système-ψ dans la suite. Ce
caractère déterminant de la première expérience de
satisfaction est à supposer définitif. Il n'y aura plus,
dans la suite de la vie de cet être, d’autre expérience qui
en importance et en force déterminante pourra être comparée
à la toute première expérience. On en comprend
aisément le caractère rigoureusement conservateur, voir
réactionnaire de l’appareil psychique esquissé par
Freud.
L’expérience de satisfaction correspond à trois
processus différents sur le plan neurologique :
- L’écoulement des
induit par l’action
spécifique réduit le niveau des quantités, ressenti comme
déplaisir dans om. L’écoulement lui-même étant
ressenti comme plaisir.
- Dans le manteau de ψ, les neurones investis correspondent à
l’image visuelle de l’objet qui apporte la satisfaction.
- D’autres informations d’écoulement de quantités en
provenance d’autres sources organiques, et dues aux différents
réflexes en rapport avec l’assimilation de nourriture,
s’associent à l’image visuelle de l’objet de
satisfaction.
Ces trois processus –
écoulements/satisfactions et inscription de l’objet – donnent
lieu à un frayage associatif. Les différents neurones, ayant
été sollicités par l’ensemble de cette
expérience de satisfaction, en viennent ainsi à s’associer
définitivement et irrémédiablement. Ce fait est dû,
selon Freud, à la loi fondamentale de l’« association par
simultanéité », régnant dans le système
nerveux.
Est-ce que l’on peut supposer dès lors
qu’après ce premier coup de pouce la machine sera en mesure de
tourner tout seul ? Non pas. Car désormais, elle va se heurter
à un obstacle non moins important : au lieu de réaliser
l’action spécifique à partir de cette première
expérience de satisfaction, la machine va se mettre à
halluciner.
La raison en est la suivante. Lors d’une prochaine
montée des quantités endogènes dans le noyau de ψ,
celles-ci emprunteront évidemment les voies frayées par la
première expérience de satisfaction. Les neurones de cette
expérience sont investis et produisent une expérience de
satisfaction hallucinatoire avec une production endogène de l’image
de l’objet du besoin et un déclenchement des réflexes
d’assimilation de nourriture. Le résultat de cette
expérience de satisfaction hallucinatoire ne risque évidemment pas
d’être durable. Il fait rapidement place à la
déception, issue du caractère vain des réflexes
d’assimilation.
À nouveau, la machine semble donc hors mesure
de fonctionner et à nouveau, l’aide extérieur
s’avère incontournable. Car à l’intérieur, la
première expérience de satisfaction n’a pas produit une
adaptation au monde extérieur, mais une tendance immanente au quiproquo,
à l’échec et à la déception. Malgré
cette satisfaction initiale, le petit être semble donc condamné
à la dépendance d’un être dans le monde
extérieur.
L’autonomie de la machine requiert donc un pas de
plus. Il s’avère impérieux de savoir distinguer entre un
objet halluciné et un objet existant dans le monde extérieur, car
seul ce dernier peut apporter l’apaisement des organes et, par
conséquent, sauver le système nerveux de l’inondation
ruineuse de quantités.
Pour ce faire, une nouvelle
« inhibition
[20] »
du principe premier de l’écoulement libre des quantités
s’avère nécessaire. (Au fait, on en viendrait presque
à penser que la construction de la machine repose sur les
réfutations successives du principe premier. Si bien que seule la
fonction secondaire semble vraiment en mesure d’être posée
à la place du dénominateur commun des processus de la machine.
Notons également, au passage, que le principe de construction semble
emprunter une voie quasi-lamarckienne dans le mesure où la fonction y
crée en effet l’organe.)
Cette fonction inhibitrice, Freud ne
l’attribue pas à une nouvelle loi neurologique, ni même
à un nouveau mécanisme, mais à une instance qu’il
nomme le
« moi
[21] ».
De par sa fonction, cette instance doit pouvoir intervenir comme système
de freinage et d’aiguillage des

dans ψ.
La
difficulté consiste dès lors dans l’explication neurologique
de ces fonctions. Car contrairement aux barrières de contact, qui
opposent une résistance toute passive aux

, cette instance doit
intervenir de manière dynamique dans les processus neurologiques. Elle
doit inhiber d’abord, puis permettre l’écoulement ou, allant
plus loin encore, être en mesure de dévier les

selon la ou
les meilleures voies d’écoulement. Si bien que cette instance du
moi doit être en mesure d’évaluer des situations et
d’opérer des choix en conséquence. C’est-à-dire
que ce moi doit être capable d’opérations rationnelles et
d’une adaptabilité qui risque d’être difficilement
conçue en termes de mécanismes.
Pour commencer, Freud doit
donc introduire une nouvelle loi qui soit en mesure d’expliquer du moins
la base mécanique du mode d’opération du moi.
D’après cette nouvelle loi, l’investissement d’un
neurone secondaire afférent aurait le même effet qu’un
investissement du neurone premier. Suivons cet étrange raisonnement de
plus près.
Dans un neurone A, nous pouvons supposer une

d’envergure ou de force 1. Admettons encore que la barrière de
contact s’y oppose avec une force double, soit 2. Afin de traverser la
barrière de contact, la

du neurone A devrait donc atteindre une
force supérieure à 2. Or, Freud soutient que si un neurone B
afférent, c’est-à-dire un neurone qui touche la même
barrière de contact que le neurone A, est investi de

, cet
investissement latéral s’additionnera en force à la force de
la

du neurone A. Admettons donc, pour notre exemple, que le neurone B
soit investi d’une

de l’ordre de 1,5. Selon Freud, la force
1 du neurone A s’additionne à la force 1,5 du neurone B et parvient
dès lors à surmonter la force de niveau 2 de la barrière de
contact. En même temps, Freud omet ce qui détermine la fonction
neurologique de la

: le mouvement, c’est-à-dire la
direction de l’écoulement. Car quelles que soient les
différences de forces, par rapport à une même
barrière de contact, les deux

tendent dans des directions
opposées. Et de ce fait, les forces ne s’additionnent pas, mais se
soustraient, tout au plus.
Du point de vue de la mécanique, la
différence (1,5)

en provenance du neurone B et de (1)

en
provenance du neurone A serait de 0,5

de B vers A. Or, selon
l’idée freudienne, l’investissement latéral (B) doit
être supérieur à l’investissement d’origine (A),
pour permettre un aiguillage dirigé. Sous ces conditions,
l’aiguillage, pour peu qu’il fonctionne, n’aurait pas moins
l’effet contraire de ce que Freud lui suppose : il inverserait
nécessairement la direction du mouvement d’écoulement.
S’il suit le premier principe, le système-ψ encourt des
dommages et reste dans l’incapacité de s’en
sortir.
[22] Pour éviter ces
écueils, il est nécessaire de faire intervenir une personne
extérieure, d’abord, et une instance psychique inhibant
intérieure par la suite. Seule la personne extérieure peut assurer
l’action spécifique au départ, et seule l’instance
intérieure permet d’introduire un critère de distinction
entre l’objet imaginaire et l’objet réel.
Ce
critère de distinction, Freud l’attribue au système-ω. La
sensation extérieure produit une excitation dans ω et conditionne un
écoulement qui intéresse le système-ψ. Ce signe
d’écoulement en provenance de ω signifie, d’après
Freud, qu’un objet a été perçu dans le monde
extérieur. Évidemment, ce signe de qualité pourrait tout
aussi bien naitre de l’hallucination. À moins de supposer, comme
Freud semble le faire, que l’hallucination de l’objet se passe de
qualités et donc de conscience. Aussi, cette hallucination d’objet
serait donc dépourvue de toutes les qualités qui constituent
l’objet, comme il s’agirait d’une hallucination dans ψ,
c’est-à-dire dans le règne du pur quantitatif sans
conscience. Ce problème réapparaitra d’ailleurs en force
quand il s’agira de rendre compte de l’activité du moi.
Mais il suffit à Freud de penser que l’hallucination doit
être inhibée, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas
être complètement investie, mais seulement en partie. Le
critère de distinction entre l’objet extérieur et
l’objet halluciné ne fonctionne que grâce à
l’intervention inhibante du moi qui empêche l’investissement
massif de l’image mnésique. C’est grâce à
l’inhibition du moi que les signes de qualité deviennent des signes
de réalité. Sous condition, évidemment, qu’une
hallucination partiellement ou peu investie ne fournisse plus de signes de
qualité.
Si tout fonctionne bien, le Moi parvient à
interrompre l’investissement de l’image et l’écoulement
moteur des quantités endogènes à temps, afin
d’attendre la présence d’un signe de qualité en
provenance de ω.
Et à partir de ces deux types de processus, Freud
introduit une distinction nouvelle, qui restera déterminante pour
l’ensemble de la métapsychologie, jusqu’en 1939.
L’investissement complet de l’image mnésique de l’objet
de satisfaction avec la déception conséquente et
l’expérience de douleur préjudiciable représente le
processus psychique primaire. Les processus qui reposent sur l’inhibition
et l’aiguillage du moi relèvent du processus
secondaire.
[23]
Nous aurons
remarqué, au passage, que le processus primaire est tout à fait
contraire au premier principe. Car, au lieu d’assurer
l’écoulement apaisant des quantités, il les maintient
à un niveau surélevé, et en rajoute même du fait de
l’enclenchement de réflexes dans le vide.
Voilà
tous les rouages en place, la machine peut donc commencer à
tourner...
[1] Je citerai la correspondance
Freud-Fließ d’après l’édition de Jeffrey
Moussaieff Masson, dans la version allemande de Michael Schröter :
Briefe an Wilhelm Fließ. [=
BaF] Francfort : Suhrkamp
Verlag, 1986, p. 124.
[2] BaF, p. 130.
[3] Comparaison qui risque d’avoir son poids, quand on la met en rapport avec
un autre bébé. Martha Freud est enceinte de Anna, qui naitra en
décembre, soit huit mois et demi plus tard.
[4] Sigmund Freud,
Gesammelte
Werke,
Nachtragsband, Francfort, Fischer Verlag, 1987. [=
GW,
Nachtragsband] p., 387
[5] À ce propos, voir également Sigmund Exner,
Entwurf einer
physiologischen Erklärung der psychischen Erscheinungen (1894),
Francfort, Verlag Harri Deutsch, 1999. Le titre du livre de Exner pose le
programme de la démarche freudienne dans l’
Esquisse :
une explication physiologique des phénomènes
psychiques.
[6] Hughlings
Jackson : « Remarks on Evolution and Dissolution of the Nervous System
», dans
Selected Writings, vol. 2. Londres : Hodder & Stoughton,
1932.
[7] Ernst Mach,
Analyse
der Empfindungen (1922). Darmstadt : Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 2005. Voir également Ernst Mach,
Erkenntnis und
Irrtum. Skizzen zur Psychologie der Forschung (1926). Düsseldorf :
rePRINT ParErga, 2002.
[8] La
notion de neurone a été introduite par l’anatomiste allemand
Heinrich Wilhelm Gottfried von Waldeyer-Hartz (1836-1921) en 1891. En reprenant
à son compte la théorie du neurone de Waldeyer, Freud
s’avère être parfaitement au courant de
l’actualité scientifique en
neurologie.
[9] Le physiologue
français Claude Bernard (1813-1878), a introduit, en 1865,
l’idée de l’homéostasie dans son
Introduction
à l'étude de la médecine expérimentale :
« Tous les mécanismes vitaux, quelque variés qu'ils
soient, n'ont toujours qu'un but, celui de maintenir l'unité des
conditions de la vie dans le milieu intérieur. »
Mais
c’est le physiologiste Walter Bradford Cannon de l’Université
de Harvard qui a crée le terme
d’« homéostasie ». Le terme combine les deux
mots grecs de
stasis (état, position) et de
homoios (égal, semblable à).
Dans
The Wisdom of the Body (1932)
, Cannon écrit : « Les êtres vivants
supérieurs constituent un système ouvert présentant de
nombreuses relations avec l'environnement. Les modifications de l'environnement
déclenchent des réactions dans le système ou l'affectent
directement, aboutissant à des perturbations internes du système.
De telles perturbations sont normalement maintenues dans des limites
étroites parce que des ajustements automatiques, à
l'intérieur du système, entrent en action et que de cette
façon sont évitées des oscillations amples, les conditions
internes étant maintenues à peu près constantes [...]. Les
réactions physiologiques coordonnées qui maintiennent la plupart
des équilibres dynamiques du corps sont si complexes et si
particulières aux organismes vivants qu'il a été
suggéré qu'une désignation particulière soit
employée pour ces réactions : celle
d'homéostasie. »
[10] GW,
Nachtragsband, p.
388.
[11] GW,
Nachtragsband,
p. 390.
[12] GW,
Nachtragsband,
p. 396.
[13] GW,
Nachtragsband, p.
388.
[14] GW,
Nachtragsband, p.
400.
[15] GW,
Nachtragsband, p.
401.
[16] Voir GW,
Nachtragsband, p. 402 et 406, où Freud attribue directement la
période, qualité au monde extérieur des
physiciens.
[17] « Je
ne vois qu’une seule issue et qui consiste à réviser
l’assomption de base sur le déroulement de

. »
(GW,
Nachtragsband, p.
402)
[18] GW,
Nachtragsband, p.
403
[19] « Wer will
was Lebendigs erkennen und beschreiben,
Sucht erst den Geist
herauszutreiben,
Dann hat er die Teile in seiner hand,
Fehlt, leider!
nur das geistige Band. » (Goethe,
Faust I,
„Studierzimmerszene“)
[20] GW,
Nachtragsband, p. 416,
417.
[21] GW,
Nachtragsband,
p. 416.
[22] GW,
Nachtragsband,
p. 420.
[23] GW,
Nachtragsband, p. 423.