Thierry Simonelli
Changer de sexe
En 2003, Pierre-Henri Castel publie un ouvrage chez Gallimard
intitulé La métamorphose impensable. Essai sur le
transsexualisme et l’identité personnelle.
Que l’on
ne se méprenne pas sur l’adjectif l’impensable.
L’ouvrage, en tous les cas, ne manque pas de pensée. Sur
500 pages, Pierre-Henri Castel aborde la question du transsexualisme et le
problème de l’identité sexuelle par le biais de la
philosophie, de l’épistémologie, de la logique, des gender studies, de la psychiatrie, de la médecine, du droit et de
la psychanalyse.
Nous voici donc en 2006 ; l’impensable
est devenu énigme. Terme nettement plus freudien. Avant de devenir le nom
d’un complexe, Œdipe était pour Freud le symbole même du
déchiffreur d’énigmes. Écoutons le coryphée
à la fin de la pièce Sophocle : « Regardez,
habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet
expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des
humains. »
Pierre-Henri Castel, nous propose donc une
nouvelle énigme pour la psychanalyse, l’énigme du changement
de sexe. Mais le fait-il en Sphinge ou en
Œdipe ?
D’après Pierre-Henri Castel, le
changement de sexe représente une « énigme
moderne ».
Mais nous semblons d’abord ramenés
à une énigme, somme toute, pas si moderne.
L’énigme de la différence des sexes ; celle de leurs
guerres, de leurs trêves, de leurs passages, de leurs liens et de leurs
métamorphoses.
Rappelons deux variantes mythologiques de
cette énigme : l’androgyne et Tirésias.
Le mythe
de l’androgyne, présenté par Aristophane dans le Banquet de Platon, inaugure un thème pérenne dans la
question de l’identité sexuelle. Quelques exemples :
Dans
le Bereshit Rabbah (Midrash de la Genèse) du
5ème (à peu près) siècle de notre
ère, il est écrit que « Adam et Ève
étaient faits dos à dos, attachés par les épaules :
alors Dieu les sépara d'un coup de hache en les coupant en deux. D'autres
sont d'un autre avis : le premier homme (Adam) était homme du
côté droit et femme du côté gauche ; mais Dieu l'a
fendu en deux moitiés. »
Jean Scott Érigène
(théologien irlandais du 9ème siècle) fait de la
séparation des sexes une conséquence du péché. En
Dieu, il n’existe pas de différence sexuelle, Dieu et Tout et Un.
Par la suite, il revient à l’homme et à la femme
d’entreprendre la réunion des Substances mâles et femelles,
afin de réaliser l’eschatologie de la création. Au paradis,
mâle et femelle seront réunis à nouveau.
L’intrigue du mythe est connu : hybris (démesure)
– transgression – Némésis (châtiment).
Dans la transposition chrétienne, ce sera :
péché (mortel) – transgression –
châtiment ; perte de la grâce divine, perte du paradis,
esclavage par le démon, etc.
Mais le constat de la genèse se
conçoit encore comme fondement de la Loi sexuelle divine :
« Dieu créa l’homme à son image, à
l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle, il les
créa. » Voilà pour les fondements métaphysiques
et moraux de l’identité sexuelle. Tu es homme ou femme, tu ne
changeras plus, à moins de transgresser la Loi divine.
Mais
c’est d’abord l’union des sexes qui est prohibée,
à moins qu’elle ne soit temporaire et ne serve qu’à la
seule fin licite : la procréation.
L’énigme
que nous propose Pierre-Henri Castel est une énigme moderne. Pas
l’ancienne, donc. Mais qu’y a-t-il de moderne dans cette énigme de l’identité sexuelle ? La réponse tient
aux progrès de l’art chirurgical. Aujourd’hui, on
passerait du mythe de Tirésias à sa réalité. Les Érinyes
frétillent...
Qu’en est-il alors de ce mythe de
Tirésias ? Prenons deux versions du mythe : celle
d’Hésiode (VIIIè siècle av. J.-C., un
contemporain de Homère) et celle de l’évêque Eustache
de Thessalonique (XIIè siècle).
Selon
Hésiode, Tirésias né homme, tue des serpents en train de
s’accoupler et se voit transformé en femme. Plus tard, il
récidive pour se voir retransformé en homme. Ainsi, il permettra
à Zeus et à Héra de décider ce qu’il en est de
la différence entre la jouissance masculine et féminine.
La
réponse de Tirésias est connue : si l’on divise la
jouissance sexuelle en 10 parts égales, 9 reviennent à la femme, 1
à l’homme. Ce qui lui vaut le châtiment d’Héra
et une récompense de Zeus. L’une le rend aveugle, l’autre lui
octroie le don de voyance.
Le mythe de l’évêque de
Thessalonique propose un prologue différent : Tirésias nait
femme, et éveille le désir d’Apollon qui lui offre ses
faveurs. Par la suite, Apollon se voit refusé par son amante et la
transforme en homme. Châtiment. Éros, de son côté,
prend Tirésias en pitié, et lui rend son corps de
femme.
Donc : la où l’androgyne présente les deux
en un – mâle et femelle – Tirésias présente une
alternative : ou bien... ou bien. On se souviendra, au passage, de la
différence entre les symptômes hystériques et obsessionnels,
et les fantasmes sexuels correspondants, que Freud a pu y
déchiffrer.
Mais Tirésias est également
intéressant en ce qu’à côté de
l’articulation temporelle, il inaugure un autre type d’agencement
spatial : l’un dans l’autre. Qu’il naisse homme ou
femme, au moment de la métamorphose, Tirésias est un homme dans un
corps de femme, ou une femme dans un corps d’homme. Un sexe peut en cacher
un autre, et les deux en même temps soulèvent le courroux des
Dieux. Des Dieux seulement ?
En tous les cas, cette perspective du
mythe nous laisse entrevoir un fait d’expérience presque banal,
mais pas si banal du tout. Toute femme, tout homme fait, au moins une fois dans
sa vie, l’expérience d’une métamorphose corporelle
majeure et qui tient du changement de sexe : la puberté.
L’expérience clinique ne manque pas d’exemples :
métamorphose bienvenue, magique, ou horrifiante, irruption de la
sexualité adulte, transfiguration du corps de l’enfant,
émergence d’organes sexuels, angoisse ou bonheur de fonctions
nouvelles, de sensations inconnues. Les réactions à
l’« horreur » vécue ne manquent pas : gros
vêtements, retraits sociaux, crises d’angoisse, anorexies. Horreur
qui, assez régulièrement, naît comme formation de
réaction surmoïque face au nouveaux plaisirs, à la naissance
du corps d’homme ou de femme tant attendus, au fantasmes exaltants et
terrorisants du nouvel adulte, qui se retrouve enfin l’égal
physique de ses parents.
Autant de répugnances et d’aversions
qui viennent confirmer la nature sexuelle de la métamorphose.
« Un beau matin, je me suis réveillée, j’avais des
seins, j’étais une femme... Mais je voulais rester
enfant. » Et comme si ce corps étranger ne suffisait pas, voici
qu’un père affectueux, qu’une mère chaleureuse se
transforment en statues de marbre, en Dieux déchus et mal à
l’aise, voire en persécuteurs sadiques.
L’Œdipe
n’est pas à sens unique, et l’amour parental, pas si
« innocent » non plus, contribue à donner tout son
poids au changement de sexe de l’enfant. Malheureusement, une chasse aux
sorcières moderne aura vite fait de remettre sous le sceau du secret ce
chapitre, et de brûler qui oserait y penser. N’y pensons plus,
donc.
La morale c’est bon, mais ça n’empêche pas
d’exister. La question revient tout de même, et se soucie peu de
l’hypocrisie moralisante. Et pourquoi donc ne reviendrait-elle pas sous la
forme de notre question : le changement de sexe ?
Mais ne
savez-vous pas, mon bon M’sieur, que « la
théorie » freudienne est dépassée ?
Ignoreriez-vous qu’aujourd’hui, le sexe scientifique, ça
s’observe dans les neurones, au PET-Scan ? Touche pas à mon
sexe ! Dixit le psychologue scientifique : « Chère
Madame, vous réfléchissez trop ! » (sic.) Une
question sexuelle ? Passons !
Reste une autre
question : pourquoi donc le changement de sexe moderne
représente-t-il une énigme pour la psychanalyse ?
Quelques questions me viennent aussitôt à l’esprit.
Qu’est-ce que la surface du corps a à voir avec
l’inconscient ? Freud pensait plutôt – et la clinique
psychanalytique le confirme même à l’âge des
neurotransmetteurs – que la surface du corps concerne une instance particulière du psychisme, tournée vers le monde
extérieur et nommée « Moi ».
Y a-t-il au
moins une identité sexuelle dans l’inconscient ou dans le
Ça ? Non plus !
Que nous montre le rêve, par
exemple ? Nous y sommes hommes, femmes, enfants, animaux. Il y a des rêves, où le rêveur est un objet, une
chose, un sac perdu dans un coin de gare, une peau de banane... Et
n’oublions pas non plus ces soupirants qui rêvent de devenir plus
immatériels encore, même pas objet mais « ombre de
ton ombre, l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien... » Ouah !
ouah !
Ajustons notre microscope, et regardons de plus
près cette énigme moderne qui tient à
l’intervention chirurgicale.
En apparence, il s’agirait
d’un simple échange : je donne mon pénis, je
reçois un vagin et une paire de seins. Ou à l’inverse :
je donne mon vagin, mon clitoris et mes seins, et je reçois un
pénis et un paire de couilles. Voilà pour la surface.
Pour ce
qu’il en est de la fonction des organes d’échange, n’y
pensons même pas. Car les chirurgiens modernes restent très en
arrière de l’art d’Apollon et d’Éros.
Voilà pour le progrès. La façade est
métamorphosée, mais la maison reste froide. Vous me voyez
venir : derrière cet échange le psychanalyste risque
de voir se dresser le spectre de la castration. Ce qui nous ramènerait
aussitôt au sens courant de l’impensable : « ce que
l'on a du mal à admettre ».
Mais s’il n’y a
pas d’identité sexuelle pour l’inconscient, y a-t-il au moins
de la castration ? Non plus !
À nouveau, la castration se
situe sur le plan du Moi et de son meilleur ennemi, le Surmoi. C’est
l’homme aux loups paralysé par l’hallucination de son pouce
sectionné...
Freud l’avait montré : la
théorie de la castration elle-même repose sur une autre
théorie, une théorie sexuelle infantile : tous les
êtres humains ont un pénis. Et si on ne le voit pas, c’est
qu’il est caché, c’est qu’il poussera plus tard, ou bien, au
contraire qu’il n’y en a plus... Horreur ! C’est
la raison pour laquelle on ne trouvera pas de castration, tout court, dans la
clinique freudienne, mais des menaces de castration et des complexes de
castration.
Et voici qu’une fois de plus, l’énigme
moderne retrouve le chemin connu de l’énigme ancienne : le
complexe de castration, qui fait suite à un autre complexe, celui de
l’Œdipe.
Mais fi des grands concepts abstraits,
concrètement, qu’est-ce que signifie ?
« Si je vais trop bien, il m’arrive
malheur. » ou bien « à chaque fois que je suis trop
heureux, je suis puni » Ou encore : si j’ai trop de
succès ou trop de femmes, ou trop d’hommes, si je gagne trop
d’argent, si je suis trop connu, je subis un revers funeste,
j’attrape une maladie, on me mettra à la porte, on me fera un
procès, plus personne ne m’aimera, etc.
Il en existe
également ce que j’aimerais appeler une « variante du
chercheur », en référence à ce que Freud nommait
« recherche sexuelle infantile ». C’est celle
d’Œdipe, justement, et celle de Tirésias. « Si
j’en sais trop, si j’en découvre trop, si je cherche trop
loin, je suis châtié. » Donc : ne t'approche pas
trop de l’énigme, car sinon... Réussite, envie, jalousie,
Érinyes.
Voilà un enjeu toujours moderne, en effet.
Celui de la psychanalyse, peut-être, mais surtout, celui, bien plus
quotidien et plus concret, de l’analyste et de l’analysant dans la
cure.
Voilà bien des questions auxquelles Pierre-Henri Castel
apportera ses lumières.