Henri Sztulman : Psychanalyse et humanisme (Manifeste contre les impostures de la pensée dominante)
Lib. Ombres blanches. Coll. Rue des gestes. 2008, 94 p.
(Cahiers Henri Ey, n°23-24, octobre 2009)
Sztulman est un psychiatre et psychanalyste expérimenté, désormais « émérite », fondateur de l’école toulousaine de psychopathologie. Il se veut « un citoyen dissident des pensées dominantes, un psychanalyste engagé et critique, un être humain enfin tendu vers la lucidité » et la liberté : « Il est des liens qui libèrent et le fil d’Ariane de la psychanalyse en est un » dit son préfacier Bernard Maris. Humaniste convaincu, il l’a toujours été et l’était déjà il y a trente ans, en pleine période antipsychiatrique où il a été l’un des plus ardents et éloquents défenseurs de la psychiatrie, aux côtés de son maître et ami Henri Ey.
Mais le contexte et la donne actuelle sont différents, il en brosse admirablement le tableau, révolté par les sophismes de la « nouvelle pensée dominante » (chap.2) : du libéralisme (excellent petit chapitre, en annexe, sur la question, pp. 73 à79), des neurosciences, du post- modernisme érigé en philosophie existentielle alors qu’il n’est qu’un symptôme… La déshumanisation est en marche : anonymisation, désubjectivation, dépersonnalisation (p. 15). « L’homme contemporain, dans le village planétaire, n’apparaît pas sans qualité, mais parfois, trop souvent, sans identité » (p. 29), avec une « incapacité à produire un sentiment continu d’existence » (p. 91). « Narcisse supplante Œdipe, le corps se substitue au discours, le groupe exprime le sujet » (p. 31), les personnalités limites abondent.
Freudien ouvert sur le monde social actuel (qui n’est plus hélas que celui du maintien de l’ordre, du chômage et de l’exploitation) où l’on voudrait nous faire croire qu’il n’y a rien de mieux à espérer que « préserver la force de travail, soutenir la consommation et maintenir l’ordre », H. Sztulman rappelle qu’ « il n’y a pas de place pour le psychanalyste, auprès du Prince » (p. 20).
Il y a paradoxalement une sorte de concurrence déloyale entre le nouvel ordre symbolique du contrôle social et du formatage des individus et celui du psychanalyste : soit, dans les résultats, l’effacement progressif du principe de réalité au profit du principe de plaisir. Ce qui veut dire que le psychanalyste responsable (auprès du sujet et non de la société, il ne cesse de le rappeler) ne dédaigne pas du tout la réalité dans son rapport au plaisir. Il faut dire que certains autres psychanalystes contemporains, inversant le rapport de force et de valeur, ont pu récemment en faire douter (voir le travail d’A. Le Dorze présenté dans ce même cahier). En revanche, il est, selon lui, dans la vocation de la psychanalyse d’entretenir une « conversation permanente avec la culture » (p. 60).
On peut être réaliste et idéaliste, comme on peut se tromper sur la réalité mais être aussi (et pourquoi pas ?) un « utopiste réaliste » (J. Attali). La psychanalyse peut dynamiser et dialectiser ces rapports ; ce dont le DSM et le Cognitivo-comportementalisme sont bien incapables. En contrepoint à une certaine « haine de la psychanalyse » (chap.1), H. Sztulman fait un bel éloge de celle-ci (pp. 66-67, en particulier) et, contrairement à une certaine école (de psychanalyse) en fait bien un humanisme, une quête de sens et une résistance à la division du sujet. Plaidoyer pour une vraie « clinique du sujet » (pp. 15,36), contre l’approche catégorielle, quantitative, épidémiologique, biopolitique. Selon H. Sztulman, il n’y a pas d’opposition tranchée entre cure type et psychothérapies, quelles qu’elles soient (mais à condition tout de même qu’elles soient d’inspiration psychanalytique et que le thérapeute soit un analyste confirmé). Sous ces réserves, il est souhaitable que le psychiatre, pour exercer convenablement son métier, dispose « de cadres théoriques référentiels nombreux, diversifiés et bien intégrés (y compris dans ce que nous pouvons en récuser) » : freudien, kleinien, winnicotien, lacanien… (p. 47). Il peut sans le moindre état d’âme, prescrire des antidépresseurs aux mélancoliques, des neuroleptiques aux schizophrènes, des anxiolytiques aux phobiques en état de panique ou passer la main à des cognitivistes pour des patients qui peuvent en bénéficier. « Selon les situations cliniques, la molécule, le soutien ou l’interprétation ont leur légitimité et leur utilité » (p. 56).
Ce petit livre est très riche d’expériences et d’idées : nous en avons choisi quelques-unes dans ce qui précède. Évoquons encore, et renvoyons au texte : la déplorable évolution gestionnaire et managériale des services psychiatriques (p. 57), la « catastrophe épistémologique » du DSM (p. 35), l’hérésie scientiste de l’esprit-cerveau (Changeux, Churchland) : non pas le biologique en soi (ce qui n’est « pas si mal, car c’est la vie même », p. 53) Page | 2 que sa réduction en chaîne et telle une peau de chagrin au cerveau, aux neurones, à la fente synaptique, à la molécule, au gène… «… le cerveau, régi par des lois neurobiologiques universelles, ne se rebelle pas, ne résiste pas, ne s’oppose pas. Les psychismes, individuels et en réseaux collectifs, c’est une autre histoire… » (p. 65). Merci Henri Szutlman de nous le rappeler avec autant de vigueur et de foi : «… l’histoire n’est jamais terminée, comme un historien a voulu nous le faire croire pour que rien ne change », en fait (p. 70).