Jacques Chazaud
Les premières métapsychologies de Freud.
par Thierry Simonelli
Montréal, liber. 2010. 1 vol. 318 p.
(Cahiers Henri Ey, n°27-28, mars-avril 2011)
Tout psychanalyste qui pense est pris, un jour ou l’autre, d’une irrésistible impulsion épistémologique à s’interroger sur les assises, autrement dit les fondements, de la psychanalyse et leur pertinence. Et ilen vientalors, inévitablement, à re-relire et à… réinterpréter trois piliers (et éventuellement leur voisinage, puisque le Maître a toujours pratiqué, à une même époque, l’écriture multiple) de la naissance des « premières métapsychologies » de Freud. On retrouve alors inexorablement l’antécédence du livre sur la Conception des aphasies, les Études sur l’hystérie et l’Etwurf.
À suivre Th. Simonelli, La Conception des aphasies n’a rien à voir avec la linguistique mais tout avec la clinique. C’est vrai. Encore que Freud y compare lapsus et paraphrasie qui possèdent en commun des permutations phonétiques et sémantiques et des faits de condensation et de substitution que l’on a pu rapprocher de la linguistique jakobsonienne des axes paradigmatique et du syntagmatique. Simonelli remarque justement que Freud redistribue les différentes composantes aphasiques en verbales, symboliques et agnosiques (l’agnosie est une notion qu’il invente à cette occasion et qui fera florès). Il est aussi exact que – loin de spéculer sur le signifiant et le signifié – Freud oppose et articule (dans la lignée de John S.Mill) « complexes associatifs » ouverts des impressions de choses et ceux, clos, des mots. Mais, de mon point de vue, il serait aussi important de noter que, plus encore que le point de vue intégratif / rétrogressif (régressif) de Jackson, voire celui de l’irréductibilité de la fonction à la lésion qui en supprime l’usage, Freud énonce qu’ « on peut avancer que la baisse d’excitabilité du centre consistant dans un état purement fonctionnel n’implique pas une lésion de fait ». Je pense qu’il aurait été bon alors de souligner que Constantin von Monakow en reprendra l’idée, comme il reprendra celle de retentissement à distance de la lésion(qu’il baptisera « diaschisis »). Et de remarquer encore que Freud ajoutera les effets globaux de lésions partielles dont Goldstein fera son grain. Sous le terme de « fonctionnel » qui fait débat, Freud réunit ici la fatigue, ladistraction et – déjà ! – « l’influence d’affects perturbateurs » frappant particulièrement l’aphasie symbolique. Partisan, à partir de ses entrées, d’une élaboration étagée de l’excitation et des multiples convergences de celle-ci avant d’aboutir aux centres, il en compare les « représentations » à un poème créé à partir de l’alphabet périphérique. Surtout, s’il évoque au niveau supérieur le parallélisme psycho-physiologique de Jackson, sous la forme d’une dépendance concomitante, il en donne une version à mon avis très originale : Aucune « abstraction formelle » (faculté) n’est localisable point par point : l’élément psychologique réputé élémentaire correspond à des états complexes de réseaux séquentiels. Il correspond à une ou plusieurs parties de ces derniers, et non à la succession temporelle d’un effet physique « qui laisserait place à du psychique consécutif ». Il n’existe rien de statique dans l’appareil nerveux du psychisme, mais seulement des processus dont certains sont d’ailleurs formellement inconscients bien que de la plus haute importance pour la conscience (traces mnésiques latentes).
Nous ne pouvons nous étendre indéfiniment sur la structure des aphasies1. Par un léger glissement, il serait important, peut-être plus encore que ne le fait Th. Simonelli, de relever le nombre de concepts que l’on retrouvera transfusés de « l’appareil du langage » du jeune neurologue dans l’ « appareil psychique » du psychanalyste ; comme, au niveau de la prise de conscience, la reconnexion des « représentations » ouvertes de choses aux « représentations » liées [et liantes] de mots. Et aussi la modification (pas forcément le progrès – encore que s’y marquera un tournant décisif entre le mécanicisme et le biologisme téléonomique – dans la question des relations entre le corps et l’esprit, via le paragraphe sur la conscience de L’Esquisse qui s’inspire probablement, sans le nommer, de Charlton Bastian2, auteur déjà très présent dans l’Auffassung.
Quoi qu’il en soit, l’auteur, soulignant judicieusement la chronologie des écrits, et rappelant la troisième place de L’esquisse, enchaîne son chapitre sur Les Aphasies avec ce qu’il reconnaît comme la première métapsychologie générale. Les études sur l ‘hystérie, faisant continuité avec la Communication préliminaire co-écrite avec Breuer, montrent les deux collaborateurs plus soucieux de la production du symptôme que du diagnostic. Le renvoi que nous fait Th. Simonelli au grand classique du jeune Viennois et de son Protecteur, nous laisse perplexe quant aux cas présentés qui, dans la meilleure des hypothèses, nous montre que l’hystérie avait bien changé aux yeux d’un clinicien de mon siècle (le XXème) !
Les deux complices retiennent l’importance de « l’affect coincé » et verront le rôle du langage dans la cure comme un mode d’abréaction et en rien comme un « médium de vérité » (mais le symptôme sera pourtant considéré, lui, comme un « langage imagé »…)3. Cependant, il existe de sérieuses divergences entre les deux auteurs que l’on peut résumer ainsi : là où il y a clivage de la conscience dans l’hystérie, Freud n’y voit pas une condition rédhibitoire comme Breuer, mais un effet. On remarquera, en passant, une étude serrée du concept de traumatisme chez Freud qui en montre toute la complexité, comme il montrera les associations de causes et les bifurcations sur différentes « portées » pour surdéterminer le symptôme ainsi, surtout, que l’interférence, jugée à l’époque inopportune – ! – du transfert dans la cure.
Les Psychonévroses de défense suivront de près où Th. Simonelli attire, à notre grande surprise, notre attention sur ce que Freud postule bel et bien que les « mécanismes de défense » (conversion, déplacement, rejet) sont des« comme si », à savoir des… apparences
Les considérations sur les « névroses actuelles » suivront, qui étaient déjà annoncée depuis longtemps dans la correspondance. La théorie nous donne ici une impression de baroque ou de ridicule (la neurasthénie comme conséquence de la masturbation chez l’homme et, chez la femme « fraîche », comme conséquence de l’impuissance maritale avec une composante supplémentaire d’hystérie par « rétentions » d’excitation !…). On soupçonne, ce que Th. Simonelli aurait pu évoquer… qu’on trouve déjà là les outrances pansexualistes d’un Reich, comme la source de la rupture avec Stekel se refusant d’admettre des névroses à expression sexuelle sans conflits psychiques sous-jacents 4,
Th. Simonelli poursuit son exposé par une étude précise de la clinique à la théorisation de l’hystérie, en passant en revue les cas rapportés dans l’ouvrage étudié. Il relève bien le paradoxe d’un interventionnisme directif et d’une ouverture surprenante dans les premières cures en quête de système chez Freud. Une très jolie formule résume les progrès accomplis : « Freud avance le mieux là où ses préconceptions échouent »5.
Le chapitre suivant n’hésite pas à mettre courageusement en question la théorie psychophysiologique de l’hystérie. L’auteur rappelle brièvement les conceptions de Fliess qu’il juge plutôt positivement. Sans doute n’a-t-il pas connaissance de ce que son ingrat, mais remarquable psychanalyste de fils, Robert, a écrit sur la paranoïa de son père (laquelle est possiblement, pensé-je, à l’origine de la vantardise de Freud d’avoir réussi là ou le paranoïaque a échoué). Th. Simonelli rappelle justement que Fliess était le destinataire transférentiel de l’Entwurf. Peut-être aurait-il fallu évoquer la nature homosexuelle latente de sa relation avec lui ?
Mais le principal intérêt de ce chapitre est de discuter l’Esquisse et son « cercle » : ni révélation, ni aberration,mais – dans un souci encore très marqué d’« objectivité » – une projection « neurologique » de la clinique, sensée rendre compte des processus psychiques dont elle s’inspire… Simonelli en montre, de façon pertinente, les contradictions et… impertinences (ce qui me fait regretter d’avoir été l’un des nostalgiques de cet essai !).
L’auteur poursuit par la complexification des recherches freudiennes dans un chapitre sur les développements de la métapsychologie quant aux souvenirs, traumatismes, défenses dans la névrose obsessionnelle, l’hystérie, la paranoïa.
On assiste aux tâtonnements, essais et erreurs avec, en passant, quelques questions embarrassantes : Pourquoi la sexualité ? Qu’est-ce que le sexuel présexuel (passif ou actif) ? l’après-coup ?… etc.
Dans sa conclusion, Th. Simonelli relèvera que la sortie du neurologisme théorique de Freud se fera avec le passage de l’extériorité du traumatisme à la réalité psychique du fantasme et à l’inclusion du transfert dans la cure. Les premières métapsychologies prendraient ainsi valeur… contre-transférentielles. Par contre les préjugés théoriques qui enserrent la clinique avant que cette dernière ne les contredise font partie de la démarche scientifique classique. Enfin, dans l’annexe qui revient sur l’Entwurf, Th. Simonelli montre les traficotages de lecture que Lacan fera sur « la chose »…
L’intérêt majeur de cet ouvrage dont, cédant à la critique de détails, je n’ai certainement pas suffisamment mis en valeur tous les mérites, qui sont grands, est de nous montrer d’où vient – pour ne pas dire, d’où « revient » – la psychanalyse.
Notes
1 Cf J.Chazaud : Idées en folie. Chapitre 6. Paris, L’Harmattan, 1994. Entre la première version de 54 et celle de 94, le sujet a été profondément repris par Assoun et Nacif qu’on peut regretter voir ignorés. Cf. aussi la remarquable introduction de R. Kuhn à l’édition française de La conception des aphasies.
2 Le cerveau comme organe de la pensée. Alcan, Tome II, 1880.
3 Freud, indubitablement partisan de la décharge par le « réflexe verbal » à cette époque, n’en parle pas moins, à certains endroits, de « mettre l’affect en mots », ce qui évoque plus la symbolisation que l’abréaction. Plus tard il écrira d’ailleurs qu’on chasse les fantômes en les nommant …
psychologiques de mécanismes physiologiques eux même supposés !
4 Ce en quoi je lis à l’envers la formule bougonne du Maître pour qui Stekel avait fait « autant de mal
que de bien – je souligne – à la psychanalyse »… (id est : « autant de bien que de mal »).
5 On sait l’interprétation moins avantageuse qu’en donnera M. Onfray, refusant de faire ainsi de nécessité vertu [NDLR]
nous montrer d’où vient – pour ne pas dire, d’où « revient » – la psychanalyse.