La logique des maladies : le principe du cristal
(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 8)
En utilisant les statistiques du DSM ou de la CIM, on décide qu’il y a trouble, voire qu’il y a quelqu’un qui trouble l’ordre sociétal, non pas en référence à des dysfonctionnements explicatifs, à des causalités en panne qu’on mettrait en évidence à travers des procédures permettant de cerner le phénomène apparent à travers la construction de faits contraints, mais en fonction de comportements que l’on observe et recueille. Et en choisissant ces comportements-là sans expliquer les processus-sous-jacents qui les déterminent, on risque de les choisir uniquement parce qu’on estime qu’ils sont incongrus, parce qu’on juge qu’ils sont déviants par rapport à la « normalité », parce qu’on les évalue.
Mais on a tendance à oublier que cette normalité n’est jamais autre chose qu’un code de conduite social plus ou moins singulier, tout sauf universel, peut-être éthique, mais parfois simplement économique. On est alors dans les préjugés irréfléchis, égocentriques ou ethnocentriques, impossibles à négocier tant avec les patients eux-mêmes qu’avec des cliniciens qui n’utilisent pas ces statistiques.
Les dysharmonies quantitatives
L’appréciation normative d’un comportement ne saurait être confondue avec un examen scientifique de la logique des malades. Or il y en a une, une logique des malades.
Et cette logique tératologique, seul objet d’une anthropologie clinique explicative, ne diffère pas du tout au tout de la logique de qui n’est pas malade. Elle ne fait au contraire qu’exagérer une part du fonctionnement normal en le grossissant sélectivement. Elle permet qu’un processus parmi d’autres, en principe actif en même temps que ces autres dans un équilibre dynamique, s’affole faute d’entrave du fait des autres : il déraisonne non pas en soi, mais parce qu’il tourne en rond indépendamment de ce qui pourrait l’équilibrer. Le déséquilibre des forces en jeu se présente soit sous la forme du déficit d’un fonctionnement soit sous celle de l’excès d’un fonctionnement.
Les psychanalystes s’en rendent compte depuis longtemps. À leurs yeux le refoulement par exemple n’est pas un processus morbide, mais humain sans plus. Il peut toutefois déraper de diverses manières, par défaut dans les psychopathies et par excès dans les névroses. Il peut donner lieu à ce que Freud aurait appelé une quantitative Dysharmonie[1].
Le principe de cristal
Les psychanalystes ne sont pas les seuls parmi les cliniciens qui ne travaillent pas avec des statistiques. Il y a par exemple aussi les Szondiens, inspirés par l’œuvre de Lipolt Szondi, auteur de la Schicksalanalyse, l’analyse du destin, retravaillée pendant des décennies par toute une équipe de chercheurs, notamment en Belgique[2]. Et il y a les chercheurs médiationnistes, inspirés par l’œuvre de Jean Gagnepain, spécialiste de l’épistémologie des sciences humaines, auteur de la théorie de la médiation[3].
Leurs options épistémologiques communes sont clairement différentes de celles des auteurs de statistiques. Ils ne croient pas qu’opposer les malades et les non-malades sur la base d’ensembles de moyennes explique quoi que ce soit. Ils croient, à la manière de Freud, qu’il faut étudier les processus spontanément isolés chez les malades pour apprendre comment l’humain tout court fonctionne.
Quand ça casse, ça casse, mais pas n’importe comment, écrit Freud en 1933 dans une conférence d’importance épistémologique première, Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit. Ça casse selon des lignes de force inscrites dans la chose elle-même, le sujet, das Subjekt. Ça casse à la manière du cristal que l’on jette par terre et qui se brise en morceaux selon des lignes de fracture qui lui sont intrinsèques. Telle force domine alors que telle autre s’éclipse, ou l’inverse. Concrètement, en termes freudiens : les forces pulsionnelles dominent alors que les forces morales s’éclipsent, ou l’inverse, et le médiateur supposé arbitrer le conflit entre ces deux forces antagonistes est perdu, en proie à ces deux maîtres trop impérieux.
La méthode, toujours valable, n’est pas le résultat, à dépasser
Loin de moi l’idée qu’on puisse aujourd’hui encore être d’accord avec les résultats prônés par Freud. Ils sont ce qu’ils sont. Il y en a deux.
Primo, sa deuxième doctrine des pulsions, éros et thanatos. Elle a été conçue pour essayer de rendre compte de phénomènes cliniques majeurs, la compulsion à la répétition principalement, mais aussi l’agressivité des humains, courante dans leurs rapports quotidiens, mais illustrée de manière radicale dans le rapport sado-masochique. Cette doctrine est très spéculative, de son propre aveu. Tout se passe comme si Freud n’arrivait pas à décider si la notion de pulsion est simplement biologique, ou plutôt d’ordre psychologique. Et sa doctrine ne répond pas du tout à la question de savoir si le conservatisme ou la tendance au retour à l’état d’avant est le propre de toutes les pulsions ou seulement des pulsions de mort[4].
Et secundo, sa deuxième topique. Celle-ci a été conçue lorsqu’il a constaté que les forces à l’œuvre dans tout refoulement des pulsions (le « Es ») refont surface dans le transfert sous forme de résistance, sans que le « Ich » en ait nécessairement conscience. Et lorsqu’il doit bien admettre que tout sujet se censure à l’aune d’interdits et s’oriente à l’aune d’idéaux dont il n’a pas nécessairement conscience, bien qu’ils forment une part de ce qu’il est, depuis son enfance et depuis le rafraîchissement du complexe d’Œdipe à la puberté (l’« Ueber-Ich » et l’« Ich-Ideal »). Cette topique est donc essentiellement conçue en référence à sa clinique, principalement celle des névroses, mais elle n’est pas adéquate dès qu’on s’intéresse à autre chose, la clinique de l’autisme et de la psychose infantile par exemple, ou celle des psychoses, narcissique et schizo-phrénique notamment[5].
Il n’empêche : la méthode du cristal garde toute sa validité dans la perspective d’une construction conceptuelle d’ordre anthropologique.
Mais ce qu’on peut concevoir dans l’esprit d’une déconstruction noso-analytique de l’humain, sera nécessairement autre chose que ce que Freud en a dit. Ne fût-ce que pour la « simple » raison que le champ des maladies à examiner inclut non seulement le champ des psychoses, mais aussi d’autres maladies dont l’homme seul souffre et nul autre animal, les aphasies par exemple.
Une anthropologie tétralogique
Jean Gagnepain plus particulièrement, épistémologue et scientifique dont l’œuvre m’inspire ici du début jusqu’à la fin, fait l’hypothèse que l’humain est humain quatre fois. Il propose d’en examiner les activités sur quatre plans, tétralogiquement, et ce toujours à partir des brisures que révèlent les pathologies : le glossologue s’intéresse ainsi à l’activité du locuteur, l’ergologue à celle de l’artisan, le sociologue à celle de l’acteur social et l’axiologue à celle du « décideur » qui légitime ses conduites.
À poursuivre.
[1] Freud, S., Abriss der Psychoanalyse. Einführende Darstellungen (1940), p. 78. Voir à ce sujet Schotte, J.C., Still lost in translation 1. Freud, un indispensable étranger (2015), p. 210-211, et p.277-278.
[2] Voir e. a. la collection Patho-analyse, éditée chez De Boeck, et la revue Szondiana.
[3] Gagnepain J., Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. Volume I (Du signe, de l’outil), Volume II (De la personne, de la norme), et Volume IIII (Guérir l’homme, former l’homme, sauver l’homme). Voir également la collection Raisonnances éditée chez De Boeck, et les revues Tétralogiques (actuellement uniquement en ligne) et Anthropo-logiques.
[4] Voir à ce sujet Schotte J.C., Still lost in translation 1. Freud, un indispensable étranger (2015), p. 75-92. Remarque : par rapport aux deux doctrines freudiennes la doctrine des pulsions szondienne (de Lipolt Szondi), retravaillée par ses élèves et héritiers cliniciens et théoriciens, notamment en Belgique, également construite à la mesure du principe de cristal, peut être considérée comme une avancée remarquable mais malheureusement méconnue.
[5] Par rapport à la deuxième topique freudienne, le schéma L de Jacques Lacan constitue une modification intéressante, inspirée par son travail avec les psychotiques, d’où l’introduction du petit a et de grand A.