M.-D.-T. de Bienville
Docteur en médecine
La nymphomanie ou traité de la fureur utérine
Dans lequel on
explique avec autant de clarté que de méthode, les commencements
et les progrès de cette cruelle maladie, dont on développe les
différentes causes ; ensuite on propose les moyens de conduite dans
les diverses périodes, et les spécifiques les plus
éprouvés pour la curation,
(Amsterdam, 1771,
in-8°)
Préface
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
CHAPITRE VI :
DES MOYENS DE GUERIR DANS LE PREMIER ET LE SECOND PERIODES ET DES SOULAGEMENTS QU'ON PEUT ESPERER DANS LE TROISIEME PÉRIODE
On doit regarder les diff érents degrés de la
fureur utérine comme autant de maladies particulières. Quoique
leurs rapports soient les mêmes quant à leur cause, on doit
néanmoins observer quelques différences dans les remèdes
qu'on y apporte.
Le premier période présente trois
indications à suivre. La première est de délayer et de
calmer le sang; par ce moyen, la semence qui s'en forme en deviendra moins
âcre et moins brûlante. La seconde, d'humecter et de relâcher
toute la face interne de la matrice et du vagin. La troisième enfin, de
distraire la malade de ses pensées obscènes, afin
qu’étant rappelée à elle-même, elle puisse se
rapprocher de tous les objets qui peuvent lui faire prendre du goût aux
choses honnêtes.
Pour satisfaire à la première
indication, qui est d'adoucir et de délayer le sang, on doit commencer
par une on deux petites saignées du bras, à moins que quelques
accidents critiques n’en empêchent. Dans ce cas, quelques-uns
conseillent la saignée de la jugulaire : pour moi je suis d'avis qu'on
attende que les ordinaires soient passées pour faire la saignée du
bras, et qu'en attendant on emploie les adoucissants et les délayants,
pour calmer l’âcreté de cette évacuation.
Mais en
supposant qu'il n'y ait point d'obstacle à la saignée, voici
l'ordre qu'on doit suivre dans le premier degré du premier
période, c'est-à-dire quand la maladie ne fait absolument que
commencer. Une seule saignée du bras suffira; le lendemain on purgera la
malade avec la formule n° I; sa boisson ordinaire sera suivant la formule
n° II. Tous les matins on lui donnera à jeun une bouteille, ou au
moins une chopine de petit-lait clarifié; et
l'après-dînée, à trois heures de distance de chaque
repas, on lui fera prendre la même boisson.
On lui permettra tout au
plus à dîner de manger un peu de viande, pourvu qu'il n'y ait pas
la moindre épice; encore ce sera de la viande de lait, comme agneau,
poulets, lapins et veau , mais point de graisse. On pourra, pour satisfaire son
appétit qui augmentera de jour en jour, lui préparer des
légumes humectants et rafraîchissants; on lui permettra aussi les
fruits, pourvu qu'ils soient de la même qualité que les
légumes. Cependant on répétera tous les huit jours l'usage
de la médecine n° I ; et dans l'intervalle on lui fera prendre,
suivant qu'on le jugera convenable, quelques lavements composés selon la
formule n° III.
Si les vapeurs s'étaient déjà
mises de la partie, comme je l'ai vu souvent arriver, on lui donnera tous les
quatre jours, en se couchant, un spécifique décrit dans la formule
n° IV. Il ne m'a jamais manqué en pareille occasion, et souvent
même il a suffi d'en prendre une fois.
Par le régime et les
boissons que je viens d'ordonner, on aura suffisamment répondu à
la seconde indication.
Pour ce qui est de la troisième, ce sera aux
parents, ou à ceux qui seront chargés de l'éducation de la
malade, à s'acquitter de tout ce qu’il faut pour la remplir
parfaitement; mais je dois leur en indiquer les moyens, et leur dévoiler
ce qu'une expérience, qui m'a souvent saisi d'étonnement et
d'horreur, ne m'a que trop certainement appris. Il faut donc examiner quelles
sont les connaissances les plus intimes et les plus chères à la
malade; et sans chercher à pénétrer dans leurs mœurs,
ni espionner ce que pourra produire la continuation de ces intimités, de
quelque sexe que soient ces connaissances, il faut les éloigner sous des
prétextes qui ne puissent pas les offenser, ni révolter l'esprit
de la malade, à cause de sa faiblesse et de celle des organes.
Si
cette liaison existe vis-à-vis d'une domestique, de quelque sagesse qu'on
la suppose, il faut l'examiner et suivre avec la même rigueur qu'on aurait
vis-à-vis de la fille du monde qui aurait donné les plus violents
soupçons sur sa conduite. On observera avec le plus grand scrupule les
gestes et les regards de la malade, en recevant les services de cette
domestique.
La familiarité criminelle de ces malheureuses avec leurs
jeunes maîtresses, ou des jeunes élèves, est une contagion
plus générale qu'on ne pense. On y fait d'autant moins de
réflexions, que le danger n'est grand, que parce qu’il est moins
sensible. Si après toutes ces observations il ne parait aucun attachement
singulier vis-à-vis de qui que ce soit, on pourra supposer
raisonnablement que l'imagination de la malade est la source de ses maux, et
qu'un libertinage secret les a amenés au point de malignité qui
oblige d'y apporter des remèdes. Il sera donc nécessaire, si la
malade s'obstine à la dissimulation, de ne la perdre un instant de vue,
ni le jour, ni la nuit, pendant laquelle on lui donnera pour compagne de sommeil
une fille dont la vertu et la prudence seront à toute
épreuve.
On ne tardera point à découvrir que la
véritable cause de la maladie est la masturbation. Ce sera alors qu'il ne
faudra plus épargner ni les reproches, ni les peintures de ce
détestable crime dont il faudra lui découvrir, et même
outrer les conséquences fâcheuses. On ne se lassera point de lui
renouveler tous les jours ces peintures capables de lui inspirer de l'horreur
pour elle-même. On redoublera les soins pour l'empêcher de retomber
dans un pareil désordre. On ne lui permettra jamais d'être seule,
sous quelque prétexte que ce puisse être, même sous celui de
vaquer aux besoins naturels; car j'en connais qui m'ont avoué que cette
indigne habitude avait pris sur elles un tel empire, que se voyant
observées jour et nuit, elles s'étaient enfin
décidées à feindre des besoins secrets, pour s'abandonner
sans témoins à cette détestable manoeuvre. Je dois encore
ajouter que pour ces sortes d'aveux, quand une fois la première
démarche a été faite, j'ai trouvé beaucoup moins de
pudeur dans les femmes que dans les hommes.
Dans le second degré du
premier période, les saignées doivent être plus
fréquentes et plus abondantes, en ayant cependant égard aux forces
et aux tempéraments. Les délayants doivent être pris en plus
grande quantité, et cependant tels que je viens de les indiquer, ainsi
que le purgatif qui doit être aussi le même; mais au lieu d'observer
huit jours d'intervalle, on doit réitérer tous les quatre jours
pendant le premier mois. Du reste, on gardera le même régime, qu'on
fera continuer pendant plus de temps, et on prendra les mêmes
précautions sur la conduite personnelle de la malade.
Dans le
troisième degré, où les fibres ont déjà
éprouvé une tension longue, et par conséquent ont acquis
une grande délicatesse, la marche doit être un peu
différente; car alors il se présente deux écueils
également à craindre. Le premier est la faiblesse de la malade,
qui interdit la saignée; le second est la sensibilité et
l'irritation des parties, que les purgatifs ne peuvent qu'augmenter. Il en est
un troisième qui n'est pas d'une moindre considération; c'est le
relâchement, l'atonie et le manque d'action dans le genre nerveux,
auxquels les rafraîchissants et les délayants sont absolument
contraires. On ne peut raisonnablement nier la vérité de ces trois
réflexions : cependant plus d'un auteur fameux, et plusieurs de nos
maîtres, surtout celui que je respecte le plus, s'en sont
écartés dans la pratique. Ils sont presque tous d'accord pour
l'emploi copieux de la saignée, des évacuants et des
relâchants : pour moi, à qui l’expérience a fait voir
tous les inconvénients de cette route frayée, on me permettra de
ne point la suivre aveuglément.
Mais avant de proposer ma
méthode, je vais donner celle des autres, en avertissant que la mienne
m'a toujours réussi, et que celle des autres ne m'a jamais donné
la satisfaction que je devais en attendre, vu les grandes autorités sur
lesquelles elle est appuyée. Premièrement ils ordonnent la
saignée plus ou moins abondante, suivant l’âge, le
tempérament et la force de la malade; et plus les symptômes sont
véhéments, plus la saignée doit être forte et
fréquente. Je ne pourrais sur ce premier article m'abandonner à la
moindre réflexion, parce qu'elle me conduirait malgré moi à
une dissertation deux fois plus volumineuse que cet ouvrage.
Secondement,
ils conseillent l'usage des purgatifs doux à la vérité, et
qui, sans irriter les intestins, puissent vider les humeurs vicieuses et
indigestes des premières voies; ils ajoutent que ces purgatifs doivent
souvent être répétés.
L'hypothèse des
purgatifs non irritants étant fausse, cette maxime présente sur le
champ une méthode qui n'est point généralement sûre,
et qui souvent, et surtout lorsqu'elle sera réitérée, offre
des accidents assez difficiles à guérir, et quelquefois même
incurables.
Enfin ils veulent qu'on donne à grandes doses, et
fréquemment, les juleps et les apozèmes rafraîchissants et
délayants ; tels sont les racines, feuilles et fleurs de nénuphar,
les racines de guimauve, celles de chicorée et d'oseille; les feuilles de
laitue, de saule, de lentille, etc. ; les fleurs de mauve, de pavot et de
violette.
D'autres, après avoir épuisé les malades de
force et de sang, les accablent et les remplissent de rafraîchissants de
la première classe, qui effectivement les tirent de l'état
où elles étaient, mais pour tomber dans une infinité
d'accidents qui ne leur laissent plus d'autre perspective qu'une vie ennuyeuse
et languissante, qui les rend tout au moins inutiles dans la
société, quand elles ne deviennent pas insupportables aux autres
et à elles-mêmes. J'ai aussi vu des médecins employer pour
cette maladie la décoction des feuilles de ciguë, à la dose
de deux pincées.
De toutes ces choses on en choisit trois ou quatre,
suivant le goût et la commodité; et l'on en fait prendre deux fois
le jour, matin et soir, à une certaine distance des repas en ajoutant
à chaque potion un drachme de cristal minéral, de sel prunelle, ou
de sel sédatif d'Homberg.
On ordonne aussi de prendre quatre
fois par jour, loin des repas, le petit-lait clarifié : de chaque gobelet
on a soin de faire une décoction avec une once de racine de
nénuphar, ou bien l'on y mêle de son sirop. On conseille même
pour toute boisson le petit-lait clarifié sans addition, si les malades
ne montrent pas trop de répugnance. On verra par la suite ce que je dirai
de l'usage de ce petit-lait, que je ne désapprouve pas
entièrement, mais auquel je crois qu’il faut quelques
modifications.
On ordonne encore le lait d'ânesse deux fois le jour;
mais je rejette cette pratique comme inutile, si on emploie des remèdes
plus efficaces, et comme très insuffisante, si on s'en tient uniquement
à cela. Quant au lait de vache, j'en fais une estime bien
différente. On verra les grands effets qu'il peut produire en le donnant
avec les précautions requises.
On fait aussi usage, matin et soir,
des émulsions faites avec les quatre semences froides majeures, ou avec
les quatre mineures, dans quelques eaux distillées de nénuphar, de
laitue ou d'endive, en ajoutant à chaque émulsion une once de
sirop de violette, de nymphæa ou d'althæa. On fait boire aussi,
pendant un mois de suite, les eaux minérales acidules et chalibées
à la quantité de deux ou trois livres, en faisant dissoudre dans
les premiers verres quelque sel purgatif, comme trois drachmes de sel de duobus,
demi-once de sel polycreste, ou de sel d'Epsom.
Voilà, en
général, la pratique ordinaire dans le degré de cette
maladie.
Ma méthode est un peu
différente.
Premièrement, pour répondre à la
première indication qui parait exiger la saignée, je dis qu'il est
des cas où elle est dangereuse; quelques-uns où elle demande
à être répétée une fois, aucun où on
doive les faire fréquentes, ni abondantes.
Toutes ces
particularités pourraient être justifiées par les exemples
des malades au secours desquelles j'ai été appelé, et que
je me suis vu forcé de laisser périr misérablement, parce
qu'on ne m'avait point laissé assez de sang pour travailler à leur
rétablissement. Le sang renferme les matériaux de
l'édifice, dont il est lui-même l'architecte. Comment est-il
possible de réparer cet édifice sans matériaux, et sans le
principal ouvrier? Il n'est donc point de cas où l'on doive
épuiser un homme de sang, à moins de vouloir lui ôter la
vie. Quand le médecin se voit arrivé à cette cruelle
alternative, son devoir est de se retirer, si son expérience ne lui donne
d'autres moyens pour soulager, que d'anéantir les principes de
l'existence, sans pouvoir se flatter d'un espoir raisonnable de les
réparer.
Pour juger des cas où la saignée est utile,
il suffit de se rappeler les principes sur l'usage de ce remède. On ne
doit saigner que pour l’inflammation ou la pléthore des vaisseaux.
Quand le mal dont nous parlons, ou vient de ces deux causes, ou existe avec
elles, alors la saignée deviendra nécessaire; et il sera
d’autant plus utile de la répéter, qu'il y aura lieu de
juger qu'il y a pléthore ou inflammation tout ensemble.
Cela arrive
aux nymphomaniaques qui le sont plus par imagination que par des habitudes d'un
vice réel. Comme la saignée est le plus rafraîchissant et le
plus calmant de tous les remèdes, on l'emploie toujours vis-à-vis
d'elles avec succès; mais il faut les faire petites, et au nombre de
trois ou quatre en moins de vingt-quatre heures : faire des saignées
abondantes et en grand nombre, c'est écraser la malade au lieu de la
secourir; c'est lui ôter le pouvoir de supporter les autres
rafraîchissants qui lui conviennent; c'est souvent se préparer des
maux dont la cure deviendra plus longue, et l'événement plus
triste que la maladie à laquelle on a voulu remédier.
Si le
vice vient de l'imagination et d'une habitude criminelle tout ensemble, mais
dont les excès n'auront pas été considérables, soit
par leur nature, soit par la durée, alors la saignée sera encore
très utile, mais il suffira d'en faire deux en douze heures.
Si
enfin le mal vient uniquement d'une habitude excessive des plaisirs, soit dans
le coït, soit dans l'abominable masturbation, quel sera le médecin
qui osera me soutenir qu'on doit saigner une telle malade? Conservez à
cette malheureuse le peu d'esprit qui lui reste encore dans les veines, c'est
une semence dont nous pourrons peut-être faire quelque chose. Si vous l'en
privez, il n'y a plus de germe, par conséquent plus de vie. Il faudrait
plus d'un ouvrage pour développer cette grande maxime de médecine,
qui est dans les principes les plus connus de cet art; mais il faudrait aussi
une réputation plus célèbre, et une plume bien plus
éloquente que la mienne, pour la persuader. Que dis-je ? Quand on en sera
bien persuadé, on y manquera encore dans la pratique, et nous sommes
presque dans le cas du désespoir sur l'illusion des malades et des
médecins à cet égard. Je me donnerai au moins la
satisfaction, si Dieu me donne la vie et la santé, de faire
là-dessus des dissertations si sensibles et si démonstratives, que
peut-être j'aurai enfin la gloire d'avoir intéressé
l’humanité en faveur de l'humanité
même.
Après avoir fixé l'usage légitime de la
saignée dans les trois degrés du premier période de la
maladie, nous ne devons point négliger l'emploi qu'on doit faire des
purgatifs et des autres remèdes.
J'ai déjà prescrit ce
qu'il faut pour le premier et le second degré; toute la difficulté
consiste dans la façon de se conduire dans le troisième.
Il y
a sur l'usage des purgatifs les .mêmes réflexions à faite
que sur celui de la saignée. Plus le mal est avancé, plus il y a
de faiblesse et d'irritabilité, par conséquent moins il y a lieu
de se servir des choses qui peuvent affaiblir, comme la saignée, et de
celles qui peuvent irriter, comme les purgations; ainsi, jusqu'à ce qu'on
ait pu me prouver que les médecines n'irritent point, surtout quand la
nature est d'elle-même très irritable, je ne pourrai admettre les
purgatifs dans ma méthode; et l'on aura d'autant moins de sujet de
blâmer ma conduite à cet égard, qu'elle n'exclut point tous
les évacuants, pourvu qu'ils soient de l'ordre des toniques non
astringents, qui ont la vertu de digérer successivement ce qui peut
l'être, et avec le temps d'évacuer tout le superflu.
C'est
pourquoi, après une ou deux saignées tout au plus, je fais prendre
le soir même un demi-bain; une heure après on donne, dans un
bouillon fait avec le maigre de boeuf, de veau et d'orge cru, quinze gouttes de
quintessence diaphorétique, expliquée dans le formule n° V.
Je fais prendre le lendemain matin un autre bain à jeun, après
lequel on fait prendre la même dose de quintessence dans du bouillon. La
malade se repose une heure dans le lit, après quoi elle peut manger un
potage clair au riz et au lait, mais en très petite quantité.
À dîner on pourra lui servir un potage, et très peu de
viande, avec deux verres de bon vin rouge, mêlé avec autant d'eau
minérale. Dans l'après-dînée, deux heures
après le repas, si elle a soif, elle boira du petit-lait bien
clarifié; et pour en venir à bout, on le fait filtrer dans un
entonnoir avec le papier gris. À six heures elle se remettra dans le
bain, où on fera en sorte par gradation de la tenir deux heures.
En
sortant du bain on lui fera avaler deux onces d'hydromel vineux, dans lequel on
aura mis quinze gouttes d'essence diaphorétique. Sur les neuf ou dix
heures, on lui servira une chopine de lait; et si elle témoigne grand
appétit, on pourra lui permettre une once de biscuit ou de pain
très léger et bien cuit, pour tremper avec le lait. Cependant on
prendra les mêmes précautions que j'ai indiquées dans les
deux premiers degrés, et on ajoutera celle d'entretenir sur les parties
une flanelle continuellement imbibée dans une décoction d'herbes
émollientes avec une préparation de saturne. (Voyez la
formule n° VI.) Ce remède est tout à la fois émollient
et rafraîchissant. C'est pour quoi, si l'inflammation de
l'intérieur des parties est grande, on fera très bien, avec la
même préparation, de donner des injections qui
pénètrent, s'il est possible, jusque dans la matrice, qui reste
ordinairement ouverte dans cet état. On pourra d'autant plus
aisément réitérer ces injections, que ces sortes de malades
s'y prêtent volontiers.
Après qu'on aura éprouvé
ce régime pendant sept ou huit jours, si l'on voit que l'amas des humeurs
augmente, qu'il s'accumule des obstructions dans l'estomac et les
viscères, que les intestins s'obstinent à ne point se contracter,
ce sera alors un signe évident que la nature demande le secours des
évacuants.
Alors on donnera la veille, dans
l'après-dînée, un lavement composé selon la formule
n° VII. Le lendemain on suspendra tous les autres remèdes, et l'on
fera boire, à commencer dès sept heures du matin, d'heure en
heure, un gobelet de l'apozème décrit à la formule n°
VIII. Le soir on donnera les gouttes diaphorétiques ; ensuite on
observera, si l'évacuation a été forte, de lui faire
prendre bien tard l'émulsion n° X. Le lendemain on reprendra le
traitement ordinaire; et en le suivant, on aura lieu d'être surpris de la
rapidité et de la certitude du succès.
Pour le second
période, il se présente les mêmes indications essentielles
que dans le troisième degré du premier; cependant il en est
d'accidentelles qui exigent des précautions différentes.
J'y
ai établi deux degrés. Dans le premier, où l'on admet
encore des intervalles dans le délire mélancolique, il faut
observer le même traitement que dans le troisième degré du
premier période, avec cette différence, qu'au lien des demi-bains
tièdes que j'ai prescrits, on donnera les bains entiers et froids, et que
pour cuire les humeurs cacochymes qui sont dans les viscères, et en
évacuer le superflu, on donnera tous les jours à jeun, une heure
avant le bain, une cuillerée d'essence aurifique décrite dans la
formule n° IX; et comme l'ardeur des parties doit être plus
considérable, on y introduira les pessaires continuellement
imbibés d'eau préparée suivant la formule n° IX. S'il
y avait dans ces parties des accidents plus considérables, on aurait
recours aux remèdes que je vais indiquer dans le traitement du
troisième période. C'est dans ce cas déplorable qu'un
médecin doit gémir de se voir appelé, et qu'en même
temps il doit faire tous les efforts de science, d'expérience et
d'étude, pour répondre à la confiance dont on l'honore :
car il faut lui supposer une capacité peu commune, et une
discrétion à toute épreuve.
J'ai vu beaucoup de ces
malades; j'ai donné les conseils que j'ai crus convenables à leur
situation; je n'en ai vu aucune guérir.
L'histoire d'une seule que
j'aie eu la connaissance de traiter moi-même, c'est-à-dire,
d'exécuter mes propres remèdes, servira tout à la fois de
modèle pour la conduite qu'on observera vis-à-vis de celles qui
sont arrivées au délire maniaque, et de consolation pour les
personnes qui s'y intéresseront, puisque j'ai eu le bonheur de
réussir. Mais qu'un seul exemple ne serve point à diminuer la
terreur que doit inspirer une situation aussi cruelle, qu'un médecin
entreprend toujours sans espoir, et dont le succès, quand il arrive, le
force de se récrier sans cesse sur les secrets
impénétrables de la nature, qui bornent ses connaissances et son
étude. D’ailleurs, on va voir que ce n’est que par des soins
infinis, et par des régimes très entendus, que je suis enfin venu
à bout de guérir cette malade.
Elle était
déjà à cette extrémité qui force les parents
d'avoir recours aux maisons de force, pour se débarrasser d'un fardeau
au-dessus de leur tendresse et de leurs soins. Depuis deux ans je n'étais
point venu en province ; personne ne m'avait prévenu du désastre
de Mademoiselle de ***. Il n'avait été guère possible de le
faire, puisque dès le lendemain de mon arrivée j’allai voir
son père, doublement affligé parla perte qu'il avait faite, dans
mon dernier voyage, d'une femme qui devait lui être chère.
Après les premiers compliments, je lui témoignai l'empressement
que j'avais de saluer mademoiselle sa fille. Je vois bien, me répondit ce
père infortuné, que vous ignorez toute l'étendue de mes
malheurs : peut-être, si vous aviez été ici, vous auriez pu
remédier à ma disgrâce ; mais le mal est sans ressource, et
plaise à Dieu que je puisse enfin prendre sur moi de n'y plus songer.
Voyant que je me persuadais que sa fille était morte : Non, me dit-il, la
malheureuse Éléonore respire encore; et peut-être
vivra-t-elle trop, pour être longtemps victime d'un état auquel on
ne peut penser sans frémir. Je ne voulus point l’entretenir plus
longtemps dans ses sujets d'affliction. J'allais dîner chez une dame
où j'étais bien sûr d'être informé de toutes
les circonstances qui avaient rapport à cet événement.
Effectivement, par tout ce que j'appris d'elle et de bien d'autres, je fus dans
le cas de juger que cette fille était nymphomaniaque au dernier
degré. Plusieurs gentilshommes du voisinage avaient échappé
avec peine à ses accès de fureur; les deux domestiques de la
maison n'avaient point toujours été assez forts, ou
peut-être assez vigilants pour la contenir. Quelquefois même elle
s’était échappée assez loin pour faire craindre,
pendant quelques jours qu'on l'avait cherchée, quelle ne se fût
précipitée dans un des étangs; car il y en a grand nombre
dans cette campagne. En vain avait-on conseillé au père de la
mettre en sûreté. Cette fille qui avait, fait les délices du
voisinage par sa beauté, en était devenue l'horreur; enfin la
nécessité avait contraint le père de la conduire
lui-même à Tours dans une communauté que je ne nommerai pas,
parce que je ne puis en parler qu'avec indignation. Quoique sa fortune fût
bornée, il s'était cependant soumis à des dépenses
considérables que ces religieuses avaient exigées pour fournir aux
soins et à toutes les douceurs que sa tendresse sollicitait pour
alléger la situation de cette furieuse. On lui avait tout promis pour
l'engager à augmenter la pension. Mais la règle, dans ces maisons
impénétrables à l'humanité, est d'exiger beaucoup,
et de ne rien changer à l’ordre qu'on observe indistinctement pour
les malades, qui y sont traitées de façon à augmenter leur
fureur et tous leurs accidents, jusqu'à ce qu'un épuisement total
les jette dans l'imbécillité.
Dans les différents
voyages que j'avais faits en province, j'avais reçu de cette demoiselle
toutes les honnêtetés dont un étranger peut être
flatté.
Je fus plus sensible que le ne puis l'exprimer à sa
disgrâce; l'élégance de sa figure, la beauté de ses
yeux, la régularité de ses traits, et la vivacité de son
coloris, tout cela ne me sortait plus de la tête; et j'étais
pénétré d'une vraie douleur, quand j'imaginais les
changements que cette vilaine maladie avait déjà dû faire
dans cette figure si intéressante.
Comme mes affaires demandaient
que je fisse un séjour plus considérable qu'à l'ordinaire,
je me décidai tout d'un coup à entreprendre la guérison de
cette malade, et je pris cette résolution bien plus par humanité
que par aucun autre motif; quoique l'amour-propre me flattât beaucoup sur
la gloire qu'il y aurait à cette entreprise, si elle avait un heureux
succès. J'allai donc trouver le père, à qui je fis part de
ma résolution. Votre fille, lui dis-je, n'a que vingt-deux ans. Quelles
ressources encore dans la nature ! Ne serait-ce pas une cruauté
criminelle de négliger de chercher dans tous les secrets de l'art les
moyens de la réchapper? Il est peut-être encore temps; il y a
encore à cet âge des principes capables de s'assimiler avec les
remèdes pour rétablir l'animal, ou au moins pour réparer la
plus essentielle harmonie. Ah ! me dit ce père infortuné,
comment pourrais-je me refuser à votre zèle? Mais permettez que je
vous observe que le mal est pire que jamais; les nouvelles que j'en
reçois sont désespérantes. Si vous saviez tout ce que j'ai
fait, et ce qu'on fait encore! Mais bien loin que les remèdes
opèrent, ils semblent augmenter le mal. Ne croyez pas, lui
répondis-je, que je me croie bien supérieur en connaissances, mais
quelque chose me dit que nous serions dignes l’un et l'autre des plus
justes reproches, si nous abandonnions cette infortunée. La certitude
quelle ne guérira jamais dans la communauté où elle est,
l'espoir de la guérison si nous l'en sortons, voilà deux motifs
bien puissants pour venir à son secours. D'ailleurs je me charge de tous
les embarras, et des désagréments. Moi-même je l'irai
chercher, je l'amènerai chez moi; ce sera dans ma maison que le la
traiterai. Deux hommes et une garde que je prendrai tour à tour, seront
les seuls domestiques qui auront accès dans l’appartement que je
lui ferai occuper. Vous seul de tout le voisinage serez instruit du secret. Si
nous réussissons, on applaudira hautement à votre tendresse, et
à mon zèle; si au contraire, après avoir tout
essayé, le mal continue, nous serons quittes pour avoir recours aux
mêmes moyens dont on use aujourd'hui.
Une proposition qui aplanissait
aussi bien tous les obstacles, ne put pas être rejetée. Aussi
fûmes-nous bientôt d'accord sur les moyens d'exécuter notre
projet. Deux jours après, je pris de grand matin le chemin de Tours,
où j'arrivai le soir. Dès le lendemain j'allai voit un
grand-vicaire que j'avais connu particulièrement à Paris, je lui
racontai le sujet de mon voyage, et lui déclarai que j'exigeais de lui
qu'à l'appui de son autorité nous pussions sur-le-champ être
introduits dans l'intérieur de la maison, sans qu'on pût avoir le
temps de faire le moindre changement à l'ordre qu'on y observe, parce
qu'il était important que je pusse juger, par le traitement actuel, la
façon dont on s'était conduit vis-à-vis
d'Éléonore. Je ne pouvais guère mieux m'adresser
qu'à ce grand-vicaire, puisqu'il était supérieur de la
maison. Il m'accorda sur-le-champ ma demande, et dans l'instant nous nous
rendîmes à la communauté, où le grand-vicaire,
après s’être entretenu de choses vagues avec la
supérieure, lui dit qu'il devait entrer sur-le-champ avec moi dans
l'intérieur de la maison. Elle lui représenta le danger qu'il y
aurait pour nous, si les sœurs n'avaient pas le temps de mettre de
côté les malades les plus furieuses; que telles qui nous
paraîtraient au premier abord les plus tranquilles, pourraient tout
à coup se mettre dans une fureur capable d'alarmer toute la maison; mais
il leva cette difficulté en disant qu'on pourrait aussi bien mettre ordre
à tout en notre présence, et ordonna d'ouvrir les portes
sur-le-champ; ce qu'on fit.
Je ne dirai point toute l'horreur dont je fus
saisis à l'entrée de cette maison, séjour de la fureur, du
crime et du désespoir. Mon respectable conducteur avait dit tout bas
à la supérieure de lui faire un signe quand nous serions à
la cellule d Éléonore. Il était convenu avec moi de me le
rendre; car je ne voulais, dans cette première visite, rien faire
apercevoir de l'intérêt que je prenais à
elle.
Approchez, filles infortunées, et maudissez le moment
où vous avez ouvert votre faible cœur à l'entrée des
passions déshonnêtes ; écoutez, et ne frémissez pas,
si vous pouvez, à la vue du spectacle dont je vais vous faire le
récit.
Ô spectacle trop hideux et trop effrayant ! vous
êtes et serez toujours présent à mes yeux et à ma
mémoire qui est sans cesse épouvantée... Est-ce vous,
m'écriai-je en moi-même, trop infortunée
Éléonore ?... Est-ce vous que j'ai vue autrefois si aimable et si
digne d'être aimée ? Est-ce bien vous dont l’esprit, les
grâces, la beauté et l'élégance de la taille
étonnaient et charmaient tout le monde ? Ô sort déplorable,
qui doit faire trembler toutes les personnes de votre sexe, et l'humanité
entière ! Destin cruel ! quelle incroyable métamorphose as-tu
opérée !... Quels yeux hagards et enfoncés, quelle
peau jaune et livide, quelles joues flasques et décolorées,
quelles lèvres pendantes et violettes, quelle bouche écumante et
puante, quelles dents noires et décharnées, quelle taille
recourbée et déformée, quel tout affreux! Puis-je croire
que vous avez été le siège de tant de charmes ? Cette
chevelure dont l'art relevait avec tant de goût la beauté, n'est
donc plus qu'une crinière éparse et hérissée, dont
la pommade et la poudre parfumée sont l'ordure et la poussière ?
Ces mains potelées si blanches, et si adroites pour orner ce malheureux
corps, ne sont donc plus couvertes que d'excréments, et se servent de
cette matière vile et puante en guise de pâte, de parfums et de
rouge. Ô fatale idée de coquetterie et d'amour ! à
quelle toilette êtes-vous réduite ?... Persécutez-vous
encore une malheureuse dans ce séjour d'horreur et d'infamie où
vous l'avez conduite ? Ne l'avez-vous arrachée des mains de ses parents,
d'une table sensuelle, d'un sommeil agréable et innocent, d’une
société brillante et aimable, des bras de l'espérance la
plus heureuse, que pour devenir sa honte, son supplice et son bourreau ? Ô
fatal amour ! passion véritablement infernale, tu es bien plus
inhumain que ces filles qui la maltraitent sans cesse; tu es bien plus horrible
que ce cachot affreux et puant. Tu es plus vil que cette nourriture malpropre
qu'on lui sert, tu es mille fois plus impur que cette paille pourrie et
infectée qui lui tient lieu de lit. Voilà donc, barbare, la
volupté que tu promets ! C'est donc là le terme de ta
mollesse, et le comble de tes délices!
Ô trop
infortunée Éléonore, puisse votre exemple servir de
leçon à vos semblables! Puisse cette triste et désolante
image changer les gouttes brûlantes de sang qui coulent dans leurs veines,
en des molécules de glace, inaccessibles aux ardeurs les plus
séduisantes de la volupté !
Il me serait bien difficile
d’exprimer le saisissement et la tristesse qui s’emparèrent
de toutes les puissances de mon âme. Je priai le grand-vicaire de me
dispenser du dîner auquel il m'avait invité. Je le quittai avec
promesse que nous retournerions le soir pour régler le compte avec la
supérieure, et disposer les moyens de la faire partir. Dans cet
intervalle, il chercha deux jeunes hommes vigoureux, et deux femmes telles que
je les lui avais demandées, et il me les amena, après avoir fait
le marché pour six mois avec les dernières. J'avais
remarqué, lorsqu'on était entré dans le cachot de cette
malheureuse, qu'elle s'était sauvée dans un coin où elle
s'était tenue accroupie tout le temps que la religieuse y était
restée; et je n'avais point oublié qu'elle avait poussé un
cri affreux lorsqu'on avait voulu l'en tirer pour l'avancer vers nous, ce
à quoi elle s'était refusée constamment. Lorsque je fis
part à la supérieure des ordres que j'avais de ramener
Éléonore, elle me dit que je serais le maître, mais que la
chose lui paraissait impossible, à moins de la faire enchaîner dans
une voiture couverte, et qu'encore elle donnerait bien de l'ouvrage, par les
cris épouvantables qui causeraient des tumultes et un scandale affreux
dans la route.
Je lui répondis que j'avais prévu à
tout; que quant au moyen d'enchaîner Éléonore je ne le
souffrirais pas, en ayant un plus doux et plus honnête, que je ferais
exécuter le lendemain moi-même; qu'à l'égard des
accès de fureur, la chose ne me paraissait pas aussi facile, que
cependant j'essaierais de les calmer; que tout ce que je lui demandais,
était de la faire tenir prête pour le lendemain matin à
trois heures, soit pour la propreté du corps, soit pour celle du linge.
Je lui fis prendre, avant de la quitter, l'émulsion formule n° X, et
je me retirai à l'auberge après avoir fait mille remerciements au
grand-vicaire.
Je donnai des ordres pour que la voiture fût
prête le lendemain. À l'heure marquée, je me rendis à
la communauté, où je trouvai Éléonore
habillée très proprement, et gardée dans la salle par les
religieuses. J'y entrai d'abord seul, et je témoignai qu'on avait fait
beaucoup plus que je n'avais demandé. En effet, je les priai de lui
ôter tous ses habillements, excepté la chemise; mais, auparavant
d'augmenter son trouble par cette cérémonie, je leur dis de lui
faire prendre la même émulsion que la veille, ce à quoi
elles réussirent, quoique avec beaucoup de peine. Elles se mirent ensuite
à la déshabiller, ce qui ne s'exécuta qu'avec une violence
qui me donna un spectacle fort désagréable.
Je fis apporter
un bandage d'une toile forte et large, avec lequel je leur dis de
l'emmaillotter, en lui couchant les bras sur les côtés. Cette
manœuvre, qui fut exécutée avec beaucoup d'adresse, la
révolta au point d'écumer de rage; mais il fallut céder
à la force. Ses gardes la transportèrent dans la voiture,
où ils n'eurent pas grande peine à la contenir. Mais il y avait de
quoi frémir au bruit de ses cris, à voir ses grincements de dents,
qu'elle n'interrompait que pour essayer de les mordre, ou pour leur cracher au
visage. On les sortit grand train de la ville, et je les suivis à cheval,
où j'eus le temps pendant toute la journée de m'abandonner aux
réflexions les moins consolantes sur l'espoir de la tirer d'un
état si fâcheux. Cependant à la dînée, l'ayant
fait mettre sur un lit, elle reposa environ une demi-heure, mais elle ne voulut
absolument rien prendre. Je voulus essayer si, en lui faisant rendre la
liberté des mains, elle ne serait pas plus docile à faire usage de
ce qu'on lui offrait. En effet, cela réussit, non sans avoir fait
auparavant bien des efforts pour griffer ses gardes, qui eurent après
cela bien de la peine à la remettre dans la même situation du
matin.
Nous nous remîmes en route après avoir essuyé
toutes ses folies, et nous arrivâmes la nuit dans ma campagne. Je la fis
sur-le-champ transporter dans son appartement, où je trouvai tout
exactement disposé comme je l'avais ordonné avant mon
départ.
Comme tout ce qui concerne cette malade doit servir de
modèle en pareil cas, on me passera d'être long, plutôt que
d'omettre les moindres circonstances.
Le lit était à
roulettes et construit d'un bois de chêne fort épais, ayant une
colonne à chaque angle, et une dans chaque milieu, ce qui compose huit
colonnes. Tout l'intérieur était rembourré de crin. La
forme était d'une boite de six pieds de long sur deux et demi de large,
un fond de sangle qu’on pouvait ôter quand on voulait, un sommier de
balle d’avoine, sans lit de plume ni matelas. À défaut de ce
sommier, on peut en avoir de crin; mais on doit en avoir plusieurs, afin de
pouvoir toujours changer la malade au plus léger besoin. Un seul drap,
qu'on a soin de contenir avec des boucles qui sont pratiquées dans les
traverses de côté et des deux bouts du lit; point de couverture ni
d'autres façons pour le coucher, jusqu'à ce que la malade soit
revenue à un certain degré de résipiscence. Quelque tard
qu'il fût, j'ordonnai, aussitôt après mon arrivée, un
bain dans lequel on força la malade de rester une heure. On l'en sortit,
et après l'avoir essuyée on lui présenta un grand plat de
riz qu'elle dévora; après on la remit en maillot dans le lit, et
un seul homme resta auprès d'elle, avec ordre de ne la punir autrement,
lorsqu'elle voudrait mordre ou crier, qu'en lui jetant un gobelet d'eau
fraîche sur le visage.
Le lendemain je la fis saigner quatre fois,
à la quantité de six onces, en observant trois heures de distance
d'une saignée à l'autre. Je lui fis prendre entre chaque
saignée une bouillie claire faite avec le lait et la fleur d'orge, dans
chacune desquelles on avait mis une demi-once de sirop de pavot.
Je
commençai cette cure le 12 du mois de mai de l'année 1761. Le 13
je lui fis commencer l'usage de la quintessence formule n° V, quinze
gouttes dans un bouillon fait avec le veau, un quartier de poule maigre, et
toutes les herbes calmantes (Voyez la formule n° XI); après,
le bain d'une heure, et la douche qu'on lui donnait sur la tête. Elle
reprenait le même bain et la même douche à cinq heures.
À dîner, on lui servait un potage au lait; dans le jour, quand elle
avait soif, on ne lui donnait d'autre boisson que le petit-lait clarifié;
deux heures avant le bain, on lui servait une bouillie à la fleur d'orge;
à six heures, au sortir du bain et de la douche, une ample soupe au lait;
et vers les dix heures, une bouillie comme ci-dessus, avec une once de sirop de
pavot blanc.
Je fis observer ce régime et ces remèdes pendant
le reste du mois de mai, et tout juin.
Il faut observer : 1° qu'elle
était toujours emmaillotée la nuit, de façon à ne
pouvoir porter la main sur les parties ; 2° que le jour les femmes
l'observaient, tant au lit que dans le bain, de façon à ne lui
jamais donner le loisir de se livrer à aucune obscénité;
3° que quand elle essayait de le faire, on ne la punissait autrement qu'en
lui inondant le visage, et tout au plus en faisant semblant de vouloir la mettre
dans son maillot; 4° qu'on lui faisait, avant d'entrer dans le bain, des
injections dans le vagin, qu'on lui faisait garder (Voyez la formule
n° XII); 5° enfin, que jour et nuit elle avait sur les reins une
plaque de plomb assez mince, et sur toutes les parties une flanelle fort
épaisse, continuellement imbibée d'eaux émollientes
(Voyez la formule n° XIII). Je remis pendant tout ce temps à
remédier aux vices particuliers des parties organiques; je crus devoir me
contenter de ces palliatifs généraux, capables d'adoucir la
constitution salée et muriatique du sang, et par conséquent de
corriger le vice de la lymphe qui aborde à ces parties. On aura peine
à croire qu'avec un régime et des remèdes aussi anodins, il
ne se soit opéré aucun changement dans la malade. Mêmes
fureurs, même écoulement, à la vérité un peu
moins fétide, même jaunisse et raideur sur la peau. Je
commençai néanmoins, le 1er de juillet, à
employer des remèdes un peu plus toniques. C'est pourquoi, sans
interrompre l'ordre de ceux dont j'avais fait usage jusqu'alors, et sans rien
changer au régime, j'observai, au lieu du sirop de pavot dans la bouillie
du soir, d'y faire mettre quinze gouttes de la teinture anodine suivant la
formule n° XIV; et au lieu de la quintessence diaphorétique, je lui
mis dans le bouillon du matin quatre grains d'or de vie, dont la
préparation a été longtemps un rare secret, et l'est encore
pour beaucoup de gens (Voyez la formule n° XV). Cependant je me mis
en devoir de travailler plus essentiellement aux accidents des parties.
Ces
accidents étaient un prolongement considérable du clitoris,
avec des dartres, un abcès dans la matrice, qui s'annonçait avec
assez de malignité par l'âcreté et la puanteur de la
matière qui en découlait. Le nez était douloureux et
habituellement enflammé, tantôt plus, tantôt moins.
Le
prolongement ou turgescence du clitoris avait un peu diminué; les
dartres paraissaient avoir perdu de leur âcreté : je jugeai donc
que les mêmes embrocations pourraient les guérir à la
longue; mais je m’occupai plus sérieusement de l'écoulement,
qui annonçait un ulcère ouvert dans la cavité de la
matrice. J'ordonnai donc de faire les injections avec la formule n° XVI.
J'eus la satisfaction au bout d'un mois, c'est-à-dire vers le 6
d'août, de remarquer un peu plus de tranquillité dans ma malade;
ses fantaisies étaient moins fréquentes, ses oppositions aux
remèdes moins considérables, ses mouvements lascifs
cédaient à la première menace; l'écoulement devint
d'une odeur et d’une couleur plus louables; le nez était encore un
peu douloureux, mais sans inflammation; enfin je pus m’apercevoir de
l'effet de mes remèdes. Mais que j'étais éloigné
encore d'espérer une entière guérison ! Cependant la
jaunisse, qui disparaissait peu à peu, m'annonçait une
révolution totale dans la machine. Je fis encore changer les injections,
et j'en ordonnai suivant la formule n° XVIII, que je faisais
répéter après les bains. D'ailleurs je fis continuer le
régime et les remèdes.
Je m'étais toujours
opposé jusqu alors au désir qu'avait le père
d'Éléonore de la voir; quand je lui annonçai que je
commençais à trouver un changement sensible à sa situation,
il me témoigna que peut-être sa présence opérerait
quelque sensation qui produirait un bon effet. Jusque-là elle n'avait vu
que ses gardes et moi. Depuis quelques jours, lorsque je lui parlais de son
père, elle paraissait tomber pendant quelques instants dans une
rêverie profonde, comme aurait pu le faire une personne raisonnable; j'en
conclus que l'image d'un homme aussi cher se retraçait encore dans ses
idées, que par conséquent les fibres du cerveau pourraient peu
à peu reprendre leur ton naturel. Enfin le dernier du mois d'août,
c'est-à-dire près de quatre mois après le commencement des
remèdes, j'introduisis dans l'appartement le père
d'Éléonore.
J'étais convenu avec lui qu'il
résisterait à ces mouvements de tendresse qui occasionnent des
larmes, parce que tout ce qui peut faire des impressions vives était
dangereux dans cet état. J'avais prévenu sa fille de son
arrivée, afin de préparer le rapport des idées. Elle
n'avait pas plus répondu à cela qu'à toutes les choses que
je lui avais dites depuis qu'elle était chez moi. Le père ne fut
pas plus heureux, elle le regarda fixement, poussa néanmoins un soupir,
et se détourna d'un autre côté, comme pour ne plus voir un
objet qui lui fatiguait la tête. Je ne m'attendais pas à une
entrevue aussi tranquille, aussi ne voulus-je pas qu'elle fût plus longue.
Je lui conseillai même de ne lui rendre que des visites rares et courtes,
et de ne lui faire aucune démonstration qui pût la fatiguer. Le
retour des fibres à leurs justes accords est une chose nécessaire
pour qu'elle puisse vous reconnaître, lui dis-je : il ne petit être
que fort lent; si on veut en forcer la marche, au lieu d'avancer, on recule.
Attendez donc patiemment du temps et des remèdes ces parfaits accords qui
ramèneront à une parfaite connaissance; c'est un point
mathématique dont nous ne connaissons pas la distance.
Cependant
dès ce moment je lui parlais tous les jours, non seulement de son
père, mais aussi de ses anciennes connaissances de son sexe. Je
l'entretenais aussi de sa campagne, de ses promenades, de toutes les choses
enfin que je croyais les plus aisées à être retracées
à sa mémoire. Je ne me lassais pas de lui parler, mais elle
s'obstina toujours à ne pas me répondre, non plus qu'à son
père, qu'elle fixait toujours avec le même
étonnement.
J'avoue que ce silence obstiné me
déconcertait, voyant surtout que le reste allait de mieux en mieux; car
dès la fin de septembre l'ulcère de la matrice parut
cicatrisé, la turgescence du clitoris n'était plus
sensible, les dartres avaient absolument disparu, depuis quelques jours ses
gestes n'avaient plus rien d'obscène; elle traitait honnêtement ses
gardes; elle était .on ne peut pas plus docile à tous les
remèdes; il y avait même plus de quinze jours qu'on n'usait plus du
bandage.
On se contentait, à l'endroit des parties, de l'envelopper
d'une flanelle imbibée qui faisait quatre fois le tour du corps, et qui
lui descendait à moitié cuisse. Le jour on montait ce bandage plus
haut, pour lui donner l'aisance de se promener dans l'appartement; ce quelle
faisait peu, mais d'un air très raisonnable, quoique infiniment triste.
Moi-même elle me recevait avec une honnêteté
distinguée, qui m'annonçait un ordre dans ses idées. Je ne
balançai plus à me persuader que deux choses s'opposaient à
l'entier rétablissement de ma malade.
1° La honte de
reparaître dans sa province, qui pouvait tenir les fibres dans une tension
opiniâtre; 2° une profonde tristesse, occasionnée par les
idées désagréables que cette honte produirait en elle. Mais
je me trompais, comme je l'ai reconnu depuis par son propre aveu. Le 22
d'octobre, une de ses gardes vint me chercher avec précipitation. Venez,
me dit-elle, au plus vite, Monsieur; Mademoiselle a dormi profondément
toute la nuit, et ne fait que s'éveiller à l'instant. Après
nous avoir fixées, ma camarade et moi, elle nous a demandé qui
nous étions. Nous lui avons répondu que par vos ordres et ceux de
monsieur son père nous étions à son service, pour la
soulager dans sa maladie. Où suis-je donc? nous a-t-elle dit. Vous
êtes, lui ai-je répondu, chez un ami de monsieur votre père;
si vous voulez, j'irai lui dire de venir vous parler. Je courus à
l'appartement d'Éléonore avec une joie inexprimable. Elle me
reçut avec cet air froid et languissant qu'elle avait toujours eu dans le
mieux de son mal, et me pria d'envoyer dire à son père de la venir
chercher, parce qu'elle ne voulait pas m'être plus longtemps incommode. Je
dépêchai sur le champ un exprès au père
d’Éléonore, pour l'informer de cette heureuse nouvelle. Il
ne tarda pas à se rendre chez moi. Sa fille ne lui fit pas un accueil
beaucoup plus tendre qu'à moi ; elle reçut ses embrassements avec
bien plus de modération qu'il ne les lui donnait, et lui dit: je sors,
mon père, d'un songe bien long et bien fatigant. Il faut que ce songe
m'ait fait faire bien des sottises, pour vous avoir forcé à
m'éloigner de votre présence. Si j'ai encore des droits sur votre
tendresse, j'exige d'elle que vous me rameniez aujourd'hui chez vous, pour y
jouir de tous les droits que vous m'y avez toujours donnés. J'exige aussi
que votre maison soit impénétrable à tout le monde,
excepté à Monsieur (en me montrant), et à Mademoiselle de
Beaudéduit que je vous prierai de faire venir.
Le service de cette
femme, en désignant une de ses gardes, me sera fort agréable :
elle est la seule qui n'ait point donné beaucoup de travail à mon
imagination pendant mon malheureux songe.
Il serait difficile de rendre les
réponses et les mouvements de ce père tendre. Il accorda tout ce
que sa fille voulut, et je n'eus garde de m'y opposer. Il fut
décidé que nous passerions la journée chez moi, et que le
soir on se rendrait au château de M. de***, où je suis resté
un mois sans presque les quitter.
Éléonore a gardé
longtemps le régime que je lui ai prescrit, qui consistait à ne
manger que des viandes blanches, beaucoup de laitage, du lait clarifié
pour toute boisson. Elle a couché très longtemps sur un seul
sommier de crin. Son père a eu le plus grand soin de ne la laisser voir
qu'à des personnes gaies et vertueuses. Elle s'est mariée avec un
jeune homme aimable dont elle fait les délices, et elle passe encore
aujourd'hui pour la plus belle et la plus honnête femme de sa
province.
Je n'ai rien à ajouter aux remèdes ni à la
conduite qu'on a dû observer dans cette histoire. Celles qui ne pourront
pas être guéries, en recevront au moins du soulagement, elles
attendront la mort avec moins d'horreur et de désespoir.
Ce que je
ne puis m'empêcher de recommander aux parents à qui ces accidents
arrivent, c'est, autant que l'aisance le leur permet, de faire essayer sous
leurs yeux tous les moyens que peut proposer un médecin
expérimenté, et de ne se décider à mettre ces
malheureuses dans des maisons de force, qu'après avoir inutilement
tenté tous les remèdes. Je dois leur conseiller de ne jamais
permettre que leurs filles contractent la plus légère
familiarité avec les domestiques des deux sexes.
Ceux qui sont en
état de leur donner une gouvernante, doivent la choisir d'un âge un
peu avancé, et d'une pureté dans les moeurs
irréprochable.
Si, malgré toute leur vigilance, un jeune
coeur s'est engagé, ou bien que les mauvais conseils de quelque compagne
aient donné lieu à l'imagination d'enfanter des
dérèglements, dès qu'ils s'en apercevront, qu’ils ne
se livrent point à une sévérité cruelle pour y
mettre ordre, mais qu'avec autant de modération que d'intelligence et de
fermeté, ils emploient sur-le-champ les moyens que j'ai indiqués
dans le second période, et le troisième degré du
premier.
Et vous, maîtresses de pension, qui faites de l'emploi
honnête de l'éducation un métier vil, sordide et mercenaire,
songez que vous vous chargez de crimes quand vous commettez le soin de vos
jeunes élèves à des sous-maîtresses, qu'un
intérêt sordide vous fait choisir dans la lie du peuple, ou au
moins dans le sein d'une misère presque toujours occasionnée par
l'inconduite. Je finirai cet ouvrage par des observations sur l'imagination, qui
ne pourront être qu'utiles. Les médecins, les parents, le sexe
même, y trouveront des avis et des réflexions morales
travaillées d'après nature, et autorisées par des exemples
réels.