De la psychologie au pouvoir
Dans sa contribution « Petite chronique d’une guerre : les derniers Juifs », Jean-Claude Schotte relate la déclaration de l’un des représentants de la Société Luxembourgeoise de Psychologie, nous désignant de « dernière génération » de psychanalystes au Luxembourg.
Des personnes apparemment mieux avisées suggèrent de ne pas prendre de tels énoncés au pied de la lettre. Le législateur, pensent-ils, ne se laissera pas abuser par les velléités de pouvoir de l’intérêt particulier d’un petit groupe d’influence.
Pourtant, ces conseils bienveillants ne semblent plus aujourd’hui convaincants. Les velléités de pouvoir ont déjà eu un impact réel sur le texte du projet de loi. De fait, ils le déterminent de part en part.
Et quand il sera voté, le texte déterminera à son tour ce qu’il en sera de la réalité concrète de toute une profession.
Le pouvoir, selon l’une des définitions les plus concises, consiste dans « la capacité d’une personne ou d’un groupe de personnes d’affecter les résultats de manière à ce que leurs préférences l’emportent sur les préférences d’autres ». [1]
Le projet de loi sur les psychothérapies vise à institutionnaliser ce pouvoir en instaurant le monopole légal d’une formation particulière, définie comme modèle, et d’un accès à la profession, réservé aux seuls détenteurs de cette formation.
L’instauration du monopole repose sur trois procédés d’élimination distincts : le tir groupé (1) qui permet de réunir l’ensemble des concurrents en un groupe cohérent, la qualité par épuration (2), qui permet de disposer de ce groupe, et la punition (3) qui permet de l’écarter de manière durable.
Selon le discours officiel, ces procédés visent à assurer les « standards de qualité » qui, à l’heure actuelle manqueraient si cruellement.
1. Le tir groupé
Le projet de loi ne se satisfait pas de protéger le titre du thérapeute, mais en définit encore l’exercice : « La psychothérapie se définit comme un traitement psychologique pour un trouble mental ou somatique, pour des perturbations comportementales ou pour tout autre problème entraînant une souffrance ou une détresse psychologique, et qui a pour but de favoriser chez le ou les patient(s) des changements bénéfiques, notamment dans le fonctionnement cognitif, émotionnel ou comportemental, dans le système interpersonnel, dans la personnalité ou dans l’état de santé. » (Art. 1)
Tout « traitement » psychologique qui apporte des changements bénéfiques … voilà un domaine d’application qui ne manque pas d’ampleur. De l’aimable encouragement du médecin généraliste au soutien verbal du kinésithérapeute, sans oublier les réconforts des pédagogues et les consultations du prêtre et des approbations du cafetier : nous voilà donc tous devenus psychothérapeutes.
Car le projet de loi ne se limite pas au seul exercice susceptible d’être, dans un avenir lointain, remboursé, mais à tout exercice institutionnel ou libéral, remboursé ou non, tombant sous la définition.
Cet amalgame, qui cherche sa pareille dans les législations des autres pays européens, ne semble pas encore suffisant.
Afin de rendre le champ d’application de la loi aussi hermétique qu’universel, on y inclut l’exercice « accessoire ou occasionnel » de la psychothérapie. Même les plus fourbes se heurteront encore à la « dénomination analogue [sic] » et le « titre ou […] abréviation pouvant induire en erreur [sic]» (art. 3.2).
On en comprendra mieux les angoisses de certains, voyant remonter des portes de l’enfer une vague sans pareille de charlatans au Luxembourg. Car une chose semble acquise avec ce projet de loi : le jour où la loi entrera en vigueur sous sa forme actuelle, le Luxembourg pourra en effet se targuer du plus important nombre de charlatans en Europe.
2. La qualité par épuration
Une fois que tous les suspects sont mis sur le banc des accusés, on peut épurer en éliminant les indésirables. Ainsi, la lumière de la nouvelle psychothérapie dissipera le « brouillard opaque » de la situation actuelle (Le Jeudi, du 30.10.2014, p. 6).
La purge se fera en 4 étapes :
1. L’art 2.1.a) élimine tous les non-psychologues et les non-médecins. Voilà probablement la moitié des ‘charlatans’ éliminés.
2. L’art 2.1.b) élimine toutes les personnes restantes du groupe des psychologues et des médecins, qui n’auraient pas « un diplôme, certificat ou autre titre de formation luxembourgeois relatif à la profession de psychothérapeute, soit d’un diplôme, certificat ou autre titre étranger reconnu équivalent par le ministre ayant l’Enseignement supérieur dans ses attributions ». Les diplômes ou titres étrangers seront donc évalués à l’aune du modèle luxembourgeois.
3. L’art 2.1.f) retranche tous ceux qui ne sauraient justifier « connaissances linguistiques nécessaires à l’exercice de la profession, soit en allemand, soit en français, et comprendre les trois langues administratives du Grand-Duché de Luxembourg ».
Exeunt les étrangers qui ne sauraient parler la langue de nos voisins les plus proches. Les nouvelles thérapies de qualité feront d’abord en Français et en Allemand.
4. Qu’en est-il de celles et ceux qui ont fait leurs formations avant les processus de Bologne, avant les contrôles des papiers, avant les attestationsétatiques et les diplômes coloriés ? Qu’en est-il de celles et ceux qui, parfois des décennies, se sont consacrés à la profession du psychothérapeute qui n’a pas attendu la loi pour exister ?
Dans le meilleur des cas, ils auront le de continuer à exister comme « dernière génération » de leur espèce.
Mais sous condition, évidemment, d’être psychologues, ou médecins et de « faire état d’une formation spécifique et continue en psychothérapie d’au moins 450 heures », c’est-à-dire d’une formation du type de celle de l’Université du Luxembourg. (Cf. art 20, Chapitre 6 Dispositions transitoires et finales.)
Retour à la case départ.
3. Surveiller et punir
Une fois que les concurrents ont été éliminés, il faut veiller à ce qu’ils ne recourent pas à des subterfuges. On sait que sans l’épée, les lois ne sont que des mots. Des punitions attendent donc ceux qui badineraient avec le nouveau monopole légitime.
Pour des raisons peu claires, ces amendes et ces peines n’ont pas cessé de croitre depuis la première version du projet de loi.
1. Art. 12 : « Quiconque s’attribue le titre visé à l’article 3 de la présente loi sans remplir les conditions de formation prévues à cet effet ou qui altère, soit par retranchement, soit par addition de mots ou de signes abréviatifs le titre qu’il est autorisé à porter est puni d’une amende de [500 € dans la première version] 1.000 à 20.000 euros. En cas de récidive l’amende est portée au double. » [Je souligne, TS]
2. Art 14 : « L‘exercice illégal de la psychothérapie est puni d’une amende de [500 à 12.500 dans la première version] 1.000 à 50.000 euros et en cas de récidive d’une amende de [500 € à 25.000 € dans la première version] 2.000 à 100.000 euros et d’un emprisonnement de huit jours à six mois [je souligne, TS] ou d’une de ces peines seulement » [Je souligne, TS]
3. Et pour ceux qui combineraient les crimes et abuseraient et du titre et de l’exercice, l’article 15 combine les punitions : « L’exercice illégal de la psychothérapie avec usurpation de titre est puni d’une
amende de [5.000 à 25.000 dans la première édition] 1.000 à 50.000 euros et en cas de récidive d’une amende de [10.000 € à 50.000 € dans la première version] 2.000 à 100.000 euros et d’un emprisonnement de huit jours à six mois ou d’une de ces peines seulement. » [Je souligne, TS]
Voilà comment une ‘disposition psychologique’, une velléité de pouvoir, s’est donnée les moyens concrets de déterminer dès aujourd’hui la réalité professionnelle de demain.
Voilà comment un groupe d’influence a tenté de se constituer en groupe de pouvoir, et ce aux dépens de l’ensemble des associations professionnelles et de bon nombre d’institutions ouvrant sur le terrain de la psychothérapie.
Espérons donc que la voix de ces associations et de ces institutions pourra être entendue par celles et ceux – les députés en charge du dossier – qui détiennent le pouvoir de décision en la matière.
Espérons encore que les recommandations unanimes de ces associations, exprimées dans une lettre signée en commun, suffiront pour tempérer l’influence dommageable du seul groupe qui s’y est opposé.
- (Susan Strange : The Retreat of the State. Cambridge University Press, 1998, p. 17)↵