Projection (Freud)

Création de la notice : 14 décembre 2024
Dernière mise à jour : 17 décembre 2024

Définition : La projection désigne un processus psychique inconscient qui déplace inconsciemment des émotions, des fantasmes ou des pensées sur une autre personne ou sur une situation extérieure. La projection constitue un mécanisme de défense où des émotions, des pensées conflictuelles refoulées sont « déplacées » de leur lieu d’origine et localisées à l’extérieur. (Pour la distinction entre transfert et projection, voir infra.)

Il ne faudrait pas se laisser tromper par l’apparente simplicité du concept. Bien qu’il soit devenu d’usage courant, la notion de projection recèle des complications logiques, épistémologies et psychologiques redoutables.

Quelques exemples :

  • Dans les conceptions kantiennes et néo-kantiennes de la connaissance et de la science, il n’est pas d’appréhension du monde extérieur qui ne soit pas informée des formes de la perception et des catégories de l’entendement. Dans ce sens, aucun rapport n’existe à l’« extérieur » qui ne soit simultanément déterminé par l’« intérieur ».
  • Rajoutant à la complication de la distinction simple entre un « intérieur » et un extérieur, le sociologue Émile Durkheim (1858-1917), un contemporain de Freud, montrait dans quelle mesure le « système de représentations » par lequel nous abordons le monde extérieur et qui constitue notre « vision du monde » relèvent elles-mêmes d’idées, de symboles et de croyances partagées par une communauté et provenant, dès lors, de l’« extérieur ».
  • De même, le sociologue et historien américain Theodore Abel (1896-1988), connu par son fameux ouvrage Why Hitler came to Power (1938, reposant sur l’un des plus importants archives de témoignages de personnes ayant rejoint le mouvement national-socialiste), s’est penché sur la notion de la « compréhension » en sciences sociales. Dans un article de 1948 – The Operation called Verstehen, paru dans le Journal Américain de Sociologie – Abel montre dans quelle mesure les sciences sociales et historiques se distinguent des sciences naturelles par leur méthode interprétative. Abel illustre la compréhension par un exemple banal : voyant son voisin sortir dans la neige pour couper du bois, l’observateur déduit que le voisin a froid et veut chauffer son salon. L’hypothèse peut être fausse comme elle repose sur l’expérience propre de l’observateur. Mais, d’après Abel, toute compréhension des motivations de l’autre personne repose sur une telle « projection » (hypothétique) de la propre expérience.

Origines cliniques de la notion de projection dans l’œuvre de Freud

La notion de projection apparaît très tôt, dès les années 1890, dans l’œuvre freudienne. On la trouve mentionnée dans deux manuscrits inédits (« manuscrit H : paranoïa » et « manuscrit K : les névroses de défense »), rattachés aux lettres de Fliess, ainsi que dans un article publié en 1895, intitulé « Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que « névrose d’angoisse » » (Freud, GW I, p. 313-342).

Le manuscrit H sur la paranoïa, joint à la lettre à Fliess du 24 janvier 1895 mentionne un mécanisme de déplacement, de changement de place (Verlegung) ou de « projection ». Dans la paranoïa, explique Freud, on a cette tendance à se défaire de représentations insupportables en les projetant dans le monde extérieur. Intéressant dans ce contexte : Freud distingue d’emblée la projection paranoïde de la « projection normale ».

a projection normale caractérise la « folie normale de l’attention » (normale Beachtungswahn) qui vient du fait que nous savons dans quelle mesure les autres sont à même de deviner nos états intérieurs. La projection paranoïde se conçoit alors comme une variante tronquée de la projection normale : elle oublie l’origine intérieure de la perception de la connaissance que l’autre a de nous. La paranoïa oublie la projection de cette connaissance supposée (et souvent réelle) et la surestime en même temps. La paranoïa utilise en le déformant la folie de la surveillance normale en un processus de défense. (Freud, 1999, p. 109).

Dans le manuscrit K du 1ᵉʳ janvier 1886 – que Freud sous-titre « conte de Noël » –, il attribue de nouveau la projection à la paranoïa. Le symptôme primaire de la paranoïa est la méfiance : la « sensibilité par rapport aux autres ». Contrairement à l’hystérie qui commence par un « terrassement du moi », la paranoïa aboutit à un terrassement du moi où le retour du refoulé a lieu sous forme d’une perception (erronée) en provenance de l’autre, en provenance du monde extérieur.

Mais dans l’article sur la névrose d’angoisse, Freud envisage aussi la projection comme un mécanisme de défense ne caractérise plus seulement et exclusivement la paranoïa. Le processus de la projection existe aussi dans le cas de la névrose d’angoisse où l’excitation nerveuse (ce que Freud appellera « libido » par la suite) ne pouvant être contrôlée ou cadrée au sein du psychisme apparaît comme projeté vers l’extérieur. L’anxiété provenant d’un affect, d’une source endogène donc, est attribuée à un objet extérieur :

Pourquoi, dans de telles circonstances, le système nerveux, en cas de défaut psychique de maîtrise de l’excitation sexuelle, se retrouve-t-il dans l’état affectif particulier de la peur ?  Il faut répondre à cette question par une allusion : la psyché entre dans l’affect d’angoisse lorsqu’elle se sent incapable d’accomplir une tâche (danger) venant de l’extérieur par une réaction correspondante ; elle entre dans la névrose d’angoisse lorsqu’elle se sent incapable de compenser l’excitation (sexuelle) endogèneElle se comporte alors comme si elle projetait cette excitation vers l’extérieur. L’affect et la névrose qui lui correspond sont en relation fixe, le premier étant la réaction à une excitation exogène, la seconde la réaction à l’excitation endogène analogue. (Freud, GW I, p. 338)

Dès les premières formulations de la projection, il est donc possible de retenir plusieurs distinctions. Tout d’abord, Freud distingue entre une projection normale et une projection symptomatique. La différence étant que la seconde est inconsciente et relève d’un mécanisme de défense. Ensuite, comme le montre le cas de la paranoïa, il est possible d’introduire une graduation de la projection qui s’étend de la « coloration » de l’autre par les sentiments et fantasmes propres jusqu’à l’hallucination (Roger Perron dans de Mijolla, 2002, p. 1277.) Enfin, différentes variantes de la projection existent dans les cas de la paranoïa, de la névrose d’angoisse, dans les phobies et même dans l’hystérie.

La projection comme phénomène ethnologique

Avec Totem et Tabou Freud applique une extrapolation remarquable à la notion de projection. Les ethnologues, écrit Freud, n’ont pas réellement su répondre à la question de savoir pourquoi, dans certaines cultures « primitives », les personnes aimées se transforment en démons une fois défuntes. D’après l’explication du sociologue et ethnologue finlandais Edvard Westermarck, « la mort est généralement considérée comme le pire malheur qui puisse frapper l’homme ». Raison pour laquelle les morts sont extrêmement mécontents de leur sort et cherchent nécessairement à se venger des vivants. Ou alors, ils veulent retrouver les vivants dont ils ont été séparés en tentant de les tuer, en leur infligeant des maladies mortelles.

Freud pense que cette explication reste insuffisante. Et c’est l’expérience clinique de la psychanalyse qui fournirait une compréhension plus complète de la transformation de l’être aimé en revenant dangereux. À cet effet, Freud part d’une expérience prototypique :

Lorsqu’une femme a perdu son mari, une fille, sa mère, il n’est pas rare que la survivante soit assaillie de préoccupations pénibles, que nous appelons « reproches obsessionnels », à savoir si elle n’a pas elle-même causé la mort de la personne aimée par une imprudence ou une négligence. Aucun rappel du soin qu’elle a apporté au malade, aucun rejet objectif de la faute alléguée ne peut mettre fin à ce tourment, qui est à peu près l’expression pathologique d’un deuil et qui s’atténue lentement avec le temps. (Freud, GW IX, p. 76)

Comment comprendre ces remords, surtout quand par rapport à la situation réelle, ils n’ont pas lieu d’être ? Comment comprendre que même une personne qui s’est consacrée aux soins les plus dédiés de la personne défunte puisse se sentir coupable du décès ?

Il se fait que, observe Freud, les sentiments que nous avons à l’égard de personnes aimées ne sont pas nécessairement simples et univoques. À côté des sentiments perçus, il peut exister des « ressorts secrets » qui ne sont pas admis à la conscience. La personne aimante et soignante peut très bien posséder « un souhait inconscient » qui « n’était pas mécontent de la mort » de la personne défunte. Autrement dit : l’amour n’exclut pas les désirs (inconscients) de mort. Or, ce sont ces désirs cachés qui nourrissent, d’après Freud, la culpabilité des survivants.

Partant de cette ambivalence observée auprès de ses patients, Freud pense pouvoir fournir une explication plus complète de la crainte des démons chez les « primitifs ». Contrairement aux obsessionnels qui souffrent seulement de remords et mettent en œuvre des rituels compulsifs pour se défendre contre ces remords – au passage, Freud pense ici trouver l’origine psychologique du tabou, c’est-à-dire de l’interdit sacré des sociétés totémiques – les « primitifs » se défont de leur conflit d’ambivalence en projetant leur hostilité refoulée sur la personne défunte :

Cette hostilité, ressentie dans l’inconscient comme une satisfaction embarrassante à la suite d’un décès, a cependant un autre destin chez le primitif ; elle est repoussée en étant reportée sur l’objet de l’hostilité, sur le mort. Nous appelons ce processus de défense, fréquent dans la vie psychique normale comme dans la vie pathologique, une projection. Le survivant nie avoir jamais nourri des sentiments d’hostilité à l’égard du défunt qu’il aimait, mais l’âme du défunt les nourrit maintenant et s’efforcera de les exercer pendant toute la durée du deuil. (Freud, GW IX, p. 77 )

Dans Totem et tabou, la projection cesse donc d’être un phénomène pathologique pour devenir un processus psychique à portée universelle et intemporelle. Le psychisme des « primitifs » n’est pas différent de celui des patients de Freud. En fait, les processus psychiques qui détermineraient la « mentalité primitive » seraient les mêmes que ceux que l’on peut observer chez les enfants, ou encore dans les rêves, les mythes, les contes de fée, les religions.

N. B. : Les présupposés théoriques requis par de telles extrapolations peuvent paraître époustouflants. D’abord, il faudrait supposer que les phénomènes sociaux, culturels et religieux trouvent leur unique fondement dans des processus psychologiques individuels. La psychologie en deviendrait ainsi la « science première », susceptible de fournir les principes originels de l’ensemble des sciences sociales telles que la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, de l’économie, de l’histoire, de la politique… Ensuite, il faudrait supposer que l’expérience clinique donne accès à des déterminations psychologiques universelles et intemporelles qui agissent comme des lois naturelles invariables du monde humain. L’histoire de la « civilisation » telle que la conçoit Totem et tabou en deviendrait alors l’histoire des défenses symptomatiques contre des pulsions et des désirs primitifs. Partant de la conception darwinienne de la « horde primitive », la forme sociale la plus élémentaire dans l’évolution humaine (voir The Descent of Man, 1871), Freud suggère que les normes et les valeurs sociales sont nées à l’instar des remords obsessionnels des fils ayant tué le patriarche.

Il est difficile de décider ce qu’il en est de la position de Freud sur cette question, car on trouve deux types de réponses contradictoires dans ses écrits. En 1932, Freud écrivait que toute science sociale, que la sociologie elle-même ne constitue qu’une modalité de la « psychologie appliquée » (Freud, GW XV, p. 194). Ainsi, il n’y aurait que deux sciences, à proprement parler : la psychologie et ses « applications » et les sciences naturelles.

Freud n’a pas cessé de récapituler cette hypothèse dans Psychologie des foules et analyse du moi en 1921, L’avenir d’une illusion en 1927, Le malaise dans la civilisation en 1930, et Moïse et le monothéisme en 1939. Mais il était conscient aussi des problèmes inhérents à ses extrapolations. Ainsi, il aurait répondu aux interrogations du psychanalyste et anthropologue américain Abram Kardiner : « Ne prenez pas cela trop au sérieux. C’est quelque chose que j’ai imaginé un dimanche après-midi pluvieux. »

Mis à part cette conception presque métaphysique du statut de la psychanalyse comme science première, on trouve également des vues plus nuancées dans l’œuvre freudienne. En 1910, par exemple, Freud affirmait, lors d’une conférence à Nuremberg : « [La société] doit s’opposer à nous, car nous nous comportons de manière critique à son égard ; nous lui prouvons qu’elle a elle-même une grande part de responsabilité dans la formation des névroses. » (GW, VIII, p. 111) Dans cette perspective, ce sont donc bien les contraintes sociales qui imposent leur ›loi‹ au psychisme et non l’inverse.

Références bibliographiques

  • Abel, Theodore. 1948. « The operation called Verstehen ». American Journal of Sociology, p.  211‑18.
  • Durkheim, Émile. 2013. Les formes élémentaires de la vie religieuse : Le système totémique en Australie. Préface de Jean-Paul Willaime. 7ᵉ édition. Paris: PUF.
  • Mijolla, Alain de, éd. 2002. Dictionnaire international de la psychanalyse : Concepts, notions, biographies, œuvres, événements, institutions. Paris : Hachette Pluriel Éditions.
  • Freud, Sigmund. 1999. Gesammelte Werke I. Francfort : Fischer Verlag.
  • Freud, Sigmund. 1999. Gesammelte Werke IX. Francfort : Fischer Verlag.
  • Laplanche, Jean, et J. B. Pontalis. 1967. Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF.
  • Mertens, Wolfgang. 2014. Handbuch psychoanalytischer Grundbegriffe. 4ᵉ édition revue et augmentée. Stuttgart : W. Kohlhammer GmbH.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.