Création de la notice : 14 décembre 2024
Dernière mise à jour : 17 décembre 2024
Définition : La projection désigne un processus psychique inconscient qui déplace inconsciemment des émotions, des fantasmes ou des pensées sur une autre personne ou sur une situation extérieure. La projection constitue un mécanisme de défense où des émotions, des pensées conflictuelles refoulées sont « déplacées » de leur lieu d’origine et localisées à l’extérieur. (Pour la distinction entre transfert et projection, voir infra.)
Origines cliniques de la notion de projection dans l’œuvre de Freud
La notion de projection apparaît très tôt, dès les années 1890, dans l’œuvre freudienne. On la trouve mentionnée dans deux manuscrits inédits (« manuscrit H : paranoïa » et « manuscrit K : les névroses de défense »), rattachés aux lettres de Fliess, ainsi que dans un article publié en 1895, intitulé « Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que « névrose d’angoisse » » (Freud, GW I, p. 313-342).
Le manuscrit H sur la paranoïa, joint à la lettre à Fliess du 24 janvier 1895 mentionne un mécanisme de déplacement, de changement de place (Verlegung) ou de « projection ». Dans la paranoïa, explique Freud, on a cette tendance à se défaire de représentations insupportables en les projetant dans le monde extérieur. Intéressant dans ce contexte : Freud distingue d’emblée la projection paranoïde de la « projection normale ».
a projection normale caractérise la « folie normale de l’attention » (normale Beachtungswahn) qui vient du fait que nous savons dans quelle mesure les autres sont à même de deviner nos états intérieurs. La projection paranoïde se conçoit alors comme une variante tronquée de la projection normale : elle oublie l’origine intérieure de la perception de la connaissance que l’autre a de nous. La paranoïa oublie la projection de cette connaissance supposée (et souvent réelle) et la surestime en même temps. La paranoïa utilise en le déformant la folie de la surveillance normale en un processus de défense. (Freud, 1999, p. 109).
Dans le manuscrit K du 1ᵉʳ janvier 1886 – que Freud sous-titre « conte de Noël » –, il attribue de nouveau la projection à la paranoïa. Le symptôme primaire de la paranoïa est la méfiance : la « sensibilité par rapport aux autres ». Contrairement à l’hystérie qui commence par un « terrassement du moi », la paranoïa aboutit à un terrassement du moi où le retour du refoulé a lieu sous forme d’une perception (erronée) en provenance de l’autre, en provenance du monde extérieur.
Mais dans l’article sur la névrose d’angoisse, Freud envisage aussi la projection comme un mécanisme de défense ne caractérise plus seulement et exclusivement la paranoïa. Le processus de la projection existe aussi dans le cas de la névrose d’angoisse où l’excitation nerveuse (ce que Freud appellera « libido » par la suite) ne pouvant être contrôlée ou cadrée au sein du psychisme apparaît comme projeté vers l’extérieur. L’anxiété provenant d’un affect, d’une source endogène donc, est attribuée à un objet extérieur :
Pourquoi, dans de telles circonstances, le système nerveux, en cas de défaut psychique de maîtrise de l’excitation sexuelle, se retrouve-t-il dans l’état affectif particulier de la peur ? Il faut répondre à cette question par une allusion : la psyché entre dans l’affect d’angoisse lorsqu’elle se sent incapable d’accomplir une tâche (danger) venant de l’extérieur par une réaction correspondante ; elle entre dans la névrose d’angoisse lorsqu’elle se sent incapable de compenser l’excitation (sexuelle) endogène. Elle se comporte alors comme si elle projetait cette excitation vers l’extérieur. L’affect et la névrose qui lui correspond sont en relation fixe, le premier étant la réaction à une excitation exogène, la seconde la réaction à l’excitation endogène analogue. (Freud, GW I, p. 338)
Dès les premières formulations de la projection, il est donc possible de retenir plusieurs distinctions. Tout d’abord, Freud distingue entre une projection normale et une projection symptomatique. La différence étant que la seconde est inconsciente et relève d’un mécanisme de défense. Ensuite, comme le montre le cas de la paranoïa, il est possible d’introduire une graduation de la projection qui s’étend de la « coloration » de l’autre par les sentiments et fantasmes propres jusqu’à l’hallucination (Roger Perron dans de Mijolla, 2002, p. 1277.) Enfin, différentes variantes de la projection existent dans les cas de la paranoïa, de la névrose d’angoisse, dans les phobies et même dans l’hystérie.
La projection comme phénomène ethnologique
Avec Totem et Tabou Freud applique une extrapolation remarquable à la notion de projection. Les ethnologues, écrit Freud, n’ont pas réellement su répondre à la question de savoir pourquoi, dans certaines cultures « primitives », les personnes aimées se transforment en démons une fois défuntes. D’après l’explication du sociologue et ethnologue finlandais Edvard Westermarck, « la mort est généralement considérée comme le pire malheur qui puisse frapper l’homme ». Raison pour laquelle les morts sont extrêmement mécontents de leur sort et cherchent nécessairement à se venger des vivants. Ou alors, ils veulent retrouver les vivants dont ils ont été séparés en tentant de les tuer, en leur infligeant des maladies mortelles.
Freud pense que cette explication reste insuffisante. Et c’est l’expérience clinique de la psychanalyse qui fournirait une compréhension plus complète de la transformation de l’être aimé en revenant dangereux. À cet effet, Freud part d’une expérience prototypique :
Lorsqu’une femme a perdu son mari, une fille, sa mère, il n’est pas rare que la survivante soit assaillie de préoccupations pénibles, que nous appelons « reproches obsessionnels », à savoir si elle n’a pas elle-même causé la mort de la personne aimée par une imprudence ou une négligence. Aucun rappel du soin qu’elle a apporté au malade, aucun rejet objectif de la faute alléguée ne peut mettre fin à ce tourment, qui est à peu près l’expression pathologique d’un deuil et qui s’atténue lentement avec le temps. (Freud, GW IX, p. 76)
Comment comprendre ces remords, surtout quand par rapport à la situation réelle, ils n’ont pas lieu d’être ? Comment comprendre que même une personne qui s’est consacrée aux soins les plus dédiés de la personne défunte puisse se sentir coupable du décès ?
Il se fait que, observe Freud, les sentiments que nous avons à l’égard de personnes aimées ne sont pas nécessairement simples et univoques. À côté des sentiments perçus, il peut exister des « ressorts secrets » qui ne sont pas admis à la conscience. La personne aimante et soignante peut très bien posséder « un souhait inconscient » qui « n’était pas mécontent de la mort » de la personne défunte. Autrement dit : l’amour n’exclut pas les désirs (inconscients) de mort. Or, ce sont ces désirs cachés qui nourrissent, d’après Freud, la culpabilité des survivants.
Partant de cette ambivalence observée auprès de ses patients, Freud pense pouvoir fournir une explication plus complète de la crainte des démons chez les « primitifs ». Contrairement aux obsessionnels qui souffrent seulement de remords et mettent en œuvre des rituels compulsifs pour se défendre contre ces remords – au passage, Freud pense ici trouver l’origine psychologique du tabou, c’est-à-dire de l’interdit sacré des sociétés totémiques – les « primitifs » se défont de leur conflit d’ambivalence en projetant leur hostilité refoulée sur la personne défunte :
Cette hostilité, ressentie dans l’inconscient comme une satisfaction embarrassante à la suite d’un décès, a cependant un autre destin chez le primitif ; elle est repoussée en étant reportée sur l’objet de l’hostilité, sur le mort. Nous appelons ce processus de défense, fréquent dans la vie psychique normale comme dans la vie pathologique, une projection. Le survivant nie avoir jamais nourri des sentiments d’hostilité à l’égard du défunt qu’il aimait, mais l’âme du défunt les nourrit maintenant et s’efforcera de les exercer pendant toute la durée du deuil. (Freud, GW IX, p. 77 )
Dans Totem et tabou, la projection cesse donc d’être un phénomène pathologique pour devenir un processus psychique à portée universelle et intemporelle. Le psychisme des « primitifs » n’est pas différent de celui des patients de Freud. En fait, les processus psychiques qui détermineraient la « mentalité primitive » seraient les mêmes que ceux que l’on peut observer chez les enfants, ou encore dans les rêves, les mythes, les contes de fée, les religions.
Références bibliographiques
- Abel, Theodore. 1948. « The operation called Verstehen ». American Journal of Sociology, p. 211‑18.
- Durkheim, Émile. 2013. Les formes élémentaires de la vie religieuse : Le système totémique en Australie. Préface de Jean-Paul Willaime. 7ᵉ édition. Paris: PUF.
- Mijolla, Alain de, éd. 2002. Dictionnaire international de la psychanalyse : Concepts, notions, biographies, œuvres, événements, institutions. Paris : Hachette Pluriel Éditions.
- Freud, Sigmund. 1999. Gesammelte Werke I. Francfort : Fischer Verlag.
- Freud, Sigmund. 1999. Gesammelte Werke IX. Francfort : Fischer Verlag.
- Laplanche, Jean, et J. B. Pontalis. 1967. Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF.
- Mertens, Wolfgang. 2014. Handbuch psychoanalytischer Grundbegriffe. 4ᵉ édition revue et augmentée. Stuttgart : W. Kohlhammer GmbH.